Za darmo

Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Le jour de l'atterrage, je ne pus pas découvrir la terre le soir, mais le temps était si beau, le succès de mon voyage au Para si encourageant, mes observations astronomiques ainsi que mes sondes si concluantes, mon impatience de vous donner de mes nouvelles si grande, que je conservai toute ma voilure, après le coucher du soleil, dans l'espoir de découvrir le phare de l'île d'Oléron. Un saisissement de cœur me prit quand ce phare se fut montré dans sa radieuse clarté, et je continuai ma route, en me guidant sur sa position, pour prendre connaissance du feu de l'île d'Aix située dans la rade de Rochefort. Tout réussit à souhait, et, le 23 juin, à deux heures du matin, je jetai l'ancre en dedans du bâtiment stationnaire dont je passai à demi-portée de voix, et avec tant d'ordre et de silence qu'il ne m'entendit ni ne me vit prendre mon mouillage.

Soumis à une quarantaine d'observation de cinq jours, j'en profitai, pour achever le rapport au ministre auquel les capitaines sont tenus à leur retour, et je lui expédiai, en même temps, un ouvrage complet sur la navigation de la Guyane anglaise, hollandaise, française, portugaise, ainsi que sur celle de Cayenne aux Antilles, au Para, et retour. Ce travail, remis plus tard par le ministre à un officier expressément chargé de la géographie de ces parages, a été fondu dans son livre, et il en est résulté un volume officiel où je suis souvent cité, et où, dans un cas douteux que j'avais éclairci, il est dit que mes observations méritent toute confiance.

CHAPITRE IV

Sommaire: – Je suis remplacé dans le commandement de la Provençale, et je demande un congé pour Paris. – Promotion prochaine. – Visite au ministre de la Marine, M. de Clermont-Tonnerre. – Entrevue avec le directeur du personnel. – Nouvelle et profonde déception. – Je suis nommé Chevalier de la Légion d'honneur, mais je ne suis pas compris dans la promotion. – Invitation à dîner chez M. de Clermont-Tonnerre. – Après le dîner, la promotion est divulguée. – Tous les regards fixés sur moi. – Au moment où je me retire, le ministre vient me féliciter de ma décoration. Je saisis l'occasion de me plaindre de n'avoir pas été nommé capitaine de frégate. – Le ministre élève la voix. Paroles que je lui adresse au milieu de l'attention générale. – Le lendemain le directeur du personnel me fait appeler. – Reproches peu sérieux qu'il m'adresse. Il m'offre, de la part du ministre, le choix entre le commandement de l'Abeille, celui du Rusé, et le poste de commandant en second de la compagnie des élèves, de Rochefort. J'accepte ces dernières fonctions. – Arrivée à Rochefort. – Séjour à Rochefort pendant la fin de l'année 1823 et les sept premiers mois de 1824. – Voyage à Paris pour l'impression de mes Séances nautiques. – Le jour même de mon arrivée à Paris, le 4 août 1824, je suis nommé, à l'ancienneté, capitaine de frégate. – Mes anciens camarades Hugon et Fleuriau. – Fleuriau, capitaine de vaisseau, aide-de-camp de M. de Chabrol, ministre de la Marine. – Il m'annonce que le capitaine de frégate, sous-gouverneur du collège de Marine à Angoulême, demande à aller à la mer. – Il m'offre de me proposer au ministre pour ce poste. – J'accepte. – Entrevue le lendemain avec M. de Chabrol. – Gracieux accueil du ministre. – Je suis nommé. – Nouvelle entrevue avec le ministre. – Il m'explique que je serai presque sans interruption gouverneur par intérim. – M. de Gallard gouverneur de l'école de Marine.

Après avoir obtenu la libre pratique avec Rochefort, je demandai un congé pour Paris; et quand la formalité de la remise des comptes de mon bâtiment à l'administration, ou au successeur que le ministre me désigna, furent remplies, je partis bien joyeux pour rejoindre les miens.

