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Vie de Christophe Colomb

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Il se retira convaincu de la réalité de ses soupçons et il fit part à Colomb de mille détails qui ne pouvaient laisser aucun doute. Un Indien vint, d'ailleurs, fortifier les assertions de Mendez, en affirmant que la blessure de Quibian n'était que supposée; que c'était parce qu'elle n'existait pas qu'il n'avait pas voulu se laisser voir, et qu'il avait le projet d'aller, au moment le plus sombre de la nuit, incendier les maisons ainsi que les magasins, massacrer les Espagnols et mettre le feu à leurs navires.

Don Barthélemy s'offrit aussitôt pour porter un coup fatal au cacique et pour déjouer ses desseins en les prévenant spontanément. Le grand-amiral, qui n'hésitait jamais plus que son frère, lui donna soixante-quatorze hommes bien armés, parmi lesquels était le courageux Mendez, et il les fit embarquer dans des canots qui les portèrent, à l'entrée de la nuit, jusqu'au point le plus près du village des ennemis. Tous étant débarqués, Don Barthélemy prit les devants seul avec Mendez et quatre hommes, recommandant aux autres d'observer le plus strict silence, de ne le suivre qu'à une assez grande distance, mais de s'élancer au pas de course lorsque la détonation d'une arquebuse se ferait entendre. Ils auraient alors à lui porter secours et, surtout, à entourer l'habitation, pour qu'aucun des chefs qu'il y supposait réunis, ne put s'échapper.

Quibian, entendant du bruit près de sa demeure, se précipita vers la porte, s'assit sur le seuil, et, reconnaissant Don Barthélemy, il l'invita à s'approcher tout seul. L'intrépide marin, inaccessible à la crainte, fait signe à Mendez de s'arrêter avec les quatre hommes, et va droit au cacique, s'informant de sa blessure qu'il demande à voir. Quibian s'y refuse; alors Don Barthélemy le prend par le bras comme pour l'aider à se mettre debout: son adversaire résiste, un commencement de lutte s'engage; aussitôt Mendez et ses quatre compagnons accourent. Cependant Don Barthélemy et Quibian faisant tous les deux usage de leur force musculaire qui était remarquable, s'étreignent et combattent corps à corps avec une énergie et une vigueur sans égales; mais le cacique est renversé, et soudain Mendez et sa suite lui garrottent les pieds et les mains. Toutefois, ils avaient fait le signal convenu de la décharge d'une arquebuse; le gros de la troupe arrive en courant, l'habitation est cernée et tous ceux qui s'y trouvaient, les femmes du cacique, ses enfants, les chefs principaux, tous furent pris, tous furent dirigés vers les navires de Colomb.

Don Barthélemy retint avec lui ceux des soldats qui ne furent pas jugés nécessaires pour escorter les prisonniers, et, toujours infatigable, il se mit à la poursuite des Indiens qui pouvaient être hostiles.

Quant à Quibian, il fut confié à la garde spéciale de Jean Sanchez, premier pilote de la flottille, avec mission de veiller avec le plus grand soin à ce qu'il ne s'évadât pas. Sanchez s'y engagea, et dit même que si son prisonnier lui échappait, il consentait à ce que sa barbe lui fut entièrement arrachée, et poil par poil. En arrivant dans son canot, il y fit attacher Quibian à l'un des bancs; mais les gémissements et les plaintes de Quibian sur les douleurs que lui faisait souffrir la pression des cordes furent si vifs, que Sanchez consentit à ce qu'il fût donné un peu de jeu à ses liens. Or, pendant qu'on y procédait, le captif glissa comme une anguille, et se jeta à l'eau! Il faisait nuit et quoi que l'on fit à bord du canot, il fut impossible de le reprendre. Sanchez ramena à bord le reste des prisonniers, mais rien ne put le consoler de la mortification que lui causèrent, d'un côté, l'assurance si peu réalisée qu'il avait donnée que le cacique ne lui échapperait pas, de l'autre, le chagrin d'avoir été vaincu en stratagème par un sauvage.

