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Vie de Christophe Colomb

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Après son départ, Ovando vint à réfléchir que sa conduite vis-à-vis de Colomb serait sévèrement interprétée à San-Domingo: comme tous les hommes d'une portée médiocre, et sans élévation dans les sentiments, il eut peur de ses actes; croyant peut-être aussi que Colomb et ses naufragés devaient avoir péri de privations et de chagrins, il envoya presque immédiatement la petite caravelle d'Escobar, qu'il aurait fort bien pu expédier plus tôt, ne fût-ce que pour engager le grand-amiral à prendre patience, et que pour ramener une partie des naufragés, sauf à la renvoyer plusieurs fois pour aller chercher le reste.

Escobar, à son retour, fit connaître au gouverneur que la plus grande partie des marins de Colomb vivait encore; mais il dit qu'il fallait se hâter de les délivrer si l'on ne voulait pas encourir la plus redoutable des responsabilités. Déjà ce long retard avait excité l'indignation publique des habitants d'Hispaniola, à tel point que le clergé lui-même, qui, à l'exception de l'évêque Fonseca, avait toujours accordé à Colomb ses plus sincères sympathies à cause de sa piété bien connue, laissa tomber du haut de la chaire évangélique les paroles sévères qui, tout bas, circulaient de bouche en bouche.

«Eh quoi! disait-on partout, c'est ainsi que l'on traite le grand Colomb; voilà comme on laisse dans l'abandon, dans l'exil, dans le dénûment, le Descubridor du Nouveau Monde, le vainqueur de la Vega Real, celui qui a rendu son nom immortel par plus de travaux que les récits des temps fabuleux n'en racontent dans les annales de l'antiquité; celui, enfin, qui a gouverné l'île avec une sagesse que, si l'on en excepte son frère l'Adelantado également abandonné sur une île sauvage, aucun de ses successeurs n'a jamais pu égaler! Et nos compatriotes, les malheureux marins qui sont avec lui, on les oublie aussi et on les laisse voués à une mort presque inévitable!»

Mendez, que rien n'arrêtait, était cependant parvenu à atteindre San-Domingo. Il eut bientôt trouvé un navire qu'il se hâtait d'équiper en se servant du crédit de Colomb ou des fonds qui étaient disponibles chez son fondé de pouvoirs, et l'infortune du grand-amiral ayant touché les cœurs de ceux même qui lui avaient été hostiles, chacun s'empressait d'aider Mendez et de presser la délivrance des naufragés, lorsque les conseils d'Escobar faisant impression sur Ovando, l'ordre fut envoyé d'expédier, aussi promptement que possible, deux grands bâtiments sous le commandement de Diego de Salcedo qui était précisément le fondé de pouvoirs à qui Mendez s'était adressé.

L'actif Mendez se voyant dégagé du soin de continuer l'armement de son navire, profita de l'occasion d'une caravelle qui effectuait son retour en Espagne où le grand-amiral lui avait enjoint de se rendre le plus tôt possible. À peine arrivé, il demanda une audience à Leurs Majestés pour leur remettre les dépêches de l'illustre grand-amiral; Leurs Majestés lui firent savoir immédiatement qu'elles le recevraient avec la plus grande satisfaction.

Les souverains espagnols se firent minutieusement raconter par Mendez les particularités du malheureux voyage si contrarié, entrepris par Colomb pour la solution importante du problème qui consistait à déterminer si les deux grandes portions du continent américain étaient séparées par un isthme ou par un détroit. Lorsque Mendez eut achevé son récit qui finissait par l'obligation où avait été l'illustre amiral de se jeter à la côte à cause du fâcheux état de ses deux dernières caravelles, et qu'il eut dépeint toutes les horreurs de la situation désespérante où il s'était si longtemps trouvé dans une île sauvage et en dehors de toute communication avec Hispaniola, la reine Isabelle, extrêmement affectée de ce qu'elle venait d'apprendre, prononça quelques-unes de ces paroles si nobles, si compatissantes qui lui étaient naturelles, et elle déplora amèrement que l'infortuné Colomb n'eût pas reçu un secours plus immédiat.