Une promotion allait avoir lieu. Fier de ma campagne, la mémoire pleine de mes anciens services, presque à la tête de la liste des lieutenants de vaisseau, ayant rempli au triple les conditions pour l'avancement, je me présentai comme un homme sûr de son fait au directeur du personnel201 qui était un ancien ami de M. de Bonnefoux. J'avais vu, auparavant, comme je le devais, le ministre, M. de Clermont-Tonnerre202, qui m'avait dit, en style officiel, il est vrai, de ces choses agréables, mais vagues, qui n'engagent à rien celui de qui elles émanent.

Je comptais être beaucoup plus à mon aise et recevoir des assurances beaucoup plus positives et satisfaisantes en m'adressant au directeur du personnel. Quel fut mon étonnement quand cet officier général me dit qu'il avait tout tenté pour moi, qui méritais tant le grade de capitaine de frégate, mais que l'intrigue et la faveur l'emportaient et que le ministre assiégé par de hautes recommandations, ne m'avait pas classé parmi les favorisés! Toutefois, il avait obtenu la croix de la Légion d'honneur pour moi, et je la reçus effectivement le lendemain (jour où devait paraître la promotion) ainsi qu'une invitation à dîner pour le même jour, chez notre ministre, que je plaignais sincèrement de se laisser ainsi circonvenir et lier les mains dans l'exercice de sa prérogative la plus belle.

Je me rendis à cette invitation, le cœur bien gros de mon désappointement, et non sans avoir été tenté de refuser et de prendre ma retraite, car j'en avais acquis le temps à Cayenne et l'occasion était bonne; mais tel est le cours des choses humaines que des considérations imprévues vous retiennent dans l'exécution de plans qui semblaient bien arrêtés, de projets auxquels on avait complaisamment souri; or rien ne me souriait plus, après avoir payé ma dette à mon pays, que de me dégager de tous les liens de service, et de jouir en repos de l'existence modique, mais suffisante selon nos goûts, où la fortune nous avait placés. La considération qui me retint fut qu'au plus tard, je passerais capitaine de frégate à l'ancienneté, en 1824, car j'allais être le sixième sur la liste après la promotion, et qu'alors, deux ans de service au port me suffiraient pour me donner droit à la pension de retraite de ce grade qui était beaucoup plus avantageuse que celle de lieutenant de vaisseau.

On verra que des circonstances analogues m'ont, ensuite, et souvent, retenu au service, et que moi, qui, de tous les hommes peut-être, aime le moins à commander ou à obéir, je me trouve, douze ans encore après, incertain du jour où je serai rendu à moi-même et à ma liberté!

Après le dîner chez M. de Clermont-Tonnerre, un des invités divulgua le nom des promus, dont l'avancement, signé dans l'après-midi par le roi, devait paraître, le lendemain, dans les colonnes du Moniteur. Ce fut un coup de poignard pour moi qui regardai comme une humiliation manifeste de voir tous les yeux fixés sur ma personne, et d'entendre éclater des félicitations pour la plupart de ceux qui m'environnaient. Vraiment, j'avais l'air d'avoir démérité, l'on eut même pu penser qu'il existait comme une préméditation de me mystifier, et je me disais, en moi-même, que si j'avais pu prévoir entendre proclamer la promotion après le dîner, je n'aurais pas balancé à refuser ce dîner et à m'arrêter au parti de demander à être admis à la retraite.

