Za darmo

Vie de Christophe Colomb

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Colomb en souffrait vivement et ne savait comment y remédier, nul ne se mettant ouvertement ni complètement en état de désobéissance. Il pensait bien à s'adresser à Fonseca pour faire rentrer ces malheureux dans de meilleurs sentiments; mais il comprenait aussitôt que cette satisfaction qu'il procurerait à Fonseca, en se montrant en quelque sorte son subordonné, n'aurait d'autre résultat que d'accroître son orgueil. Il craignait alors qu'une scène violente ne s'ensuivît; et comment, si ce n'est à son désavantage, pouvait se terminer un éclat entre lui et un évêque? C'est là le grand mal qu'il y a à conférer un pouvoir civil quelconque à des ecclésiastiques; ils savent, en effet, très-bien se prévaloir des droits que leur donne ce pouvoir pour se faire obéir; mais quand il s'agit de vider une affaire particulière ou de répondre de leur conduite devant les tribunaux, ils peuvent se targuer de leur qualité d'ecclésiastiques, et chercher par là à se soustraire aux ressentiments de ceux qu'ils ont offensés, ou aux jugements de l'autorité temporelle. Aujourd'hui, tout cela s'est un peu modifié; mais, en règle générale, le vrai rôle d'un prêtre est de se vouer exclusivement au service de Dieu; et il peut y avoir danger pour la société, lorsqu'il est appelé à prendre une part quelconque dans les affaires civiles d'un État qui ne vit pas sous le régime théocratique.

L'insolence des créatures de Fonseca alla toujours en croissant jusqu'au moment du départ du grand-amiral, à tel point qu'un jeune homme nommé Ximeno de Breviesca, Maure converti, qui était devenu trésorier, et qui se faisait partout remarquer par ses provoquants propos sur le compte de Colomb, crut se rendre agréable à son patron dont, au surplus, il n'était que l'écho, en barrant le passage au grand-amiral à l'instant où il allait définitivement s'embarquer, et en lui tenant le langage le plus impudemment offensant.

L'indignation fit un moment sortir Colomb de la ligne modérée qu'il avait toujours suivie; il ne vit que l'insulte odieuse qui lui était faite, et comme Ximeno s'obstina à empêcher le grand-amiral de s'avancer, tout en continuant à donner un libre cours à sa langue de vipère, Colomb, exaspéré, le saisit au collet d'un bras nerveux, et en lui disant: «Téméraire, tu me pousses à bout; voilà ton châtiment!» Il terrassa et foula aux pieds cet indigne favori, que nous voyons qualifié, dans les pages d'un auteur très-grave, d'avoir été le mignon de l'évêque Fonseca.

Les ennemis de Colomb, Fonseca à leur tête, exploitèrent habilement ce mouvement pourtant si naturel de colère: Fonseca en écrivit au roi; il représenta cette action (très-blâmable quoique si excusable) comme une preuve évidente du caractère irascible du grand-amiral et comme une confirmation des plaintes qui étaient venues de la colonie sur l'oppression et la cruauté dont quelques malheureux l'y accusaient. Il est certain que ces imputations artificieusement présentées firent, comme on put s'en apercevoir, une impression fâcheuse sur l'esprit de Sa Majesté. Quel prêtre, grand Dieu, quel ministre de la religion! Et quelle différence avec le vénérable Diego de Deza de la conférence de Salamanque, devenu ensuite archevêque de Séville, et avec l'excellent Jean Perez de Marchena, supérieur du couvent de Sainte-Marie-de-la-Rabida, dont nous regrettons vivement que les historiens du temps ne nous donnent plus l'occasion de parler!

Quant à Colomb, il fut au désespoir de s'être laissé aller à ce mouvement de vengeance; avant de partir, il écrivit une longue lettre aux souverains espagnols pour expliquer comment il n'avait pas pu s'empêcher de punir une semblable insulte, et pour les supplier de continuer à l'honorer de leur bienveillance, lui qui en avait tant besoin dans le rôle difficile qu'il était appelé à remplir, et qui d'ailleurs, aux désavantages «d'être étranger et fort jalousé, allait encore avoir celui d'être absent, et de ne pouvoir se défendre personnellement.»