Don Barthélemy ne revint que le lendemain soir; tout était ou redevenait tranquille à son approche, et il arriva avec les dépouilles conquises dans l'habitation de Quibian, parmi lesquelles étaient des bracelets, des anneaux pour le bas des jambes, des plaques et deux couronnes en or. Le cinquième du butin fut mis de côté pour le trésor de leurs Majestés Espagnoles; une couronne fut décernée, par un vœu unanime, au brave Don Barthélemy, et le reste fut partagé entre ceux qui l'avaient accompagné et si bien secondé!

Une crue dans les eaux de la rivière permit, peu après, à Colomb, de faire sortir sa flottille; il laissa cependant une caravelle pour l'usage du nouvel établissement, et il mouilla une lieue au large pour y attendre des vents favorables.

Mais Quibian ne s'était pas noyé comme quelques personnes l'avaient supposé: revenu chez lui et trouvant son habitation dévastée, voyant les navires espagnols au large, pensant que ses femmes, ses enfants, ses amis les plus chers y étaient captifs, et que ses joyaux ou autres objets les plus précieux y étaient aussi renfermés, il fut animé d'un désir infini de vengeance, alla chercher des guerriers dans les environs, arriva à l'improviste au milieu des Espagnols restés dans le pays, peu sur leurs gardes en ce moment et disséminés à quelque distance de leurs maisons. Don Barthélemy, qui se trouvait heureusement sur les lieux et qui entendit les cris affreux que poussaient les naturels, saisit une lance, sortit avec huit hommes qui se trouvaient auprès de lui et s'élança sur les Indiens. Mendez, selon sa coutume, prêt à braver le danger, accourut à leur secours avec quelques autres Espagnols qu'il put promptement rallier; la rencontre fut rude, un Européen fut tué, huit furent blessés; Don Barthélemy reçut un coup de lance dans la gorge, mais il n'abandonna pas le champ de bataille. Enfin les Indiens, après avoir vu tomber un grand nombre des leurs, s'enfuirent dans leurs forêts et dans leurs montagnes. Précisément, pendant la mêlée, une chaloupe de la flottille vint dans la rivière pour chercher de l'eau et du bois. Diego Tristan, qui commandait la caravelle d'où provenait la chaloupe, était à bord; malgré l'avis de plusieurs personnes, il persista à vouloir remonter la rivière; mais quelques-uns des fuyards qui étaient cachés, se croyant découverts, firent pleuvoir sur l'embarcation une nuée de traits, de flèches ou de javelots. Tristan, surpris, et n'ayant pu faire usage de ses armes à feu, fut atteint à l'œil par un de ces javelots, et mourut à l'instant. La confusion la plus grande succéda à cette catastrophe; les naturels s'enhardirent jusqu'à aborder la chaloupe avec leurs pirogues et ils en massacrèrent l'équipage à l'exception d'un seul homme qui se jeta par-dessus le bord, nagea entre deux eaux et atteignit le rivage où il se cacha pour se dérober au sort fatal dont il était menacé.

Les colons furent tellement impressionnés de cette attaque et de l'idée des dangers nouveaux qui paraissaient devoir les menacer à tout moment dans l'avenir, qu'ils résolurent de s'embarquer sur leur caravelle et d'abandonner l'établissement. Don Barthélemy, soumis aveuglément aux ordres de son frère, s'y opposa de toutes ses forces, mais on persista à vouloir donner suite au projet. Toutefois, les pluies avaient cessé, les eaux de la rivière s'étaient de nouveau abaissées, et il fut impossible à la caravelle de franchir les hauts-fonds qui barraient le passage. Pour comble de contrariétés, les vents devinrent très-forts, la mer fut très-mauvaise, et il fut impossible d'informer le grand-amiral de la situation fâcheuse où l'on était. Les colons furent d'ailleurs très-douloureusement émus quand ils virent les cadavres de Diego Tristan et de ses compagnons, soulevés à fleur d'eau par l'effet de leur décomposition, et descendre le courant de la rivière accompagnés de troupes de corbeaux ou autres oiseaux carnassiers qui s'en disputaient les restes, se battant entre eux et jetant des cris qui imprimaient la désolation dans le cœur des témoins de cette horrible scène.