La position n'était pas tenable, je crus que m'en aller était ce qu'il y avait de plus convenable, et j'allai sortir, lorsque le ministre vint, avec un sourire gracieux, m'adresser des paroles flatteuses sur ma nouvelle décoration. En ce moment, je sentis qu'il se présentait une occasion de m'exprimer avec une franche noblesse sur l'indigne procédé dont j'étais victime. Mon cœur se dégonfla, mon visage reprit sa sérénité, et j'attendis, avec sang-froid, les derniers mots du compliment de M. de Clermont-Tonnerre. Je lui dis, alors, que j'étais excessivement honoré d'avoir le droit de porter une aussi belle décoration, mais que je ne pouvais taire que mon ancienneté, mes services, ma dernière campagne avaient semblé à bien des personnes, notamment à M. le gouverneur de la Guyane, mériter une récompense plus complète, celle de mon avancement. Le ministre se retrancha sur son droit et sur celui du choix du roi. Je convins qu'en fait, l'un et l'autre étaient incontestables, mais je fis observer que l'émulation, dans le corps, dépendait, principalement, d'une sage exécution dans l'exercice de ces droits. Le ministre se sentit blessé; il voulut m'écraser; il éleva la voix avec sévérité, et il me dit: «Monsieur, votre insistance m'étonne; eh bien! sachez que lors d'une promotion, services, ancienneté, mérite, tout est pesé; je me suis d'ailleurs aidé des lumières de M. le directeur du personnel et si vous n'avez pas été avancé, c'est que vous ne deviez pas l'être!» À ces paroles, l'attention de quarante personnes, devenues immobiles, se concentra sur nous. Il faut le dire, je fus sur le point de perdre toute présence d'esprit, mais je fis un appel soudain au calme de mon caractère, et d'une voix froide, assurée, mais d'un degré moins élevée que celle du ministre, je répondis: «Rien ne m'est plus agréable que d'entendre citer M. le directeur du personnel qui est là, qui nous entend, car il m'a dit lui-même, vous avoir proposé mon nom comme celui d'un officier rempli de talent, de zèle, d'expérience, ce sont ses expressions; or ce n'est pas un officier rempli d'expérience, de zèle, de talent, qui peut voir, sans amertume, treize de ses cadets lui passer sur le corps; il est clair, d'après cela, que mes services vous fatiguent, et il vaut mieux vous en débarrasser.» – «Monsieur, finissons cette conversation», répliqua le ministre qui pirouetta sur ses talons et s'éloigna. J'en fis autant, et je sortis, bien soulagé, bien content, quelques conséquences qui en dussent arriver.

 

Le lendemain, le directeur du personnel me fit demander. Dans la pièce qui précédait son cabinet, une dizaine d'officiers attendaient audience, qui, dès qu'ils m'aperçurent, vinrent au-devant de moi, me louant beaucoup de la manière dont, la veille, j'avais soutenu si bien ma dignité, les intérêts du corps, et m'excitant adroitement à me tenir dans cette ligne. Je ne sache rien de plus dangereux pour un homme que ces éloges publics et ces encouragements à se déclarer le champion des autres; il faut être très sobre de ces mouvements et ne s'y porter que lorsque cela devient indispensable. En cette circonstance, par exemple, qui m'exaltait, qui me poussait? Des hommes mécontents! Or ces mêmes hommes, s'ils avaient été favorisés ou compris dans la promotion, ils se seraient trouvés la veille chez le ministre où, tant que l'œil du maître plana sur l'assemblée, nul n'eut plus l'air de me reconnaître après notre altercation, et où, devinant l'embarras de mes camarades et y compatissant, j'évitai d'en accoster aucun et de lui adresser la parole. Ce sont des pièges où l'on prend les maladroits, qu'on enferre ainsi, que l'on perd, et qui sont abandonnés quand ils ont servi les projets de ceux, dont sans s'en douter ils ont favorisé les vues. Un homme qui a de l'expérience se met en avant pour lui quand il est dans son droit; avec les autres quand il y a accord, justice ou bonne foi; mais jamais pour les désappointés ni pour les intrigants.

Quant au directeur du personnel, qui avait donné l'ordre de m'introduire immédiatement, il débuta par quelques reproches, mais fort peu sérieux, et il en était de même, sans doute, du prétendu mécontentement du ministre, dont il me dit quelques mots, puisqu'il m'offrit, de sa part, le choix entre le commandement de l'Abeille, celui du Rusé, et le poste de commandant en second de la compagnie des élèves à Rochefort, toujours occupé, jusque-là, par un capitaine de frégate. J'acceptai ces dernières fonctions, et après avoir vu finir le congé de trois mois que j'avais obtenu en arrivant de la mer, et qui s'acheva en parties de plaisir en famille, je quittai Paris, avec vous tous, pour aller prendre possession de mon poste qui, à la vérité, ne formait pas de moi un capitaine de frégate, mais qui m'en faisait remplir le service, et m'en donnait la considération. Ainsi se termina cette scène, d'où je retirai une fois de plus la preuve qu'il est toujours utile de faire respecter sa dignité, et qu'on le peut sans sortir de la voie des convenances et sans employer des moyens violents.

