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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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LIVRE IV
APRÈS MA RENTRÉE EN FRANCE. MA CARRIÈRE MARITIME DE 1811 À 1824

CHAPITRE PREMIER

Sommaire: Séjour à Paris; mes camarades de l'Atalante, de la Sémillante, du Berceau, du Bélier. – Visite au ministère. – Le roi de Rome. – J'assiste à une revue de 4.000 hommes passée par l'Empereur dans la cour du Carrousel. – Les théâtres de Paris en 1811. – Arrivée à Marmande. – Joie de mon père. – Son chagrin de la catastrophe de mon frère. – Lettre écrite par lui au ministère de la Marine. – Mon père constate le triste état de ma santé. – Il presse lui-même mon départ pour Béziers. – Ma tante d'Hémeric et ma sœur sont épouvantées à mon aspect. – On me croit poitrinaire. – Traitement de notre cousin le Dr Bernard. – Pendant un mois on interdit toute visite auprès de moi et on me défend de parler. – Affectueux dévoûment de ma sœur. – Au bout de trois mois j'avais définitivement repris le dessus. – Excellents conseils que me donne le Dr Bernard pour l'avenir. – Ordre de me rendre à Anvers pour y être embarqué sur le vaisseau le Superbe. – Lettre que j'écris au ministère. – Tous les Bourbons sont-ils morts? – Récit que j'ai l'occasion de faire à ce sujet. – Avertissement qui m'est donné par le sous-préfet. – À la fin de mon congé, je pars pour Paris, en compagnie de mon ami, M. de Lunaret fils, auditeur à la Cour d'appel de Montpellier. – Nous passons par Nîmes, Beaucaire, Lyon. – Nouveau séjour à Paris. – J'obtiens, non sans peine, d'être débarqué du vaisseau le Superbe. – Décision ministérielle en vertu de laquelle les officiers de Marine revenus spontanément des cautionnements seront employés au service intérieur des ports. – M. de Bonnefoux passe à la préfecture maritime de Rochefort. – Je suis attaché à son état-major ainsi que Collos, nommé enseigne de vaisseau. – Visite que je fais à Angerville à la mère de Rousseau. – État des esprits en 1812. – Mécontentement général. – Société charmante que je trouve à Rochefort. – Excellentes années que j'y passe jusqu'à la Restauration en 1814. – Missions diverses que me donne M. de Bonnefoux. – Au retour d'une de mes dernières missions, je trouve une lettre de mon ami Dubreuil. Il avait été envoyé en France comme incurable et se trouvait à l'hôpital de Brest inconnu et sans argent. – J'écris à un de mes camarades de Brest, nommé Duclos-Guyot. – Je lui envoie une traite de 300 francs et je le prie d'aller voir Dubreuil. – Nouvelle lettre de Dubreuil pleine d'affectueux reproches. – J'en suis désespéré. – J'écris aussitôt à Duclos-Guyot et je reçois presque aussitôt une réponse de ce dernier à ma première lettre. – Il était absent et, à son retour à Brest, Dubreuil était mort. – Cette mort m'affecte profondément. – Séjour d'un mois à Marmande auprès de mon père. – Voyage aux Pyrénées-Orientales pour affaires de service. – Je m'arrête de nouveau à Marmande à l'aller et au retour, et j'assiste à Béziers au mariage de ma sœur.