La position des Espagnols était devenue vraiment déplorable; le jour, ils voyaient de tous côtés, derrière les arbres, dans les fossés, près des tertres, partout enfin, des Indiens qui les espionnaient de loin avec des figures sinistres et qui fuyaient dans l'intérieur dès qu'ils étaient poursuivis; la nuit, les bois et les montagnes retentissaient de hurlements affreux et du bruit rauque ou discordant de trompettes ou de tambours sauvages, qui étaient des appels aux armes prémédités contre eux. Don Barthélemy crut, par prudence, devoir abandonner le village, et il alla se fortifier le mieux qu'il put sur un plateau découvert où il ne pouvait pas être surpris. Là, il fallut monter une garde incessante, se tenir perpétuellement sur le qui-vive, et faire de temps en temps usage de ses armes à feu pour inspirer quelque terreur; mais les provisions et les munitions devaient finir par s'épuiser, et le moment en était extrêmement redouté de tous.

Pendant que des dangers si grands menaçaient ceux qui étaient à terre, une anxiété très-pénible régnait à bord des navires de Colomb. Tristan ne revenait pas; on ne possédait plus qu'un seul canot dans toute la flottille, la mer continuait à être très-mauvaise, de sorte qu'on était sans nouvelles de la terre et qu'on vivait dans l'impatience la plus vive d'en avoir. Les naturels qui étaient prisonniers sur les navires, tentèrent alors un effort désespéré pour aller informer leurs compatriotes de l'agitation et du malaise qu'ils n'avaient pu s'empêcher de remarquer autour d'eux. Pendant l'obscurité d'une nuit, ils se dégagèrent de leurs liens et, malgré la grosse mer qu'ils allaient avoir à franchir, ils voulurent se jeter à la nage. Plusieurs y réussirent; ceux qui en furent empêchés furent saisis et confinés dans une prison du bord; mais tel était leur désespoir, qu'ils se servirent des cordes qui les attachaient, pour se pendre ou pour s'étrangler, et que le lendemain ils furent tous trouvés morts!

C'est dans les grandes occasions que l'on voit les grands dévouements; un nommé Pedro Ledesma en fit preuve en cette circonstance. Il s'était parfaitement rendu compte de l'état où l'on se trouvait, il appréciait les préoccupations qui devaient assaillir le grand-amiral, et il demanda à être admis devant lui. Il s'offrit alors à traverser à la nage la barre qui brisait près du rivage, si la seule embarcation qui restait à la flottille voulait le porter jusque-là, à aller ensuite chercher des nouvelles de Don Barthélemy, et à revenir aussitôt les transmettre à Colomb. On ne pouvait faire une proposition plus hardie ni, en même temps, plus opportune et plus utile; aussi fut-elle acceptée avec autant de promptitude que de reconnaissance.

 

Le courageux Pedro Ledesma eut la force, l'énergie et le bonheur d'accomplir sa mission comme il avait eu l'heureuse idée et la résolution d'en concevoir le plan; il partit donc et, le même jour, il revint auprès du grand-amiral, à qui il fit le tableau sincère, mais affligeant, de tout ce qu'il avait ou vu ou appris. Colomb en conçut un chagrin profond; il ne balança pas dans le projet de recueillir sur ses navires tout ce qui pouvait rester à terre, en personnel ou en matériel de l'établissement, mais il n'en voyait pas moins que le moment allait en être longtemps retardé par un mauvais temps dont rien ne lui annonçait la fin comme devant être prochaine: et combien d'événements sinistres il pouvait se passer jusque-là!