Nous prîmes, à Rochefort, un fort joli logement. L'été suivant (1824) j'arrêtai un appartement de saison à la campagne afin de vous sauver des risques de la fièvre caniculaire du pays. Mon service était fort doux, nos relations de société ne laissaient rien à désirer, mon ménage prospérait au sein de l'ordre, de la bonne humeur, des soins de votre éducation; et je comptais bien résolument attendre ainsi mon brevet de capitaine de frégate, pour prendre ma retraite dans ce grade, lorsque certaines difficultés d'exécution pour l'impression de mes Séances nautiques m'appelèrent à Paris.

Le jour même de mon arrivée, une promotion paraissait, et j'eus enfin, par droit d'ancienneté, ce que je n'avais pas été assez favorisé pour obtenir par mes services, par mon zèle et mes efforts. En revanche, je ne devais rien à personne, et j'en étais fort à mon aise, toujours dans la pensée qu'après deux ans de possession de mon nouveau grade, rien ne s'opposerait à mon désir de quitter le service.

Des jeunes amis de mes longues campagnes, il ne restait guère que Hugon et Fleuriau, et comme Paris est le lieu où il est le plus fréquent de retrouver ses connaissances, ce fut principalement eux que je cherchai. Depuis l'Inde, je n'avais revu le premier des deux que quelques jours, en 1818, lors de mon mariage. Il avait appris que je me trouvais à Paris et m'avait cherché jusqu'à ce qu'il m'eût rencontré. Digne et modeste ami, qui, mêlant ses larmes à ses embrassements, disait ne pouvoir comprendre qu'il fût devenu mon ancien! Il devait être mon garçon d'honneur, mais un ordre pressé d'embarquement lui fit quitter la capitale huit jours avant la cérémonie. Il n'était pas revenu à Paris depuis cette époque, mais Fleuriau s'y trouvait; il était alors capitaine de vaisseau et aide de camp de M. de Chabrol203, successeur de M. de Clermont-Tonnerre.

«Je pensais à vous», me dit Fleuriau après les premières paroles de reconnaissance, «et j'en parlais tout à l'heure au ministre qui cherche un capitaine de frégate pour remplacer celui qui est sous-gouverneur du Collège de Marine à Angoulême et qui demande à aller à la mer. Je me félicite que vous soyez ici, car vous n'avez qu'un mot à dire, et cette affaire sera, je crois, bientôt arrangée.» – «Oui» dis-je, sans hésiter. «Eh bien! demain, venez me voir à midi; j'aurai pris les ordres du ministre, et si, depuis que je l'ai quitté, il n'a pas fait de choix, il sera enchanté, j'en suis sûr, quand il vous aura vu, de celui que je lui aurai proposé!» Le lendemain, je fus présenté à M. de Chabrol.

«M. de Bonnefoux,» me dit M. de Chabrol à la fin de mon audience, «je vais faire dresser l'ordonnance qui vous nomme sous-gouverneur; aussitôt après, je monte en voiture pour aller prier Sa Majesté de vouloir bien la signer; veuillez revenir demain, vous pourrez entrer en vous nommant, car je vais donner des ordres pour que les portes de mon cabinet vous soient toujours ouvertes, et j'espère avoir le plaisir de vous remettre, personnellement, alors, cette ordonnance, qui témoignera de mon estime particulière pour vous, et de la bienveillance du roi.»

