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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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CHAPITRE II

Sommaire: 1814. – Prise de Toulouse et de Bordeaux. – Rochefort menacé. – Avènement de Louis XVIII. – M. de Bonnefoux m'envoie à Bordeaux comme membre d'une députation chargée d'y saluer le duc d'Angoulême et de traiter d'un armistice avec l'amiral anglais Penrose. – Une lettre m'apprend à Bordeaux que mon père est atteint d'une fluxion de poitrine. – Je cours à Marmande et je trouve mon père très malade et désespéré à la pensée qu'il ne reverra pas mon frère, que la paix allait lui rendre. – Il meurt en me serrant la main le 27 avril 1814. Il avait soixante-dix-neuf ans. – Je suis nommé au commandement de la corvette à batterie couverte le Département des Landes chargée d'aller à Anvers prendre des armes et des approvisionnements. – Avant mon départ, le duc d'Angoulême nommé grand amiral arrive à Rochefort au cours d'une tournée d'inspection des ports de l'Océan. – Il y séjourne trois jours. M. de Bonnefoux me nomme commandant en second de la garde d'honneur du Prince. – Je mets à la voile et me rends à Anvers. – Au retour, une tempête me force de reprendre le Pas-de-Calais que j'avais retraversé et de chercher un abri à Deal, à Deal où, naguère, j'étais errant et traqué comme un malfaiteur. – Je pars de Deal avec un temps favorable mais au milieu de la Manche un coup de vent me jette près des bancs de la Somme. – Dangers que court la corvette. Je force de voiles autant que je le puis afin de me relever. – Après ce coup de vent, je me dirige vers Brest. – Un pilote venu d'Ouessant me jette sur les Pierres Noires. – Une toise de plus sur la gauche, et nous coulions. – Je fais mettre le pilote aux fers et je prends la direction du bâtiment qui faisait beaucoup d'eau. – La corvette entre au bassin de radoub. – Le pilote jugé et condamné. – J'apprends à Brest une promotion de capitaines de frégate qui me cause une vive déception. – Ordre inattendu de réarmer la corvette pour la mer. – Je demande mon remplacement. Fausse démarche que je commets là. – Je quitte Brest et le Département des Landes. – Arrivée à Rochefort où je trouve mon frère, licencié sans pitié par le Gouvernement de la Restauration. – Il passe son examen de capitaine de la Marine marchande et part pour les États-Unis où il réussit à merveille. – Voyage de M. de Bonnefoux à Paris. – Il fait valoir les raisons de santé qui m'ont conduit à demander mon remplacement. – On lui promet de me donner le commandement de la Lionne et de me nommer capitaine de frégate avant mon départ. – Le retour de l'Île d'Elbe empêche de donner suite à ce projet. – Pendant les Cent-Jours, je reste chez moi. – L'empereur, après Waterloo, vient s'embarquer à Rochefort et passe cinq jours chez le préfet maritime. – Disgrâce de M. de Bonnefoux. – Je suis, par contre-coup, mis en réforme. – Je songe à obtenir le commandement d'un navire marchand et à partir pour l'Inde. – On me décide à demander mon rappel dans la marine. – Je l'obtiens et je suis attaché comme lieutenant de vaisseau à la Compagnie des Élèves de la Marine à Rochefort. – Grand malheur qui me frappe au commencement de 1817. Je perds ma femme. – Après un séjour dans les environs de Marmande chez M. de Bonnefoux, je vais à Paris solliciter un commandement. – Situation de la Marine en 1817. – Je suis nommé Chevalier de Saint-Louis. – Retour à Rochefort. – Je me remarie à la fin de 1818. – En revenant de Paris, je retrouve à Angerville, Rousseau, mon camarade du ponton. – Histoire de Rousseau.

Ce fut peu de temps après que l'empereur rentra en France après avoir perdu ses armées en Russie, et il y fut suivi par l'Europe soulevée, qui envahit toutes les frontières. Toulouse, Bordeaux, furent pris; Rochefort fut sur le point d'être attaqué, et Collos et moi, étant considérés comme prisonniers de guerre, nous reçûmes l'ordre de nous retirer dans l'intérieur; mais Paris fut occupé par les ennemis avant notre départ et les Bourbons remontèrent sur le trône.