Les navires de la flottille, eux-mêmes, couraient aussi de grands dangers, mouillés comme ils l'étaient, sur une rade foraine où aucun abri ne les garantissait de la violence d'un vent très-intense et d'une mer fort tourmentée, d'autant qu'ils n'étaient retenus sur leurs ancres que par des câbles fatigués ou énervés. Le souci constant que tant de puissants motifs entretenaient dans l'âme de Colomb, les veilles non interrompues auxquelles il se livrait, surtout la douleur de ne pouvoir porter aucun secours à Don Barthélemy, son frère, qu'il aimait tant, finirent par réagir sur sa santé, et il tomba dans un état de maladie si grave, que le délire s'empara de son esprit et qu'on craignit sérieusement pour ses jours.

Le sentiment de l'égarement de ses idées ne lui fut cependant pas inconnu, car, dans une lettre qu'il écrivit peu de temps après à Leurs Majestés, il fait allusion à cette circonstance, et il raconte comment, dans les instants où sa raison semblait le plus l'abandonner, une voix secrète et divine semblait aussi lui dire qu'il triompherait de difficultés infinies qui l'assiégeaient, de même que, par sa confiance en Dieu, il avait triomphé de beaucoup d'autres; effectivement, au moment où il y avait le plus à désespérer de sa guérison et du retour du beau temps, la santé lui était revenue et le calme s'était rétabli dans les éléments.

Les communications se renouèrent donc entre la mer et la terre; tout ce qui avait quelque valeur fut transporté sur la flottille; les hommes rentrèrent tous à bord, mais il fallut se résigner à la perte de la caravelle échouée dans la rivière. Don Barthélemy, toujours semblable à lui-même, toujours faisant preuve de ce beau caractère qu'il avait déployé dans ses anciennes fonctions d'Adelantado, et Mendez, toujours aussi actif, aussi dévoué, se surpassèrent dans cette opération pénible du transport des objets et du rembarquement des hommes, qu'ils firent effectuer malgré les obstacles qu'y apportaient les naturels, avec autant de bravoure que d'intelligence; ils quittèrent la terre les derniers: en revoyant Colomb, l'un trouva un frère tendre et rassuré qui le remercia et le récompensa en le pressant étroitement sur son cœur; l'autre, un chef juste et bienveillant qui, en retour de ses bons et loyaux services, lui donna le commandement de la caravelle, devenu vacant par la mort de l'infortuné Tristan.

Ce fut à la fin d'avril 1503, que la flottille put quitter la côte de Veragua; le grand-amiral avait le plus grand désir et, certainement aussi, le besoin le plus vif de se rendre à Hispaniola, qui était le seul point où il put trouver à se ravitailler et à se réparer. Il profita, à cet effet, d'un vent assez favorable qui lui permit de gagner du chemin vers l'Est, et il chercha à s'élever suffisamment pour atteindre l'île le plus promptement possible. Heureusement pour lui qu'il fit cette route qui l'éloignait peu de la côte, car il arriva subitement que celle de ses caravelles qu'il avait voulu laisser à San-Domingo, ne put plus tenir la mer; il n'eut que le temps de la faire entrer dans un port, appelé par la suite Porto-Bello, où il en retira l'équipage et où il la laissa. Il continua ensuite à suivre son même air-de-vent; mais bientôt, il fut obligé de mettre le cap au Nord, et il ne put atteindre que le groupe des îlots des Jardins-de-la-Reine qui est situé dans le Sud de Cuba. Cette navigation avait duré plus de trente jours pendant lesquels ses matelots, sans cesse à la pompe ou aux manœuvres et d'ailleurs fort mal nourris, étaient littéralement épuisés. Ils essuyèrent cependant une bourrasque violente pendant laquelle les deux seules caravelles qui restaient, d'abord souventées, s'abordèrent ensuite et s'endommagèrent tellement, qu'il ne fut pas possible de songer à gagner Hispaniola. Le grand-amiral se dirigea donc vers la terre alors la plus voisine qui était l'île de la Jamaïque, mais il ne parvint à y mouiller que le 24 juin.