Que ces messieurs les grands du jour sont aimables quand ils le veulent; il y a vraiment lieu de se demander comment ils ne le veulent pas plus souvent! Aux douces paroles du ministre, dont l'austère figure respirait, d'ailleurs, la probité, la bonté la plus parfaite, je sentis remuer, en mon cœur, quelque chose des bouffées d'ambition de ma jeunesse; mon goût de retraite s'affaiblissait, et je crois même que je cessais d'en vouloir à M. de Clermont-Tonnerre du retard qu'il avait apporté à mon avancement. J'étais, en effet, pleinement justifié; mon amour-propre était complètement vengé; car j'étais sciemment choisi pour un poste aussi difficile qu'important, moi, le même officier qu'à la suite d'un passe-droit manifeste, on avait cherché à humilier devant un cercle entier d'auditeurs. Ce n'était pas le tout encore que ma nomination, car une circonstance particulière en rehaussait considérablement le prix. En effet, M. de Gallard204, gouverneur du Collège de Marine, qui était alors l'école spéciale pour notre arme, était député; ainsi, durant le temps des sessions qui duraient au moins six mois, durant celui d'un congé de deux mois qu'il prenait ensuite, pour aller visiter une terre en Gascogne, j'allais me trouver presque sans interruption, gouverneur par intérim, et c'est ce qui avait rendu M. de Chabrol si circonspect dans le choix qu'il voulait faire. Il fut, le lendemain, plus aimable encore que la veille en me donnant ces détails, et je pris congé de lui après avoir pris ses instructions particulières, plus touché, s'il est possible, de son inépuisable affabilité, que flatté du poste que je devais à sa volonté, ainsi qu'à l'amicale intervention de Fleuriau. L'impression de mes Séances nautiques était alors en assez bon train pour que je pusse bientôt quitter Paris. Ma femme qui était ravie de ces bonnes nouvelles dont je l'avais instruite par écrit, se fit une fête d'aller habiter Angoulême; je préparai tout pour son départ de Rochefort d'où je m'en allai, seul, car la rentrée des classes me pressait; mais vous ne tardâtes pas à venir me joindre et nous nous installâmes parfaitement.

Tu avais huit ans à cette époque, et ta mémoire doit facilement te rappeler soit sur cet événement de famille, soit la plupart de ceux qui l'ont suivi; j'aurai donc, par la suite, moins de détails à te donner. Il ne me restera plus guère à te parler que de M. de Bonnefoux, mais je m'y suis préparé: ce qui le concerne est pour ainsi dire achevé, et ce ne sera ni sans plaisir pour moi, ni sans utilité pour toi, ni sans juste orgueil de parenté pour nous deux que je te communiquerai les pages où sont consignées la vie et les actions d'un des plus beaux modèles d'hommes qui aient jamais existé.

LIVRE V
MA CARRIÈRE À PARTIR DE MA NOMINATION AU COLLÈGE DE MARINE

CHAPITRE PREMIER

Sommaire: – Plan de conduite que je me trace. – La ville d'Angoulême. – Une École de Marine dans l'intérieur des terres. – Plaisanteries faciles. – Services considérables rendus par l'École d'Angoulême. – S'il fallait dire toute ma pensée, je donnerais la préférence au système d'une école à terre. – En 1827, M. de Clermont-Tonnerre, alors ministre de la Guerre, au cours d'une inspection générale des places fortes, visite le Collège de Marine. – En l'absence de M. de Gallard, je suis gouverneur par intérim et je le reçois. – Le prince de Clermont-Tonnerre, père du ministre, qui voyage avec lui, me dit que son premier colonel a été un Bonnefoux. – Il fait, à son retour à Paris, obtenir à mon fils une demi-bourse au Prytanée de la Flèche. – En 1827 je demande un congé pour Paris. – Promesses que m'avait faites M. de Chabrol en 1824; sa fidélité à ses engagements. – Bienveillance qu'il me montre. – Ne trouvant personne pour me remplacer il fait assimiler au service de mer mon service au Collège de Marine. – Je retourne à Angoulême. – Le ministère dont faisait partie M. de Chabrol est renversé. – Le nouveau ministère décide la création d'une École navale en rade de Brest. – Il supprime le Collège de Marine d'Angoulême, et laisse seulement s'achever l'année scolaire 1828-1829. – Je reçois un ordre de commandement pour l'Écho. – Au moment où je franchissais les portes du collège pour me rendre à Toulon un ordre ministériel me prescrit de rester. – Projet d'École préparatoire pour la Marine, analogue au Collège de la Flèche. On m'en destine le commandement. M. de Gallard intervient et se le fait attribuer. – Ordre de me rendre à Paris. – Offre du poste de gouverneur du Sénégal, que je refuse. – Le commandant de l'École navale de Brest. – Promesse de me nommer dans un an capitaine de vaisseau. – Le directeur du personnel me presse de servir en attendant comme commandant en second de l'École navale. – Je ne puis accepter cette position secondaire après avoir été de fait, pendant cinq ans, chef du Collège de Marine.

