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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Un beau matin, le ciel était d'azur, la brise modérée, la mer comme une glace; les îles dont ces eaux sont parsemées n'avaient jamais étalé de plus riante verdure, n'avaient jamais exhalé plus de parfums; et tous nos regards étaient vers l'horizon. – «Navire!» s'écrie la vigie. – «Navire!» répond spontanément l'équipage entier, comme un fidèle écho! – «Quatre navires!» ajoute presque aussitôt la vigie. Chacun veut les voir, on se précipite dans les haubans; mais ce n'était plus quatre; on en voyait déjà, disait-on, quinze, trente, cinquante! Nos lunettes firent justice de l'exagération; vingt-cinq furent bien comptés, c'était le nombre attendu: ainsi, il n'y avait plus à en douter; l'ivresse était générale.

Les quatre premiers navires aperçus étaient les éclaireurs du convoi, qui faisaient voile, vent arrière, sur nous. Ces quatre bâtiments ne purent pas nous voir sans soupçonner que nous fussions ennemis; ils tinrent le vent pour rallier le corps du convoi, à qui ils firent des signaux et qui tint le vent également pour chercher à nous fuir. Nous leur appuyâmes alors la chasse la mieux conditionnée qu'on puisse imaginer; nous les gagnâmes, et, vers six heures du soir, nous étions en mesure de donner au milieu d'eux. L'amiral mit en panne et fit le signal de passer à poupe. Il s'entretint alors quelque temps, au porte-voix, avec M. Bruillac, qui lui dit ces paroles électriques: «C'est le jour de la gloire et de la fortune!» et pourtant M. Linois donna pour dernier ordre d'être disposé à n'attaquer le convoi que le lendemain matin!

La physionomie bouleversée de nos matelots, leur silence respectueux, mais glacial, indiquèrent qu'ils auraient préféré, de beaucoup, attaquer immédiatement; cependant leur moral se remonta pendant la nuit. M. Vrignaud avait plus directement blâmé ce retard à bord du Marengo, car il avait dit avec véhémence à l'amiral lui-même: «Tombons fièrement au milieu d'eux; il n'y a pas de nuit qui tienne, et feu des deux bords!»

Au point du jour, même beau temps; l'amiral hissa ses couleurs; chacun de nous, les nôtres, et, d'un air guerrier, nous nous avançâmes majestueusement vers les Anglais; mais ceux-ci n'étaient plus intimidés comme la veille. Ils avaient employé la nuit à monter leurs canons, à les préparer, à disposer leurs bâtiments, et, comme ils s'étaient rendus en Chine en temps de paix, avec de faibles équipages qu'ils n'avaient pu y augmenter, ils dégarnirent dix-sept vaisseaux de leur convoi de presque tous les matelots, et ils portèrent, sur les huit plus forts, tout ce qu'ils pouvaient avoir d'hommes robustes, d'armes, de munitions. Ces huit vaisseaux soutinrent vaillamment le choc. Il n'est pas probable qu'ils eussent pu lutter longtemps contre les efforts persévérants de la division; toutefois la question ne put être matériellement décidée; car, après quelques volées, l'amiral quitta le champ de bataille, avec ordre, au reste de la division, d'imiter ses mouvements.

Les huit vaisseaux de la Compagnie n'en montrèrent que plus d'audace, et ils osèrent nous chasser pendant notre retraite; mais, inférieurs en marche, ils se virent bientôt contraints de nous abandonner, ce qu'ils ne firent pourtant pas sans nous envoyer une dernière et insolente volée de leur artillerie, que les journaux anglais ont publié, depuis, avoir été chargée avec du sucre candi!

Telle fut la fin déplorable d'une tentative qui assombrit pour longtemps nos marins, qui acheva d'aigrir le général Decaen, qui jeta une teinte de ridicule sur nos subséquentes opérations, qui agit sur les conceptions futures ou sur les décisions de l'amiral, et qui indisposa vivement le ministre de la Marine et l'empereur. Les officiers de la division en furent consternés; l'âme généreuse, elle-même, de notre noble camarade Delaporte, ne put trouver un mot de justification sur le funeste délai d'une nuit; enfin nous en souffrîmes tous; en mon particulier, je sus plus tard, par ma correspondance avec M. de Bonnefoux, que, s'il y avait eu succès, j'aurais été, à peine âgé de vingt-deux ans, nommé lieutenant de vaisseau.