Le port dans lequel entra Colomb fut nommé par lui San-Gloria; il vit là, à l'inspection de ses navires, qu'il lui serait impossible de les y radouber, qu'il y avait même danger à ce qu'ils coulassent dans le port; il se hâta, dès lors, de les amarrer ensemble et de les échouer sur la partie la plus vaseuse de la côte; il y fît élever des sortes de teugues ou de dunettes sur toute la longueur des ponts, pour y coucher et y abriter son monde; il les mit en état de défense contre une attaque soudaine des naturels, et il prit toutes les mesures de discipline ou de prudence nécessaires pour éviter tout conflit avec eux. Les Indiens accoururent bientôt sur le rivage; Colomb donna à deux officiers la charge expresse de surveiller tous les échanges ou achats, afin qu'ils fussent faits avec la plus grande loyauté de la part des Espagnols; il envoya l'intrépide Mendez accompagné de quatre hommes dans l'intérieur, pour y traiter amicalement avec les caciques des environs afin d'assurer ses approvisionnements, et il éprouva un grand soulagement d'esprit lorsqu'il vit ce serviteur si zélé, si dévoué et si intelligent, revenir au bout de quelques jours, dans une belle pirogue qu'il avait achetée, qu'il avait remplie de vivres, et après avoir conclu des arrangements satisfaisants pour établir des marchés.

Ayant ainsi pourvu au plus pressé, Colomb porta ses pensées vers l'avenir, mais il ne put se le peindre que sous les couleurs les plus sombres. Au nombre des éventualités futures, celle de l'impossibilité de sortir de l'île et d'être condamné à y périr, lui ainsi que tous les siens, de misère, de chagrin, peut-être même de mort violente, n'était pas la moins probable de toutes. Il fallait trouver un moyen de se rendre à Hispaniola ou d'y faire connaître sa position; sans cela il n'y avait que le hasard le plus providentiel qui put amener, de lui-même, un navire européen précisément au point où l'on était, et donner un secours qu'on pouvait considérer comme inespéré; mais comment quitter l'île sans bâtiment, sans moyens d'en construire un, sans même une seule chaloupe ou un seul canot en bon état! Obsédé par ces réflexions et par de plus pénibles encore, frémissant au sort funeste qui pouvait atteindre son fils Fernand et son frère Don Barthélemy, Colomb s'enferma le soir dans sa cabine comme pour prendre quelque repos, mais en réalité pour se livrer aux plus profondes méditations, et pour chercher dans les ressources toujours si fécondes de son imagination quel était le meilleur parti à suivre dans la situation si critique où il était.

Au point du jour, il se leva; quoique la veille il eût eu assez d'empire sur lui pour ne laisser apercevoir dans sa physionomie aucune trace de l'anxiété qui l'assiégeait, on aurait pu remarquer qu'en faisant son apparition au milieu de ses marins, il y avait sur ses traits une certaine empreinte de satisfaction qui éclatait comme malgré lui. Mendez fut un des premiers qui s'approcha de lui pour le saluer; le grand-amiral lui parla sur un ton en apparence fort indifférent, mais en le quittant pour recevoir d'autres marques de respect, il lui dit à mi-voix de venir le voir bientôt dans sa cabine où il avait quelque chose de très-particulier à lui communiquer.