Ce qui avait trait au dévouement de Mendez et à sa traversée presque incroyable de la Jamaïque à Hispaniola fut aussi très-vivement apprécié. Leurs Majestés s'appesantirent beaucoup sur cet intéressant épisode: Mendez fut comblé de récompenses, il reçut des lettres de noblesse et il lui fut permis de placer dans ses armoiries une pirogue, comme un souvenir parlant de sa généreuse obéissance aux intentions de Colomb. Mendez s'en montra très-reconnaissant, mais son grand cœur lui en fit reporter l'hommage jusqu'à l'amiral, dont il fut toute la vie le plus zélé, le plus fidèle des amis. Colomb manifesta, plus tard, par un sentiment d'affectueuse gratitude, le désir qu'il fût nommé chef des alguazils d'Hispaniola; mais cette faveur, quoique si bien méritée, ne fut pas accordée. Cet intrépide et excellent homme eut, ainsi que nous le dirons bientôt, le bonheur de revoir Colomb, et il fit par la suite, plusieurs voyages de découvertes. On sait enfin qu'il mourut presque dans la pauvreté, lui qui avait tant de titres à une belle et brillante existence! Il avait fait lui-même son épitaphe dans laquelle il ne proféra aucune plainte contre l'injustice des hommes, et où il paraissait n'avoir d'autre désir que de glorifier son héros. Cette épitaphe fut gravée sur sa tombe par les soins de ses héritiers; elle était ainsi conçue:

«Ci-gît le corps de l'honorable cavalier Diego Mendez, qui servit fidèlement la couronne royale d'Espagne dans la conquête des Indes, sous les ordres du grand-amiral Christophe Colomb, de glorieuse mémoire; et qui, ensuite, la servit encore sur des bâtiments équipés par ses deniers particuliers. Passant, accorde-lui, par charité, la prière d'un Pater noster et d'un Ave Maria

Après cette courte digression sur le sort d'un si loyal et si brave serviteur, revenons à nos naufragés à qui Diego de Salcedo s'empressa, autant qu'il fut en son pouvoir, de conduire un bâtiment pour les ramener. Ce fut le 28 juin 1504 que leur embarquement eut lieu, mais les vents et les courants contraires les empêchèrent d'arriver à San-Domingo avant le 13 du mois d'août; Colomb fut accueilli avec un vif enthousiasme: ceux-mêmes qui avaient le malheur ou le triste courage de nier son mérite, accordèrent à ses longues infortunes et aux souffrances qu'il avait endurées, le tribut que leur jalousie avait refusé à ses triomphes.

Ovando, qui était revenu dans cette ville, fut obligé de suivre l'impulsion générale. Il sortit de son palais avec un nombreux état-major et suivi de toute la population, pour aller au devant du grand-amiral. Colomb fut logé chez Ovando par qui il fut traité avec toutes les marques extérieures de la courtoisie la plus prévenante; mais le gouverneur avait l'esprit trop étroit pour que ces démonstrations fussent sincères. Bientôt, en effet, il éleva la prétention de prendre connaissance et de s'établir juge de tout ce qui s'était passé à la Jamaïque; il poussa l'indignité jusqu'à mettre en liberté le rebelle Porras, et parla de punir ceux qui avaient agi, par les ordres de Colomb, dans la répression de la révolte. Colomb, qui voulait éviter tout sujet de discorde, chercha à tout apaiser; il ne put cependant abandonner la cause de ceux qui lui avaient fidèlement obéi, et il montra, par ses instructions, qu'il avait une juridiction absolue sur tous les hommes de son expédition, depuis le jour de son départ jusqu'à celui de son retour en Espagne. Ovando l'écouta avec un extérieur de déférence; mais il fit observer que les instructions de Colomb ne lui donnaient aucune autorité dans son propre gouvernement. Il finit cependant par craindre encore une fois d'avoir été trop loin; il abandonna donc l'idée de punir les adhérents du grand-amiral, et il envoya Porras en Espagne pour que sa conduite y fût examinée par l'administration qui était chargée des affaires d'outre-mer.