Ce fut le 30 mai 1498, que Christophe Colomb, dans la soixante-quatrième année de son âge, appareilla avec ses six bâtiments, du port de San-Lucar-de-Barrameda, pour un troisième voyage de découvertes, et avec le dessein de vérifier les assertions des naturels d'Haïti et des îles Caraïbes sur des îles qu'ils lui avaient affirmé se trouver dans le Sud; il pensait même, d'après leurs versions, trouver ces pays habités par des hommes de race noire, chose qui lui paraissait assez probable, attendu qu'en Afrique, sous de semblables latitudes, cette couleur noire était celle des habitants. Il toucha à Porto-Santo ainsi qu'à Madère, pour y prendre de l'eau et du bois; il se rendit ensuite aux îles Canaries d'où il expédia trois de ses navires pour la colonie d'Isabella où ils portaient des approvisionnements: avec les trois autres, dont un seul, celui qu'il montait, était entièrement ponté, il fit route pour les îles du cap Vert, et il y arriva avec une forte fièvre et avec une attaque de goutte beaucoup plus prononcée que plusieurs autres qu'il avait déjà ressenties, mais qui n'avaient jusque-là sévi que fort légèrement. Il n'avait cependant pas cessé de diriger la route de son bâtiment et d'en ordonner toutes les manœuvres avec sa vigilance, son exactitude et son habileté accoutumées.

Le 5 juillet, après avoir complété de nouveau son eau, ses provisions et son bois, Colomb partit des îles du cap Vert et fit route au Sud-Ouest jusqu'à ce qu'il eût atteint le cinquième degré de latitude. Il y éprouva, comme on le voit fréquemment dans les parages qui avoisinent la ligne équinoxiale, des calmes profonds et une chaleur étouffante qui fit fondre le brai des bordages du pont de son navire, qui attaqua ses viandes salées alors fort mal préparées, et qui fit éclater plusieurs barriques des vins capiteux si abondamment alcoolisés de l'Espagne. Quelques pluies survinrent, mais la chaleur en fut à peine diminuée; elles rendirent l'atmosphère beaucoup plus lourde, et elles couvrirent tout, à bord, d'une sorte de moisissure. Les marins perdirent presque toute leur énergie; ils se rappelèrent alors les anciennes fables sur les régions torrides, sur les barrières infranchissables de feu, et sur l'impossibilité de pouvoir vivre dans ces parages.

Le grand-amiral jugea bientôt devoir mettre le cap au Nord-Ouest pour se rapprocher des îles Caraïbes; après avoir suivi cet air-de-vent pendant quelques jours, et après avoir éprouvé des alternatives fréquentes de brises favorables, de calmes, de pluies et de vives chaleurs, le ciel devint tout à coup clair et serein, le soleil se montra dans toute sa gloire, la brise fraîchit un peu; enfin, quoique la température fût encore assez élevée, cependant elle était devenue très-supportable.

Le 31 juillet, c'est à peine s'il se trouvait un tonneau d'eau à bord lorsqu'un matelot en vigie, nommé Alonzo Perez, cria «Terre!» et aperçut trois montagnes qui se détachaient au-dessus de l'horizon. Peu après, on s'assura que ces trois montagnes se tenaient par leur base; aussi, le grand-amiral ne manqua-t-il pas de leur donner le nom de la Trinité qu'elles conservent encore en ce jour. Colomb s'approcha de l'extrémité orientale de l'île de laquelle elles s'élevaient; il trouva qu'elle avait la configuration d'une galère à la voile, et il appela ce cap Pointe-de-la-Galère. Côtoyant cette même île dans le Sud, il vit au large une étendue de terres de plus de 20 lieues; c'était la côte plate sur laquelle se déversent les branches de l'embouchure de l'Orénoque. Colomb, d'abord, pensa que cette partie du continent, qui est aujourd'hui désignée sous le nom d'Amérique méridionale, était une île, et il l'appela l'Île-Sainte. Se trouvant alors dans le golfe de Paria, il crut, et chacun croyait à bord, naviguer dans un archipel auquel on espérait trouver une issue, en continuant à faire route en avant. Comme il ne marchait guère que le jour, il fut une fois arraché de son mouillage par un fort raz de marée, et il alla jeter l'ancre un peu plus loin; là, il débarqua sur le long promontoire de Paria qui fait partie du continent américain: il fut donc le premier Européen qui mit le pied sur ce même continent; mais l'opinion générale à bord était qu'on se trouvait sur une île. Il y eut diverses entrevues avec les naturels, auprès desquels il se procura une grande quantité de perles dont quelques-unes étaient d'une grosseur et d'une beauté remarquables.

