Za darmo

Vie de Christophe Colomb

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

La reine Isabelle, toujours magnanime, ne se contenta pas de lui en faire témoigner ses regrets, elle fit équiper trois bâtiments dont elle lui donna le commandement pour aller, au plus vite, retrouver son frère bien-aimé; on mit sur ces bâtiments des approvisionnements en tous genres, on pressa leur armement, et Barthélemy mit sous voiles; mais hélas! en arrivant à Isabella, il apprit que le vice-roi venait d'en partir: craignant alors de ne pas le rencontrer en mer faute de données positives, il prit la résolution de rester dans la nouvelle colonie, jusqu'au retour de l'expédition.

Ce jour arriva; quel navrant spectacle pour Barthélemy que la vue de ce corps presque inanimé dans lequel il avait peine à reconnaître celui dont il attendait l'arrivée avec tant d'anxiété! Ce furent alors lui et Diego qui prirent la haute main dans la direction de la santé d'un malade si cher, qui ne le quittèrent pas une seule minute et qui eurent enfin le bonheur de voir ses yeux se rouvrir à la lumière, et ses sens revenir progressivement.

Si la présence de Barthélemy fit l'effet d'un baume salutaire sur la santé du vice-roi, elle apporta aussi de grands soulagements à son esprit, car il apprit bientôt que la colonie avait besoin d'une main plus ferme que celle de Diego qui était un excellent homme, mais dont le caractère le portait plus exclusivement aux occupations de la science qu'au gouvernement d'un pays. Barthélemy était également fort instruit, mais il était actif, résolu; et son physique vigoureux, sa taille élevée, son air d'autorité secondaient merveilleusement ces qualités. Généreux, affable même et bienveillant à l'occasion, il tempérait par là une sorte de rudesse qui pouvait lui faire beaucoup d'ennemis; enfin, il entendait parfaitement ce que l'on nomme les affaires; mais il n'avait pas ce liant, cette fleur exquise d'urbanité, cette bonté inépuisable, ce maintien grave et digne que la nature avait ajoutés à tous les dons qu'elle avait prodigués à Christophe Colomb, qui, simple fils d'un ouvrier et ayant passé vingt des premières années de sa vie parmi les hommes qui se piquaient le moins de science ou de politesse, était aussi bien placé dans les salons des grands ou des rois et dans les assemblées des savants que sur le pont d'un bâtiment.

Mais racontons ce qui s'était passé à Isabella depuis le départ du vice-roi. Pedro-Marguerite, à qui Colomb avait donné l'ordre de faire une tournée militaire dans l'île, était effectivement parti avec la plus grande partie des troupes, et il avait laissé Ojeda dans sa forteresse de Saint-Thomas. Mais, au lieu de chercher à reconnaître les points essentiels du pays, il se répandit dans la plaine, s'y établit dans les villages les plus hospitaliers ou les plus peuplés, et se livra, lui et les siens, à une conduite licencieuse et oppressive qui excita bientôt la haine et l'indignation des naturels. Diego en fut informé, il rassembla la junte, et, au nom du conseil qui la composait, il écrivit à Pedro-Marguerite, lui fit des reproches et lui ordonna de poursuivre sa tournée ainsi que l'avait ordonné le vice-roi.

Pedro répondit d'un ton arrogant, qu'il était indépendant à l'égard de son commandement, et qu'il n'avait aucun compte à rendre ni à la junte ni à don Diego. Il fut même soutenu dans son insubordination par une sorte de parti aristocratique qui s'était formé des gentilshommes les plus entichés de leur noblesse, et qui, dans leur orgueil alors poussé très-loin à cet égard en Espagne, affectaient de faire fort peu de cas de l'élévation rapide et récente de Diego, et de considérer le vice-roi et ses frères comme des étrangers parvenus. Le moine Boyle, qui commençait à être très-fatigué de vivre dans ce qu'il appelait un sauvage désert, n'avait pas craint de paraître approuver ces procédés si blâmables, et même de faire éclater de l'hostilité contre la personne de Christophe Colomb.