Il ne fallut pas que Colomb fît un long séjour à Hispaniola, pour prendre connaissance du fâcheux état où cette île se trouvait; voici en peu de mots quelle en était la position à cette époque.

Un grand nombre d'aventuriers s'étaient embarqués à la suite d'Ovando lors de son départ d'Espagne, et tous avec la persuasion qu'ils allaient faire une fortune rapide, ou amasser en peu de temps des quantités considérables d'or. Aussi, dès leur arrivée, s'empressèrent-ils de se rendre sur les terrains où les mines étaient signalées. Ils partirent la joie au cœur, emportant chacun un havre-sac rempli de provisions, et des outils ou instruments pour fouiller la terre; mais ils virent bientôt que l'expérience leur manquait pour découvrir les veines du métal, que l'habitude d'un pénible travail leur était trop peu familière pour faire les recherches opiniâtres que l'opération exigeait, que l'exercice de l'art du mineur demandait beaucoup de patience, de fatigues, de lenteurs, et que le résultat en était, le plus souvent, très-incertain.

Dès lors il arriva, ainsi que nous l'apprend le respectable évêque Las Casas, «que leur labeur leur donnait un vif appétit, mais fort peu d'or.» Ils ne tardèrent pas à se décourager, et la plupart retournèrent, en murmurant, à San-Domingo qu'ils avaient quitté avec de si riantes espérances. La pauvreté devint leur partage; la fatigue, les maladies, la misère furent le lot de ces hommes qui avaient rêvé des richesses infaillibles, et bientôt un millier d'entre eux payèrent de leur vie, l'ambitieuse crédulité qui les avait conduits dans cette colonie.

On se souvient, d'ailleurs, que la reine Isabelle, vivement affligée du cruel esclavage que Bobadilla avait fait peser sur les malheureux Indiens, les avait tous rendus libres. Une sage politique, beaucoup de tact, pouvaient seuls ramener ces peuples affranchis au goût ou à l'habitude d'un travail régulier et librement consenti, alors qu'ils sortaient d'un état de contrainte qu'ils avaient abhorré. Ce résultat ne fut pas obtenu; aussi, au lieu de voir, comme pendant l'administration de l'Adelantado, les caciques doubler volontairement le tribut convenu, on n'obtint qu'un refus net et prononcé de se livrer à l'exploitation des mines.

 

Ovando informa son gouvernement de cette disposition des esprits des naturels, qu'il dépeignit, non-seulement comme ruineuse pour la colonie, mais fatale, disait-il, aux Indiens eux-mêmes, qui en contractaient des habitudes de paresse, de débauche et d'irréligion. Ainsi présentée, l'opinion du gouverneur fit impression sur Leurs Majestés Espagnoles, qui se laissèrent aller de nouveau à permettre qu'on imposât du travail aux Indiens, mais avec modération et seulement en tant que ce serait utile à leur bien-être; ajoutant qu'il fallait que ce travail fût rétribué convenablement, avec régularité, que la persuasion et la bonté fussent employées pour les y engager au lieu de la force ou de la violence, et qu'il y eût des jours fixés pour leur enseigner les préceptes de la religion chrétienne.

Aussitôt que cette latitude fut donnée, et que le travail rétribué et permis dans des vues avantageuses au corps et à l'esprit fut autorisé, les abus ne tardèrent pas à renaître, et peu de temps s'écoula avant qu'on vît régner un régime de cruautés encore plus horribles que celles que Bobadilla avait laissé infliger aux infortunés Indiens. Un grand nombre mourut de faim; beaucoup perdirent aussi la vie sous les excès des mauvais traitements, des coups de fouet ou de brutalités extrêmes; il y en eut plusieurs qui se tuèrent de désespoir et, pour comble d'horreur, des mères prétendirent aimer assez leurs enfants pour leur arracher la vie et pour les soustraire ainsi à l'existence ignominieuse et pitoyable qui les attendait! Infiniment peu d'entre eux, ayant eu la force et le courage d'achever la rude tâche qui leur avait été imposée, obtinrent, à cause de l'état de faiblesse où ils étaient tombés, la permission de retourner chez eux; mais les uns furent trouvés morts de lassitude sous un arbre ou auprès d'un ruisseau, et presque tous périrent en route. C'est ce qu'affirme l'évangélique Las Casas, qui dit avec la plus amère indignation:

«J'ai trouvé des cadavres sur les chemins, sous les arbres; et les malheureux qui n'étaient pas encore morts, pouvaient à peine articuler ces mots qu'ils prononçaient dans leur agonie: faim, faim!»

Ovando fut aussi peu clément dans ses guerres. Ayant eu à réprimer une légère insurrection dans la province d'Higuey, située vers la partie orientale de l'île, il y envoya ses troupes qui dévastèrent le pays par leurs armes aidées de l'incendie, ne firent aucune différence quant à l'âge ou au sexe, arrachèrent la vie à des milliers de naturels sous le moindre prétexte au milieu de tortures inouïes, et emmenèrent Cotabanama, l'un des caciques les plus influents de l'île, chargé de chaînes, à San-Domingo où le gouverneur le fit ignominieusement pendre, sans autre grief que d'avoir bravement combattu pour son pays, en légitime défense, contre des usurpateurs avides et étrangers.

Au nombre des actes les plus atroces du gouvernement d'Ovando et qui doivent couvrir son nom d'un opprobre éternel, nous citerons le châtiment inique qu'il infligea aux habitants de la belle contrée de Xaragua, naguère la plus fidèle alliée des Espagnols lorsque ceux-ci étaient sous l'autorité du loyal Adelantado, et renommée alors à l'égal d'un paradis terrestre. La perception du tribut que le dévoué cacique Behechio payait avec une générosité si empressée, et que l'administration actuelle cherchait toujours à faire augmenter, amena quelques difficultés que le gouverneur se plut, sur des avis fort exagérés, à qualifier de révolte et de conspiration. Ovando crut devoir aller lui-même dans ce district à la tête de quatre cents soldats, parmi lesquels se trouvaient soixante-dix cavaliers complètement bardés de feuilles d'acier qui les mettaient à l'abri de l'atteinte des armes des naturels.

Behechio était mort: sa sœur, la belle Anacoana avait été appelée à lui succéder par le vœu unanime des Xaraguais. Comme Ovando s'était annoncé en ami qui ne voulait arranger le différend existant que d'une manière pacifique, Anacoana alla au-devant de lui avec plusieurs caciques voisins qu'elle avait invités pour que la réception du gouverneur fût plus honorable. Pendant quelques jours on ne vit que des fêtes, et la charmante Higuenamota, fille d'Anacoana, en fut un des plus beaux ornements. Le perfide Ovando feignit de vouloir rendre politesse pour politesse; il dit qu'il ne s'était fait accompagner par un tel nombre de soldats que pour donner au pays le coup d'œil d'un tournoi; Anacoana, sa fille, les caciques, une multitude d'Indiens se rendirent dans un vaste champ, pour assister à ce spectacle qui devait être si curieux pour eux. Mais quand tous furent rassemblés, Ovando donna un signal! Alors, soldats et cavaliers se précipitèrent avec fureur sur les Indiens trop confiants; et, sans distinction de personnes, les renversèrent, les foulèrent aux pieds de leurs chevaux, sabrant les uns, transperçant les autres avec leurs lances, brûlant la cervelle à plusieurs, et s'acharnant à cette infâme boucherie, sans égards ni pitié! Les caciques qui échappèrent à ce carnage furent attachés à des poteaux et mis à la torture jusqu'à ce qu'ils eussent fait l'aveu forcé d'un prétendu complot; du feu fut aussitôt allumé sous leurs pieds et ils périrent tous dans les flammes.