Je ne pouvais penser à arriver à Angoulême sans avoir réfléchi sur mes nouvelles fonctions, sans m'être fait un plan de conduite. J'avais cru reconnaître qu'il devait exister deux hommes en moi: le délégué du Gouvernement et le représentant des familles. Ainsi, dans le premier cas, et lorsque je paraissais sous un jour officiel, ce devait être le règlement à la main; partout ailleurs, il me semblait convenable que ce ne fut qu'avec des paroles d'encouragement et de bonté. Je reconnaissais, surtout, qu'il me faudrait un calme à toute épreuve, une patience imperturbable, une persévérance que rien ne pourrait lasser; de la sévérité, parfois, mais beaucoup de formes et d'équité; jamais une parole irritante; le plus tôt possible, une connaissance approfondie de tous les noms, de toutes les familles, de la capacité, du caractère de chacun, et, surtout, point de système particulier; car si le proverbe marin «selon le vent, la voile» est vrai, c'est spécialement avec la jeunesse qui est si mobile et si impressionnable.

 

Je me proposai d'avoir, de temps en temps, de l'indulgence, mais comme moyen de ramener au bien, ou seulement dans les occasions où elle ne pourrait pas être taxée de faiblesse; ainsi quand j'avais à punir, c'était avec impassibilité, et parce que mon devoir m'y obligeait; et quand j'avais à récompenser, c'était le plaisir dans toute ma contenance, et parce que mon cœur m'y portait. Peu de propos m'ont plus flatté que ces mots adressés par le maître d'équipage, Bartucci, à quelques élèves qui lui avaient fait une espièglerie: «Laissez faire, mes amis, le commandant vous attrapera sans courir.»

Je tenais beaucoup à ce qu'ils me vissent chez moi, quand ils avaient à se présenter dans mon cabinet, toujours laborieux ou utilement occupé, car il est bon de prêcher d'exemple et l'on peut bien certainement dire de l'esprit de l'homme: sequitur facilius quam ducitur. Enfin, je pensais qu'il fallait m'appliquer à résumer en moi les qualités souvent opposées, et qui sont si nettement exprimées par ce vers de Voltaire, empreint du caractère d'une impérissable vérité:

 
Qui n'est que juste est dur; qui n'est que sage est triste.
 

Tel est le fond du plan que je me fis, que j'ai suivi sans déviation et à l'aide duquel, à une époque où il y avait, dit-on, tant de turbulence parmi les jeunes gens, en général, je n'ai remarqué parmi ceux qui se sont trouvés sous ma direction, qu'application et docilité.

Te dirai-je, à ce sujet, ce qui vient d'avoir lieu ici, à l'époque de l'arrivée de ta mère et de ta sœur à Brest. Le commandant en second était malade à terre; pendant trois jours, je fus obligé de laisser la direction du service, pour aller installer ces dames, au plus ancien lieutenant de vaisseau. Le commandant en second s'en trouvait fort préoccupé, les élèves le surent; ils lui écrivirent aussitôt, ainsi qu'à moi, qu'il suffisait qu'ils connussent notre position pour nous assurer que jamais la règle ne serait mieux observée; et qui proposa cette lettre? de grands et robustes jeunes gens que les notes écrites, qui m'avaient été laissées, qualifiaient d'ingouvernables, de très dangereux, et qui sont, actuellement, sur le point de sortir de l'École d'une manière fort distinguée. Je sais pourtant que, en ceci, les succès passés ne garantissent pas la réussite à venir; toutefois, il ne dépendra pas de moi que, jusqu'au bout, je ne remplisse ma tâche avec honneur.

Ce fut un temps bien doux que celui que nous passâmes à Angoulême, ville d'urbanité, de bienveillance, où nous fûmes adoptés comme si nous avions été élevés dans son sein, et dans laquelle je n'étais pas tellement captivé par mon service que, pendant les quatre mois que le gouverneur résidait à l'école, je ne pusse tous les ans, jouir d'un congé de deux à trois mois. C'est pendant ces congés que, successivement, nous visitâmes Bordeaux, Marmande, Béziers et Rochefort.