M. de Bonnefoux m'envoya alors à Bordeaux comme membre d'une députation chargée d'y saluer le duc d'Angoulême, neveu de Louis XVIII qui s'y trouvait, et de traiter d'un armistice avec l'amiral Anglais Penrose. J'allais retourner à Rochefort quand une lettre de Marmande m'annonça que mon père était atteint d'une fluxion de poitrine; je volai auprès de lui… Hélas! il n'était que trop mal, et ce qui empirait son délire, c'est que la paix allait lui rendre son fils Laurent, et qu'il sentait la mort venir avant ce doux moment: il avait vraiment le cœur brisé! Dans sa tendresse, il voulut, cependant, lui donner une marque d'amitié: il avait pensé que ma sœur serait convenablement établie avec la fortune future de ma tante d'Hémeric, avec celle qu'avait son mari. Quant à moi, il me voyait en possession d'un état qui avait été considérablement froissé, il est vrai, mais qui me plaçait, toutefois, en position tolérable; pour mon frère, tout disait que cet état était perdu, et mon père avait fait tout préparer pour lui assurer, en sus de sa part, le quart dont la loi lui permettait de disposer sur une dizaine de mille francs qu'il avait économisés depuis qu'on lui payait sa pension. Il ne voulait, cependant, rien faire sans mon consentement que je donnai de grand cœur; il reprit, alors, un peu de sérénité, et il mourut le 27 avril, en tenant une de mes mains, et en fixant sur mes yeux baignés de larmes un regard de paix et de bonté!

Ce sont de rudes moments, mais il y a certainement du bonheur, pour un bon fils, à être alors au chevet de son père; et, en y pensant, j'ai bien souvent rendu grâces à l'heureuse étoile qui m'avait fait quitter l'Angleterre et qui m'avait ramené en France. Je conserve précieusement une boîte en écaille et or avec une jolie peinture, et que mon père affectionnait beaucoup. À Rochefort, j'avais appris à tourner, et je consolidai cette boîte en y ajoutant des cercles en ivoire; ce bijou se retrouve souvent sous mes yeux, car j'y serre mes décorations et leurs rubans… Destination bien naturelle que d'employer à contenir ces symboles de l'honneur, le meuble chéri du brave militaire qui expia dignement les erreurs de sa jeunesse, qui vécut soixante-dix-neuf ans et fut le type achevé de tous les sentiments nobles et élevés.

Lors des premiers armements maritimes auxquels la paix donna lieu à Rochefort, le préfet me fit accorder le commandement d'une corvette à batterie couverte comme l'ont les frégates, et que le département des Landes avait donnée au Gouvernement; par ce motif, elle était nommée elle-même: le Département des Landes; ma destination était Anvers, d'où la France avait à retirer quelques débris des dépenses incalculables qu'elle y avait faites.

Cependant, le duc d'Angoulême, nommé grand amiral, faisait l'inspection des ports de l'Océan. Il arriva à Rochefort avant mon départ: M. de Bonnefoux me nomma commandant en second de la garde d'honneur du Prince, qui séjourna trois jours parmi nous. Je mis à la voile aussitôt après son départ, et j'eus lieu de me convaincre que huit ans d'interruption ne suffisent pas pour faire oublier notre état, lorsqu'on l'a bien appris précédemment. Collos était embarqué avec moi.

Je me rendis à Anvers sans rien éprouver de remarquable. Au retour, une tempête me força de reprendre le Pas-de-Calais que j'avais retraversé, et de chercher un abri à Deal; Deal, où alors, je me présentais entouré d'honneurs, comblé de politesses, et où, naguère, j'étais traqué et errant comme un malfaiteur! J'en partis avec un temps favorable, mais au milieu de la Manche, un coup de vent me jeta près des bancs si dangereux de la Somme et aux environs de Dieppe. Je forçai de voiles autant que je le pus, afin de me relever; et ma résolution que je vis bien qu'on taxait d'audacieuse imprudence, me réussit! Mais un mât cassé, une voile déchirée, et j'étais irrémissiblement à la côte. Je restai constamment sur le pont; tous les yeux fixés sur moi cherchaient à scruter mes pensées; je faisais bonne contenance, mais je voyais l'étendue entière du péril, et j'arrangeais, dans ma tête, mes dispositions pour le cas où j'aurais continué à être porté sur ces bancs, et pour chercher à sauver mon bâtiment et mon équipage! Les dispositions qui me vinrent à l'esprit dans ce moment critique ont, depuis, été décrites dans mes Séances nautiques, et elles ont reçu l'approbation des marins.