Cependant Colomb ne put s'empêcher de remarquer la quantité abondante d'eau à peine saumâtre qui arrivait toujours dans le golfe de Paria et qui formait un vif courant; il crut ne pouvoir l'attribuer qu'à un grand fleuve dont le cours devait avoir plusieurs centaines de lieues, et qui, par conséquent, avait sa source dans quelques montagnes éloignées et traversait un grand nombre de pays. Il en était très-agité, et la nuit, après y avoir mûrement réfléchi, il se confirma avec sa sagacité transcendante dans l'idée que les terres qu'il voyait dans le Sud et que le promontoire lui-même de Paria faisaient partie d'un continent. Son génie frappa donc juste encore une fois, et le matin, en paraissant sur le pont, l'imagination toujours échauffée des hautes pensées qui l'avaient si fortement préoccupé, il assembla son équipage autour de lui, et donnant un libre cours à ses paroles éloquentes, il leur dit:

«Dieu nous a récompensés de nos peines, de nos travaux, de nos souffrances; car ces terres que vous voyez au midi et que nous avons découvertes, ne sont pas des îles, mais un continent qui doit être immense, et que nous léguerons à nos successeurs pour l'explorer, le cultiver, le civiliser et l'élever à la connaissance de notre sainte religion. Le ciel soit loué de m'avoir permis de voir et de deviner, le premier, des pays d'une fertilité, d'une richesse inouïes, et qui, s'ils sont gouvernés avec intelligence et humanité, seront une source éternelle de prospérité pour l'Espagne! Mon premier voyage m'avait mis sur la voie, le second a confirmé toutes mes hypothèses, celui-ci sera non moins glorieux, et ce sera un honneur éternel pour nous, d'avoir abordé dans ces belles contrées!»

 

D'abord on se refusa à le croire, mais il entra dans les détails avec tant de conviction, il parla avec un enthousiasme si éclairé, qu'enfin son opinion prévalut; il fut encore salué par de vives acclamations comme le plus grand génie de l'humanité; et ses marins qui, quelques minutes auparavant, se croyaient dans un archipel, demeurèrent persuadés de la réalité du continent que le grand-amiral venait de leur annoncer.

Ce qui charma surtout Colomb ce fut la température de ces pays où, effectivement, le thermomètre se tient ordinairement dans les limites de 18 à 26 degrés Réaumur (environ 23 et 32 degrés centigrades). Nous savons actuellement que cette circonstance est due à la quantité des pluies qui y tombent pendant huit mois, et à la fraîcheur qui y est entretenue par la végétation le plus active qu'il soit possible d'imaginer. Colomb qui n'avait pas à cet égard notre expérience, se laissa aller à une foule de suppositions et de systèmes fort ingénieux qui attestaient sa brillante imagination, mais qu'il serait superflu de rapporter ici.