Mendez fut ponctuel. Nous allons rapporter l'entretien qui eut lieu pendant cette conférence. L'art de formuler des dialogues a été poussé très-loin depuis quelque temps dans les relations; les historiens eux-mêmes n'en dédaignent pas l'emploi quoique souvent ces dialogues ne soient que des fictions, tant il y a de charmes dans ces conversations où le cœur semble se montrer à découvert, tant on est certain d'attacher le lecteur et de l'intéresser ainsi! Mais on en a tellement abusé, on a tellement ainsi métamorphosé la vérité elle-même en roman, que, pour éviter cet écueil dans un récit aussi sérieux que celui-ci, nous nous en sommes le plus souvent abstenu, et que nous n'avons fait parler nos personnages que lorsque nous avons eu des raisons suffisantes de croire que le langage que nous placions dans leur bouche avait été réellement tenu par eux. Tel est le dialogue suivant dont l'authenticité est doublement constatée, d'abord par le témoignage de Colomb lui-même; ensuite, par celui de Mendez qui l'a inséré tout entier dans une description qu'il a faite de ces événements dont il pouvait certainement bien dire:

«Quorum pars magna fui!»

Le vénérable grand-amiral ouvrit la conversation en ces termes:

«Diego Mendez, mon fils, de tous ceux qui sont ici, vous et moi nous connaissons le mieux le péril où nous nous trouvons: nous sommes en très-petit nombre, et ces sauvages insulaires sont au contraire très-nombreux; d'ailleurs, leur caractère est irritable et changeant; à la suite de la moindre altercation, ils peuvent très-facilement jeter à notre bord des faisceaux de broussailles et de bois embrasés, et nous brûler sur nos bâtiments. Je vous sais on ne peut plus de gré des mesures que vous avez prises pour assurer notre subsistance; mais le capricieux Indien qui nous apporte des vivres avec joie aujourd'hui, peut cesser de venir demain, et nous forcer, soit à mourir de faim, soit à faire une guerre qui devrait finir par notre extermination. J'ai cherché un remède à ces maux, mais je ne puis rien sans un homme très-capable, très-énergique et très-déterminé! Je vais m'expliquer: vous avez eu la fort heureuse idée d'acheter une bonne pirogue; c'est bien peu pour s'aventurer sur des mers comme celles qui nous entourent, mais avec l'assistance de Dieu, et avec un brave marin pour la conduire et la diriger, je suis persuadé que cette pirogue atteindra Hispaniola … Il n'y a que ce moyen de nous procurer un navire et de nous tirer d'ici; dites-moi, Mendez, qu'en pensez-vous?»

«Seigneur grand-amiral, répondit Mendez, le danger dont vous parlez est effectivement beaucoup plus grand qu'on ne peut aisément l'imaginer; mais la traversée d'ici à Hispaniola, dans une aussi frêle embarcation et à travers ces mers dont nous ne connaissons que trop bien la violence, est, à mon sens, une entreprise inutile à tenter, car elle est impossible à exécuter! Je ne connais personne, Seigneur, qui osât s'aventurer à ce point.»

Colomb s'abstint de répondre; mais, à l'air expressif de son noble visage, Mendez comprit facilement que c'était lui que le grand-amiral désirait charger de cette périlleuse mission; il reprit alors sa phrase, et il la continua ainsi:

«Seigneur, j'ai plusieurs fois exposé ma vie pour le salut de nous tous, et Dieu m'a protégé de la manière la plus éclatante; l'exposer une fois de plus pour vous obéir ne m'arrêterait pas; mais sachez que l'on s'est plaint à bord que, lorsqu'il y avait quelque honneur à retirer d'une mission, c'était moi que Votre Excellence choisissait, tandis que d'autres auraient aussi bien pu s'en acquitter que moi; je ne puis donc accepter aujourd'hui que si, après avoir publiquement communiqué votre projet et réclamé le dévouement des équipages, personne ne se présente pour remplir vos intentions. En ce cas, je m'avancerai, et je me mettrai à votre disposition.»

Le grand-amiral consentit joyeusement à l'offre de Mendez; l'équipage fut, quelques moments après, rassemblé en sa présence, et il fit un appel à une bonne volonté à laquelle nul ne se sentit le désir de répondre, tant le projet parut téméraire et irréalisable! Aussitôt, Diego Mendez s'avança vers Colomb, et il lui dit d'une voix ferme et accentuée qui impressionna vivement tous les assistants:

«Seigneur, je n'ai qu'une vie à perdre, mais j'en fais volontiers le sacrifice pour votre service et pour le bien de tous ceux qui sont ici présents; d'ailleurs, j'ai foi en la bonté de Dieu, et je me mets sous sa protection!»