La saison était trop peu favorable pour que je pusse satisfaire, à Paris, toute ma curiosité, je me promis donc de m'en dédommager une autre fois, je visitai seulement les points principaux; mais je ne voulus pas en partir sans avoir vu plusieurs de mes camarades de l'Atalante, de la Sémillante, du Berceau, du Bélier, alors présents à Paris qui n'avaient pas été faits prisonniers, et qui, au moment où je devais me féliciter d'avoir été nommé lieutenant de vaisseau, étaient déjà capitaines de vaisseau, pour la plupart, ou au moins de frégate. Je me présentai aussi au ministère où je reçus très bon accueil, et où je donnai connaissance de ma lettre de départ au Transport-Office. Je me procurai les moyens de voir le roi de Rome, fils de l'empereur ayant alors neuf mois seulement; enfant que l'on croyait attendu par les plus brillantes destinées, et mort à la fleur de l'âge avec un nom et sous un uniforme autrichiens! Enfin, un jour de revue, pour lequel je prolongeai mon séjour à Paris, je me rendis au Carrousel où l'empereur fit défiler quatre mille hommes qui partaient pour la Grande-armée, et où, pour la première fois, je vis le grand guerrier des temps modernes, l'homme prodigieux, à qui, jusque-là, tout avait souri dans les combats, mais qui allait se rendre en Russie, où les glaces d'un hiver qu'il aurait dû prévoir, flétrirent, pour la première fois, les palmes innombrables que la main de la victoire avait entassées sur son front. Napoléon était à pied, mais un cheval isabelle était tout prêt, derrière lui, avec de magnifiques harnais. À quelque distance, à sa droite, on voyait huit ou dix pages de service, et à sa gauche, quelques généraux qui commandaient le défilé. L'empereur me parut très soucieux: il remarqua un gros major (actuellement lieutenant-colonel) qu'il crut en faute; il le fit appeler par le comte (aujourd'hui maréchal) Lobau, à la voix retentissante, et il lui parla avec une sévérité qui, certainement, était empreinte de ce ton d'emportement auquel on disait que l'empereur était fort sujet. Les troupes montrèrent de l'enthousiasme en défilant, et moi qui me trouvais à moins de dix pas de l'empereur, et qui ne perdis pas un de ses mouvements, je trouvai, dans le moment, tout cela fort beau; mais j'y ai souvent pensé depuis, et à tort ou à raison, je n'ai pas tardé à trouver que ce n'était pas ainsi que j'entendais la véritable grandeur.

Je visitai aussi la plupart des théâtres et j'eus le ravissement d'y voir de vrais modèles dans les personnes de Talma, Elleviou, Martin et de Mesdemoiselles Mars, Georges et Duchesnois.

Mon père m'attendait avec bien de l'impatience; il avait soixante-dix-sept ans, et quoique sa santé fût bonne, il sentait que c'était un âge où l'on supporte mal les délais; en vain lui disait-on que tout lui promettait encore d'assez longs jours, que la mort n'épargnait pas plus l'enfance que la vieillesse, il répondait avec beaucoup de sens qu'il savait bien que les jeunes gens pouvaient mourir, mais qu'il était évident que les vieillards ne pouvaient pas vivre longtemps. Avec quel plaisir nous nous revîmes; mais avec quel chagrin il me parla de la catastrophe de mon frère! Dans son désespoir, il avait écrit au ministère de la Marine pour exprimer son étonnement qu'un échange contracté au nom de l'empereur, comme l'était celui de son fils, ne fût pas exécuté; il avait ajouté qu'il ne comprenait pas que Napoléon se laissât insulter, et autres expressions qu'on aurait dû mettre sur le compte de sa douleur, mais auxquelles on répondit un peu sèchement. Heureusement qu'alors je me trouvai là, car il voulait absolument aller à Paris provoquer le chef du bureau d'où partait la réponse; et j'eus mille peines à le retenir.

Quand il se fut bien délecté de la douce satisfaction de me revoir, de me conduire chez ses amis, il ne put ne pas s'apercevoir du triste état où ma santé se trouvait réduite; alors, il pressa lui-même mon départ pour Béziers où je devais suivre un traitement complet. Je l'embrassai avec attendrissement, ainsi que tous nos parents de Marmande qui avaient montré la plus grande joie de mon retour, et je partis.

Ma sœur, près de qui je me trouvai en peu de jours, fut comme par le passé, la plus tendre des sœurs. Ma tante d'Hémeric, en me voyant si maigre, si défait, ne put s'empêcher de me comparer à ma mère avant la dernière période de sa maladie, disant que je la lui rappelais en tout, particulièrement par mon regard affaibli, que, cependant, elle ne pouvait se lasser de contempler, tant elle y retrouvait la mémoire de sa sœur.

Il ne pouvait pas être question d'autre chose que de ma santé, et il n'était pas possible de mieux rencontrer, car, outre les soins de ces dames, nous avions dans la famille un cousin, autrefois médecin accrédité, mais n'exerçant plus par suite d'un mariage fort riche qu'il avait dû aux qualités les plus aimables, aux sentiments les plus distingués. Il s'appelait Bernard, il ne donnait plus que des conseils désintéressés, ou ne faisait des visites qu'à des amis ou des parents: à ce titre il se chargea de moi, me traita avec une affection sincère, et, disant qu'il espérait beaucoup en mon âge, en la force précédente de ma constitution, il dicta un régime bien entendu, et qui fut rigoureusement observé. La base de ce régime fut du lait d'ânesse tous les matins dans mon lit, un bouillon de veau entre mon déjeuner et mon dîner, et une soupe légère avant de me coucher; ensuite, des repas substantiels, peu copieux et régulièrement pris; des promenades modérées, aucun exercice fatigant, enfin un coucher et un lever aussi exactement réglés que mes repas.