Il poussa l'insolence jusqu'à monter une cabale avec Pedro, et ils eurent l'audace, sans consulter ni Diego ni les autres membres de la junte, de s'emparer d'un des navires mouillés dans le port et de partir pour l'Espagne, où ils pensèrent qu'étant tous les deux personnellement connus du roi et protégés par lui, il leur serait facile de se justifier de cette infraction si grave à leurs devoirs militaires ou religieux, en mettant sous ses yeux l'état fâcheux de la colonie et en accusant Colomb et son frère Diego de tyrannie et d'oppression.

Le départ de Marguerite laissant ses soldats sans chef, ceux-ci se dispersèrent par bandes et se livrèrent à toutes sortes d'excès. Les indigènes, quand ils virent l'hospitalité qu'ils avaient d'abord accordée avec tant de prévenance, si mal récompensée, se refusèrent à porter dorénavant des vivres aux Européens qui furent dans la nécessité d'en obtenir par la ruse ou par la violence. Les naturels devinrent alors leurs ennemis déclarés, et toutes les fois qu'ils pouvaient s'emparer d'un Espagnol, ils le tuaient; il y eut même un chef nommé Guatiguana, qui en fit périr dix dans son village, incendia une maison qui en contenait quarante de malades, et fit le siége d'une petite forteresse récemment bâtie, appelée Sainte-Madeleine, dont le commandant n'eut d'autre parti à prendre que de s'y renfermer pour s'y défendre et pour attendre des renforts.

Mais le plus redoutable ennemi des Espagnols était Caonabo, ce cacique caraïbe dont il a déjà été question dans les tristes événements de La Navidad, et dont nous avons parlé plus récemment à propos de l'érection du fort Saint-Thomas, lequel, bâti presque dans ses dominations, lui avait inspiré de vives inquiétudes. Il savait qu'Ojeda, qui commandait le fort, n'avait que cinquante hommes sous ses ordres; et, voyant le corps d'armée de Marguerite détruit, il crut le moment favorable pour recommencer la scène cruelle de La Navidad; mais, quoiqu'il eût l'appui de trois de ses frères, tous aussi entreprenants, aussi vindicatifs que lui, et de dix mille guerriers indiens, il allait avoir à lutter contre un commandant qui ne se laissait pas facilement intimider.

Ojeda était en effet un homme opiniâtre et décidé, de la trempe de ceux qui firent, plus tard, la conquête du Mexique et du Pérou, et qui avait vu de très-près plusieurs des phases les plus sanglantes de la guerre contre les Maures; toujours il s'y était distingué, et, dans toutes ces batailles, dans tous les duels que son caractère enflammé lui suscitait, jamais il n'avait été blessé. Selon l'esprit religieux de l'époque, il portait sur lui une image de la vierge Marie sous la protection spéciale de qui il s'était placé, et il avait la persuasion intime que cette précieuse image le rendait invulnérable; on le voyait, dans ses marches, s'arrêter quelquefois, mettre au jour son talisman, le fixer contre un arbre et dévotement faire ses prières en le contemplant. Il ne jurait que par la Vierge; il l'invoquait en toute occasion; sous son égide, il n'y avait aucun danger qu'il ne fût disposé à braver.

Caonabo, ni ses trois frères, ni ses dix mille guerriers ne purent rien contre un tel homme; ce fut en vain qu'ils firent le siége de la forteresse pendant trente jours, ce fut en vain qu'Ojeda et sa garnison furent réduits à la plus grande détresse, rien n'affaiblissait leur courage; presque tous les soirs, ils faisaient des sorties où ils tuaient les plus braves guerriers du cacique; aussi, fatigué de l'inutilité de ses efforts, Caonabo se retira, emportant la plus haute idée de la vaillance d'Ojeda.