L'Angleterre, au contraire, poussa des cris de joie; M. Dance, capitaine d'un des vaisseaux du convoi, et qui y exerçait le commandement supérieur, comme s'y trouvant le plus ancien des capitaines de la Compagnie, reçut un million de récompense; et ses compatriotes, faisant allusion au nombre assez considérable de matelots asiatiques qu'il devait avoir, renouvelèrent pour lui le mot fameux d'Iphicratès: «Qu'une armée de cerfs, commandée par un lion, est plus redoutable qu'une armée de lions commandée par un cerf»; mais ne nous appesantissons pas davantage sur ce douloureux souvenir; voyons seulement à quoi tient la carrière d'un jeune officier: Attaquer le soir était très probablement réussir; alors je marchais à grands pas vers un avancement que, plus tard, d'autres circonstances ont encore arrêté; et une quarantaine de mille francs que la répartition légale de nos parts de prise m'aurait rapportée, eût été un très beau commencement de fortune. Tu vois que, comme on le dit proverbialement et, comme les hommes sont enclins à le faire, nous avions dressé trop tôt nos comptes, et nous avions vendu la peau de l'ours avant de l'avoir jeté par terre.

CHAPITRE VI

Sommaire: Retour de l'escadre à Batavia. – Le choléra. – Mort de l'aspirant de 2e classe Rigodit et de l'officier de santé Mathieu. – Les officiers de santé de la Belle-Poule: MM. Fonze, Chardin, Vincent et Mathieu. – Visite d'une jonque chinoise en rade de Batavia. – Réception en musique. – Les sourcils des Chinois. – Le village de Welterfreder. – Conflit avec les Hollandais. – Déplorable bagarre. —Fuyards du convoi de Chine.– Départ de Batavia. – Le détroit de la Sonde. – Violents courants. – Terreur panique de l'équipage. – Belle conduite du lieutenant de vaisseau Delaporte. —Le Marengo, la Sémillante et le Berceau, se dirigent vers l'Île-de-France. —La Belle-Poule et l'Atalante croisent à l'entrée du golfe de l'Inde, et rentrent à l'Île-de-France après avoir visité les abords des côtes occidentales de la Nouvelle-Hollande. – Pendant cette longue croisière, prise d'un seul navire anglais, l'Althéa, ayant pour 6 millions d'indigo à bord. – Le propriétaire de l'Althéa, M. Lambert. – Craintes de Mme Lambert. – Sa beauté. – Scène sur le pont de l'Althéa. – L'officier d'administration de la Belle-Poule, M. Le Lièvre de Tito. – Un gentilhomme, laudator temporis acti. – Ses bontés à mon égard. – Plaisanteries que se permettent les jeunes officiers. – Les fruits glacés de M. Le Lièvre de Tito. – Sa correspondance avec Mme Lambert. – Départ de M. et Mme Lambert, après un séjour de quelques mois à l'Île-de-France. – M. Lambert souhaite nous voir tous prisonniers, en Angleterre, pour nous prouver sa reconnaissance. – Réponse de Delaporte. – Part de prise sur la capture de l'Althéa. – Décision arbitraire de l'amiral Linois. – Nous ne sommes défendus ni par M. Bruillac, ni par le général Decaen. – Au mois d'août 1804, le Berceau est expédié en France. – Je demande vainement à l'amiral de renvoyer, par ce bâtiment, mon frère Laurent pour lui permettre de passer son examen d'aspirant de 1re classe.

