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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Avec les vents du nord-ouest, il n'y avait qu'une route possible, celle qui tendait vers les côtes de l'Asie-Mineure ou vers l'Archipel de Grèce. Nous reconnûmes, en effet, les approches de Rhodes; et, louvoyant à grand'peine dans l'Archipel pour doubler Candie et Cérigo (Cythère), nous n'y parvînmes qu'après plus d'un mois de périlleuse navigation92.

Plus que jamais notre mission nous semblait un simulacre; cependant l'amiral revint sur la côte d'Afrique, mais, devant Derne93, c'est-à-dire à cent vingt lieues d'Alexandrie. Nouvel ordre de débarquement, et plus grande surprise de notre part, en voyant si bénévolement exposer, nous disions même, sacrifier nos troupes. On se mit en mesure d'exécuter l'ordre: le temps était superbe: nos canots partirent chargés d'officiers, de soldats, de munitions. Verbois, Hugon et moi, nous en commandions un chacun, et nous marchions de front. À cinquante pas du rivage, nous découvrîmes une jetée en pierre, construite au bas d'un petit monticule sur lequel retentissaient les sons d'une musique sauvage. Depuis notre apparition le pays avait appelé ses enfants; les chevaux arabes, sillonnant toutes les directions, avaient recruté, rallié tout ce qui, dans les environs, pouvait porter les armes; et, prompt comme l'éclair, l'essaim qui couvrait le monticule, pressé par la musique qui devenait plus animée, poussant des cris barbares, précipitant des coursiers renommés pour leur agilité, et agitant, dans les airs, ses armes brillantes, ses croissants dorés, ses bannières de mille couleurs, arrive à la jetée, met pied à terre, s'agenouille, appuie ses fusils sur les pierres et tire une volée très nourrie, mais peu meurtrière. L'odeur de la poudre excite nos soldats, et nous continuions à avancer avec ardeur, quand Verbois saisit son porte-voix et hèle qu'il vient à son tour d'être hélé pour un retour immédiat à bord, signalé par l'amiral94 à l'officier qui commandait le débarquement.

Là finirent nos singulières tentatives de secourir l'armée d'Égypte; et nous reprîmes le chemin de Toulon entre la Sicile et la côte d'Afrique, bien tristes, bien fatigués, réduits en rations de vivres et d'eau, car il fallait continuer à nourrir nos soldats, et ayant tant et tant de malades que notre batterie basse en était encombrée. Jamais je n'ai autant souffert, surtout de la soif, que pendant cette campagne. Une nuit, vers la fin de mon quart, je me traînai à quatre pattes, jusqu'à l'extrémité de la cale, où je parvins à obtenir d'un calier une ou deux cuillerées d'eau infecte, pour lesquelles, pourtant, j'aurais donné tout ce que je possédais. La fortune nous devait quelque dédommagement, et elle nous en offrit un à quelques lieues de Goze95, qui avoisine l'île de Malte.

Au point du jour, un vaisseau de ligne anglais fut reconnu à deux lieues au vent de l'escadre. L'Indivisible profita de sa marche supérieure pour se porter de l'avant à lui, afin de lui couper la retraite; le Dix-Août se tint par son travers pour l'empêcher de faire vent arrière; et nos deux autres vaisseaux virèrent de bord pour s'élever au vent, en cas que l'ennemi cherchât à s'échapper dans cette direction.

C'était une bonne disposition; mais ces deux vaisseaux s'éloignèrent tellement que l'Anglais, imitant en quelque sorte la ruse de guerre du dernier des trois Horaces, laissa porter sur le Dix-Août, espérant le dégréer avant que l'amiral l'eût rejoint, pour n'avoir plus affaire ensuite qu'avec l'Indivisible. C'est donc nous qui soutînmes le choc, et nous le soutînmes dignement; car, avant une demi-heure de temps, notre adversaire ne pouvait plus manœuvrer. L'Indivisible avait mis le cap sur nous, et l'amiral nous héla de laisser arriver pour qu'il pût prendre notre place. «Non, répondit l'intrépide Le Goüardun, plutôt mourir mille fois que de quitter le poste d'honneur!» L'amiral n'insista pas, et il manœuvra pour aller se placer sur l'avant du vaisseau anglais. Une ou deux volées de l'Indivisible suffirent pour achever de désemparer le vaisseau ennemi qui, bientôt, amena son pavillon96; et nous, nous jetâmes dans les airs les cris mille fois répétés de «Vive la République!» que, cette fois, je dois le dire, j'entonnais de grand cœur; car alors c'était bien de l'honneur national qu'il s'agissait, et quand de si grands intérêts sont en jeu, les ressentiments particuliers doivent se taire. C'était le vaisseau le Swiftsure, de 74, qui, comme nous, venait de quitter les parages d'Alexandrie pour aller se ravitailler à Malte.