Quant à la belle Anacoana, on l'avait épargnée pour la conduire à San-Domingo où son procès fut instruit d'après les aveux arrachés aux caciques; ce fut sur des preuves aussi honteuses qu'elle fut barbarement condamnée à être pendue!

Telle fut la fin tragique de cette femme intéressante, si belle, si attachée aux Espagnols, qui avait si bien mérité son doux nom de la Fleur d'or d'Haïti, et qui avait régné avec tant de bonheur sur un des plus séduisants pays de l'univers, devenu par l'effet des viles passions d'oppresseurs étrangers, un théâtre d'horreur et de désolation. En effet, et pour combler la mesure, ces exécutions et ces massacres ne mirent pas fin aux violences d'Ovando: pendant six mois encore, la province fut ravagée; elle fut forcée de se soumettre à la plus abjecte soumission; enfin, quand sa ruine et sa misère furent complétées, le gouverneur fit une proclamation pour glorifier le succès de ses armes, et pour annoncer que l'ordre était rétabli dans ce quartier! Il poussa l'impudence jusqu'à fonder près d'un lac, en commémoration de ce qu'il appelait son triomphe, une ville qu'il nomma Santa-Maria-de-la-Verdadera-Paz (Sainte Marie de la véritable paix).

Voilà ce que fut Ovando; il a cependant trouvé des panégyristes qui l'ont beaucoup loué de sa prudence et de son habileté. Cela prouve seulement que le puissant a toujours d'effrontés flatteurs; et que, dans ce cas-ci, on ne pouvait déshonorer le respectable mot de prudence, plus qu'en confondant cette noble qualité avec la politique odieuse et sanguinaire qui ne connaît pour mobile que le carnage, la mauvaise foi, le meurtre; et qui n'établit son empire que sur des ruines et des tombeaux. La véritable habileté n'est pas seulement celle qui est suivie du succès; c'est encore celle de l'homme au cœur honnête, à l'esprit insoucieux de tout intérêt personnel, qui n'agit que sous l'impulsion de la fermeté alliée à la bienveillance, et qui, lorsque la nécessité exige l'emploi de mesures rigoureuses, n'oublie jamais ni les dictées de l'honneur, ni les devoirs sacrés imposés par la justice et par l'humanité.

On comprend facilement l'affliction profonde que ces tristes détails produisirent dans le grand cœur de Colomb. Son frère Don Barthélemy, l'ancien Adelantado de la colonie, en fut encore plus affecté si c'est possible. Aussi, se sentait-il mal à l'aise à San-Domingo; il passait ses journées dans une sorte de consternation en pensant à ces odieuses boucheries, à la mort tragique et imméritée de la belle Anacoana dont il ne pouvait se dissimuler qu'il avait possédé toute la tendresse, et pour qui, si par devoir, si par l'austérité de mœurs qu'il s'était promis d'observer comme chef suprême de l'île, il avait pu paraître indifférent comme amant, il avait d'ailleurs montré ou professé les égards les plus sympathiques, l'amitié la plus sincère et le dévouement le plus fraternel.

«Je l'aurais défendue jusqu'à la dernière goutte de mon sang si j'avais été présent, disait-il quelquefois, en se parlant à lui-même avec une exaltation fiévreuse; et, malheureux que je suis, je ne puis même pas la venger!.. Mais, au moins, je la plaindrai du fond de l'âme, et je maudirai éternellement ses infâmes bourreaux!»

C'est l'esprit rempli de ces idées et le cœur débordant de ces ressentiments qu'il entra un soir chez son frère occupé alors à écrire. Le grand-amiral lui fit un geste amical pour l'inviter à s'asseoir, et il continua une lettre qu'il était sur le point de finir, en lui disant qu'il n'avait plus que quelques mots à y ajouter. Don Barthélemy s'assit en effet, en observant, avec le respect qu'on portait alors à un frère aîné et qu'il était accoutumé lui-même à avoir, jusque dans ses moindres actions, pour Christophe Colomb, le silence que le grand-amiral semblait réclamer. Bientôt Colomb achève sa lettre, il se retourne vers Don Barthélemy, et il lui dit avec épanchement:

«Qu'avez-vous donc, cher frère? votre visage paraît encore plus assombri que d'habitude.»