Nous retournâmes à Batavia et y laissâmes l'Aventurier, qui ne demandait pas mieux que de nous quitter, car il avait été un instant compromis dans la chasse que nous reçûmes du convoi. Batavia est admirablement placé au centre d'un pays d'un commerce extrêmement riche; mais le climat en est on ne peut plus insalubre. Une maladie, semblable au choléra asiatique le plus intense, tel que celui qui frappa la France en 1832, y règne presque sans interruption. Nos bâtiments avaient pris mille précautions de santé; cependant, lors de notre première relâche, ils avaient eu beaucoup de victimes; j'eus à regretter plus particulièrement le frère d'un de mes camarades, nommé Rigodit, aspirant de 2e classe, qui m'avait été recommandé par mon père, et Mathieu, officier de santé, que son zèle, son dévoûment et ses connaissances avaient rendu cher à tous. Cette mort me fit péniblement réfléchir sur quelques inconséquences que j'avais commises, quoique involontairement, à son égard. L'officier de santé en chef de la frégate se nommait Fonze: c'était un homme d'un commerce agréable, avec qui les officiers s'étaient tous liés avec empressement. Il avait sous ses ordres MM. Chardin, Vincent et Mathieu. Pas plus que les aspirants, ces trois messieurs, d'après les règlements, ne faisaient partie de l'état-major; mais ils étaient réellement devenus des nôtres, par leurs talents et leur éducation.

Chardin, gai, spirituel, était bien réellement celui que je préférais; cependant le haut savoir de Vincent125, ses habitudes réfléchies, ses conversations instructives, le plaisir qu'il avait à me prodiguer ses conseils littéraires, me le rendaient très cher, et je cherchais, sans cesse, à le lui prouver: «Le goût, me disait cet honnête jeune homme, est, à la littérature, ce que la probité est aux mœurs», et toujours chez lui le goût fut inséparable de la probité; dans ses compositions, dans ses actes, l'un et l'autre furent également et sans cesse respectés. Quant à Mathieu, qui était peu communicatif, je l'estimais beaucoup; mais je le fréquentais peu. Il paraît que son écorce froide recélait une âme très susceptible, et qu'il avait été choqué soit de ma partialité pour ses collègues, soit d'actions ou de paroles qui, contre mes intentions sans doute, l'avaient violemment irrité contre moi. Malheureusement je l'ignorais; car non seulement je me serais abstenu de la plus innocente raillerie à son égard, mais encore je me serais appliqué à lui prouver le cas que je faisais de lui; je ne l'appris qu'après sa mort, et par Chardin à qui, sous le secret juré, il s'en était ouvert sans entrer pourtant dans les détails, et en lui disant seulement qu'il saurait bien trouver une occasion, à terre, de me provoquer sur mes plaisanteries désobligeantes, sur mes prétendus mépris, et qu'il s'en vengerait les armes à la main.

 

Voilà pourtant où conduit une manière d'être peu mesurée; mais, aussi, comme il est difficile, en ce monde, de se conduire avec convenance, avec dignité, de rendre à chacun ce qui lui est dû, et d'être généralement aimé et estimé! C'est l'affaire la plus importante de la vie, celle à laquelle on doit le plus d'attention, celle enfin par laquelle on acquiert les plus grands des biens, je veux dire une bonne réputation et l'estime universelle.

J'avais vu les Chinois dans leur ville, à Batavia; je voulus les visiter à bord d'un de leurs bâtiments. Il y avait précisément, alors, sur la rade, une jonque ou somme, soi-disant fort belle, armée par de soi-disant fort bons matelots, et arrivant directement du soi-disant Céleste-Empire. Dans un élégant canot que faisaient voler, sur la surface des eaux, dix-huit vigoureux rameurs, je m'y rendis avec un interprète. Les officiers de la jonque jugèrent ou crurent qu'il leur arrivait un personnage de marque, et ils m'empêchèrent de monter à bord. Ma première pensée fut qu'ils voulaient s'y tenir aussi mystérieusement inconnus que dans leur pays; toutefois l'interprète m'expliqua que l'on prenait quelques minutes pour préparer ma réception, qui fut étourdissante; car, à peine parvenu sur le pont, je fus entouré d'une bande de musiciens hideux, qui soufflaient, à me fendre la tête, dans les plus barbares instruments. Bientôt je fus conduit dans tous les endroits du bâtiment que je désirais voir; mais la sauvage musique ne me quittait pas. C'est un moyen plus poli que leurs lois intérieures pour éluder les investigations étrangères; mais il n'est guère moins efficace. Je partis donc assez promptement et fort peu édifié de l'état de leurs connaissances nautiques.