À force d'entendre parler de ma santé, j'avais fini par y regarder, par sentir que de vives douleurs de poitrine, sur lesquelles je m'étais étourdi, existaient réellement, et qu'elles se manifestaient avec des symptômes effrayants, car plus d'une fois j'avais craché et je crachais encore du sang. Ma sœur fut glacée d'effroi lorsqu'elle en eut acquis la conviction, un rapprochement naturel se fit dans son esprit, ainsi que dans celui de ma tante, entre mon état et la maladie mortelle de ma mère, et le premier mois fut bien triste. On alla jusqu'à interdire toute visite auprès de moi, jusqu'à me défendre de parler; et, pour chasser l'ennui, ma sœur passait les journées auprès de moi, lisant tout haut, babillant avec ma tante comme si rien de sérieux ne la préoccupait; chantant, jouant du piano comme si la joie était dans son cœur. Cependant le cousin Bernard revenait toujours avec sa franche sérénité, assurant que le danger n'était pas imminent, que le mieux se manifesterait bientôt, et il eut raison. Tant de soins, tant de judicieuses ordonnances, tant d'amitié, tant de vœux ne tardèrent pas à faire sentir leur bienfaisante influence: au bout de trois mois, j'avais décidément repris le dessus; à l'expiration de mon congé, j'étais aussi bien qu'on pouvait raisonnablement l'espérer.

 

Le Dr Bernard ne se contenta pas de m'avoir guéri, il voulut encore s'efforcer de prévenir en moi, pour longtemps, toute maladie future, et, comme il avait étudié mon organisation avec un intérêt attentif, il me donna d'excellents conseils pour l'avenir. Selon lui, tout homme sensé doit s'attacher à se connaître; et, parvenu à trente ans, peut être son propre médecin. Il prétendait qu'il ne faut ni s'énerver par trop de précautions, ni s'user par trop de confiance en ses forces; il m'exposa tout ce qu'il pensait de ma constitution, m'indiqua jusqu'où je pouvais aller en tout, me fit connaître comment je pourrais réparer les échecs que je subirais par mes imprudences, si j'en commettais; mais il me défendit expressément tout régime curatif hors de propos ou au-delà du terme nécessaire pour ma guérison. Tout cela était si raisonnable, si affectueux; tout cela était dit avec tant de charme, de conviction, de bonté, que mon esprit en a été éternellement frappé. Je les ai suivis ces admirables préceptes, et je leur dois une santé qui fut bientôt affermie, un corps devenu, en dix ans, remarquablement robuste, un embonpoint modéré, une jeunesse qui s'est longtemps prolongée, une disposition à la gaieté qui n'a pas été affaiblie, comme il est d'ordinaire, quand on est en butte aux souffrances physiques, une existence, enfin, exempte jusqu'ici, de maladies sérieuses et de toute espèce d'infirmités: quel bonheur pour moi d'avoir rencontré un tel homme, et, en même temps, deux femmes qui mettaient leur bonheur à seconder le pouvoir de son expérience et les inspirations de ses talents!

Il est fort doux d'être mené quand on l'est aussi bien, quand on voit un corps ruiné se remettre, quand on est entouré de tant d'affection! Aussi les regrets furent bien aigus lorsqu'il fallut songer au départ; et il fallut bien y songer, car, vers la fin de mon congé, un ordre m'était venu de me rendre à Anvers, pour y être embarqué sur le vaisseau le Superbe, faisant partie de l'armée navale entretenue par l'empereur sur l'Escaut.

Je savais que l'empereur ne se faisait pas scrupule d'employer activement les officiers évadés, car les hommes ne lui suffisaient nulle part, mais je croyais qu'on aurait fait exception pour moi, en raison de la connaissance que j'avais donnée à Paris de ma lettre au Transport-Office. Je répondis donc que, comme ma route pour Anvers était par Paris, j'y donnerais, en passant, des explications sur cette destination qui, je l'espérais, la feraient changer. Je parlai aussi d'un fait qui venait d'avoir lieu: celui d'un général espagnol, appelé Miranda, qui, prisonnier sur parole en France et évadé, avait été repris, les armes à la main, par nos troupes, mis en jugement par ordre de l'empereur, condamné à mort, mais grâcié par Napoléon, toutefois avec l'avertissement, publié dans les journaux, que ce premier exemple de clémence qu'il donnait pour ce délit serait le dernier, s'il se renouvelait. Il était par trop étrange, en effet, d'agir avec une telle sévérité, et d'exiger que nous fussions exposés à d'aussi cruelles représailles, mais comme je ne pouvais m'appesantir, par écrit, sur des faits qui pouvaient être considérés comme des reproches graves contre un gouvernement d'ailleurs fort ombrageux, j'avais préféré me tenir sur la réserve à cet égard.