La passion des découvertes était tellement innée chez Christophe Colomb, qu'il allait oublier la pénurie de ses subsistances pour retourner vers le Sud, et visiter les côtes de ce continent dont la découverte flattait tant son esprit: on lui en fit faire la remarque au moment où il allait donner l'ordre de gouverner dans cette direction; revenant alors à la rectitude exquise de son jugement, il se détermina à se diriger vers Hispaniola où il promit de donner quelque repos à ses équipages, et d'où il se proposait d'expédier son frère, l'intrépide Adelantado pour compléter l'importante découverte qu'il venait de faire. Quel homme était-ce donc que ce Christophe Colomb, et de quelle trempe était la vigueur intellectuelle de son esprit, de penser à poursuivre, lui-même, de semblables projets, lorsque la goutte, cette affreuse ennemie de la santé de l'homme, sévissait sur lui avec plus d'intensité que jamais? La fièvre cependant l'avait abandonné; mais ses veilles continuelles jointes à la chaleur ainsi qu'à l'humidité de ces climats, attaquèrent ses yeux d'une inflammation ardente; et c'est à peine s'il pouvait jouir du sens de la vue.

Le 14 août, il se trouva dans un détroit fort resserré, situé entre le promontoire de Paria et l'île de la Trinité. Toutes les eaux provenant des rivières des Amazones, de l'Oyapock, de l'Approuague, du Maroni et autres fleuves de la Guyane, ainsi que celles de l'Orénoque non moins majestueux que les Amazones, semblent se donner rendez-vous dans ce détroit dont le voisinage ou les abords sont parsemés de petites îles, de roches et de bancs, et elles y ont un cours violent, saccadé, qui rendent la navigation de ce détroit fort dangereuse. Le grand-amiral s'y trouva plusieurs fois en danger imminent d'y faire naufrage; mais ses talents nautiques lui firent surmonter toutes les difficultés; il parvint, enfin, à franchir ce défilé qu'il trouva assez redoutable pour lui donner le nom de Bouches-du-Dragon. À ceux qui pouvaient encore douter, il fit considérer ces masses énormes d'eau à peine saumâtre, et il leur demanda quelles seraient les îles qui pourraient les produire; en effet, le doute n'était plus permis.

Après avoir reconnu la côte dans l'Ouest jusqu'aux îles Cubaga et Marguerite, et lui avoir trouvé les caractères d'une portion de continent, il fut satisfait de ce surcroît de preuves; il mit donc le cap sur la rivière Ozema de l'île d'Haïti où il savait qu'il devait trouver son frère dans le nouvel établissement qu'il lui avait enjoint de faire près des mines; il eut péniblement à lutter contre les courants qui l'entraînaient vers l'Occident; mais, à la fin, il atteignit sa petite rivière d'Ozema; et, s'il y arriva excédé de fatigues, presque perclus de goutte, et les yeux dans un état pitoyable, au moins eut-il la satisfaction infinie d'y être reçu par son cher frère, Don Barthélemy, son second lui-même, l'Adelantado.

Don Barthélemy avait pour lui l'amitié la plus tendre qui s'alliait au respect profond qu'il portait à son génie; de son côté Don Cristoval Colomb, avait pour l'Adelantado la plus grande confiance dans son activité infatigable, dans son courage, dans sa connaissance des affaires, et surtout dans sa déférence absolue pour lui. Les deux frères, pendant cette longue séparation, avaient souvent regretté de ne pas pouvoir s'appuyer de plus près l'un sur l'autre, et de ne pas avoir eu à se donner des marques fréquentes de sympathie; il est donc facile de s'imaginer avec quel plaisir ils se revirent et se tinrent étroitement embrassés.

Colomb avait compté sur quelque repos à Hispaniola, mais les nouvelles que lui en donna l'Adelantado le détrompèrent promptement. D'abord, Don Barthélemy commença par se réjouir de la découverte nouvelle du continent que son frère venait de faire, et il attacha à cet événement une portée encore plus grande, si c'est possible, que son frère ne l'avait fait; après lui en avoir adressé les félicitations les plus cordiales, il entreprit le récit qu'il avait à lui dérouler sur la position de la colonie et sur les événements qui y étaient survenus depuis leur séparation.