Quelle est grande, pourtant, la force du frein imposé à ce peuple, qui a tant devancé les autres, et qui, depuis des siècles, rejette respectueusement les innovations les plus utiles, celles même qui, dans le cas dont il s'agit, préserveraient du naufrage quantité de leurs navires ou de leurs marins! Pendant quelque temps nous avions eu à bord une douzaine de matelots provenant d'une jonque qui périt à la mer, sous nos yeux, pendant que nous étions dans une sécurité parfaite; on devait croire qu'au milieu de nous ils auraient songé à s'instruire de nos usages maritimes. Loin de là ils nous regardaient en pitié; et, à part les prières, leur seule occupation avait été de soigner leur toilette, celle surtout de leurs sourcils, que, devant de petits miroirs, ils passaient des heures entières à contempler, raser, dessiner, noircir, arquer, comme n'imaginerait certainement pas de le faire, chez nous, la coquette la plus raffinée. Mais laissons ces malheureux avec leur teint cuivré, leur costume hétéroclite et leurs charmants sourcils.

Je voulus voir aussi la campagne de l'île de Java, et je fis cette excursion avec Delaporte, Puget, Larue, Marchant, Fonze et Chardin. Le terme de notre promenade fut le joli village de Welter-Freder126, situé à cinq ou six kilomètres de Batavia. Nous fûmes émerveillés du luxe de végétation qu'y entretiennent à un degré éminent la chaleur et les pluies alternatives de ce pays équatorial. Arrivés à l'hôtel principal du village, nous y trouvâmes société nombreuse d'officiers des autres navires de la division, et précisément les plus mauvaises têtes. Je n'ai jamais aimé les parties où l'on fait assaut de bruit, de cris, d'ardeur à boire et à manger, et d'extravagances dans les chants, les paroles, le rire, les actes ou les discours. Trop souvent, à l'Île-de-France, il y avait de ces réunions; je les évitais de mon mieux; mais, ici, il n'y eut pas moyen de m'en tirer. Delaporte me fit remarquer que nous étions en incandescente compagnie, et il me prédit que la journée finirait mal.

Nous dinâmes tous ensemble: copieux fut le repas, abondantes les libations, et la conversation bruyante. Il y avait deux billards dans l'hôtel; pendant qu'on servait le café, nous voulûmes y jouer; mais ils étaient occupés par des Hollandais. Attendre nous parut de trop mauvais goût; en conséquence, Marchant s'empara des billes, et Chardin, montrant la porte aux joueurs dépossédés, leur dit avec un ton de politesse exquise, mais fort ironique, qu'il y avait sans doute d'autres billards dans le village. Ils sortirent, mais rentrèrent avec du renfort et redemandèrent le billard avec non moins de politesse et d'ironie; c'était d'assez bonne guerre. Nous autres, Français, non seulement nous n'aimons pas les mystifications, mais nous avons la prétention d'être les maîtres partout, et peut-être y réussirions-nous, si nous savions nous y prendre, tant nous avons de bonnes qualités pour y parvenir; mais la force est un mauvais moyen, et notre impatience nous porte ordinairement à y avoir recours. La bonne plaisanterie des Hollandais fut donc reçue assez brutalement, car nous les chassâmes. Je voyais, dans les yeux de Delaporte, que les choses l'inquiétaient.

Je lui en parlai; il me répondit: «Contre fortune, bon cœur; nous sommes étrangers; nous sommes isolés, et, si nous ne formons pas un seul faisceau, nous sommes perdus.»

Les Hollandais rentrèrent encore, mais avec une garde de vingt hommes. Soudain nous nous précipitons sur cette garde avec cet élan que les Italiens ont si bien caractérisé par le nom de furia francese; nous la désarmons avant qu'elle ait le temps de se reconnaître, et, à coups de crosse, nous lui faisons tourner les talons. Pendant ce temps le malheureux mot de: Fuyards dit Convoi de Chine! avait été lancé contre nous, et il était devenu le signal d'un épouvantable désordre. Assistants, voisins, propriétaire de l'hôtel, domestiques, meubles, glaces, queues, billards, lustres, tout fut battu, renversé, cassé, brisé, mis en pièces; la population du village se souleva; les Malais de la contrée, avec leurs belles jambes, leurs bras carrés, leur peau rougeâtre, leurs corps nerveux, pensant à leurs femmes, se mirent de garde à leurs portes, armés de leurs kryss empoisonnés, la bouche sanguinolente du bétel qu'ils mâchaient, et les yeux enflammés par l'effet de leur enivrant opium. Pour nous, nous n'avions qu'un parti à prendre: c'était de nous serrer, et nous nous plaçâmes sous la conduite de Delaporte, qui parvint, après bien des difficultés, à nous ramener à Batavia et, de là, à bord de nos bâtiments.