 

Le grand Colomb embrassa le généreux Mendez; et tous les marins le comblèrent d'actions de grâces et de marques de reconnaissance et de respect.

Sans perdre de temps, la pirogue fut halée à terre, on y plaça une fausse quille et des fargues qui en exhaussaient le plat-bord; on y appliqua un bon couroi; on y mit quelque lest; elle fut matée et voilée; des vivres, de l'eau y furent embarqués ainsi qu'une boussole et plusieurs autres instruments de navigation; des instructions très-précises sur la route à suivre furent dressées par le grand-amiral, et il écrivit à Ovando, gouverneur d'Hispaniola, pour qu'il lui envoyât un navire propre à le ramener avec ses compagnons; enfin il remit à Mendez une lettre pour être portée à Leurs Majestés.

Dans cette dernière lettre, Colomb donnait tous les détails relatifs à son dernier voyage; il demandait qu'un bâtiment lui fût expédié à Hispaniola, pour qu'il pût effectuer son retour en Espagne, et il s'offrait à repartir aussitôt pour Veragua, dépeignant les avantages qu'il y avait à en recueillir pour la métropole, et la nécessité d'en initier les nombreuses peuplades aux clartés de la religion chrétienne. Quel génie pour les découvertes, quelle foi religieuse, et quelle passion pour les voyages n'y avait-il pas dans le cœur de cet homme extraordinaire, puisqu'il persistait toujours dans les mêmes idées, lors même que l'âge et les infirmités se faisaient si péniblement ressentir, et qu'il était enfermé dans des débris de navires, sur la côte éloignée d'une île presque complètement inconnue en Europe!

Tout étant disposé pour le départ, Diego Mendez s'embarqua sur sa pirogue avec un autre Espagnol qui, stimulé par lui, consentit à le suivre; six Indiens furent aussi de l'expédition. Le commencement du voyage fut rude et périlleux; ils côtoyèrent l'île et ils eurent beaucoup de peine à en atteindre la pointe orientale. Arrivés là, ils voulurent mettre pied à terre pour se reposer, mais ils furent entourés par les naturels qui s'emparèrent d'eux et les conduisirent trois lieues dans l'intérieur, avec leurs vêtements et leurs provisions qu'ils avaient l'intention de se partager entre eux, et où ils se proposaient de les mettre à mort.

On en fit même les apprêts, mais une dispute s'éleva sur la distribution du butin. Pendant cette querelle, Mendez parvint seul à s'échapper; il fut poursuivi, il n'eut que le temps de regagner sa pirogue, de pousser au large, et il eut le bonheur de retourner au port où étaient les naufragés.

Mais rien ne pouvait décourager un homme comme Mendez; il avait fait le sacrifice de sa vie pour le salut commun, et il considérait comme un devoir ou de la perdre, ou de réussir dans son entreprise. Il se disposa donc à partir de nouveau; toutefois il demanda à être escorté sur le rivage jusqu'à l'extrémité de l'île par une force armée pour le protéger. Cette demande fut accueillie: un Génois, nommé Barthélemy Fiesco, qui avait commandé une des caravelles et qui était extrêmement attaché au grand-amiral, s'offrit même à partager les périls de la traversée entière. Son dévouement excita celui des six autres Espagnols; une seconde pirogue fut procurée et dix Indiens se joignirent à eux. En arrivant à Hispaniola, Fiesco devait immédiatement revenir à la Jamaïque pour y donner des nouvelles de leur voyage, et Mendez devait, en toute hâte, continuer sa route jusqu'à San-Domingo pour y expédier le plus tôt possible un navire à Colomb, et pour s'embarquer et se rendre en Europe avec les dépêches du grand-amiral à Leurs Majestés.