Toutefois, l'astucieux cacique ne renonça pas à ses projets de vengeance ou d'ambition; à peine rentré dans le lieu de sa résidence habituelle, il chercha à ourdir quelque trame contre les Européens; il s'appliqua à former une ligue avec quatre autres caciques des districts les plus voisins: c'étaient Guarionex, qui gouvernait la plus grande partie de la plaine dite Royale; Guacanagari, celui-là même qui avait enlevé la belle Catalina, et qui régnait sur le district appelé Marion dans lequel avait été construite la forteresse de La Navidad; Behechio, qui dominait à Xaragua, et Cotabanama, qui avait sous sa dépendance le domaine de Higuey occupant presque toute la partie orientale de l'île jusque-là peu visitée par les Espagnols. Trois de ces caciques, pleins de ressentiments contre les étrangers, entrèrent d'abord dans les projets de Caonabo; mais Guacanagari, qui était celui sur lequel il comptait le plus, fut parmi les deux opposants. Non-seulement il se refusa aux instances qui lui furent faites pour l'y engager, mais il informa les Espagnols de ces projets et il se chargea d'entretenir cent d'entre eux sur son territoire, et de subvenir à leur alimentation avec son ancienne générosité. Behechio, courroucé, tua une de ses femmes qu'on supposa être cette belle Catalina qui, après s'être jetée à la nage à La Navidad, s'était passionnément jetée dans ses bras; Caonabo lui en enleva une autre qu'il retint en captivité; mais rien ne put ébranler sa fidélité, et, comme c'étaient ses domaines qui étaient contigus à la colonie d'Isabella, les projets hostiles des autres caciques ne purent avoir un effet immédiat.

Tel était l'état critique de l'établissement européen lors du retour du vice-roi; Guacanagari se rendit auprès de lui dès qu'il eut été informé de son arrivée, car son cœur était reconnaissant de l'indulgence que Colomb lui avait témoignée lors de sa visite à bord de la Santa-Clara où il s'était fort bien aperçu que tout le monde était exaspéré contre lui, et qu'on avait engagé le grand-amiral à se saisir de sa personne. Dans sa nouvelle entrevue avec Colomb, il chercha à dissiper tous les anciens nuages; et, soit que sa conduite ait été précédemment coupable ou non, soit qu'il crût dans ses intérêts de ne pas se liguer avec Caonabo, il révéla les confidences intimes qu'il avait reçues de lui, et il s'offrit à conduire ses sujets dans les rangs des Espagnols et à combattre avec eux. Le vice-roi parut convaincu de sa bonne foi; ce n'était pas le moment de réveiller d'anciens griefs et il accepta ses offres, mais avec la pensée de s'assurer de leur sincérité.

 

Colomb, dont la santé se rétablissait peu à peu, considérait alors la confédération des caciques comme ayant peu de consistance à cause de leur inexpérience des choses de la guerre ou de la politique; il était d'ailleurs trop faible pour entrer résolument en campagne lui-même; Diego étant peu militaire de sa personne, il ne pouvait penser à lui donner le commandement des troupes; quant à Barthélemy, il était trop récemment arrivé, trop peu connu et trop jalousé, pour qu'il lui confiât un poste aussi important. Cependant, il le nomma Adelantado, c'est-à-dire lieutenant-gouverneur, afin d'avoir une occasion de le mettre parfois en évidence.

Ne pouvant donc attaquer les Indiens de front et avec une vigueur spontanée, il s'attacha à les prendre en détail. Il commença par envoyer des secours au fort Sainte-Madeleine; il fit poursuivre Guatiguana qui avait incendié la maison contenant quarante Espagnols malades, et il ordonna que son pays fût ravagé. Plusieurs des guerriers de ce petit chef furent tués, mais il se déroba à la vengeance des Européens par une prompte fuite. Comme il était tributaire de Guarionex, souverain de cette portion de la Plaine Royale, on expliqua à celui-ci que ce n'était pas à sa puissance ni à lui qu'on en voulait, mais qu'il s'agissait seulement de venger un horrible attentat. Guarionex était un homme paisible qui ne demandait pas mieux que d'avoir un prétexte honnête de rester neutre; le vice-roi, pour le maintenir dans cette disposition favorable, négocia, avec l'habileté qui lui était particulière, le mariage d'une des filles de ce même cacique avec l'insulaire de San-Salvador qui avait été baptisé en Espagne sous le nom de Diego, et qui, dévoué au grand-amiral, avait renoncé à retourner dans son île pour rester avec les Espagnols. Par suite de ce mariage, Colomb obtint de Guarionex son assentiment pour bâtir, au milieu de ses domaines, une forteresse qui reçut le nom de la Conception.