Je voyais enfin mes vœux réalisés; j'avais assisté à un combat; nous avions longtemps lutté à forces égales; nous avions eu des avantages incontestables, le Swiftsure avait parfaitement manœuvré, s'était vivement défendu; j'avais tout vu, car j'étais l'aspirant de service auprès du commandant pendant le combat, et son admirable sang-froid avait excité mon enthousiasme. Dans le fort de l'action, il m'avait envoyé transmettre un commandement dans la batterie basse: c'est elle qui souffrit le plus; des malades, eux-mêmes (car nous en avions tant que la cale et l'entrepont n'avaient tous pu les contenir) y avaient reçu la mort dans leurs cadres. J'avais, en passant, serré la main à Verbois et à Hugon qui, solides à leur poste, excitaient de leur mieux les canonniers; mais je quittais à peine ce dernier qu'une file entière de servants d'une pièce est emportée devant moi, et j'arrive sur le pont couvert de la cervelle et des cheveux de ces nobles victimes. En ce moment le porte-voix du commandant étant fracassé devant sa bouche par un boulet, il se retourne pour en demander un autre; je l'envoie chercher par un pilotin, en disant au commandant que je suis prêt, en attendant, à porter ses ordres; et, comme il me voit teint de sang: «Il paraît, me dit-il, qu'il fait chaud en bas», et, un instant après, il ajouta, en suivant son idée: «Allez prendre l'air dans le gréement, et faites dépêcher les gabiers que vous voyez travailler au point de la voile du grand hunier.» Je galope dans les haubans; bientôt il me voit revenir, car la réparation était finie, et il me dit en frappant sur mon épaule: «Vous êtes un brave garçon, et je demanderai pour vous le grade d'enseigne de vaisseau!» Je crus rêver, tant ces paroles m'enivrèrent de joie… rien, désormais, ne me parut plus impossible; il m'aurait dit de sauter à pieds joints à bord de l'ennemi, que je me serais élancé, quoique nous en fussions à cinquante toises environ.

Un autre dédommagement de la fortune fut la prise du Mohawk, chargé de comestibles pour l'armée anglaise en Égypte. La répartition de ces comestibles fut faite aussitôt dans l'escadre. J'eus pour ma part un pain de sucre, une demi-livre de thé, deux livres de café et quelques autres provisions. Cette aubaine nous réconforta beaucoup. Nous n'en arrivâmes pas moins à Toulon97 dans un état sanitaire affreux. Une épidémie pestilentielle agissait sur nous sans relâche et nous enlevait tous les jours quelques compagnons d'armes; nos forces, ranimées pour le moment du combat, avaient disparu; le scorbut compliquait l'épidémie, et nous fûmes soumis à une longue quarantaine. Ce fut pendant cette éternelle quarantaine que, couché, une nuit, je sens mon cadre (ou lit de bord) violemment secoué par Verbois dont la place était voisine de la mienne, et je vois, à la lueur du fanal de la Sainte-Barbe, où nous couchions lui et moi, la figure de mon camarade entièrement décomposée. Sa bouche s'ouvre pour donner passage à une voix éteinte, convulsive, qui m'invite à aller chercher le docteur. J'y vole, je le ramène. Au premier aspect, celui-ci me dit: «Dépendez votre lit; fuyez: la dysenterie est ici!» Je n'en tins aucun compte; j'aidai les infirmiers; mais, deux heures après, ce brave jeune homme avait succombé! Nous avions dîné ensemble; nous avions, dans la soirée, fait une partie de barres au lazaret; nous nous étions couchés en tenant de ces discours d'intimité, si doux avec lui; et quelques heures plus tard! Jamais l'amitié n'a versé de plus sincères larmes que les miennes sur une fin si précoce.

