Za darmo

Un jardin sur l'Oronte

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

VIII

Après six mois de siège et trois mois de ces délices, le Tout-Puissant voulut que dans l'aqueduc souterrain qui courait de la montagne à la forteresse, une pierre énorme se détachât et qu'elle obstruât toute arrivée d'eau.

Des deux ouvriers qui constatèrent ce désastre, l'un, par désespoir, passa immédiatement dans le camp chrétien et l'autre vint avertir Guillaume. Guillaume s'efforça par promesses et menaces d'empêcher que cette sinistre nouvelle ne se répandît parmi les défenseurs. Il n'avertit qu'Oriante.

– La citerne, lui dit-il, contient de l'eau pour huit jours. Après cela, c'est la mort. Ainsi l'heure est venue de nous décider. Fuyons ensemble à Damas, nous y serons heureux.

Il fut atterré par la physionomie de la jeune femme qui devint tout à coup sérieuse et presque sinistre:

– Le ciel m'est témoin que pour toi je suis prête à quitter toute richesse et toute domination. Mais est-il nécessaire, si nous ne pouvons pas résister, de nous accommoder du dénûment de Damas plutôt que du partage avec les chefs chrétiens?

– Dieu, répondit-il, veut que nous perdions ce qui est aujourd'hui dans nos mains; mais pourquoi sacrifierions-nous notre amour qu'il ne nous dispute pas et qui est le premier de nos biens?

– S'il te plaît de nous déposséder, je dis oui à tous tes caprices.

– N'accuse pas mes caprices, mais la nécessité.

– Qu'exige donc la nécessité? Où veulent en venir tes pensées secrètes?

– Je n'ai pour toi aucune pensée secrète. Si nous restons ici, le mieux qui puisse arriver est que tu entres dans le lit de quelqu'un des vainqueurs, et que moi je voie cela.

– Tu ne me verras jamais qu'avec un cœur fidèle.

– Fuyons donc à Damas. Le plus sûr est de hasarder cette fuite.

– Je ne pourrai pas parvenir jusqu'à Damas.

– Tu seras l'étoile du désir qui guide la caravane.

– Et là-bas je ne serai plus une reine.

– Partage ma fortune, embellis mon destin, sois l'arc-en-ciel de nos jours orageux, et je nous prophétise un avenir royal. De quel air absent tu m'écoutes! Je te prends dans mes bras; laisse-moi rencontrer ton regard, et accueille dans ton cœur défiant la chaleur de mon espérance. Ne te sens-tu pas pénétrée par la force, l'élan et la surabondance de ma certitude? Ton sourire, l'accent de ta voix suffiront pour écarter les mauvaises chances. Sois maintenant toute à moi, ne te laisse pas aller à d'autres pensées.

– Mais c'est près de toi, de toi seul que je suis en ce moment, et non ailleurs.

– Cependant des larmes s'échappent de tes yeux!

– Souviens-toi de moi dans ces minutes, où, pour la dernière fois peut-être, ici, nous nous étreignons… Je m'arrête, car à te caresser, je sens mes yeux se mouiller de pleurs. Va, souviens-toi qu'en t'embrassant je pleurais.

Ce soir-là, comme ils faisaient souvent, ils montèrent sur le donjon de la forteresse. C'était une de ces nuits toutes bleues, si communes en Syrie. Oriante suivait la conversation de sire Guillaume avec un faux intérêt. Son regard et son accent avaient quelque chose de machinal; elle laissait sa main dans les mains du jeune homme, mais c'était une main inerte, et il semblait que son âme fût tournée ailleurs. Durant de longues semaines, tout en elle avait été tendresse, grâce, lumière de l'amour et parfois ardente passion; mais maintenant le visage pâle et serré, immobile, inébranlable dans une sorte de sérénité sombre, elle se livrait à un rêve nouveau qu'elle opposait à son ami. Était-elle inquiète, fâchée, terrifiée? C'était d'un autre ordre plus grave. On eût dit une âme décidée à faire son chemin toute seule, après avoir éprouvé le néant des amitiés et parentés dont jusqu'alors elle vivait. On eût dit un chef qui voyant l'impossibilité de faire rentrer des mutins dans l'obéissance ne s'abaisse pas en vains discours. C'était une Oriante qu'il n'avait jamais vue. Cet être d'une si prodigieuse vivacité était méconnaissable dans sa rêverie profonde. Mais s'il en souffrit, il ne s'en inquiéta pas. Avec naïveté, il mesurait combien ils s'aimaient, puisqu'elle était capable de se dérober sous ce masque glacial et qu'elle s'en couvrait devant lui pour la première fois.