Il s'ensuivit ce qui arrive toujours en pareille circonstance; des injures avaient été proférées et rendues, des coups donnés et reçus, des plaintes portées; des officiers furent sévèrement punis, et, finalement, les dégâts estimés et payés au compte des insensés fauteurs de la scène. En outre, plusieurs d'entre nous furent, par suite, très malades, à tel point qu'un enseigne de vaisseau de la Sémillante resta pendant six mois en danger, expiant dans son lit la part qu'il avait prise à ces coupables excès.

Nous partîmes de Batavia. La saison des pluies avait produit, dans le vaste bassin formé par les îles avoisinantes, un trop plein tellement considérable que le détroit de la Sonde nous présenta l'aspect de flots violemment émus, qui paraissaient se briser comme sur des récifs. Ils formaient, en outre, des courants si vifs que ni ancres, ni voiles, ni gouvernail n'étaient d'aucun effet. Les équipages, croyant apercevoir des rochers tout autour de nous et frappés de l'inutilité des manœuvres, ne virent devant eux qu'une perte inévitable et manifestèrent une terreur panique complète. Je causais, en ce moment, avec Delaporte dans sa chambre; le bruit nous appelle sur le pont où nous paraissons aussitôt; le noble visage de mon ami prend alors une expression sublime d'indignation; sa voix mâle fait résonner le mot de «Silence!» et, à ce seul mot, sorti de sa bouche sonore et soutenu de son œil imposant, les clameurs se taisent, les plaintes se dissipent, la confiance renaît. Je fus stupéfait d'une telle influence; jamais je n'ai mieux compris la force de l'ascendant moral que la nature a départi à ceux sur le front desquels elle a gravé le sceau du commandement. La Belle-Poule perdit des ancres, cassa des câbles, fit des manœuvres sans résultat; mais, dès lors, tout se passa sans désordre. Par l'effet de ces courants qui rappellent ceux qui existent, d'après une cause semblable, dans le détroit de Messine, et que les anciens avaient poétiquement nommés les gouffres de Charybde et de Scylla, nous étions promenés et jetés d'écueils en écueils, de danger en danger. Notre frégate fut même portée sur une des îles charmantes dont nous étions entourés. Nos vergues, nos voiles s'entrelacèrent avec les branches de ses arbres séculaires; mais le courant qui nous avait entraînés sur cette île, heureusement d'un abord très escarpé, formait autour d'elle une sorte de bourrelet et de contre-courant, qui seul nous en éloigna; et, toujours en continuant à tourbillonner, la frégate parvint à gagner des eaux plus tranquilles. Les autres bâtiments de la division s'en tirèrent à peu près comme nous; toutefois la Sémillante fut sur le point de rester sur un haut-fond, et courut de grands dangers.

À peine parvenu en pleine mer, l'amiral, dont le vaisseau avait besoin de réparations, prit la route de l'Île-de-France, avec la Sémillante et le Berceau, et il donna ordre à la Belle-Poule et à l'Atalante de croiser à l'entrée du golfe de l'Inde, et d'aller ensuite le rejoindre à l'Île-de-France, en visitant, lors de leur retour, les abords ou le voisinage des côtes occidentales de la Nouvelle-Hollande.

Nous ne découvrîmes qu'un navire dans cette longue croisière; mais il était fort grand; il avait pour 6 millions d'indigo à bord, et il fut vendu, ensuite, pour cette somme aux neutres qui accouraient à l'Île-de-France pour s'y enrichir de l'achat de nos prises.

C'était l'Althéa, appartenant à un Anglais, nommé Lambert, présent à bord; la cargaison était assurée. M. Lambert, à l'âge de trente-six ans, retournait dans sa patrie pour y jouir de son immense fortune, et y recevoir le titre de Nabab, que l'usage y décerne à ceux qui y apportent de grands biens acquis dans l'Inde par leurs travaux.