Suivant les instructions du vice-roi, l'Adelantado avait commencé, dès le départ de son frère, à bâtir une forteresse dans le voisinage des mines d'Hayna, à laquelle en l'honneur de Colomb, il donna le nom de Saint-Christophe; il en éleva, ensuite, une autre sur le bord oriental de la rivière Ozema, près du village habité par la cacique qui y avait attiré Michel Diaz à qui elle avait uni sa destinée. Cette nouvelle forteresse fut appelée San-Domingo; elle fut le point de départ de la ville qui porte encore ce nom, et qui a été longtemps la capitale des établissements espagnols dans l'île d'Hispaniola.

Il mit ces deux forteresses sur un pied respectable et il partit pour visiter les dominations du cacique Behechio, qui régnait sur les terres avoisinant le grand lac de Xaragua jusqu'à la partie occidentale de l'île y compris le cap Tiburon. Les habitants avaient la réputation d'être les plus agréables, les moins sauvages, les plus favorisés, sous le rapport physique, de toute l'île d'Haïti dont cette contrée était considérée comme une sorte d'élysée.

Avec Behechio, résidait sa sœur Anacoana, veuve du redoutable Caonabo; c'était, non-seulement, une des plus belles femmes de l'île, mais encore une des plus intelligentes et des plus distinguées par sa grâce et son air de dignité. Son nom, suivant l'usage du pays, avait une signification particulière, et voulait dire «Fleur d'or.» Fidèle à la fortune de son mari pendant ses luttes, elle n'avait, cependant, jamais partagé ses préventions contre les Espagnols qu'elle admirait comme des êtres d'une origine surhumaine; elle avait même cherché à adoucir la haine que Caonabo leur portait: c'est dans le même esprit et avec plus de force encore, qu'elle s'efforçait de persuader son frère, en lui mettant, d'ailleurs, sous les yeux, les malheurs que la résistance de Caonabo avait fait peser sur lui.

L'Adelantado pénétra dans les territoires de Behechio, tambour battant, bannières déployées, et avec cette attitude résolue qui lui était particulière; le cacique s'avança vers lui à la tête d'une multitude d'Indiens armés, à qui le courage paraissait revenu: l'Adelantado lui fit connaître qu'il était prêt à livrer bataille, mais que sa visite n'avait rien que d'amical. Sa parole était toujours crue avec autant de respect que celle du vice-roi; aussi, à l'instant même, Behechio fit disperser ses soldats et il engagea Don Barthélemy à aller voir sa résidence principale, située dans une grande ville haïtienne près de la baie profonde qui porte actuellement le nom de Léogane.

Anacoana, charmée du résultat de cette rencontre et avertie à temps, prépara une réception magnifique au frère de Colomb. Trente jeunes filles des plus belles allèrent au-devant de lui, agitant, dans les airs, des branches de palmiers, chantant leurs ballades favorites et dansant avec un ensemble parfait; elles s'agenouillèrent en s'approchant de l'Adelantado, cessèrent leurs chants et déposèrent leurs branches de palmiers à ses pieds. La belle cacique traversa alors un passage que lui avaient laissé ouvert les jeunes filles; elle était gracieusement assise sur une litière portée par six vigoureux Indiens; elle était revêtue d'une étoffe en coton de couleurs éclatantes et variées qu'elle avait drapée sur son corps avec une intention manifeste de coquetterie féminine; une guirlande de fleurs moitié blanches, moitié d'un rouge vif, reposait sur sa tête animée, et elle en avait aussi les bras et les mains ornés. Elle descendit de sa litière, salua l'Adelantado de l'air le plus affable, et le pria de se rendre dans la demeure qu'elle avait fait préparer avec le plus grand soin pour le recevoir.

L'Adelantado s'était fait une loi pour lui, comme aussi pour donner l'exemple sur un point aussi essentiel, d'imiter son frère dans une austérité extrême en tout ce qui concernait ses relations avec les femmes du pays; aussi quoique touché de tant de séductions, de tant de prévenances, quoique ravi de ces sites charmants, qui, d'eux-mêmes, excitaient à la mollesse; quoiqu'il eût pu se croire transporté, comme en rêve, dans les jardins enchantés d'Armide, ou à la cour de Cléopatre, ou enfin dans les régions mystérieuses du voluptueux Orient, il accepta l'invitation avec un grand air de supériorité, mais qui n'avait aucune teinte d'orgueil et qui était plutôt tempéré par un maintien très-bienveillant. Tel il fut, en tendant une main amie à la belle Anacoana, tel il marcha, pour se rendre à la résidence du cacique, avec le cortége des trente jeunes et gracieuses filles qui reprirent leurs branches de palmiers, et qui recommencèrent leurs danses et leurs chants joyeux jusque chez Behechio. Une foule innombrable d'insulaires faisant retentir l'air de cris de joie et du son de leurs instruments, les accompagnaient et complétaient ce cortége enthousiasmé.