Comme établissement utile, beaucoup de choses ont été dites sur la situation d'une École de Marine dans l'intérieur des terres; mais ses détracteurs, tout en convenant qu'on y enseignait bien la théorie du métier, taisaient, avec soin, que les élèves, avant de jouir de l'exercice de leur grade, avaient, en sortant d'Angoulême, un an de pratique à acquérir, en mer, sur une corvette d'instruction. Me trouvant, aujourd'hui, à la tête de l'École, qui a été substituée au Collège de Marine, et dans laquelle l'enseignement théorique marche de front avec la pratique, sur rade, je dois être compétent dans la question. Je pense donc, la main sur la conscience, que les deux régimes me semblent avoir une somme à peu près égale d'avantages ainsi que d'inconvénients. L'expérience, au surplus, est là pour démontrer que la plupart des élèves provenant d'Angoulême sont devenus des officiers qui peuvent rivaliser de talents avec tous ceux à qui on voudra les comparer; aussi, s'il fallait dire le fond de ma pensée, je donnerais la préférence au système d'une École à terre qui, d'ailleurs, est beaucoup plus économique pour l'État.

En quittant le ministère de la Marine, M. de Clermont-Tonnerre avait reçu le portefeuille de la Guerre. En 1827, il jugea convenable de faire l'inspection générale des places fortes de nos frontières; son retour s'effectua par Angoulême, où il s'arrêta pour visiter une poudrerie qu'on venait d'y établir sur de nouveaux procédés, ainsi que la fonderie de canons de Ruelle, très voisine d'Angoulême, et le Collège de Marine où je lui rendis les honneurs de son rang. Il savait, sans doute, que M. de Gallard était absent, et que j'étais alors gouverneur par intérim; sans doute aussi, il se souvenait de l'épisode à la suite du dîner où il m'avait invité, en 1824; car sans me le rappeler précisément, et ni lui, ni moi, ne le devions, il me combla de paroles gracieuses et me donna les marques du plus affectueux intérêt. Il voyageait avec le prince de Clermont-Tonnerre, son père, qui, m'entendant nommer, me dit que son premier colonel avait été un Bonnefoux, et qui, te voyant, désira que tu entrasses à la Flèche avec une demi-bourse qu'il te fit accorder, lors de son retour à Paris, en se fondant sur les services de ma famille et sur le manque de fortune privée de ta mère et de moi. Tu vois que cette visite dut être bien satisfaisante pour moi, qui éprouvai, il faut le dire, plus que de la joie à montrer au ministre, un aussi bel établissement, prospérant par le concours des soins de l'officier que lui-même avait auparavant exclu d'une promotion où tout semblait l'appeler.

M. de Chabrol, lorsqu'il m'avait annoncé la signature de l'ordonnance qui me nommait sous-gouverneur, avait eu la bonté de me dire plusieurs choses extrêmement obligeantes, dont pas une ne devait sortir de ma mémoire. Je dois mettre en première ligne l'espoir que je tenais de lui de mon avancement, qu'il voulait rendre aussi prompt que possible pour me dédommager des lenteurs, dont il savait, par Fleuriau, que ma carrière avait été entravée. «Revenez me voir dans trois ans», m'avait-il dit, «je vous mettrai en évidence sur un beau bâtiment, et dès que vous aurez rempli les conditions qui sont imposées par l'ordonnance, vous n'attendrez pas longtemps le grade de capitaine de vaisseau.»

Au bout de trois ans (en 1827), je me présentai ponctuellement à lui. J'avais su par le directeur du personnel, chez qui j'étais allé avant de songer à paraître devant M. de Chabrol, que lorsque j'avais fait la demande d'un congé pour Paris, l'exact et scrupuleux ministre lui avait ordonné de me réserver la Bayadère qui était destinée à naviguer sur la mer Méditerranée pour y servir de corvette d'instruction aux élèves, dont la sortie d'Angoulême allait avoir lieu; mais que quand il avait été question d'effectuer mon remplacement, les officiers sur lesquels le choix aurait pu tomber étaient absents, et que M. de Chabrol avait été forcé de changer d'avis. Il me fit, en effet, prier, lorsqu'il me sut arrivé, de passer dans son cabinet, et après m'avoir dit, lui-même, que je ne commanderais pas la Bayadère et qu'il allait m'ordonner de continuer mes fonctions de sous-gouverneur, il s'exprima ainsi: «Je suis trop juste, cependant, pour vous imposer une obligation qui vous serait préjudiciable; il existe une ordonnance par laquelle le service des gouverneurs des Colonies est assimilé au service de mer; le vôtre, et pour vous seul, au Collège de Marine, vient d'être rangé dans la même catégorie, ainsi votre avancement n'en souffrira pas; soyez-en bien persuadé.»