Soudain une haute voix retentit dans les demi-ténèbres. Un des chefs chrétiens monté sur le rocher en face de la forteresse interpellait les défenseurs:

– Vous allez périr par la soif. Livrez la ville, partagez vos trésors avec nous et allez-vous-en librement. Nous voulons vos femmes seulement, et nous ne ferons aucun mal à celles qui voudront vivre avec nous, de leur bon plaisir, en chrétiennes.

Sire Guillaume fut blessé par cette insolence, mais bien plus encore quand il vit une toute nouvelle Oriante, non plus en proie comme tout à l'heure à de mornes rêves, mais hostile et comme démoniaque et peu sûre, qui s'était dressée et agitait au-dessus de sa tête une écharpe. Toute autre qu'elle, il l'eût précipitée au pied du donjon. Quoi! désirait-elle être remarquée par celui qu'elle n'avait qu'à détester et à craindre? Dans la soirée, elle nia avec une prodigieuse assurance ce qu'il était bien sûr d'avoir vu. Il la crut troublée jusqu'au délire. Pouvait-elle être si différente de la haute personne raisonnable qu'il admirait depuis le début du siège? Il fut détourné d'en faire trop de réflexions par la folie générale qui envahit la forteresse, maintenant qu'on savait l'extrême péril de la situation.

«Les gens de Qalaat, raconte la chronique, étaient comme ivres; ils ne comprenaient plus ce qui se disait. Leurs figures devinrent noires et ils perdirent complètement le gouvernement d'eux-mêmes, comme s'ils eussent été ballottés par les vagues de la mer.»

Sire Guillaume, fatigué des discours que cet insolent continuait de tenir sur le rocher, fit poster en secret un arbalétrier, et quand l'autre se présenta, un terrible «carreau» le jeta par terre, de sorte que les deux camps criaient: «Le prince d'Antioche est tué!» Hélas! le lendemain il se fit porter sur un autre rocher voisin du château, et de là, avant que pût s'avancer un nouveau tireur, il annonça aux Musulmans qu'il était encore plein de santé, et qu'avant peu il leur prendrait leurs femmes et, eux, les ferait pendre.

Cependant plusieurs Sarrasins sur le rempart priaient les chrétiens de leur donner un peu d'eau à boire, et le plus souvent ceux-ci répondaient: «Jette-nous quelque chose qui nous plaise.» Les Sarrasins jetaient des habits, des ornements ou de l'argent, et en même temps ils descendaient au bout d'une corde un panier où les Chrétiens mettaient une jarre d'eau. Par ce moyen, il y eut des correspondances. Guillaume crut savoir que de son entourage même des relations mystérieuses avaient été engagées avec les chefs chrétiens. Sous les peines les plus dures, il interdit ces prises de contact, et ne pensa plus qu'à s'évader d'une situation désespérée.

Depuis longtemps ses dispositions étaient arrêtées dans son esprit. Un matin, il entraîna Oriante et Isabelle dans la chambre du trésor, et là, toutes portes fermées:

– Qalaat est perdu, dit-il, mais je sauverai vos personnes et le plus précieux des richesses qui sont entassées ici.

– Quoi! s'écria Oriante, en sommes-nous là? Avons-nous épuisé toutes nos chances de lutte? Je ne veux pas partir, s'il reste au ciel une seule étoile. Je suis résolue d'aller jusqu'au bout de notre dernière espérance.

– Il n'y a plus d'espérance que dans la fuite. Ramassez ce que vous pouvez porter d'or. Couvrez-vous, l'une et l'autre, de perles et de pierreries. Nous vivrons, mais si vous deviez périr, que vous soyez les cadavres les plus étincelants que les anges aient jamais pleurés! Dans deux heures, je vous ferai donner le signal du départ.