Quelques coups de canon avaient suffi pour nous rendre maîtres de l'Althéa. Lors de la précédente guerre, nos corsaires avaient fait, dans l'Inde, des exploits prodigieux, mais qui avaient fait couler beaucoup de sang et qui avaient inspiré une véritable terreur. Sous l'empire de cette terreur, Mme Lambert, qui voyageait avec son mari, n'eut pas plutôt vu flotter notre pavillon qu'elle se crut perdue, et que, dans son désespoir, elle affronta notre artillerie sur le pont. Delaporte fut nommé commandant de cette prise.

Je l'accompagnai avec Desbordes pour l'amariner. Ce ne fut pas un spectacle peu surprenant pour nous que d'y voir, évanouie, dans les bras de son mari, une jeune femme de vingt ans d'une figure admirable. Elle était entourée de caméristes au teint noir, mais aux cheveux plats et aux traits extrêmement fins, de femmes malaises, toutes également empressées, et elle avait à ses pieds deux petits grooms Mahrattes, bien bronzés, qui veillaient ses premiers regards et attendaient ses premiers ordres. «Ils ne nous tuent donc pas», dit-elle, quand elle reprit ses sens. Notre physionomie la rassura plus encore que nos discours, et elle se livra à tout l'élan d'une joie qui surpassait peut-être la douleur qu'elle avait ressentie, et qui rehaussa parfaitement l'éclat de son beau visage. Cléopâtre, sur le Cydnus, au milieu d'esclaves belles, obéissantes, et de jeunes marins vêtus en folâtres amours, sur un navire dont les cordages étaient de soie, les voiles de pourpre et les sculptures d'or, ne parut certainement pas plus belle aux Romains, enchantés, que Mme Lambert à nos yeux éblouis.

 

L'officier d'Administration comptable de la Belle-Poule était un homme de la Marine de Louis XVI, que sa haute probité, sa capacité reconnue, et peut-être, plus que tout cela, le hasard, avaient maintenu en place pendant les orages de la Révolution. Il se nommait Le Lièvre de Tito127; un de ses frères, lieutenant de vaisseau, avait été le camarade de M. de Bonnefoux; mais l'émigration le lui avait ravi. Âgé de soixante ans, frisé, poudré, chaussé de bas de soie blancs, même à bord, M. Le Lièvre supportait les fatigues de notre campagne avec beaucoup de verdeur. Les habitudes aristocratiques de cet inépuisable laudator temporis acti, son exquise politesse, s'arrangeaient peu des manières de notre jeunesse, et il vivait assez à l'écart. Cependant il avait, principalement, vu en moi ce qu'autrefois on appelait un gentilhomme; quelques déférences que je n'ai jamais refusées aux personnes âgées, le touchèrent, et j'eus toutes ses prédilections.

Il avait une bibliothèque choisie; elle fut à ma disposition; il savait beaucoup, et je trouvai en lui un homme aussi communicatif, aussi obligeant pour moi que l'avait été M. de La Capelière; il était doué d'un esprit très observateur, et il me donnait les meilleurs conseils.

Tantôt le brave homme mettait un frein à ma volubilité; tantôt il me répétait, avec bonté, ce qu'il avait entendu dire, ou bien il me faisait part, lui-même, de ce qu'il avait remarqué touchant ma manière d'être à bord, mon ton de commandement ou mes relations avec chacun; quelquefois il m'expliquait ses vues, ses opinions sur la toilette d'un homme aux diverses époques de sa vie, ou suivant son état et sa position, et il me faisait promettre de me raser tous les jours, ainsi que d'avoir, moi-même, le soin exclusif de mes effets ou vêtements; souvent il m'entretenait des égards qu'on doit aux gens en leur parlant, leur écrivant même le plus simple des billets, et du ridicule qu'il y avait à combler certaines personnes de prévenances et à estropier l'orthographe de leurs noms, ou à écrire de travers leurs grades, adresses, titres ou qualités; il me recommandait surtout de m'habituer à lire vivement toutes les écritures, à comprendre toutes les locutions, même les plus vicieuses, et à y répondre comme si c'était du français le plus intelligible. En un mot, je ne finirais pas si je disais tout ce que je devais à son affection, qui se manifestait le plus fréquemment après les déjeuners, qu'il m'engageait à faire dans sa chambre, en tête à tête avec lui.