La visite dura plusieurs jours qui furent une succession non interrompue de fêtes dont Anacoana, avec les grâces inexprimables qu'elle tenait de la nature, faisait le plus bel ornement. Don Barthélemy eut, cependant, plusieurs conférences avec Behechio, il lui promit assistance et protection contre tous les ennemis qui pourraient se déclarer contre lui; le cacique de son côté s'imposa un tribut périodique en coton, cassave et autres productions de la localité; et quand l'Adelantado quitta ces lieux hospitaliers, Espagnols et Haïtiens se montrèrent remplis de regrets sincères. Les adieux, en particulier, de l'Adelantado au cacique et à la noble Anacoana eurent quelque chose de pathétique qui fit beaucoup d'impression sur les spectateurs. Voilà bien comme l'on gagne les cœurs, comme l'on colonise; mais qu'il y a peu de personnes qui sachent pratiquer cette manière d'agir!

Le petit corps d'armée, après cette expédition amicale, se dirigea vers Isabella qui se trouvait dans un état fort précaire de santé et presque dépourvue de provisions; l'Adelantado en écarta tous les hommes qui étaient trop faibles ou trop maladifs pour porter les armes en cas d'attaque, et il les cantonna en divers points de l'intérieur où l'air était meilleur et les vivres plus abondants: pour leur protection et comme ouvrages de défense militaire de la colonie, il fit en même temps élever des forts qui reliaient entre eux San-Domingo et Isabella, c'est-à-dire le Nord et le Sud de l'île et qui devaient tenir en respect ses deux parties orientale et occidentale à chacune desquelles cette ligne de fortifications, fort bien combinée, faisait face de chaque côté.

Mais l'impatience, quelques insultes de la part des Espagnols, des punitions très-sévères infligées par eux dans la Vega Real, et des exigences outrées pour les tributs imposés, firent naître chez les Haïtiens un esprit de vengeance qui fut communiqué à leur cacique Guarionex, homme très-modéré cependant, par plusieurs autres chefs qui l'excitèrent à prendre les armes. La garnison du fort de la Conception fut presque aussitôt informée de ce projet qui devait avoir pour premier but l'enlèvement de ce fort, sa destruction et le massacre de ses soldats. Le point le plus difficile était d'en donner connaissance à l'Adelantado, car le fort fut bientôt bloqué. Une lettre portée par un Indien pouvait seule en fournir le moyen; mais les naturels envisageaient cet expédient avec terreur, persuadés qu'une lettre pouvait parler et les perdre; enfin, à force de présents, on en trouva un qui sortit du fort en se disant estropié et retournant dans ses foyers: la ruse réussit, on le laissa passer et il remit la lettre.

 

L'Adelantado partit comme la foudre, fondit à l'improviste sur les assiégeants, arrêta Guarionex de sa propre main, punit deux des instigateurs du complot, de la peine de mort, pardonna au reste, et termina cette affaire avec autant de vigueur dans l'action que de modération dans la vengeance. Il fit plus: apprenant que ce qui avait le plus excité Guarionex, avait été un outrage dont un Espagnol s'était rendu coupable envers sa femme, il infligea un châtiment public à l'Espagnol, et rendit la liberté au cacique qui s'attendait à perdre la vie. Cette clémence inespérée toucha sensiblement le cœur de Guarionex; son premier acte fut, alors, de rassembler ses sujets et de leur faire un discours à la louange des Européens. Il fut écouté avec beaucoup d'attention, et ses auditeurs, en signe d'assentiment, le prirent sur leurs épaules et le portèrent triomphalement jusqu'à son domicile. La tranquillité de la Vega fut, par là, rétablie pour quelque temps.