«Mon frère, lui répondit Don Barthélemy, je viens vous demander une grâce, c'est de hâter notre départ le plus qu'il vous sera possible. Tout ce que je vois ici m'irrite, m'exaspère!.. Nous qui avions tant fait pour y faire bénir le nom espagnol, nous ne pouvons y entendre que des malédictions de la part des naturels, et des malédictions bien justifiées!.. J'avais pensé, cependant, que l'on fonderait ici un État puissant dans lequel Indiens et Espagnols auraient un jour confondu leurs efforts et leur sang pour la prospérité du pays; mais mes illusions cessent et je crains qu'il n'en faille désespérer à tout jamais. Ces nouveaux dominateurs sont-ils des hommes? Ils ont égorgé des vieillards, ils ont immolé des enfants; non, ils n'en méritent pas le nom! Enfin, ils ont condamné une femme: après un semblant de jugement, les monstres l'ont attachée à un gibet, et ils l'ont ignominieusement pendue!»

Colomb laissa un moment l'agitation de Don Barthélemy se calmer; il lui dit ensuite avec un accent plus ému que ne l'était ordinairement le sien:

«Je m'explique parfaitement votre animation, cher frère, parce que je la partage; je ne veux vous en donner d'autre preuve que les dernières phrases de cette dépêche adressée à nos souverains, et que je finissais quand vous êtes entré: lisez-la; vous verrez si en ceci, comme en toutes choses, mon cœur et mes sentiments ne sont pas à l'unisson des vôtres.»

Don Barthélemy prit la lettre des mains de Christophe Colomb, et, entre autres passages, il y lut les suivants:

«Les cinq grandes tribus qui, lors de la découverte de l'île, en peuplaient les vallées et les montagnes, et qui, par un mélange de villages, de hameaux et de terrains cultivés, faisaient de ce pays enchanteur une suite de jardins délicieux, tout a passé! Princes et caciques ont péri; ils ont péri de morts violentes! Depuis mon dernier voyage, les neuf dixièmes de la population ont disparu de la surface de la terre, et tous, hommes, femmes et enfants, par suite de mesures atroces et barbares, ou de traitements inhumains; les uns par le fer, d'autres par le fouet, plusieurs par la famine, le reste de dénûment dans les montagnes où ils s'étaient réfugiés pour se soustraire au travail excessif exigé d'eux, et qu'ils étaient incapables d'accomplir!»

Don Barthélemy s'était un peu senti soulagé en recevant la lettre de son frère et en voyant qu'il s'occupait de faire connaître la vérité à Leurs Majestés; quand il l'eut lue, il la lui rendit avec une expression de physionomie qui exprimait sa joie, et en pensant avec satisfaction qu'enfin les souffrances de ces infortunés seraient connues à la cour, et qu'elles pourraient y être apprises avec une juste sévérité.

Quant à ses affaires particulières, Colomb les avait trouvées dans la plus grande confusion, à cause des obstacles qu'Ovando créait à chaque instant pour entraver son fondé de pouvoirs; mais il ne s'arrêta pas un seul instant à l'idée égoïste de prolonger son séjour à Hispaniola pour chercher à les rétablir; il se hâta, au contraire, de faire réparer à ses frais le navire qui l'avait ramené de la Jamaïque; il en loua un autre pour offrir gratuitement passage à ceux de ses compagnons de naufrage qui voulurent retourner en Espagne; il leur avait donné même les moyens pécuniaires de vivre à San-Domingo et de se pourvoir de tout ce qui serait nécessaire à leur traversée, et il acheva ainsi de dépenser généreusement tout ce qu'il avait pu recueillir, en adoucissant la position d'hommes dont quelques-uns cependant avaient été ses ennemis déclarés. C'était se venger avec noblesse des mauvais procédés de quelques individus ingrats ou égarés; c'est bien ainsi que se manifeste la vraie grandeur.