Il avait un service à thé charmant, une très belle cannevette à liqueurs, qu'il nettoyait, entretenait lui-même; et il fallait voir comme c'était propre et brillant. Il possédait une profusion de chocolat, de confitures, d'endaubages, de petits poissons marinés, de café, de biscuits, de sucreries, de fruits glacés, etc. etc. Tout cela était d'une élégance, d'un soin, d'une coquetterie inimaginables, et je me trouvais un heureux mortel, quand j'entrais dans ce sanctuaire du goût, de la délicatesse, de l'amitié. Qui croirait, d'après cela, que je la trahissais, cette amitié?

Rien n'était pourtant plus vrai, et c'était par le ridicule que j'avais la faiblesse de la trahir! Je m'en voulais du fond du cœur; je jurais cent fois de contenir cette intempérance de langue, cette soif de plaisanter; mais l'occasion se présentait-elle d'amadouer M. Le Lièvre et de le mettre en scène? je résistais trop rarement au malin plaisir de l'exciter, de l'attirer sur la voie, d'abonder dans son sens, de l'applaudir; et, bientôt, il nous débitait que «se taire à propos vaut mieux que bien parler; que c'est dans l'enfance que l'on jette les fondements d'une bonne vieillesse; qu'il n'y a d'homme libre que celui qui obéit à la raison; que la personne qui reproche à un autre les accidents de la fortune est comme le serviteur qui, battant un habit, frappe sur le corps et non sur le vêtement; que le flatteur dit à la colère: venge-toi! à la passion: jouis! à la peur: fuyons! au soupçon: crois tout!» et mille autres maximes de Plutarque ou de ses auteurs favoris, que nous avions l'impertinence de lui faire répéter comme un air à une serinette. En parlant de l'enfance, La Fontaine a dit: «Cet âge est sans pitié!» On peut dire, en général, de celui que j'avais alors, qu'il est sans égards, sans ménagements, et qu'il immole tout à ses plaisirs.

Comme commandant de l'Althéa, Delaporte était resté à bord; il avait pensé, quand je retournai sur la frégate, que les friandises de notre agent comptable pourraient être agréables à sa belle prisonnière, et il me recommanda d'y intéresser sa vieille galanterie. Mme Lambert était enceinte; aussi, tous les soirs, la Belle-Poule qui avait un four et faisait du pain, mettait-elle en panne, pour lui en envoyer du frais. Notre docteur se servait de l'occasion du canot qui le lui portait pour aller s'informer de sa santé, et je fis si bien qu'un jour il fut chargé, par M. Le Lièvre, de quelques fruits glacés à l'adresse de l'intéressante malade, qui les trouva exquis. Elle en fit ses remerciements par un joli billet qui, tournant la tête à notre antique chevalier, lui inspira des folies vraiment fort amusantes. Il répondit au billet, et, l'esprit plein de riantes pensées, il fit comme le Métromane pour la Muse inconnue de Quimper-Corentin; il ne rêva plus qu'aux lettres et qu'aux cadeaux du lendemain. Mme Lambert soutint la plaisanterie avec beaucoup de finesse; elle y mit les égards que méritait M. Le Lièvre, et, quand elle le vit à l'Île-de-France, au lieu de nous offrir un spectacle que quelques-uns de nous attendaient avec malice, celui d'accabler un galant homme par d'ironiques quolibets, elle nous donna une véritable leçon, en le remerciant avec dignité, lui montrant une gracieuse reconnaissance, et lui inspirant un sentiment vrai de respectueuse affection.

Nos mauvaises plaisanteries à part, nous traitions nos prisonniers avec distinction, mesurant nos égards au sexe, au grade, à l'âge, à l'éducation: tous étaient l'objet de notre empressement à adoucir leur situation. Ils étaient, d'ailleurs, pour nous, l'occasion précieuse de nous initier aux difficultés de la conversation anglaise, et nous en profitions de notre mieux.