Il développa son plan. Les assiégeants étaient trop peu nombreux pour occuper toutes les issues de Qalaat. En conséquence il allait esquisser une sortie vigoureuse sur le camp des Chrétiens, afin de les ramasser tous sur le devant de la ville, il serait repoussé, mais il tiendrait bon jusqu'aux ténèbres et rentrerait dans la forteresse, en laissant envahir une première entrée. Alors, toutes les forces ennemies s'étant engagées dans cette brèche de la résistance, il ferait sortir par une issue opposée la Sarrasine, Isabelle et une petite troupe de porteurs, puis une heure après, quasi seul, il les rejoindrait au troisième gué de l'Oronte.

Elle ne l'écoutait pas. Ses yeux, qu'il avait vus parfois remplis d'une exaltation si tendre, respiraient quelque chose de hagard et plutôt le délire que la colère.

Elle a raison, pensa-t-il, elle m'a fait une grâce en m'aimant, et je ne sais pas lui garder son royaume.

Mais en le pressant dans ses bras, elle lui dit:

– Merci de votre bonté, et sachez bien que jusqu'à ce que je vous revoie, je veux penser à vous sans que vous ayez nulle part, jamais, une meilleure amie.

Quand il fut sorti, ses sentiments éclatèrent. Le regard assombri et comme rendu aveugle par ses pupilles trop dilatées, les mains glacées dans les mains d'Isabelle qui la suppliait, saisie d'une sorte de vertige, toute émotion et vibration, hors d'elle-même, elle vaticinait:

– Vais-je cesser d'être Oriante? Il faut donc fuir en courbant la tête, accepter un destin plus humble et nous ranger à la décision d'une volonté qui doute de sa puissance? Nous laisserons tomber sans étreinte notre royauté. Je vais consentir à cet amoindrissement, moi qui rassasiée de bonheur m'indignais jusqu'à la souffrance qu'il pût y avoir sur l'horizon des gloires qui me fussent refusées. Je me glisserai dans les ténèbres, vers un humble refuge incertain, avec mon cœur tout enflammé d'ardeur pour la lumière et les sommets. Je serai l'un de ces cygnes salis qu'on voit piétiner loin de leur rivière natale. J'avouerai ma déchéance, j'appellerai sur mon nom la pitié au lieu de l'envie, je reconnaîtrai moi-même que je doute de ma séduction et n'ai plus foi en mes sortilèges… Je le veux, mais le puis-je? Si mon amour me le commande, mon orgueil me le défend. Mon amour consent à dire «oui», mais d'un lieu plus profond que mon amour des «non», sourds, aveugles, obstinés, que je ne puis étouffer, veulent arrêter ma retraite et m'enchaîner à mon destin royal… Qu'elles s'envolaient vite, les nuits que nous passions ensemble! Les deux crépuscules se touchaient, comme les perles d'un collier. Mais qu'ils seraient intolérables, les jours et les nuits de l'humiliation, dont les heures tomberaient goutte à goutte pour glacer nos cœurs!»

 

Du dehors, mêlés à ce chant passionné, les cris du combat montaient et se rapprochaient, à chaque minute, et dans la forteresse même les hurlements des femmes couraient.

– Hâtons-nous, Oriante, dit Isabelle. Écoute ta tendresse plus que ta dure volonté. Hâte-toi! nous allons périr.

Mais Oriante, les yeux fixes, tournés en dedans, lui répétait avec égarement:

– Tu n'as rien à craindre. Ne suis-je pas née pour désarmer l'univers?

Elle disparut dans le harem. Isabelle, sans l'entendre, avec une rapidité fébrile, puisait à pleines mains, dans les grands coffres, des sequins, des pierreries et des perles qu'elle nouait dans des châles de l'Inde et des foulards de Perse.

Au bout de quelques minutes, Oriante revint, coiffée d'un diadème, les cheveux sur les épaules, à la fois reine et suppliante, brûlante de désespoir et de fierté. La tendre fille ne put retenir un cri d'admiration et de douleur:

– Que tu es belle, Oriante!