 

Le grand-amiral appareilla le 12 septembre 1504; à peine en mer, un grain très-fort fit casser son grand mât. Il ne voulut cependant pas revenir à San-Domingo; mais il y renvoya son bâtiment, après s'être fait transborder, lui, son fils et ceux qui désirèrent l'accompagner, sur l'autre bâtiment que commandait Don Barthélemy. Toutefois, ce voyage semblait prédestiné à n'être, depuis le départ d'Espagne jusqu'au retour, qu'une série non interrompue de contrariétés. Les mauvais temps et les tempêtes se succédèrent sans relâche; il ne fallut rien moins que le talent de Colomb et de son frère, qui étaient les meilleurs marins de l'époque, pour faire arriver leur navire au port. Enfin, ce ne fut que le 7 novembre qu'ils parvinrent à atteindre San-Lucar, d'où Colomb se rendit à Séville, avec son fils et son frère, dans l'espoir d'y rétablir sa santé, et d'y jouir d'un repos qui aurait été bien dû aux fatigues, aux peines, aux malheurs et aux contrariétés dont il venait de faire la longue et cruelle expérience.

Hélas! nul ne peut échapper à sa destinée, et il était dans celle de Colomb de vivre, sans cesse, au milieu d'agitations toujours renouvelées. On vient de voir avec quelle générosité il avait épuisé toutes les ressources que son procureur fondé avait pu réaliser pour lui à Hispaniola; le trésor public restait lui devoir beaucoup en Espagne; mais, sous le prétexte dilatoire d'un règlement de comptes, il n'en recevait rien; ainsi, pendant que le public devait le croire immensément riche, la vérité est qu'il se trouvait dans un état de gêne très-voisin du besoin. Des lettres de lui, adressées à son fils Diego, en sont la preuve irrécusable.

«Mon fils, lui écrivait-il, soyez très-économe jusqu'à ce que les sommes arriérées auxquelles j'ai droit de prétendre, m'aient été payées… Je ne reçois rien de ce qui m'est dû… Je suis même obligé d'emprunter pour vivre, et je n'emprunte que lorsqu'il m'est tout à fait impossible de faire différemment… Combien peu m'ont rapporté de fortune mes longues années de travaux, de fatigues, de périls, puisque je ne possède même pas un toit, à moi appartenant, sous lequel je puisse enfin me reposer… C'est dans une auberge que je suis forcé de vivre, et je n'ai pas toujours ce qu'il faut pour en payer les frais lorsque vient le jour de l'échéance.»

Que de navrantes réflexions font faire ces lignes où l'on voit que celui qui avait découvert tant d'îles et de terres, n'avait même pas un toit pour s'abriter et pour se reposer de ses longs travaux passés!

La goutte l'avait repris à Séville; il aurait bien voulu pouvoir se rendre auprès de Leurs Majestés; sa mauvaise santé l'en empêchait absolument. Ce n'était donc que par des lettres, ou par l'intermédiaire de quelques amis, qu'il pouvait communiquer avec la cour; mais s'il parlait quelquefois de la restitution légitime de ses honneurs, ou du payement de son arriéré, il faisait toujours passer, en première ligne, les adoucissements qu'il croyait qu'on devait se hâter d'apporter au sort des malheureux Indiens, et les réparations ou récompenses dues à ses braves marins. C'étaient deux points qui excitaient sa plus vive sollicitude et sur lesquels il trouvait qu'il ne pouvait jamais assez s'appesantir. Quel noble et excellent cœur que celui d'un homme qui, dans les angoisses de la maladie et de la misère, savait ainsi faire passer ses sympathies avant ses besoins personnels!