Ma position nouvelle fut notifiée dans les bureaux et à Angoulême, où je retournai le cœur pénétré d'un nouveau respect pour le ministre qui savait si bien allier la justice, la probité aux exigences du service, et qui, plus tard, comme homme d'État, dans une circonstance des plus imposantes dont j'aurai l'occasion de parler, prouva qu'en politique comme partout, la fidélité aux engagements pris constitue le plus utile aussi bien que le plus noble des conseillers.

Lorsque, en 1806, je revenais de l'Inde, avec les espérances les plus fondées d'être nommé lieutenant de vaisseau pendant cette même année, la méprise ainsi que les irrésolutions de l'amiral Linois causèrent une captivité qui retarda cet avancement de cinq ans. Lorsque, ensuite, le voyage du duc d'Angoulême dans les ports de l'Océan eut amené une circonstance qui devait me faire nommer capitaine de frégate en 1815, l'arrivée de l'Empereur et les suites qui en découlèrent retardèrent cet autre avancement de neuf nouvelles années. En 1828, enfin, tout me disait que j'aurais dû être capitaine de vaisseau, mais d'autres événements supérieurs entravèrent cette nomination qui n'a eu lieu que sept ans après. De compte fait, voilà donc vingt et un ans bien réels, perdus, en quelque sorte, dans ma carrière, et dont quelques-uns de mes camarades plus favorisés ont eu l'heureuse chance de pouvoir tirer parti dans la leur.

Mais pourquoi se comparer aux plus favorisés? pourquoi ne pas jeter les yeux du côté opposé, pourquoi, par exemple, ne pas penser aux centaines d'amis ou d'officiers, victimes des réactions ou des révolutions politiques? pourquoi, surtout, ne pas me féliciter de n'avoir pas partagé la triste destinée des Augier, des Verbois, des Delaporte, des Céré, et autres si cruellement moissonnés à la fleur de leur âge; et, en somme, n'est-ce pas, après tout, un bonheur assez grand que d'être arrivé au point où je suis, avec l'estime générale, sans exciter l'envie, à l'abri des reproches, exempt d'infirmités, et n'ayant éprouvé aucun de ces revers ou de ces malheurs qui empoisonnent toute une existence: Segnius homines bona, quam mala sentire.

201Le directeur du personnel était alors le comte d'Augier, contre-amiral, conseiller d'État. François, Henri, Eugène d'Augier avait été préfet maritime en même temps que M. de Bonnefoux et il lui avait succédé à Rochefort en 1815.
202Aimé-Marie-Gaspard, marquis puis duc de Clermont-Tonnerre, pair de France, lieutenant général, né à Paris, le 27 novembre 1779 était un ancien élève de l'École Polytechnique. Après avoir quitté le ministère de la Marine pour celui de la Guerre, il tomba du pouvoir en décembre 1827 avec le cabinet Villèle. Après la Révolution de 1830, M. de Clermont-Tonnerre donna sa démission de pair de France et rentra dans la vie privée. Il mourut le 8 janvier 1865.
203André-Jean-Christophe, comte de Chabrol de Crousol, né à Riom le 16 novembre 1771 était le frère du préfet de la Seine de Napoléon et avait été lui-même préfet sous l'Empire. Sous-secrétaire d'État au ministère de l'Intérieur en 1817, élu député en 1821, il devint pair de France en 1823 et ministre de la Marine le 4 août 1824.
204Louis-Victor-Antoine-Marie, vicomte de Gallard de Terraube, capitaine de vaisseau honoraire, ancien émigré.