– N'a-t-il pas dit que nous devions être des cadavres étincelants! Passe à ton col ces perles et à tes mains ces émeraudes, prends ce voile d'or.

– Pourquoi nous parer ainsi, ma reine?

– Pour mes fiançailles ou ma mort.

A ce moment on frappa à la porte. C'était un homme de sire Guillaume. Guillaume, poursuivant de point en point son programme, faisait donner à la Sarrasine l'ordre de sortir sur l'heure, du côté de Damas.

Lui-même, pour qu'elle ait le temps de s'éloigner, il prolonge encore d'une heure la résistance, et soudain par la route même qu'il lui a indiquée, il se glisse hors de la forteresse et se met à sa poursuite.

Un seul domestique l'accompagne. Anxieux de retrouver sa maîtresse, Isabelle et leur petite suite, il marche en hâte dans la nuit vers le lieu fixé au troisième gué de l'Oronte.

Il n'y trouve que l'eau qui bat les rochers, et l'effroyable silence du désert.

Personne! Que faire? Rentrer dans Qalaat, au milieu des envahisseurs? Oui, certes, si Oriante a été arrêtée dans sa fuite et retenue dans la forteresse. Mais peut-être en ce moment court-elle vers Damas, poussée par l'épouvante et préférant le risque d'une rencontre de hasard au risque d'une poursuite. Peut-être aussi s'est-elle égarée, et d'un instant à l'autre elle va rallier le point de rendez-vous… Il crut devenir fou, et ne retrouva ses sens que pour s'accuser d'avoir perdu par son imprévoyance celle qui se fiait à lui et que des pressentiments avaient paru avertir. Il sentit le danger passer sur sa maîtresse, comme il eût senti le regard d'un des vainqueurs se poser sur son visage nu de captive.

Un clair de lune enchanteur se leva sur les sables. Il attendit durant des heures mortelles qu'elle parût de minute en minute. Vers l'aube enfin, il fallut prendre un parti.

«Souvenir de ma mère, dit-il, inspirez-moi mon droit chemin. Où trouverai-je la vérité?»

Il pensa qu'il devait aller sur Damas, et ne voulut pas douter qu'il y rejoindrait son amie, qui sûrement l'y avait précédé.

IX

A Damas, Guillaume ne trouva pas la Sarrasine, ni aucun éclaircissement. Était-elle morte, ou, son visage brillant tourné vers lui, subissait-elle là-bas les affronts de la captivité? Rien ne répondit à ses interrogations. Et les premières nouvelles du désastre, c'est lui qui les apportait.

Le peuple de Damas attribua la ruine de Qalaat à l'intervention des anges Mokarabin, Gabriel, Mikael et Israfel, que le ciel en sa justice avait envoyés pour faire expier à l'Émir son mépris de l'Islam. Mais le Sultan voulait des explications plus terre à terre, et il convoqua Guillaume à son divan. Guillaume lui raconta avec quelle angoisse la forteresse avait attendu ses secours et comment, réduit à la dernière extrémité par la soif, le conseil de défense avait décidé d'évacuer sur Damas les trésors. Que s'était-il passé? Pourquoi la plus intelligente des femmes du harem, la fameuse Oriante, à qui il s'était confié, avait-elle manqué le rendez-vous? Il offrait de retourner à Qalaat comme plénipotentiaire et d'en ramener la Sarrasine qu'il rachèterait.

Comme une balle, sitôt qu'elle a touché le mur, rebondit vers son point de départ, Guillaume, à peine a-t-il atteint Damas, ne songe qu'à regagner Qalaat; mais le Sultan, un petit vieillard au nez rouge, est d'avis qu'il faut s'incliner devant la volonté du ciel, qui n'a pas permis que les secours que Damas préparait arrivassent utilement. Quant à racheter aucune femme de Qalaat, pourquoi donc? D'un ton goguenard, il déclare:

– Laisse à ces chrétiens nos belles musulmanes. Le poète a raison quand il dit: «J'aime la manière d'agir des buveurs qui, lorsque l'ennemi arrive, en un moment l'ont enivré avec la coupe d'amour.» Laisse agir la beauté, et plus tard, nous verrons.