Pendant mon séjour à Béziers, je venais, effectivement, d'avoir une preuve de la facilité qu'avait la police impériale à s'alarmer. On y disait, un jour, devant moi, que les Bourbons étaient probablement tous morts, puisque rien ne transpirait sur leur compte. À ce sujet, je me rappelai avoir vu passer, assez récemment, par Lichfield le comte de Lille (nom que portait Louis XVIII avant la Restauration) son frère (depuis Charles X) et un des fils de ce dernier qui se rendaient en visite chez l'opulente et belle marquise de Stafford, et je racontai ce fait qui ne fut suivi d'aucun commentaire inconvenant. Eh bien! moins de quinze jours après, par ordre de Paris, le sous-préfet vint me voir, me recommanda, à cet égard, le silence le plus absolu, et me dit que j'aurais été mis en surveillance, sans mon caractère d'officier, si mon nom n'était pas connu comme offrant toute garantie, et si l'on n'avait pensé qu'il suffirait de me faire connaître les intentions de l'empereur à cet égard. Entendre un pareil langage, de semblables recommandations, quand on venait de l'Angleterre où la liberté de penser, celle de parler étaient, même pour les prisonniers, poussées à leurs dernières limites, c'était, en vérité, plus qu'il n'en fallait pour exciter une surprise de la plus triste espèce!

Il fallut pourtant m'arracher de ce Béziers où j'avais passé des jours si paisibles, où j'avais revu la plus tendre des familles, où j'avais rencontré le plus sage des médecins, et où j'avais embrassé, avec reconnaissance, l'ancien ami de la maison, celui qui m'avait admis chez lui comme un second fils, M. de Lunaret, dont l'attachement ne s'est jamais démenti. Son fils était alors auditeur à la Cour d'appel de Montpellier; le brevet de conseiller à cette même Cour lui était annoncé de Paris où il était sur le point de se rendre, et, sachant que je devais également aller dans la capitale, il régla son départ sur le mien, m'attendit à Montpellier où je le joignis, et, nous effectuâmes notre voyage en passant par Nîmes, Beaucaire, Lyon, et en nous arrêtant partout où il y avait quelque chose d'intéressant à voir ou à observer.

Lunaret et moi, nous fûmes ravis de notre séjour à Paris où nous satisfîmes amplement notre curiosité, et où nous nous procurâmes tous les agréments qui flattaient nos goûts. L'affaire de mon débarquement du Superbe ne marcha pas d'abord aussi bien au gré de mes désirs, et sans le jugement du général Miranda que je m'appliquai à faire valoir, je ne sais ce qui en serait advenu, tant le gouvernement impérial tenait à rassembler des hommes autour de lui. Mais cette circonstance domina la position. On fut alors forcé de la considérer sous un point de vue général, et l'on finit par décider que les officiers de marine revenus spontanément des cautionnements anglais en France, seraient débarqués s'ils étaient sur des vaisseaux, et que tous seraient employés au service intérieur des ports. Je trouvai cette solution fort convenable, car j'étais décidé à donner ma démission, en cas de contrainte d'embarquement, et comme M. de Bonnefoux venait de passer à la préfecture de Rochefort, ce fut le port pour lequel je demandai et obtins une destination.

Collos venait d'être nommé enseigne de vaisseau; je priai M. de Bonnefoux de le réclamer; il s'y prêta de bonne grâce; le ministre y consentit, et nous fûmes, lui et moi, attachés à l'état-major du préfet maritime. En me rendant auprès de lui, je passai par Angerville, pays de Rousseau: l'amitié me faisait un devoir de m'y arrêter, son excellente mère me reçut comme si j'avais été son fils, et je demeurai trois jours auprès d'elle.