Après cette épreuve, je me dirigeai vers Brest, où ma corvette devait désarmer: tout allait bien, lorsqu'un pilote, qui venait d'Ouessant, me jeta sur les rochers appelés Pierres-Noires! La secousse fut violente, mais comme nous n'avions touché le rocher qu'en le rasant avec notre flanc, nous ne coulâmes pas sur place. Une toise de plus sur la gauche, et c'en était fait de nous tous! Je fis mettre le pilote aux fers, et je me chargeai du bâtiment qui faisait beaucoup d'eau, mais que je réussis à faire entrer à Brest. Le pilote fut jugé, cassé, emprisonné; et la corvette entra en radoub.

En arrivant à Brest, j'avais appris que six officiers de mon grade, dont quatre étaient mes cadets, et qui, à Brest et à Lorient, avaient fait le service de gardes d'honneur auprès du grand amiral, s'étaient vu, pendant ma campagne, nommer capitaines de frégate par l'intervention du Prince. Je réclamai, et j'écrivis au contre-amiral qui accompagnait le duc. J'appris, par la réponse, que si M. de Bonnefoux l'avait demandé, à Rochefort, pour moi, on se serait empressé d'accéder à sa proposition; M. de Bonnefoux, à qui je mandai ces détails, me dit, de son côté, qu'il ne lui serait jamais venu dans l'idée qu'on pût accorder un grade pour un service honorifique; mais que, puisque cette faveur avait été accordée à d'autres, il profiterait d'un voyage qu'il ferait bientôt à Paris pour présenter mes droits à être traité comme mes six camarades. Il est certain que si je n'avais pas été à la mer, à cet époque, j'aurais eu connaissance de ces démarches, et qu'agissant au moment utile, j'aurais probablement réussi: je vis, par là, que le hasard sert souvent mieux que le zèle; mais ce n'est pas une raison pour ne pas sacrifier constamment au devoir.

 

Je m'occupais de retourner à Rochefort, lorsque l'ordre inattendu de réarmer la corvette pour la mer arriva à Brest. Mais j'avais été si contrarié de n'avoir pas figuré dans la promotion, et je craignis tellement que quelques intérêts ne souffrissent d'une nouvelle absence, que je demandai mon remplacement. C'était assurément une fausse démarche, et elle fut jugée encore plus sévèrement qu'elle ne le méritait, car ma santé avait vraiment beaucoup souffert des fatigues incessantes de mon retour d'Anvers; et c'était le motif que j'avais allégué. J'eus tort évidemment dans cette circonstance, car j'agis dans des vues étroites et avec un esprit d'amour-propre blessé. Un véritable chagrin que j'eus en quittant Brest et le Département des Landes fut de me séparer de Collos dont l'âme franche et loyale mérite certainement qu'on lui applique le mot de Cornelius Nepos, au sujet d'Epaminondas: «Adeo veritatis diligens, ut ne joco quidem mentiretur.»

Mon frère était à Rochefort quand j'arrivai: que de choses nous eûmes à nous dire! Nous allâmes à Marmande pour régler nos affaires; il poussa jusqu'à Béziers, revint me prendre à Rochefort, et comme il avait été, sans pitié, licencié par le gouvernement de la Restauration, il ne se vit d'autre ressource que de passer son examen de capitaine de la Marine marchande; et il se disposa ensuite à aller aux États-Unis, où son intelligence, son caractère, sa loyauté, sa connaissance de la langue du pays l'ont conduit à une assez belle fortune.

Le préfet se rendit à Paris; il s'y occupa de moi, mais on y était mécontent de ma demande de remplacement. Il dit de ma santé ce qu'il en savait, ramena les esprits; et, comme on refusait rarement quelque chose à un chef tel que lui, il fit agréer qu'on m'éprouverait par l'offre d'un nouveau commandement, et qu'on me nommerait capitaine de frégate avant de mettre à la voile. C'eût été fort beau, car je n'avais que trente-deux ans, et j'aurais ainsi regagné une partie du temps perdu par ma captivité. Il n'en fut pas ainsi, et il faut avouer que je ne fus pas heureux dans cette affaire dont je vais reprendre la suite.