 

Enfin la cruelle quarantaine s'acheva. Parmi les aspirants de l'escadre se trouvait Jérôme, frère de Napoléon, et, alors, mais pas pour longtemps, destiné par lui à la Marine. Le consul appelait son gouvernement une République, dénomination qu'il lui conserva, cauteleusement, assez longtemps après qu'il se fut nommé empereur; car, chez lui, la ruse allait toujours de pair avec la force; mais, quoique républicain, il agissait, dès lors, en tout, à la manière des anciens souverains; aussi M. l'aspirant Jérôme mangeait avec l'amiral; il n'avait jamais subi d'examen, et il ne faisait de service que ce qui lui convenait. À Brest, il avait été pompeusement conduit par le colonel Savary, depuis duc de Rovigo, mais alors aide de camp du Consul, et il logeait chez le préfet maritime, M. de Caffarelli98, dont M. de Bonnefoux était devenu le chef d'état-major. Mme de Caffarelli m'avait souvent fait déjeuner avec l'aspirant privilégié; nous nous étions assez liés pour qu'il fît des instances afin que je consentisse à passer du Dix-Août sur l'Indivisible; mais quitter Bergeret, Hugon, Verbois! mais jouer le rôle de flatteur ou de favori! ce n'était nullement dans mon caractère, et je refusai nettement, quoique avec beaucoup de politesse. Après la campagne, il retourna à Paris et voulut m'y emmener; si j'avais été mieux en fonds, j'aurais peut-être accepté, et j'y serais allé avec lui; mais cette considération, qu'il s'offrit pourtant à lever, m'en empêcha. C'eût été le commencement d'une belle liaison, selon les opinions de la multitude; toutefois, tout en rendant justice aux qualités sociales de Jérôme, je n'ai jamais regretté cette occasion; car, au plus tard, j'aurais renoncé à son amitié lorsque, par ordre de son frère, il déclara nul le mariage le plus valide qui fût jamais, contracté aux États-Unis d'Amérique, quelques années après, entre lui et miss Paterson. Depuis lors il fut créé roi de Westphalie, et l'un de nos camarades de l'Indivisible, M. de Meyronnet, qui s'était attaché à sa personne, devint grand maréchal du palais; mais il mourut ensuite pendant les interminables guerres impériales.

Le commandant Le Goüardun n'oublia pas sa promesse d'avancement pour moi; cependant les événements marchaient vite, et notre quarantaine, pendant laquelle Verbois avait péri de l'épidémie, avait été de 75 jours. L'Égypte avait été reconquise par les Anglais; la paix avait été signée à Amiens; une expédition pour la reprise de Saint-Domingue avait été ordonnée, nos vaisseaux en firent partie, et nous étions en marche pour y aller rejoindre tous ceux qui avaient été expédiés de divers ports de France et d'Espagne, avant que la réponse à la demande de M. Le Goüardun fût revenue de Paris. Nous ne restâmes à Saint-Domingue que le temps de débarquer nos troupes, de voir éteindre les flammes allumées par les noirs pour dévorer la resplendissante ville du Cap, et d'assister au naufrage d'un des vaisseaux que l'amiral Linois y conduisait de Cadix. J'oubliais de dire qu'à notre départ de Toulon nous avions eu de si mauvais temps que le Dix-Août vit périr, à quelques brasses de lui, et sous Oran, un des vaisseaux de notre division, le Banel, auquel nous ne pûmes seulement pas porter le moindre secours. Les bonnes qualités du Dix-Août suffirent à peine pour le préserver d'une semblable destinée. Notre retour en France fut également marqué par des vents impétueux, particulièrement vers la hauteur du banc de Terre-Neuve. Nous en souffrîmes beaucoup; et, dans ces parages, nous rencontrâmes deux navires de commerce, sans mâture, sans hommes, défoncés par la mer et flottant entre deux eaux. Sous d'autres rapports, cette campagne fut douce pour moi, parce qu'un enseigne de vaisseau venant à débarquer à Toulon, notre commandant ne fit pas de démarches pour le faire remplacer, mais m'installa dans ses fonctions; dès ce moment les officiers du vaisseau vinrent m'engager à prendre sa chambre, et, malgré la différence de mon traitement de table au leur, à manger avec eux. C'est ainsi que j'effectuai mon retour à Brest, où je trouvai mon brevet d'enseigne de vaisseau99, et où M. de Bonnefoux, avec une joie pour ainsi dire paternelle, me le remit ainsi qu'un congé de trois mois que je passai dans les délices, à Marmande et à Béziers, et que je ne devais pas voir se renouveler de bien longtemps.