Fidèle à ses promesses, Behechio quelque temps après, fit informer Don Barthélemy que le tribut promis était prêt. Par les détails qui furent donnés, l'Adelantado comprit que les denrées annoncées excédaient de beaucoup celles qui avaient été convenues; il jugea donc devoir conduire lui-même vers ces parages, une caravelle qui y fut accueillie et fêtée avec enthousiasme. Les marins de ce navire s'accordèrent à dire n'avoir rien vu de si beau que ce pays qu'ils comparaient à un paradis, ni d'aussi aimable que ses habitants.

Behechio et Anacoana voulurent visiter la caravelle: Don Barthélemy alla les chercher pour leur en faire les honneurs. Quand ils quittèrent le rivage, une salve d'artillerie partit du bâtiment: ce bruit formidable, la fumée qui se déroulait majestueusement en rasant les flots, l'embrasement de la poudre qui, semblable à des éclairs, perçait cette fumée, tout frappa les insulaires d'épouvante. Anacoana s'évanouit en tombant entre les bras de l'Adelantado, et tous les autres visiteurs ou visiteuses se seraient jetés à l'eau, s'ils n'avaient été rassurés par ses paroles et par ses gestes affectueux.

L'admiration des insulaires se manifesta visiblement quand ils furent montés à bord, qu'ils y entendirent une musique guerrière, qu'ils virent l'intérieur entier du bâtiment, qu'ils s'en furent fait expliquer les détails, qu'ils eurent sous les yeux l'aspect des marins en grande tenue et pleins du respect qu'ils témoignaient à leurs chefs. Une collation élégante était servie à laquelle ils prirent part de la meilleure grâce du monde; ensuite, l'Adelantado s'offrit à leur faire faire une promenade au large sur le navire, et il se mit en mesure de se préparer pour l'appareillage. Quand tout fut disposé, il alla chercher ses invités et il monta sur le pont avec eux; mais au moment de mettre sous voiles, la ravissante Anacoana, avec cet air de nonchalance mêlé de bouderie qui a tant d'attraits chez les femmes de couleur de ces pays, s'approcha de Don Barthélemy et lui dit:

«Seigneur Adelantado, vous ne savez pas ce que pense mon frère, là-bas, dans ce coin; et je ne sais vraiment pas si je dois le communiquer à Votre Excellence!»

«Certainement, Princesse, répondit Don Barthélemy, et je dois le savoir!»

«Eh bien, puisque vous m'enhardissez, il faut que vous sachiez qu'il croit que vous voulez tous nous emmener à Isabella et nous y retenir prisonniers. Quant à moi, je n'ai aucune appréhension de cette sorte, et vous pouvez faire tout ce qu'il vous plaira, sans que j'en sois aucunement alarmée!»

«Mais n'a-t-il pas ma parole, et n'est-il pas mon invité?»

«Il est votre invité, c'est vrai, mais il n'a pas votre parole, car s'il l'avait, il n'aurait aucune inquiétude; croyez-le bien, seigneur Adelantado!»

«Eh bien, charmante princesse, veuillez lui dire que, par cela seul qu'il est mon invité, il a ma parole; mais puisqu'il la veut expressément, je la donne.»

«Il suffit,» dit Anacoana, en saluant de la main avec une grâce parfaite: un moment après, elle reparut avec Behechio qui riait comme un enfant, tant il était heureux d'être rassuré.