Ce succès partiel et quelques autres prouvèrent combien la présence d'un homme peut contribuer à l'amélioration d'affaires chancelantes, et avec quelle énergie mêlée de prudence, le vice-roi réparait les fautes commises pendant son voyage; mais le but essentiel n'était pas atteint, car tant que Caonabo aurait le pouvoir de nuire à la colonie, il n'y avait à espérer aucune sécurité. Colomb était fort préoccupé de cette idée, lorsque s'en entretenant avec Ojeda qu'il avait mandé auprès de lui, ce jeune et vaillant guerrier aborda le cœur même de la question, et, allant droit au but, lui dit qu'il ne demandait que dix hommes déterminés, choisis de sa main, et qu'il s'engageait, sous serment fait à sa patronne, la vierge Marie, d'amener le cacique, soit de gré, soit captif, à la ville d'Isabella, mais qu'il demandait carte blanche en tout et pour tout.

«Je vous donne toute latitude, lui répondit Colomb ravi de cette proposition inattendue, parce que je sais que vous êtes un homme d'honneur, et que si vous connaissez les lois et les ruses de la guerre, vous savez aussi qu'il ne faut pas compromettre la réputation de votre chef, et que vous ne devez, même envers un ennemi aussi perfide que Caonabo, prendre, soit en mon nom, soit au vôtre, aucun engagement que ni vous ni moi ne puissions tenir.»

Et puis, sur un geste d'assentiment d'Ojeda, il ajouta, comme en se parlant à lui-même: «Heureux les hommes qui se sentent en eux assez de résolution, de confiance et d'habileté, pour faire réussir d'aussi périlleuses entreprises; et plus heureux encore les chefs lorsqu'ils ont de tels hommes pour les seconder!»

Ojeda fut on ne peut plus sensible à un compliment aussi flatteur, et il dit en s'inclinant avec une respectueuse reconnaissance:

«Seigneur vice-roi, nul, plus que Votre Altesse, n'a le droit de parler de résolution, de noble confiance en soi et d'habileté; aussi, quoi que je puisse faire, je resterai toujours fort au-dessous des nobles exemples que vous en avez donnés à l'univers, et dont tous les jours nous sommes les témoins!»

Ojeda partit avec dix cavaliers bien montés; après un trajet de 60 lieues, il se montra, sans crainte, au milieu d'un gros village où résidait le cacique, et il l'aborda en lui disant qu'il venait traiter avec lui d'une affaire fort importante. L'agilité, l'air ouvert, la force musculaire d'Ojeda, son adresse dans tous les exercices charmèrent Caonabo qui se sentit disposé à l'écouter favorablement. Notre jeune guerrier désirait l'emmener à Isabella; il employa toute son éloquence pour y parvenir, lui disant que s'il y allait de bonne grâce, il trouverait le vice-roi très-disposé à faire avec lui un traité qui lui serait fort avantageux. Ces moyens oratoires ne réussissant pas, Ojeda lui parla de la cloche de la chapelle espagnole qui faisait l'admiration de tous les insulaires. Quand elle sonnait pour la messe ou pour les vêpres, les Haïtiens avaient remarqué que les Européens accouraient vers la chapelle, ou si c'était pour l'Angélus, qu'ils s'arrêtaient sur le champ, interrompaient leurs travaux, ôtaient leurs chapeaux, et priaient. Ils s'imaginaient que cette cloche avait un pouvoir mystérieux, ils ne se lassaient pas de l'écouter, ils admiraient comme le bruit de ses battements traversait l'espace et résonnait majestueusement dans les forêts voisines; ils croyaient enfin qu'elle venait du Turey ou du ciel, qu'elle avait le don de parler aux hommes, de s'en faire obéir; et lorsque Ojeda eut dit à Caonabo qu'elle serait le prix du traité, celui-ci qui en avait fort entendu vanter les merveilles, ne put résister à la tentation de la posséder, et il se montra décidé à partir.