Je ne partis, cependant, pas immédiatement. Il fallut me guérir d'un commencement de scorbut, qui me retint dix-sept jours dans ma chambre; heureusement que j'étais tout voisin de l'appartement d'un officier de marine, mort depuis en pays étranger, et dont la femme est aujourd'hui ma belle-mère100. Je reçus d'elle les attentions les plus affectueuses; ce fut elle qui me donna mes premières épaulettes; plus tard elle me fit un cadeau bien autrement précieux; ainsi je lui dois des soins pendant une maladie douloureuse, la récompense de mes premiers travaux, et le prix que pouvait seul obtenir un homme d'honneur et de bonne réputation.

Voici le moment de parler de Sorbet, que j'avais revu à Saint-Domingue. Après son embarquement de punition, il revint chez M. de Bonnefoux, afin de se mettre en mesure pour l'examen suivant, qu'il manqua encore. Même châtiment et puis même résultat. Il fit plus, cette fois-ci, il fit des dettes et ne fréquenta que les plus mauvais lieux de Brest. Un jour que, dans ses intérêts, je lui parlais de sa conduite, il me dit des choses si provoquantes que je me laissai aller à lui jeter un verre d'eau que je tenais à la main. J'avais eu, en diverses occasions, quelques vivacités de ce genre; celle-ci fut la dernière; car je pris, à son sujet, la résolution ferme de m'étudier à devenir aussi calme que j'étais emporté. Sorbet me demanda satisfaction de l'insulte, et il fallut me mettre à sa disposition, car j'avais mis les torts de mon côté, tandis qu'il est si utile, et qu'il aurait été si facile pour moi, de les mettre du sien; je poussai même la cruauté jusqu'à lui dire, avec dédain, que je voulais bien lui faire cet honneur. Parole imprudente, qui pouvait entraîner à une affaire à mort. Je me suis toujours reproché une répartie aussi peu généreuse, aussi mortifiante. Cependant nous nous donnâmes chacun un coup d'épée peu grave, et je n'étais pas encore bien rétabli du mien qu'il me fallut partir pour mes campagnes d'Égypte. Quant à lui, ayant bientôt passé l'âge des examens, et étant abandonné par M. de Bonnefoux, il fut obligé de continuer à servir comme novice ou comme matelot, et il se trouvait, à l'hôpital du Cap, en proie à la fièvre jaune qui y exerçait alors ses plus grands ravages, quand eut lieu l'arrivée du vaisseau le Dix-Août. Il me fit demander; je me rendis avec empressement auprès de lui; mais je ne pus le reconnaître qu'à la voix, il était à la dernière extrémité: «Je meurs bien malheureux, – me dit-il; – allez voir ma mère… et…» Ce furent ses dernières paroles, la maladie l'oppressa entièrement, et il ne reprit plus connaissance. Il ne put même pas entendre le désaveu que je voulais lui faire de ma bravade de Brest, qui était alors plus pesante sur mon cœur que jamais. Je la revis, sa mère infortunée, pendant mon congé; à mon aspect, elle s'évanouit et tomba inanimée sur le carreau! Des soins lui furent donnés; elle revint à elle, et je remplis ma triste mission. Depuis ce moment le bonheur et la santé l'abandonnèrent à tout jamais.

Une aventure assez piquante eut lieu pendant mon séjour à Béziers: J'étais en emplettes chez un chapelier; un garçon vint me présenter un chapeau que je demandais, et je reconnus, en lui, un de ces bons lurons qui avaient si bien daubé sur moi, à la suite d'une batadisse. Nous rougîmes tous les deux jusqu'au blanc des yeux en nous reconnaissant. Il me parla le premier, me disant avec trouble: «Vous voilà donc officier; on dit que vous avez fait de belles campagnes et que vous avez eu un beau combat.» Je lui tendis la main et lui répondis ces paroles: «Heureusement, pour moi, que le sort des armes est journalier.» L'érudit M. de La Capelière, cet officier du Canada qui, avant la mort de ma mère, avait donné des soins à mon instruction; et à qui je racontai cette conversation, me répéta, alors, que Crevier, continuateur de Rollin, dit en parlant du jeune Scipion, le second Africain: «Il est important d'amortir l'éclat d'une gloire naissante par des manières douces et modestes, et de ne pas irriter la jalousie par des airs de hauteur et de suffisance.» Il n'y avait certainement en moi rien de Scipion, et je n'avais pas à chercher à amortir l'éclat d'une gloire naissante; mais ce conseil, avec des modifications convenables, peut s'adresser à tout le monde; il était finement donné, et je me promis d'en faire mon profit. À l'expiration de mon congé, je revins à Brest avec mon frère101 que, sous mes auspices, mon père destina, comme moi, à la Marine; mon frère avait alors quatorze ans.