Mme Lambert resta quelque temps à l'Île-de-France; elle y fit ses couches, qu'elle avait présumé devoir faire au cap de Bonne-Espérance, où l'Althéa devait relâcher. Fille de Française et parlant notre langue comme nous, elle se montra enchantée d'avoir un enfant né dans la patrie de ses aïeux, et elle se réjouit de la perte de 50.000 francs seulement qu'éprouvait son mari par la prise de son navire, qui était en grande partie assuré, puisqu'elle en avait recueilli le plaisir d'habiter quelques mois une aussi charmante colonie que l'Île-de-France; elle partit sur un bâtiment neutre des États-Unis.

Au moment des derniers adieux, M. Lambert nous dit qu'il se souviendrait toujours avec reconnaissance de nos bons procédés, et, en véritable Anglais, il ajouta qu'il avait le plus grand désir de nous voir tous «prisonniers» en Angleterre, pour nous prouver cette reconnaissance. Delaporte, à qui il s'adressait le plus directement, ne voulut pas relever l'inconvenance d'un pareil langage, et il se borna à lui dire qu'il espérait, lui, que la paix nous fournirait une occasion plus agréable de nous revoir; mais le rude insulaire lui répondit: «Non, point le paix, avec M. Bonaparte; guerre à mort à M. Bonaparte; jamais le paix avec lui!» Cette boutade nous dérida, et sa douce femme mit fin à tout en s'empressant de lui dire, dans son baragouin qu'elle imitait parfaitement: «Si, mon ami, le paix avec M. Bonaparte, le paix honorable pour tous, et nous nous reverrons avec plaisir.»

L'Althéa était rentrée à l'Île-de-France avec nous; et, encore, nous avions fait nos calculs trop à l'avance. Pour ma part, comme enseigne de vaisseau, il me revenait, sur le produit de cette prise, une vingtaine de mille francs; mais nous avions de nouveau compté sans notre hôte; il fallut donc compter deux fois et, à la seconde, il y eut une forte réduction. Ce bâtiment ayant été capturé dans une mission particulière, pendant que la division ne courait aucun risque au mouillage, toutes les lois l'excluaient du partage; mais, dans ces temps de république et de despotisme, les lois n'étaient qu'un vain mot pour les gouvernants ou pour les chefs supérieurs; et M. Linois fit facilement décider que tous les bâtiments partageraient avec nous. Nous espérions que M. Bruillac soutiendrait nos intérêts. Hélas! M. Linois ordonna que la part allouée au grade de M. Bruillac serait augmentée; d'un autre côté, M. Decaen, à qui nous aurions pu en appeler, avait besoin, peut-être, du consentement de l'amiral, relativement à un emprunt que, pour les besoins de la colonie, il voulait faire sur notre grasse proie, et tout se termina au très grand avantage de nos chefs, et directement à nos dépens. Quel scandale! et comme il est heureux que nous ne vivions plus sous un régime aussi inique! Dans ces spoliations, rendons toutefois justice aux sentiments des officiers, qui oublièrent leurs intérêts lésés; ils s'occupèrent d'affaiblir l'effet de ces abus de pouvoir sur l'esprit des matelots, et ils déplorèrent moins la perte de quelques écus que la déconsidération dont se frappaient, eux-mêmes, leurs égoïstes chefs. Pour en finir sur ce sujet, je dirai tout de suite ici, qu'à la fin de notre campagne, qui dura plus de trois ans, et pendant le reste de laquelle nous fîmes encore quelques belles prises, je n'eus à recevoir, décompte fait, tant pour les prises que pour la solde et le traitement de table arriérés, qu'une somme d'environ 10.000 francs, qui n'était certainement pas le cinquième de ce qui me revenait, et sur laquelle, moitié, à peu près, était pour ladite solde et le dit traitement de table arriérés.

125Calixte-Jacques Vincent, né le 17 février 1792 à Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord), nommé chirurgien auxiliaire de 3e classe, en mai 1808, et chirurgien entretenu, en février 1810, donna sa démission en septembre 1817. C'est le seul des officiers de santé de la Belle-Poule, sur lequel nous avons pu nous procurer quelques renseignements.
126Welter-Freder ou plutôt Weltevreden (paix du monde) est aujourd'hui le centre de la nouvelle ville de Batavia et l'un de ses plus beaux quartiers.
127Le Lièvre de Tito (Paul), du port de Toulon, commissaire de la Marine de 2e classe.