Le bâtiment qui me fut destiné était la Lionne, toutefois, au lieu de s'occuper de m'expédier mes lettres de commandement, auxquelles il ne manquait plus que la signature, le Gouvernement eut à tourner ses pensées vers des objets d'une tout autre importance, qui absorbèrent toutes ses facultés et qui amenèrent sa chute. Ce fut le retour de l'Île d'Elbe de Napoléon. Ailleurs, je parlerai, plus en détail, de cet événement prodigieux, des difficultés sans nombre qu'il attira à M. de Bonnefoux, et de la manière glorieuse dont il surmonta ces difficultés. Ici, je me contenterai de dire que M. de Bonnefoux reconnut l'empereur; mais qu'il approuva l'opinion où j'étais, que je me trouvais libre, par la nature de cette révolution, de servir ou de ne pas servir; et qu'il permit que, considérant Napoléon comme l'auteur des maux sans nombre auxquels je prévis que notre patrie allait être en proie, je restasse étranger à son système et à ses opérations. Ainsi donc, au lieu d'un grade que je croyais tenir, qui était sous ma main, je me vis de nouveau voué à l'inactivité, et je restai chez moi, en quelque sorte incognito.

L'empereur ne fit que passer; en tombant, il entraîna ses partisans, M. de Bonnefoux et moi, par contre-coup, qui fus condamné à la réforme. Il fallait vivre, cependant, car tel est le propre des Révolutions en général, qu'elles font des plaies profondes à l'État, et qu'elles brisent bien des existences. J'allai à Bordeaux où mes amis me firent la promesse positive d'un navire marchand à commander pour les mers de l'Inde. C'était un moyen de fortune assurée si la paix durait: mais quelle certitude en avait-on? Et puis, quitter l'uniforme et la carrière militaire!.. Tout cela fut débattu et considéré sous toutes les faces; enfin, je ne voulus pas résister à de douces instances, et je demandai mon rappel dans la marine, en faisant valoir mon éloignement volontaire, lors du règne de Cent-Jours de l'empereur. Cette démarche fut suivie d'un prompt succès, et l'on me plaça comme lieutenant de vaisseau dans la compagnie des élèves de la Marine à Rochefort. Quant au grade de capitaine de frégate, il n'y avait plus à y penser; et il fallut abandonner à ceux qui se trouvaient dans la position que j'avais perdue, les chances d'avancement que M. de Bonnefoux ne laissait pas échapper pour moi, quand il y avait jour à les faire valoir.

Nous arrivâmes ainsi, au commencement de 1817. Rochefort fut, alors, témoin d'un de ces événements douloureux qui frappent une population au cœur. Je t'ai raconté, mon fils, les malheurs poignants que subit ma famille pendant mon enfance, ainsi que l'influence qu'ils eurent sur mon éducation. Quelques jours ravissants vinrent ensuite luire pour moi à Marmande et au Châtard. Puis, arrivèrent douze années d'études, de travaux, de fatigues, de combats, de dangers, de prison, de ponton, d'efforts pour ma liberté, et qui se terminèrent par le délabrement de ma santé et par un retard irréparable dans ma carrière; succédèrent alors les moments vraiment enchanteurs de mon séjour à Rochefort entre 1812 et 1814, et ceux de mon mariage; mais à cette époque, une série d'infortunes vint m'assaillir à coups répétés, et cette série ne pouvait se terminer d'une manière plus poignante que par l'événement cruel qui t'enlevait ta mère et qui me plongeait dans un profond désespoir.

Quand ce funeste arrêt de la Providence fut consommé, je te laissai aux bons soins de ta grand-mère188; je partis de Rochefort et j'allai chercher de la solitude chez M. de Bonnefoux qui s'était retiré à la campagne, près de Marmande. Il y vivait tranquille, isolé; c'était ce qu'il me fallait. De quelles bontés, de quelles consolations, son cœur généreux, son esprit aimable remplirent les trois mois qu'il me fut permis d'y rester! Je l'aurais quitté avec bien du regret, si ce n'avait été pour te revoir. Je retournai donc à Rochefort; j'établis tout, comme je l'entendais; ta santé qui était si faible quand tu naquis, se raffermit promptement. Enfin, je mis ordre à mille petits détails, et, d'après le conseil de M. de Bonnefoux, je me rendis à Paris pour y solliciter un commandement, afin de pouvoir réparer, autant que possible, le temps perdu pour mon avancement.