Il attribua au jeune chrétien une maison sur les bords du Barada, la rivière qui arrose l'oasis de Damas, en lui commandant impérieusement de ne pas s'éloigner de la ville et de venir le voir à des intervalles réguliers.

C'est un des plus agréables séjours du monde que les vergers du Barada. Les voisins de Guillaume y passaient leur journée dans la joie, grâce au vin, aux musiciens et aux belles filles, mais lui n'avait de plaisir qu'à se désoler de l'absence de sa maîtresse. Il n'aurait pu se détourner une minute de sa pensée obsédante. «Pourquoi n'est-elle pas venue au rendez-vous? Est-elle morte? Si elle vit, comment ne trouve-t-elle pas le moyen de me faire tenir un message?»

D'ailleurs, sa plaie d'amour exceptée, il était tout insensibilité. Dans les délices de Damas comme dans les carnages de Qalaat, il se sentait une âme durement rétractée. Les maisons blanches, les mosquées, l'eau brillante, les épaisses verdures et la lumière qui les baigne sont un cadre indifférent, si l'absente ne vient pas s'y plaire, et les orangers, les lauriers, les roses n'exhaleront que du désespoir jusqu'à ce que la Sarrasine les respire. Guillaume reconnaissait dans Damas d'innombrables éléments de bonheur, mais il les contemplait comme un orchestre silencieux à qui personne n'est venu donner le signal.

Dès l'aube, il se réveillait d'un court sommeil, et la bête de tristesse se levait à ses côtés. La sainteté du matin, quand la douceur et la lumière luisent sur l'eau et les feuillages le déchirait. «Que n'est-elle morte, pensait-il; avec quel élan je me hâterais de ne plus vivre!»

Il errait sans but, en se répétant les improvisations les plus pénétrantes de la Sarrasine. A chaque strophe, une douleur térébrait son cœur. Il entendait la voix liquide, le souffle léger, le bruit mouillé de la langue contre le palais; il voyait les lignes calmes du profil, les paupières baissées dans le jeune et lumineux visage, la joie, la tristesse, toute la mobilité de sa maîtresse et ses deux mains attendrissantes de douceur. C'est avec effroi qu'il touchait à ces flèches de beauté fichées dans sa chair et dans son âme. Au milieu des rues étroites, pleines de poussière et de silence, il pressait le pas pour se fuir soi-même, afin de se dérober à ses mortelles obsessions. Brisé de se souvenir, parfois, au milieu du jour, il tombait de sommeil comme il n'arrive pas après le plus grand effort physique. Puis le soir, quand un léger souffle renaissait sur le Barada et que la plainte des muezzins commençait de bouger sur la ville, pareille au monotone désir qui de sa poitrine s'exhalait dans le ciel vide, Guillaume en ressassant ses idées de mort et d'amour, suivait la route d'Alep, entre deux haies de peupliers et de platanes, jusqu'à la limite extrême des jardins, et s'asseyant auprès de la source de Zeïnabiye, où les Damasquins, à la fin des chaudes journées, viennent goûter la meilleure eau de l'oasis, il attendait, le visage tourné vers le pays de son espérance.

Un jour qu'il était là, des juifs qui arrivaient de Qalaat, commencèrent à donner mille détails sur le massacre auquel les Chrétiens vainqueurs avaient procédé en pénétrant dans la forteresse.

– Mais soudain, dirent-ils, leur chef, après cette première dévastation, s'est adouci d'une manière inexplicable. Il a fait éteindre les flammes et grouper les survivants sur la place du marché aux bêtes…

Guillaume but une gorgée d'eau et demanda, en écoutant son cœur battre, ce qu'étaient devenues les femmes du sérail. Ils racontèrent qu'elles avaient été distribuées entre les principaux chrétiens.

– Et la fameuse Oriante?

– Distribuée comme les autres.

Elle vivait! Il se livra aux mille jouissances de cette certitude enfin obtenue, puis les inquiétudes noires commencèrent de ramper au fond de son être, cependant qu'à chaque pas, en revenant à Damas, il s'obligeait à se dire: «Elle est vivante!» Il mettait ce fait sur le devant de son imagination pour repousser le reste dans l'obscurité.