Le jour fut fixé; mais Ojeda fut très-surpris de voir une armée d'Indiens se présenter pour accompagner Caonabo; aussi fit-il l'observation que c'était beaucoup d'appareil pour une visite purement amicale. Le cacique répondit qu'un prince comme lui ne pouvait pas faire moins pour sa dignité et pour les convenances. Ojeda craignit quelque sinistre projet; pour déjouer les intentions présumées de Caonabo contre lui ou contre la colonie d'Isabella, il eut recours à un stratagème qui paraît ressembler à une fable, mais qui est rapporté par tous les historiens contemporains, et qui, d'ailleurs, rentre dans le caractère aventureux du chef de l'entreprise, et dans les idées des ruses de guerre habituelles aux Indiens quand ils ont des différends ou des démêlés, et qu'ils sont en état d'hostilité.

Comme l'armée s'était arrêtée vers la fin du voyage près d'une petite rivière appelée Yegua, Ojeda montra avec une sorte d'affectation une paire de menottes en acier si parfaitement poli qu'elles étaient plus brillantes que de l'argent, et il dit à Caonabo que c'était un ornement porté par les monarques castillans dans les grandes cérémonies. Le guerrier indien les regarda avec convoitise, et Ojeda se montra disposé à les lui offrir en présent; mais il ajouta qu'il fallait, pour s'en parer, une sorte de purification qui consistait en un bain pris dans la rivière, après quoi, il le ferait monter en croupe sur son cheval; que là, il le décorerait de ce bijou précieux qu'il lui attacherait aux poignets, et qu'ensuite il le ferait passer devant ses sujets qui seraient rangés en ligne pour le voir et l'admirer.

Le cacique, ébloui de l'éclat de ces menottes, et charmé de se montrer à ses guerriers dans l'appareil d'un souverain espagnol et monté sur un de ces beaux animaux tant admirés par ses compatriotes, consentit à tout; mais à peine fut-il sur le cheval, et eut-il une menotte passée à chaque poignet que, le saisissant vigoureusement par les mains, Ojeda réunit les deux menottes, les ferma, et, suivi de sa troupe, prit un temps de galop forcé, emmenant Caonabo captif derrière lui. Arrivés à bonne distance dans une forêt, le cacique fut lié avec des cordes; et ce fut avec Caonabo attaché derrière lui qu'Ojeda fit son entrée à Isabella.

Le fier Indien se présenta devant Colomb avec un maintien orgueilleux; il n'essaya même pas de se justifier de la part qu'il avait prise au massacre de La Navidad; il alla jusqu'à se vanter d'être venu secrètement à Isabella pour reconnaître la place et dresser un plan de destruction; mais quant à Ojeda, il ne lui montra aucune rancune de la ruse qu'il avait employée pour se rendre maître de lui, convenant qu'elle était dans les lois de la guerre, et la regardant comme un des stratagèmes les plus habiles et les mieux imaginés, à tel point que lorsque le vice-roi entrait dans sa prison, et que tout le monde se levait et le saluait, lui restait immobile et dédaigneux; mais quand il voyait Ojeda, il disait que c'était là l'homme qui avait osé se rendre dans le cœur de ses États pour mettre la main sur sa personne, et il n'y avait pas de marques de respect qu'il ne lui témoignât.