En effet, un commandement de bâtiment était, pour moi, le seul moyen d'aller à la mer au moins de longtemps. La marine se trouvait alors dans la plus grande stagnation; les lieutenants de vaisseau n'embarquaient qu'à leur tour; et, tout bien calculé, ayant été inscrit à la fin de la liste d'embarquement après ma campagne de l'Escaut, je ne pouvais espérer d'être placé sur un navire, avant la fin de l'année 1820. Au contraire, les commandants de bâtiments étaient tous au choix du roi; et ç'avait été pour être proposé à ce choix par le ministre, que j'avais entrepris ce voyage de Paris.

Je n'avais fait aucun apprentissage du rôle de solliciteur, qui était pour moi une chose toute nouvelle, bien inattendue, et n'allant nullement à mon caractère, accoutumé d'ailleurs, que j'étais à voir, auparavant, mes désirs prévenus; et il faut convenir que je fus bien gauche dans les démarches que je crus devoir essayer.

Le ministère m'accueillit parfaitement, mais ne me donna de commandement que l'espérance un peu éloignée; retard, ajouta-t-on, causé par le petit nombre d'armements maritimes auxquels nous astreignait la fâcheuse position des finances de l'État. Par compensation, il fut question de me faire accorder la croix de la Légion d'honneur, demandée si souvent pour moi par M. Bruillac, ancien Commandant de la Belle-Poule, mais l'empereur, d'abord, Louis XVIII, ensuite, et enfin, encore l'empereur, dans les Cent-Jours, avaient fait un tel abus de ce genre de récompense, que le grand chancelier venait d'obtenir du roi qu'il ne serait plus délivré de décoration de cet ordre, que lorsque ses bureaux auraient pu débrouiller la confusion qui y régnait et présenter un état exact de tous les légionnaires, opération qui, disait-on, devait durer trois ans! Le ministre ne voulut pas, cependant, me laisser partir de Paris sans une marque de satisfaction, il pensa que la croix de Saint-Louis remplacerait, fort bien, celle de la Légion d'honneur qu'on désirait me voir obtenir, et il me présenta à l'approbation du roi, qui signa ma nomination. Que mon père aurait été heureux s'il avait assez vécu pour voir sur ma poitrine cette décoration, qu'il avait été si fier lui-même de porter, et à laquelle il tint au point de sacrifier sa liberté!

Je vis, cependant, bientôt après, que je n'obtiendrais rien de plus; je revins donc à Rochefort te revoir, et attendre la réalisation des espérances d'un commandement qu'on me réitéra avant mon départ, mais qui, n'étant plus soutenues par l'appui d'un protecteur puissant, promettaient réellement peu de recevoir leur accomplissement.

Je passe rapidement sur plusieurs choses peu importantes, et j'arrive à la fin de 1818, époque où j'attendais toujours, en vain, le commandement promis, redemandé, repromis plusieurs fois. Un bâtiment de la force de ceux qu'on donnait à commander aux officiers de mon grade, allait alors être armé à Rochefort, j'écrivis pour qu'il me fût accordé; mais d'autres firent également des démarches; je ne l'obtins pas; et je me retrouvai plus seul, plus assombri que jamais, car je ne voyais plus, de bien longtemps, un embarquement possible; et c'était le soulagement le plus direct que je pusse espérer à un chagrin qui me possédait presque exclusivement. Le monde, la société, cette vie qu'on appelle de garçon m'étaient devenus insupportables, comme il arrive à tout homme qui n'est plus jeune et qui a été bien marié, enfin, je traînais péniblement une existence sur laquelle toi seul répandais quelque intérêt, lorsque j'eus à me prononcer sur un sujet qui devait te donner une seconde mère, et te replacer sous le même toit que moi.

J'hésitais longtemps car je ne pouvais me dissimuler les inconvénients d'un second mariage189.....