CHAPITRE IV

Sommaire: La reprise de possession des colonies françaises de l'Inde. – L'escadre du contre-amiral Linois. – Le vaisseau le Marengo, les frégates la Belle-Poule, l'Atalante, la Sémillante. – Mon frère et moi nous sommes embarqués sur la Belle-Poule, mon frère comme novice et moi comme enseigne. – Avant le départ de l'expédition, mon frère passe, avec succès, l'examen d'aspirant de 2e classe. – Après divers retards, la division met à la voile, au mois de mars 1803. – À la hauteur de Madère, la Belle-Poule qui marche le mieux, et qui porte le préfet colonial de Pondichéry, se sépare de l'escadre et prend les devants. – Passage de la ligne. – Arrivée au cap de Bonne-Espérance, après cinquante-deux jours de traversée. – L'incident de l'albatros. – Une de nos passagères, Mme Déhon, craint pour moi le sort de Ganymède. – Coup de vent qui nous éloigne de la baie du Cap. – Nouveau coup de vent qui nous écarte de celle de Simon et nous rejette en pleine mer. – Rencontre de trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, auxquels nous parlons. – Étrange embarras des équipages. – Ignorant que la guerre était de nouveau déclarée, et que, depuis un mois, les Anglais, en Europe, arrêtaient nos navires marchands, nous manquons notre fortune. – Retour de la frégate vers la baie de Lagoa ou de Delagoa. – Infructueux essais d'accostage. – Un brusque coup de vent nous écarte une troisième fois de la côte. – Le commandant se dirige alors vers Foulpointe, dans l'île de Madagascar, pour y faire de l'eau et y prendre des vivres frais. – Relâche de huit jours à Foulpointe. – Le petit roi Tsimâon. – Partie champêtre. —Sarah-bé, Sarah-bé.– À la suite d'un manque de foi des indigènes, je tente d'enlever le petit roi Tsimâon, et je capture une pirogue et les trois noirs qui la montaient. – On les garde comme otages à bord de la frégate, jusqu'à ce que satisfaction nous soit donnée. – Résultats peu brillants de mes ambassades. – Arrivée à Pondichéry cent jours après notre départ de Brest. – Nous débarquons nos passagers; mais les Anglais ne remettent pas la place. – Une escadre anglaise de trois vaisseaux et deux frégates se réunit même à Gondelour, en vue de la Belle-Poule. – Branle-bas de combat. – Plainte de M. Bruillac au colonel Cullen, commandant de Pondichéry. – Réponse de ce dernier. – Pondichéry, les Dobachis, les Bayadères. – L'amiral débarque à Pondichéry, vingt-six jours après nous. – Instruit des difficultés relatives à la remise de la place, il envoie la Belle-Poule à Madras pour essayer de les lever. – Réponse dilatoire du gouverneur anglais. – Guet-apens tendu à la Belle-Poule, à Pondichéry. – La frégate est sauvée. – Elle se dirige vers l'Île de France. – Grandes souffrances à bord par suite du manque de vivres et d'eau. – La division arrive à son tour à l'Île-de-France. – Récit de ses aventures. – Le brick le Bélier. – Perfidie des Anglais. – L'aviso espion. – La corvette le Berceau mouille à l'Île-de-France, apportant des nouvelles de la métropole. – Installation du général Decaen et des autorités civiles. – La frégate marchande la Psyché est armée en guerre et reste sous le commandement de M. Bergeret, qui rentre dans la Marine militaire. – Un navire neutre me rapporte ma malle, laissée dans une chambre de Pondichéry. – La fidélité proverbiale des Dobachis se trouve ainsi vérifiée.

 

Une expédition pour reprendre possession de nos colonies dans l'Inde avait été ordonnée. Elle se composait du vaisseau le Marengo (amiral Linois et capitaine Vrignaud) et des frégates: la Belle-Poule, l'Atalante et la Sémillante, commandées par MM. Bruillac, Beauchêne et Motard. Dès les premiers préparatifs de l'armement, M. de Bonnefoux avait embarqué mon frère et moi sur la Belle-Poule; et moi, dès mon arrivée à Marmande, j'avais inspiré à mon frère le désir de se débarrasser promptement du grade de novice et d'être prêt à passer, avant le départ de l'expédition, l'examen d'Aspirant de 2e classe. Il travailla; j'étais son professeur, et je ne lui laissai pas perdre un seul instant; aussi réussîmes-nous; il eut son brevet, et mon père fut dans l'enthousiasme de la joie.