Plus Colomb était frappé de cet héroïsme naturel, plus aussi il trouvait prudent de maintenir cet ennemi si dangereux en captivité: il le tint donc renfermé, mais en le traitant avec tous les égards, avec toute la douceur possibles, jusqu'à ce qu'il pût l'envoyer en Espagne. Cependant, un des frères de Caonabo rassembla des Indiens pour essayer de s'emparer du fort Saint-Thomas par un coup de main, espérant ainsi faire des prisonniers et obtenir, par échange, la liberté du cacique; mais l'infatigable Ojeda, averti à temps, prévint cette attaque, se lança avec quelques cavaliers au milieu des ennemis, en tua un grand nombre, dispersa ces guerriers et fit beaucoup de prisonniers, au nombre desquels se trouvait celui des frères de Caonabo qui était le chef de cette entreprise.

À l'arrestation du cacique se joignit un autre événement qui répandit une grande joie dans la colonie: ce fut l'arrivée de quatre bâtiments venant d'Espagne, sous le commandement de ce même Antonio de Torres à qui le vice-roi avait confié les navires qui lui étaient devenus inutiles à Isabella pour les ramener en Europe, après qu'il en eut débarqué les hommes et la cargaison destinés pour la colonie. Il y avait à bord un médecin, un pharmacien, des ouvriers de diverses professions, et, en particulier, des meuniers, des laboureurs; enfin, il s'y trouvait beaucoup d'approvisionnements de toutes sortes. Antonio de Torres remit, en outre, à Colomb une lettre des souverains espagnols, où l'approbation la plus complète était donnée à tous ses actes, et par laquelle il était informé que quelques différends qui s'étaient élevés entre les cours d'Espagne et de Portugal, au sujet de la délimitation finale de leurs prétentions réciproques en fait de découvertes, étaient sur le point d'être aplanis. Enfin, il était invité à retourner en Europe pour assister à la conférence qui devait être tenue pour cet objet, ou au moins à envoyer quelqu'un qui pût dignement l'y représenter.

Le vice-roi résolut de faire repartir ces bâtiments; il y fit porter tout l'or qu'il avait pu recueillir, beaucoup de plantes, d'arbustes, de végétaux précieux, et il ordonna que ses prisonniers, au nombre de cinq cents, y fussent embarqués pour être vendus à Séville comme esclaves. Il est facile, aujourd'hui, de condamner une telle mesure et de prendre fait et cause contre cet outrage fait à l'humanité: on se laisse même entraîner si loin à cet égard que, parmi les écrivains qui ont blâmé cet acte, il s'en trouve un d'un très-grand mérite assurément, mais qui appartient à une nation se disant très-libre, fort éclairée, justifiant, d'ailleurs, cette bonne opinion d'elle-même sous beaucoup de rapports, mais chez laquelle l'esclavage de la race africaine existe encore aujourd'hui et est maintenu avec une extrême opiniâtreté. Il faut, cependant, pour bien juger cette mesure, se reporter à l'époque où elle fut prise, et penser qu'alors rien n'était si commun, ni considéré comme plus naturel que de voir les Maures captifs, vendus en Espagne comme des esclaves, et les chrétiens être tous mis en servitude chez les puissances barbaresques lorsque le sort des armes les livrait entre leurs mains, ou que, seulement, ils devenaient la proie des pirates, des corsaires, des bandits qui infestaient la Méditerranée, et qui poussaient l'audace jusqu'à venir débarquer sur les côtes européennes pour y faire des prisonniers.