L'Adelantado était un marin consommé qui avait navigué une grande partie de sa vie; il est même des auteurs qui le citent parmi les hardis compagnons de Barthélemy Diaz, lorsque cet autre illustre navigateur fit, en 1486, la découverte si longtemps cherchée de la pointe méridionale de l'Afrique que nous connaissons sous le nom de cap de Bonne-Espérance. Il manœuvra avec un grand aplomb, au milieu d'un silence profond: l'ancre fut dérapée, les voiles furent présentées pour recevoir une brise douce, il fit avancer, tourner, revenir son bâtiment, comme si c'eût été un jeu; et, après deux heures d'évolutions, il ramena ses hôtes au lieu même d'où il était parti, comme si son navire avait été un immense être intelligent à qui il ne fallait que parler pour être obéi. C'est, en effet, le plus grand effort de l'esprit humain que d'avoir ainsi emprisonné les vents dans des toiles légères, et de les avoir fait servir, à force de science et d'audace, à dompter les mers et à exécuter les volontés de l'homme.

On revint à terre, mais il fallut bientôt songer à quitter ces pays délicieux, leurs aimables habitants, et la fascinante Anacoana, qui montra les plus vifs regrets. Don Barthélemy fut poli, affectueux, mais toujours austère; et si, comme l'affirment les écrivains contemporains, il quitta cette jeune et charmante princesse avec la stoïque froideur d'un Caton, il eut une retenue et une gloire dont on ne peut faire honneur à un grand nombre de capitaines qui se trouvèrent dans des positions aussi délicates. En prenant congé de Behechio, il lui dit qu'il avait fait le calcul de la quantité dont ce qu'il emportait excédait le tribut convenu, et que ce serait à déduire du prochain envoi. Il fit des présents sans nombre à Anacoana, il l'assura que son souvenir resterait éternellement gravé dans son esprit; et il les quitta tous les deux sur la plage où il s'embarqua, en les saluant avec sa dignité accoutumée et en leur faisant, de la voix et de la main, de nouveaux adieux à mesure qu'il s'éloignait: à l'instant de perdre le rivage de vue, il fit un dernier salut avec son artillerie, et il disparut.

Nous sera-t-il permis de dire, ici, que notre carrière maritime nous avait mis à même, à l'âge de vingt-deux ans, de visiter le sol des quatre parties du monde, que, lors de l'expédition de Saint-Domingue ordonnée, en 1802, et qui fut suivie de tant de calamités, nous avons aussi parcouru les lieux gouvernés, trois cents ans auparavant, par Behechio. Hélas! dans les temps agités du séjour que nous y fîmes, retrouver rien qui pût nous rappeler ce cacique et son aimable sœur, était de toute impossibilité! Nous n'en avons pas moins jeté aux vents les doux noms d'Anacoana et de l'Adelantado, mais à peine si les échos attristés de contrées alors si bouleversées, purent seulement les répéter!

Pendant que par cet heureux mélange de vigueur, de modération, de justice, de prudence et d'abnégation, le frère de Colomb apaisait les insurrections, gagnait des amis à la cause espagnole, et travaillait à la colonisation de cette île magnifique sur la meilleure base possible, les factions fermentaient à Isabella, et elles s'y développaient sous l'influence d'un nommé Francisco Roldan, que la protection du vice-roi avait progressivement élevé au rang d'alcade-major ou de chef de la justice dans la colonie. Quand Colomb partit pour détruire, par sa présence, les imputations d'Aguado, Roldan crut que son crédit n'y résisterait pas, et il voulut profiter de cette chute présumée. Il chercha donc à préparer son avènement au pouvoir suprême dans la colonie en annonçant, comme chose certaine, la disgrâce prochaine du vice-roi, en critiquant tous ses actes, et en représentant ses frères comme des parvenus, comme des étrangers qui ne pouvaient porter aucun intérêt au bien du pays, qui même, se servaient des Espagnols pour les surcharger de travaux, et pour faire bâtir, par leurs mains, des forteresses, afin de s'y mettre en sûreté, eux et les richesses qu'ils extorquaient des caciques. Lorsque ces idées eurent germé dans les esprits, il ne lui restait plus, pour saisir l'autorité, qu'à faire assassiner l'Adelantado afin de se substituer à sa place; ce fut, en effet, le projet auquel il s'arrêta; mais il fallait une occasion favorable pour l'exécuter, et il était difficile de la trouver avec un homme aussi actif, aussi vigilant que Don Barthélemy.