Plusieurs causes politiques, plusieurs alternatives de nouvelles de guerre ou de continuation de paix retardèrent le départ de la division, qui n'eut lieu qu'au mois de mars 1803, c'est-à-dire près d'un an après mon retour de Saint-Domingue.

J'avais profité de ce long intervalle, surtout de mon retour à Brest, pour prendre, aux cours publics, des leçons de dessin; je m'étais donné un maître d'escrime, un de danse; avec un de mes camarades, j'avais appris les éléments de la musique et de l'exécution sur la flûte; à l'Observatoire, je m'étais complètement familiarisé avec mon cercle de réflexion et avec les calculs relatifs aux montres marines; enfin je n'avais rien négligé pour me préparer dignement à tirer tout le parti possible d'une campagne qui devait, au moins, durer trois ans, et pour en rendre la longueur agréable. Aussi, me pénétrant de plus en plus de la beauté de la devise de Robertson: Vita sine litteris mors est, m'étais-je muni d'une infinité de livres de littérature, de critique, d'agrément, de mathématiques, de physique, de chimie; j'emportai, en outre, des grammaires anglaises, des dictionnaires et autres ouvrages pour apprendre cette langue, à l'étude de laquelle je donnai rigoureusement deux heures par jour; je fis provision de modèles, de papier, de crayons et autres objets nécessaires pour le dessin; et ce fut, ainsi pourvu et préparé, que j'appareillai sans regrets, et plein de la confiance, au contraire, qu'un aussi beau voyage allait marquer ma place dans le corps et m'y rendre tout facile pour l'avenir.

Enfin la Division partit: à la hauteur de Madère, le préfet colonial de Pondichéry, que nous portions sur la Belle-Poule, demanda à profiter de l'avantage de marche de la frégate pour prendre les devants et préparer la réception du capitaine général Decaen102, passager sur le Marengo.

L'amiral y consentit. Le vent continuant à être bon, nous franchîmes diligemment le groupe riant des îles Canaries, couronnées par le pic aérien de Ténériffe; nous doublâmes celles du cap Vert et, dix jours après notre départ de Brest, nous étions dans les parages où règnent habituellement les calmes de la ligne équinoxiale. La cérémonie burlesque du baptême y fut d'autant plus divertissante que nous avions de fort aimables passagères. Après quelques contrariétés, le temps redevint favorable; enfin, au bout d'une traversée de cinquante-deux jours, nous nous présentâmes devant le cap de Bonne-Espérance.

Les approches de cette terre nous furent annoncées par les foux, oiseaux au long cou, à la physionomie stupide; par les damiers, dont le plumage figure les cases du jeu de ce nom, et par les albatros, qui ont des ailes de huit à dix pieds d'envergure; on en voit jusqu'à deux cent lieues de terre: les vents de la tempête, au milieu de laquelle ils semblent se jouer, provoquent leur courage, et leur force est si prodigieuse que maint berger des pâturages du Cap voit souvent enlever par eux quelque brebis qui se hasarde à s'éloigner du troupeau. Un jour, j'étais dans un petit canot suspendu à notre poupe; pendant que j'y faisais une observation astronomique, un de ces oiseaux se dirigea vers moi avec tant d'assurance que la crainte de voir mon instrument fracassé d'un coup d'aile me fit machinalement plier le corps en deux pour que mon cercle fût garanti par l'embarcation. Mon mouvement était fort naturel; mais j'avais été vu, et ce fut un texte inépuisable de plaisanteries. Mme Déhon, jeune Parisienne, renchérissait sur tous, et, toutes les fois qu'un albatros paraissait, elle me priait, en grâce, de me dérober à la vue du bipède emplumé, redoutant pour moi le sort de Ganymède, enlevé par l'oiseau de Jupiter.

Le cap de Bonne-Espérance fut pour nous le cap des Tempêtes, nom qu'il portait avant les illustres Diaz et Gama.