Colomb comprenait fort bien, pourtant, la portée de l'accusation lancée contre ses découvertes, lorsqu'on disait qu'elles coûtaient beaucoup et qu'elles ne rapportaient rien. On ignorait, alors, qu'il ne peut qu'en être ainsi de tous les établissements coloniaux; que pour les faire progresser, pour leur faire acquérir une grande valeur, il faut beaucoup d'argent, beaucoup de soins, beaucoup de patience; que ce n'est qu'à ce prix que l'on peut fonder des colonies prospères, et qu'enfin ce n'est que longtemps après, qu'elles peuvent rendre, et au centuple, les frais qu'elles ont occasionnés. Le vice-roi voulait donc, par la vente de ces prisonniers quelque répréhensible qu'elle puisse être aujourd'hui, faire rentrer au trésor une partie des sommes que coûtaient les armements exécutés pour ses expéditions, et, par là, atténuer les critiques que l'on faisait de ses projets que, faute de l'expérience de ces choses, ses amis eux-mêmes n'étaient pas en mesure de repousser.

 

Cependant, sa santé était revenue; l'arrestation de Caonabo, l'arrivée d'Antonio de Torres, tout concourait à mettre la joie dans le cœur des Espagnols, à rétablir complétement Colomb, et il hâtait les préparatifs du départ des quatre bâtiments, lorsque Guacanagari vint l'informer qu'un autre frère de Caonabo, nommé Manicaotex, ayant joint ses forces à celles des deux caciques qui avaient voulu faire cause commune entre eux, marchait vers Isabella pour y livrer un grand assaut. Colomb préférant aller au-devant d'eux que de les attendre, partit lui-même avec toutes ses troupes; mais auparavant, il expédia ses navires, et ce fut Diego, son frère, qu'il envoya pour le représenter dans la conférence projetée entre les Espagnols et les Portugais.

Qu'il nous soit permis ici de faire une réflexion: Colomb allait atteindre sa soixantième année; il avait beaucoup d'ennemis; il était étranger; la noblesse lui avait été conférée ainsi qu'à son frère Diego; or, ces titres de Don Cristoval (Don Christophe) et de Don Diego dont ils avaient été récemment gratifiés, les dignités de vice-roi et de grand-amiral dont il jouissait, la haute faveur que lui manifestaient les souverains espagnols, toutes ces causes lui suscitaient un grand nombre d'envieux: d'ailleurs, il avait certainement assez fait pour sa gloire; eh bien! lorsqu'il recevait une invitation de retourner en Espagne pour régler un grand différend international, il eût été sage et prudent qu'il saisît cette excellente occasion de quitter le théâtre où son génie devait jeter encore de vives lueurs, mais aussi avoir quelques éclipses, et qu'il se reposât, après tant de travaux, dans l'existence la plus honorable qu'il soit donné à un homme de posséder. L'illustration qu'il avait acquise par ses découvertes, pouvait difficilement être augmentée par quelques services subséquents quelque signalés qu'on puisse les supposer, et il se fût épargné bien des peines, bien des soucis, bien des malheurs! Mais, ainsi sont faits les hommes; il est rare qu'ils sachent s'arrêter ou se modérer, et ils finissent, presque toujours, par être entraînés plus loin qu'ils ne devraient aller!

Nous n'entendons pourtant pas blâmer Colomb d'avoir livré bataille à Manicaotex; son devoir était tracé: il devait, comme il le fit si noblement, prendre le commandement en personne; mais il aurait pu retenir ses bâtiments jusqu'après l'issue du combat, et, ensuite, se rendre aux vœux de ses souverains; rien, selon nous, n'était plus dans les intérêts de sa gloire et de son bonheur, que de faire alors ses adieux au Nouveau Monde, d'aller mener en Espagne la vie d'un philosophe, et de s'y faire admirer comme le savant le plus éclairé, l'homme le plus illustre de la chrétienté.

N'omettons pas de mentionner que la recommandation la plus importante que fit Colomb à Don Diego, fut de s'attacher minutieusement à bien exposer, en Espagne, l'odieuse conduite des infâmes Boyle et Pedro Marguerite, et à réfuter les calomnies qu'ils devaient avoir déversées sur la colonie et sur lui.

Le vice-roi entra en campagne avec deux cents fantassins et vingt cavaliers à la tête desquels se trouvait Ojeda. Il y avait aussi vingt chiens d'une force prodigieuse, très-redoutés des Indiens contre qui ces féroces animaux avaient une sorte d'aversion naturelle. Pour prouver sa fidélité, Guacanagari se joignit aux Espagnols avec les guerriers de son domaine.