Aussi bien armés, aussi bien disposés et approvisionnés que possible, ces hommes généreux partirent, ils furent salués par des acclamations unanimes d'encouragement et d'admiration lorsqu'ils quittèrent le rivage; Don Barthélemy, à la tête de plusieurs marins, les suivit sur la côte, en mesurant sa marche sur la leur. Ils atteignirent tous ainsi l'extrémité de l'île où il fallut attendre, pendant trois jours, un temps plus favorable que celui qu'ils avaient en ce moment. Enfin, les pirogues s'élancèrent bravement dans l'espace; Don Barthélemy, monté sur une éminence, y attendit qu'elles disparussent à l'horizon; alors, satisfait de les voir en bonne route et paraissant naviguer avec succès, il retourna vers son frère, pour lui communiquer ces détails tranquillisants.

Cependant plusieurs mois s'écoulèrent, et Colomb n'entendit parler ni de Mendez, ni de Fiesco, ni du résultat de leur entreprise. On comprend quel devait être l'état des naufragés, se regardant comme abandonnés et à jamais confinés dans cette solitude où la nourriture était presque entièrement composée de végétaux, dans un climat tantôt très-humide, tantôt très-chaud, et où les esprits étaient en proie à une tristesse que la réflexion ne faisait qu'augmenter. Les jours succédaient aux jours, les semaines suivaient les semaines; on épiait à l'horizon tout ce qui pouvait être le signe de quelque apparence nouvelle; la moindre pirogue indienne aperçue du rivage donnait des lueurs d'espérance qui s'évanouissaient toujours; on ne pensait qu'à une libération qui n'arrivait pas; on n'osait se livrer à l'idée que les courageux messagers de Colomb eussent péri en mer, tant cette supposition, une fois admise, aurait enfanté de terreurs! mais, au fait, rien n'arrivait, le désespoir se glissait dans les âmes, les maladies assaillaient les meilleures santés, l'irritation croissait de moment en moment; quelques-uns étaient même assez injustes pour accuser leur amiral de tous les maux qui pesaient sur eux, comme s'il avait pu les empêcher, comme si, au contraire, il n'avait pas fait tout ce que peuvent la science et la prudence pour les conjurer, comme enfin s'il ne les ressentait pas autant, et plus sans doute encore, que ceux qui étaient assez injustes pour le représenter comme étant la cause de ces maux!

Au nombre des officiers de l'expédition se trouvaient deux frères, Francisco et Diego Porras, qui poussèrent l'oubli de leurs devoirs jusqu'à affirmer que Colomb ne pouvait pas, en réalité, avoir l'intention de retourner en Espagne puisqu'il en était banni par leurs souverains; ils ajoutaient que l'accès de l'île d'Hispaniola lui était également interdit, et qu'il ne pouvait vouloir autre chose que rester à la Jamaïque jusqu'à ce que ses amis eussent obtenu son rappel à la cour. C'était pour ses intérêts privés, disaient encore les frères Porras, que Mendez et Fiesco avaient été expédiés, non pas afin de décider Ovando à lui envoyer un navire car il était bien évident qu'il n'en ferait rien, mais pour aller en Espagne et pour solliciter en sa faveur; s'il en était autrement, pourquoi le navire d'Hispaniola n'arrivait-il pas; pourquoi, seulement, Fiesco, qui avait promis de revenir aussitôt qu'on aurait vu cette île, ne retournait-il pas? Enfin, si les pirogues avaient eu vraiment la mission d'aller demander du secours, ou elles seraient revenues depuis longtemps, ou elles auraient péri en mer; or, dans ces deux hypothèses, il fallait se décider à mourir à la Jamaïque de misère et d'inanition, ou tenter la fortune en se procurant d'autres pirogues et en partant pour Hispaniola. Mais quelle apparence que le grand-amiral voulût prendre un tel parti, étant aussi âgé et aussi infirme qu'il l'était devenu?