Nous fîmes route pour y relâcher; un coup de vent furieux s'éleva et nous en éloigna. Nous espérâmes être plus heureux à la baie de Simon103, adossée à celle du Cap; nouveau coup de vent qui se déclara à une lieue du port et qui nous rejeta au large. Là, nous rencontrâmes trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, fatigués par le mauvais temps et auxquels nous parlâmes. Ils en parurent médiocrement satisfaits, montrèrent beaucoup d'embarras dans leurs manœuvres, et s'éloignèrent de nous aussitôt qu'ils en eurent la faculté. Ils avaient bien raison, car nous sûmes depuis que déjà la guerre s'était rallumée entre les deux nations, et nous les avions laissé passer, malgré les nouvelles douteuses qui avaient précédé ou retardé notre départ. À cette même époque, les Anglais, en Europe, arrêtaient et capturaient depuis un mois, avant toute déclaration de guerre, ceux de nos navires marchands qu'ils rencontraient, naviguant sur la foi des traités. Si nous les avions imités, notre fortune était faite à tout jamais, et nous l'aurions due à la contrariété du coup de vent de Simon's bay.

La frégate revint vers la côte des Hottentots; elle s'y dirigea vers la baie de Lagoa104, située à l'est du cap de Bonne-Espérance. Un coup de vent, plus impétueux encore que les précédents, succéda, en dix minutes, au plus beau temps du monde. Décidément on eût pu croire que le Géant chanté par le Camoëns soulevait de sa terrible voix les flots contre nous. Le commandant pensa qu'il serait plus expéditif d'aller chercher, à Foulpointe105, île de Madagascar, l'eau et les vivres frais que nous cherchions pour soulager nos malades et le grand nombre de nos passagers; nous y arrivâmes assez promptement, et nous y fîmes une relâche de huit jours. C'est moi que le commandant désigna pour aller traiter de nos communications avec la terre, de l'achat de bœufs, de riz, de légumes frais et des moyens de faire notre eau. J'y trouvai un jeune roi de dix ans et un conseil de vieux ministres qui se montrèrent accommodants; bientôt nous fûmes les meilleurs amis du monde; le roi fut fêté à bord; il fut même fêté à terre, où état-major, aspirants, passagers et passagères de distinction, au nombre d'une soixantaine, nous organisâmes une partie champêtre, s'il en fut jamais, dont le plaisir, l'originalité, pourraient difficilement être surpassés. Dans sa naïve admiration, le jeune roi, nommé Tsimâon, ne cessait de s'écrier: Sarah-bé! Sarah-bé! (ah! que c'est beau, que c'est beau!)

Toutefois, la veille du départ de la frégate, la bonne intelligence fut vivement troublée entre les insulaires et nous; le dénouement fut sur le point de tourner au tragique. J'étais allé chercher douze bœufs, qui étaient payés et qui devaient être près de la plage. N'en trouvant que onze, j'allai me plaindre chez le roi; quelques-uns de ses tuteurs ou surveillants rirent beaucoup, en écoutant ma réclamation, traduite par un des Français établis à Foulpointe pour y diriger les opérations commerciales des maisons de l'Île-de-France. À vingt et un ans, on n'aime pas les mauvais plaisants; piqué au vif, je saisis le petit roi par la main, et l'emmène vers le lieu où ma chaloupe et mes chaloupiers m'attendaient. Je n'étais pas à moitié chemin qu'une dizaine de ces mêmes Français, établis à Foulpointe, accourent vers moi, arrachent Tsimâon de mes bras et m'exhortent à songer à mon salut; en effet une troupe d'une trentaine de noirs, armés de sagaies parut en avant-garde, poussant des cris affreux. Leur roi leur est rendu par mes compatriotes; mais la vengeance est dans leurs cœurs, quoique avec moins d'énergie. J'arrive à mes chaloupiers; je les range en ligne, les préparant à soutenir l'attaque; les colons français s'interposent généreusement; tout se calme, et je m'embarque sans en être venu aux mains. En me rendant à bord de la Belle-Poule, je rencontrai une pirogue; je m'en emparai, je l'emmenai à bord, et, à défaut de Tsimâon, ce furent les trois noirs, marins de la pirogue, qui furent gardés en otage jusqu'à la restitution du douzième bœuf. Tout s'arrangea ainsi; mais mon incartade, quoique motivée par un rire insultant et par une conduite méprisante, compromit la propriété des Français dans l'Île; elle mit leurs jours en danger; et ceux de mes chaloupiers et les miens, quoiqu'ils eussent été vivement défendus, furent également exposés à un péril imminent. Le commandant me fit des reproches mérités; il me loua cependant de la capture de la pirogue; mais je vis bien que le rôle d'ambassadeur n'allait pas à mon âge.