Ce fut le 27 mars 1494 que Colomb, secondé par son frère Barthélemy agissant dans ses fonctions d'Adelantado, partit d'Isabella et s'avança rapidement vers ses ennemis qui étaient rassemblés dans la Plaine Royale près du lieu où, depuis lors, la ville de Santiago a été bâtie, et qui, quoiqu'au nombre, peut-être exagéré, qu'on a évalué être de cent mille hommes, furent ébranlés dans la confiance qu'ils avaient montrée jusque-là, en voyant l'intrépidité avec laquelle Colomb s'avançait vers eux. Sans perdre de temps, le vice-roi fit commencer l'attaque. L'Adelantado, avec son impétuosité caractéristique, entraîna à sa suite l'infanterie massée par petits détachements qui firent feu presque à bout portant de la manière la plus efficace: le bruit des tambours, les fanfares des trompettes retentirent avec fracas, et les Indiens commencèrent à plier. Le bouillant Ojeda arriva alors avec ses cavaliers, le sabre au poing, et fit un carnage effroyable; les chiens furent aussi lancés, ils terrassaient les ennemis en leur sautant à la gorge, et puis ils leur déchiraient les entrailles; en un mot, la déroute fut totale et la victoire fut complète.

Le vice-roi poursuivit son triomphe en faisant une tournée militaire dans les contrées voisines, qu'il soumit à sa domination et où il imposa divers tributs ou diverses redevances qui devaient être acquittés en or ou en coton. Plusieurs forteresses furent élevées dans les endroits les plus convenables, et la bataille, recevant le nom du lieu où elle avait été livrée, fut appelée bataille de la Vega Real ou de la Plaine Royale.

Cette lutte, cette bataille, ce sang versé, sont sans doute déplorables, mais c'était une conséquence forcée de la situation. En effet, du moment où ces beaux pays étaient découverts, il devenait de toute impossibilité que le bon accord entre les Européens et les naturels durât toujours, et que les habitants restassent éternellement plongés dans la paresse et dans l'idolâtrie; il était également impossible que les richesses territoriales en demeurassent à jamais inexploitées; il ne se pouvait pas, enfin, que les habitants continuassent à y être exposés aux incursions, au brigandage, à l'anthropophagie des Caraïbes qui les tenaient dans des alarmes continuelles. Nous ne nous dissimulons pas tous les maux qui leur ont été apportés par la domination européenne, mais nous avons beau y réfléchir, nous n'imaginons pas comment les choses auraient pu se passer autrement.

Toute oppression, cependant, amène nécessairement une réaction quelconque: aussi vit-on les Haïtiens, désabusés de l'idée de résister par la force, avoir recours à la ruse; et, sachant que la nourriture des Espagnols dépendait presque totalement de leurs cultures, ils détruisirent leurs champs de maïs, dépouillèrent les arbres de leurs fruits, fouillèrent leurs plantations de manioque pour les arracher, et allèrent se cacher dans leurs montagnes.

À leur tour, les Espagnols presque affamés, les poursuivirent dans leurs retraites, les pourchassèrent comme des bêtes fauves, et firent expier à un grand nombre le préjudice, pourtant bien naturel, qu'ils éprouvaient. Ces malheureux n'eurent donc plus de ressources que de se rendre, de se soumettre au joug et de travailler. Telle fut enfin la terreur inspirée par les Espagnols, qu'un seul d'entre eux, avec son fusil sur l'épaule, aurait pu marcher, circuler dans toute l'île, et trouver des naturels prêts à le transporter sur leurs épaules quand il le jugeait convenable, ou qu'il était fatigué. Tristes et pénibles conséquences d'un commencement d'occupation, et qui si, comme nous le croyons, elles sont inévitables, suffiraient peut-être pour détourner d'en jamais entreprendre!