Cependant tout était inutile; le roi Ferdinand avait arrêté, dans sa politique ténébreuse, que Colomb ne devait plus ressaisir les rênes de son gouvernement. Mais si, par des motifs secrets qu'on ne peut attribuer qu'aux regrets du roi de l'avoir placé si haut, ou qu'à l'influence pernicieuse du méprisable Fonseca, l'illustre Descubridor du Nouveau Monde devait être privé, sans retour, des avantages, honneurs et biens qui lui avaient été garantis, eh bien, tout cela devait être masqué, sous l'apparence de justes égards, par une immense concession honorifique et pécuniaire; depuis longtemps, on aurait dû créer, pour le grand Colomb, une position très-élevée, comme celle de président d'un conseil supérieur des Indes ou toute autre semblable, dans laquelle l'ancien vice-roi aurait trouvé un équivalent de ses dignités perdues, une existence splendide bien due à son génie ou à ses services éminents, et un repos que ne justifiaient que trop ses dangereux voyages et les malheurs qu'il avait essuyés. Mais l'ingratitude prévalut dans le cœur du roi; et, alors même qu'il en était encore temps pour son propre honneur, pour le soin de sa réputation, Ferdinand laissa les lettres de Colomb la plupart sans réponse; ses réclamations furent négligées et ses instances suivies d'une coupable indifférence.

Plus encore, tout ce qui venait de la cour était de nature à le mortifier. Ainsi, Porras, le chef des révoltés de la Jamaïque, celui que Don Barthélemy avait arrêté les armes à la main et qui avait été envoyé en Espagne pour y être jugé, fut mis en liberté parce que les documents officiels sur sa conduite n'étaient pas arrivés en même temps que lui. Porras eut, par là, toute latitude pour se faire écouter d'hommes en place et pour altérer les faits qui déposaient si fortement contre lui. Colomb apprit même qu'il devait craindre, ainsi qu'on l'avait vu dans l'affaire de Roldan, qu'il n'en résultât un acte d'accusation contre lui-même.

Ces menées ne pouvaient être dirigées que par l'appui ou la connivence de l'odieux Fonseca. Toutefois, l'honnête et fidèle Diego Mendez se trouvait à la cour; aussi Colomb s'adressa-t-il à lui avec la confiance que devaient lui inspirer le dévouement et le zèle infatigable de cet homme qui lui était si respectueusement affectionné. C'est donc à lui qu'il s'en rapporta pour contredire les faussetés articulées par Porras. Rien ne peut égaler la touchante et modeste simplicité avec laquelle Colomb établit son innocence et sa loyauté en cette occasion: on peut en juger par le passage suivant d'une de ses lettres.

«J'ai servi Leurs Majestés, écrivait-il, avec autant de zèle et d'empressement que s'il s'était agi de gagner le paradis; si je suis en faute sur quelque point que j'ignore, je désire qu'au moins on me le fasse savoir; j'espère qu'alors, il me sera facile de prouver que c'est sans aucune intention de mal faire, et uniquement parce que mes connaissances dans l'art du gouvernement n'étaient pas assez étendues, ou que j'étais restreint par mes pouvoirs et par mes instructions.»

En lisant de telles paroles, peut-on se figurer que l'homme qui les a tracées était le même que celui qui, quelques années auparavant, avait été idolâtré par la cour, que la population tout entière de l'Espagne portait dans son cœur, qui avait été accueilli partout avec une distinction suprême, avec des honneurs royaux, et qui, depuis lors, non-seulement n'avait pas démérité mais avait encore rendu des services éclatants?

La détresse pécuniaire de l'illustre navigateur et l'abandon honteux dans lequel on le laissait ne sauraient porter aucune atteinte à sa gloire ni à son renom qui s'en trouvent même rehaussés par la résignation avec laquelle il les supporta. Il est loin d'en être ainsi en ce qui concerne le roi Ferdinand, sur le caractère de qui cette détresse et cet abandon jettent une ombre ineffaçable. Mais Isabelle ne saurait mériter aucun reproche à cet égard; car, elle aussi, elle éprouvait les coups de la fortune, et ces coups étaient encore plus cruels que ceux auxquels Colomb était en proie: tant il est vrai que la pourpre du trône, que la couronne, que les adulations même les plus méritées, que les sentiments les plus généreux ne sauraient mettre les souverains à l'abri des revers, pas plus que les plus humbles de leurs sujets!