De Foulpointe, rien ne contraria plus notre route jusqu'à Pondichéry, où nous arrivâmes, cent jours après notre départ de Brest. Nous y débarquâmes nos passagers, mais les Anglais ne remirent pas la place. Ils rassemblèrent même sous Gondelour106, en vue de la Belle-Poule, une escadre de trois vaisseaux et deux frégates. Une de celles-ci, s'avançant un soir, vers nous, en faisant des démonstrations équivoques, nous nous mîmes en état de défense; on crut, un moment, qu'elle allait passer sur nos câbles; notre commandant lui héla de changer de route ou qu'il allait engager le combat; la frégate anglaise accéda et jeta l'ancre à quelque distance. Envoyé à bord, comme par étiquette, je vis les canons prêts à faire feu; chacun était à son poste, et je fus reçu avec une politesse excessivement froide. Après quelques questions réciproques, je revins à bord de la Belle-Poule, mais non sans avoir prié de remarquer que nous étions également disposés pour une action.

92Dans une Notice sur la campagne de l'amiral Ganteaume, rédigée à Toulon en janvier 1842 et conservée aux Archives nationales, M. Savy de Mondiol, capitaine de frégate en retraite, ancien aspirant de l'Indivisible, assigne seulement à cette navigation une durée de huit à dix jours.
93Derne ou Dernah, l'ancienne Darnis ou Dardanis, ville maritime de la Cyrénaïque, comprise aujourd'hui dans le vilayet turc de Barca ou Barkah.
94L'amiral Ganteaume comptait que le général Sahuguet achèterait le concours des Arabes au moyen d'une somme de 300.000 francs qu'il lui avait fait allouer. Voyez ses lettres au ministre de la Marine, qui sont conservées aux Archives nationales et en particulier celle du 4 ventôse an IX. L'accueil fait aux embarcations de l'escadre lui enleva ses illusions.
95Goze ou Gozzo, île au nord-ouest de Malte, dont elle constitue une dépendance. Le combat raconté ci-après n'eut donc pas lieu, comme le dit le commandant Chevalier, entre Candie et la côte d'Égypte. À la vérité, il y a, sur la côte Sud de Candie, une petite île qui en dépend, et qui porte, elle aussi, le nom de Gavdo ou Gozzo. Seulement, d'après les Mémoires, c'est de la première qu'il s'agit ici.
96Le Gouvernement consulaire accorda à chacun des deux vaisseaux l'Indivisible et le Dix-Août, deux grenades, deux fusils et quatre haches d'abordage d'honneur. En réalité, le Dix-Août avait à peu près seul soutenu le combat.
97En thermidor an IX (août 1801).
98Louis-Marie-Joseph de Caffarelli, comte de l'Empire, né au château du Falga, dans le Haut Languedoc, le 12 mars 1760, était lieutenant de vaisseau plusieurs années avant la Révolution. Le premier Consul l'appela, le 20 juillet 1800, à la Préfecture maritime de Brest, poste qu'il occupa pendant quatorze ans, et où il se distingua. Louis de Caffarelli est mort, le 14 août 1845.
99En date du 24 avril 1802.
100Mme La Blancherie, morte à Orly (Seine), en 1856, quelques mois après son gendre. Comme nous le disons dans la préface, et comme on le verra ci-après, Pierre-Marie-Joseph de Bonnefoux, veuf de Mlle Pauline Lormanne, épousa, en 1818, Mlle Nelly La Blancherie. Léon de Bonnefoux, auquel l'auteur s'adresse, était né du premier mariage de son père. Mme La Blancherie n'était donc pas sa grand'mère, bien qu'elle l'ait toujours traité comme un petit-fils. Cette observation explique le ton du récit.
101Laurent de Bonnefoux né à Béziers en 1788.
102Charles-Matthieu-Isidore Decaen, plus tard comte de l'Empire, né à Creully, près de Caen, le 13 avril 1769, était général de division depuis 1800.
103Mouillage de Simon's Town dans False-Bay, baie ouverte au sud et située à l'est du cap de Bonne-Espérance.
104Baie Delagoa, plus anciennement dite de Lagoa (de la Lagune), appelée aussi baie de Lourenço-Marquès. Sur la côte sud-orientale de l'Afrique, vers 26°, latitude sud et 30° 30´ longitude est. Fait partie de la colonie portugaise de Mozambique.
105Foulpointe ou Mahavelona. Port de la côte orientale de Madagascar à 60 kilomètres nord de Tamatave.
106Caddalore ou Caddalour, ville de la présidence anglaise de Madras, à 27 kilomètres sud-sud-ouest de Pondichéry.