Rentré chez lui, il se jeta sur une natte et resta plongé durant vingt-quatre heures dans ses méditations. La nuit, il se disait: «Je ne crois pas qu'elle veuille demeurer un si long temps sans connaître le plaisir, ni que personne de ceux qui la voient et qui sont des vainqueurs accepte sa retenue.» Au matin il se rejetait violemment sur cette autre idée qu'un jour il la rejoindrait et qu'ils mourraient de bonheur à pouvoir vivre l'un pour l'autre. Il eût voulu s'approcher de son amie, après qu'elle s'était endormie, et juger sur son visage sans feinte ce qu'elle méritait de confiance. Mais il se faisait violence pour s'interdire ces indiscrétions, voulant demeurer digne d'un si grand amour, et il se contraignait à chercher le moyen de la rejoindre et de la racheter.

C'est dans ces tourments que vint le surprendre un messager du palais, qui l'invitait à se rendre immédiatement auprès du Sultan. Il bondit d'espérance à l'idée que celui-ci allait l'envoyer à Qalaat.

Comme il entrait dans la salle d'audience, le petit vieillard lui cria joyeusement:

– Voici une bonne chose qui vous surprendra. Le chef des Chrétiens est éperdument amoureux et fort aimé d'Oriante, la favorite de l'ancien Émir, et l'on dit qu'elle dispose de lui.

Ces paroles percèrent le jeune homme d'une prodigieuse douleur:

– Je ne vois rien en cela, dit-il, qui doive surprendre d'une fille de cet âge et de cette beauté.

– Aussi n'est-ce pas là ce qui doit vous étonner, mais de savoir que tous deux travaillent d'un parfait concert au rétablissement du royaume, et déjà ils ont reconstitué les jardins de l'Oronte.

Guillaume eut un accès de désespoir. Quoiqu'il ne crût rien de cette infidélité spirituelle, le seul fait qu'elle fût formulée et que des mots, même menteurs, lui en fissent l'injure l'affolait. Il dit que cette fille mériterait d'être mise à mort. Le Sultan ne partageait pas cet avis:

– Je veux te confier en secret, à toi qui es du Christ, ce que la prudence me défend de dévoiler clairement aux nôtres. Nous pouvons coopérer avec tes coreligionnaires.

Il esquissa toute une politique de rapprochement économique, comme nous dirions aujourd'hui. Guillaume abonda dans ses vues et lui offrit à nouveau de retourner à Qalaat pour négocier une entente. Mais cette fois encore le vieillard jugea préférable d'ajourner.

Son refus enflamma de colère Guillaume, qui osa insister avec passion, au point que le Sultan irrité le renvoya, en lui ordonnant d'être à l'avenir plus, intelligent et plus maître de ses paroles.

Or, peu de jours après, une nuit, dans son sommeil, Guillaume fut brusquement réveillé et se trouva assis sur ses coussins, écartant une image qui le bouleversait. Quelque chose se passait là-bas sur l'Oronte, dont il ne pouvait se définir la forme exacte, quelque chose d'humble et de tragique qui l'atteignait cruellement, quelque chose d'irréparable. Souffrait-elle, mourait-elle ou, pis encore, était-elle heureuse? Il ne savait que préférer. Cette nuit, il n'eut plus de repos. Il alla aux bains, et là encore ne trouva pas de calme, car il se sentait averti d'une sûre révélation. Enfin perdant la tête, il pensa: le mieux est que j'aille au palais, bien que ce ne soit pas l'heure, et que j'obtienne du Sultan qu'il se décide à m'envoyer à Qalaat. S'il diffère encore, eh bien, je devrai partir avec mes humbles chances, car je sais que cette voix intérieure ne se taira plus.

 

Il se rendit au palais et malgré l'heure matinale parvint à se faire admettre auprès du Sultan.

– Jusques à quand ajournerons-nous, lui dit-il avec égarement, que je coure à Qalaat? Rien ne dérange leur plaisir, et toi, par tes lenteurs, n'encourages-tu pas leur succès?