Je restais peu de temps à Paris. Nous en partîmes dans une voiture particulière, avec une famille qui en complétait les places. Je me sentis indisposé dès le départ. À une lieue d'Étampes, notre essieu se brisa: il fallut, par un assez mauvais temps, nous rendre à pied jusqu'à cette ville où l'accident fut réparé, mais où mon malaise augmenta. Je crus, pourtant, pouvoir continuer le voyage, mais la fièvre devint si forte que je fus bientôt obligé de m'arrêter. Heureusement que ce fut à Angerville190 où je fis avertir Rousseau, mon ancien camarade de ponton, qui habitait cette petite ville avec une femme ravissante de beauté qu'il venait d'épouser. Rousseau s'empressa auprès de moi, sa femme auprès de la mienne, et la santé me revint.

Rousseau, toujours préoccupé de grandes idées, et ayant été licencié, comme mon frère, lors de son retour en 1814, montait alors une brasserie de bière sur une vaste échelle. Cette entreprise cessa bientôt de lui plaire, il voulait quelque chose de plus éclatant.

 

Il avait momentanément ajourné son projet de civilisation des Iroquois, auquel on assure qu'il n'a pas encore bien renoncé191; et après bien des réflexions, il s'arrêta au dessein d'assèchement de terrains au moyen d'endiguements sur les bords de la partie de la mer qui avoisine Brest. Il transporta, effectivement, dans le Finistère, toute sa fortune ainsi que celle de sa femme. Là, après beaucoup d'essais malheureux, de travaux gigantesques; soutenu par des capitalistes, à l'aide d'une persévérance inébranlable, il est enfin parvenu à conquérir, à fertiliser des terrains étendus; et c'est là, qu'incessamment, je compte aller le revoir, lui, aussi bon, aussi aimable qu'autrefois, cinq enfants qui lui sont survenus, et sa digne compagne qui, dans ces circonstances difficiles, a montré une force d'âme, un caractère inouïs, et lui a prêté un appui que le pays entier proclame avec enthousiasme192.

J'achetai à Angerville une petite chaise de poste, et je revins à Rochefort.

188Mme Lormanne, femme du colonel Lormanne.
189Dans les pages suivantes, l'auteur parlait à son fils de son second mariage; il nous a paru préférable de les supprimer. Ce second mariage qui fit le bonheur de sa vie eut lieu à Paris à la fin de 1818. M. de Bonnefoux épousa Mlle Nelly La Blancherie, fille d'un officier de marine, mort jeune. De ce mariage naquit en 1819 Mlle Nelly de Bonnefoux, qui devint plus tard Mme Pâris. Sa mère Mme de Bonnefoux lui survécut neuf ans et mourut seulement au mois de décembre 1879.
190Angerville-la-Gate, commune du département de Seine-et-Oise, arrondissement d'Étampes, canton de Méréville.
191Cette lettre est datée du 15 mai 1836, en rade de Brest.
192Louis Rousseau partit pour la Bretagne, dans les premiers jours de 1823, sur les indications d'un de ses anciens amis, M. du Beaudiez. Il acquit des héritiers de M. Soufflès-Desprez, ancien chirurgien de marine, la plaine de Treflez, concédée à ce dernier, en 1789, par le duc de Penthièvre, et formée à peu près en totalité de sables volants qui se déplaçaient à chaque coup de vent. Il acheta aussi l'étang du Louc'h, qu'il réussit à dessécher, et enfin entreprit de conquérir sur la mer des terrains que celle-ci couvrait à chaque marée. La digue de Goulven, destinée à réaliser ce dernier projet, fut commencée au printemps de 1824. L'œuvre ne s'accomplit pas sans difficultés et entraîna de gros sacrifices d'argent. Les travaux de Louis Rousseau ont eu néanmoins pour résultat d'ouvrir des voies de communication entre des régions qui en étaient privées, d'assainir des marais, de livrer à l'agriculture de vastes espaces et de fixer des sables qui dévastaient la contrée. Pendant les vingt dernières années de sa vie, Louis Rousseau rêva de fonder une «tribu chrétienne», sorte de phalanstère chrétien, dont les membres devaient se livrer en commun et à titre d'associés aux travaux agricoles. Il développa ses idées dans un livre intitulé, la Croisade au XIXe siècle. Louis Rousseau mourut le 24 septembre 1856, moins d'un an après son ami, le commandant de Bonnefoux.