Alors, le Sultan:

– A-t-on jamais vu qu'un bienfaiteur et un chef cède aux obsessions de son hôte? Accueilli par grâce dans notre maison, tu devrais avoir assez d'intelligence et de cœur pour en prendre les intérêts. Mais chacun agit selon sa race, et un chrétien veut sans doute qu'un Sultan fasse la première démarche auprès des chrétiens. Sache que c'est moi le maître de l'heure et qui fixerai seul le jour de ta mission.

Pour plus de sûreté, il le fit conduire en prison.

Quelle misère pour le pauvre amant! Les semaines et les mois passèrent, et toujours, dans les ténèbres, sa raison lui proposait des images douloureuses, un visage oublieux et plus encore, cependant qu'à l'aube, sa foi, son clan vital balayaient ces nocturnes. Elle vivait! Il se jetait dans cette idée comme dans un canot de sauvetage au milieu du désastre. Ils avaient échappé à la tempête; il la rejoindrait; les narines au-dessus de l'eau, la poitrine plus puissante que tout l'océan, les bras hardis à fendre les flots, il atteindrait le rivage et la saisirait, plus heureuse et plus fraîche, dans sa joie de le retrouver, que tout l'océan surmonté. Qu'était-il advenu d'elle? Rien qui pût faire qu'elle ne fût fidèle. Qu'importe au véritable amour l'écume injuste de la vie! Il ne se permettait pas d'accueillir rien de ce qui rôdait autour de son esprit. C'est une abeille, se disait-il, qui reste prise à mi-corps dans son gâteau de miel et qui attend de moi sa délivrance.

Enfin un jour, environ six mois après qu'il était arrivé à Damas, le Sultan le fit chercher et lui dit:

– Voici que j'ai reçu des nouvelles de Qalaat. Cette fille conseille très bien son chrétien, et maintenant ils appellent des ouvriers musulmans pour aider à la réparation de leur territoire. Je prévois que d'eux-mêmes ils vont songer à une entente, et c'est alors que j'aurai besoin de toi pour leur porter mes réponses. D'ici là tiens-toi tranquille. Je pense que ces mois de fraîcheur ont apaisé ta fougue; reprends ta bonne vie dans ta maison du Barada, car je veux que les messagers qu'ils m'enverront reconnaissent que je traite bien leur coreligionnaire.

Les malheurs avaient rendu Guillaume diplomate. Écumant à l'intérieur, il cacha sous un profond salut l'impatience qu'avait surexcitée ce discours, et se retira après avoir de nouveau mis tout son dévouement au service de sa Hautesse.

Tout en se réinstallant dans sa première demeure avec un air d'insouciance affectée, il décidait de ne plus différer davantage. «La vie est trop courte, se disait-il. Je ne puis plus accepter que le feu de mon cœur et ma force demeurent inutiles. Oriante regarde chaque jour la route de Damas et me reproche de n'être pas encore arrivé.»

Cinq jours plus tard, à la nuit, il s'enfuyait de Damas sans être accompagné de personne, et il poussa son cheval avec tant de hâte que, le soir même, à l'étape, au milieu des gorges affreuses qui ferment l'oasis à l'ouest, il rejoignait une caravane, qui ne refusa pas de l'accueillir.

Hardiment, d'un cœur confiant, le voici en route pour Qalaat et pour la délivrance d'Oriante! Chaque matin, la caravane se met en marche, à l'heure où les ombres et la lumière se combattent, avant que toutes les étoiles aient cédé au soleil, et Guillaume en regardant le ciel s'étonne d'être insensible et même hostile à ces splendeurs, tandis que le feu d'un regard et l'éclair d'un sourire, qu'il ne voit qu'en idée, le déchirent.

Assailli tout le jour par des élans alternés de douleur et de gratitude, il surmonte le découragement à force de désir. Toutes ses pensées, autant de barques qui sillonnent la mer profonde et dont les voiles paraissent ou disparaissent sur l'horizon; un souffle du ciel les balaye, et seule subsiste une mer de douleur, éternellement mouvementée par l'espérance. A travers les sables, il navigue, et maudissant chaque heure de retard il court à l'assaut du mystère.