Je venais de me trouver, en peu de temps, placé au centre et aux points de la France les plus éloignés, du nord au sud et de l'est à l'ouest. J'avais facilement remarqué, et je m'y attendais, que sous les rapports industriels et commerciaux, nous étions de vingt ans en arrière de l'Angleterre qui, par ses institutions, sa position géographique et l'empire qu'on lui avait laissé prendre sur les mers, offrait toute sécurité à ses citoyens et à ses vaisseaux marchands. Mais ce qui excita mon étonnement fut le mécontentement absolu des esprits que j'avais cru trouver sous le charme magique des exploits de Napoléon. Je ne tardai pas à être détrompé: partout des impôts écrasants qui se reproduisaient sous mille formes; un despotisme qui n'avait aucun frein; des levées d'hommes qui ne laissaient plus dans l'intérieur que des vieillards, des femmes ou des enfants, une police, enfin, qui s'attachait à tout, dénonçait tout, punissait tout. On ne se plaignait pas, car on n'osait pas se plaindre, mais on gémissait comme si l'on eût été étouffé entre deux matelas. On voyait, en effet, des choses navrantes, et qui seraient, à peine, crues aujourd'hui: par exemple, des jeunes gens qui avaient payé deux remplaçants, morts successivement, être forcés de partir pour l'armée, et d'aller, eux-mêmes, remplacer leurs remplaçants! Des jeunes filles riches être notées par la police, et désignées par l'empereur pour n'être mariées qu'à quelque officier en faveur, ou même mutilé à la guerre, pour qui elles étaient réservées comme une pension!

Toutefois, Rochefort était un port militaire et une place forte; l'argent du Trésor public y abondait pour les besoins du service; dans les divers grades de l'armée de terre ou de mer, on y voyait plusieurs jeunes gens, et je trouvai dans cette ville, ce que j'avais, en vain, cherché dans l'intérieur, c'est-à-dire de l'aisance, du contentement, de la gaieté, des relations agréables à former: la société y était charmante, les réunions nombreuses; ma position auprès du préfet maritime, ma liaison avec Collos que tout le monde recherchait, me mirent à même de jouir de tant d'avantages avec plus de plaisir que qui que ce soit, et j'en jouis dans toute leur plénitude jusques à la première Restauration qui date de 1814. C'était pour moi bien du bon temps, après tant d'années de travaux, de fatigues et de malheurs187.

Comme à Lichfield cependant et les divers endroits où j'avais fait quelque séjour, je réservais scrupuleusement de bons moments pour l'étude, et j'y trouvais toujours mon compte, car jamais, je n'ai mieux goûté le charme des distractions, qu'après avoir tenu, pendant quelques heures, mon esprit sérieusement occupé. D'ailleurs, le préfet ne voulait pas que nos fonctions auprès de sa personne fussent un service inutile ou de salon: nous étions, par ses ordres, souvent dans le port, les chantiers, les usines, les directions, les ateliers; nous avions des rapports journaliers à lui adresser, et il nous envoyait même hors de Rochefort pour des missions particulières. Ainsi, je fus chargé, à deux reprises, de faire l'inspection et le plan de tous les forts de l'arrondissement; je m'assurai de l'état de plusieurs carcasses de bâtiments coulés dans la Gironde, qu'il fallut relever pour faciliter la navigation et de l'établissement de corps morts, dans ce fleuve, pour le mouillage des navires. Je parcourus les départements avoisinants pour l'approvisionnement de l'escadre et du port de Rochefort; je procédai deux fois à la levée de marins appelés au service, soit sur le littoral, soit dans les îles de Ré ou d'Oléron; je levai le plan du port et de la rade des Sables d'Olonne; je dirigeai comme major du recrutement, une conscription maritime dans le département des Pyrénées-Orientales; je fus envoyé à Nantes pour y procéder à l'armement de la frégate l'Étoile, jusques à l'arrivée de l'officier nommé pour la commander, et qui, pour des raisons de service, ne pouvait s'y rendre aussitôt…

Ainsi, M. de Bonnefoux nous initiait aux difficultés de son administration militaire, il nous mettait en mesure d'acquérir des connaissances diverses; il utilisait nos services et il nous dédommageait, autant que possible, de l'impossibilité où nous étions d'être embarqués sur les vaisseaux.

Au retour d'une de mes dernières missions, je trouvai à Rochefort une lettre de Brest qui m'y attendait depuis quelques jours. Je reconnus l'écriture de mon ami, le corsairien Dubreuil, et j'appris que sa santé ayant décliné rapidement, depuis mon départ, par l'usage perpétuel qu'il avait fait du tabac et des liqueurs fortes, auxquels il avouait avoir renoncé beaucoup trop tard, son état était devenu désespéré, et qu'il avait été renvoyé en France comme incurable. Il était à l'hôpital, inconnu, sans argent, et il me demandait cinquante écus. Je lui répondis aussitôt en lui faisant passer une traite de 300 francs, et j'envoyai la lettre et la traite à Brest, à un de mes camarades, nommé Duclos-Guyot, à qui j'écrivais en même temps d'aller voir Dubreuil immédiatement et de lui compter ses 300 francs sans attendre l'échéance de la traite. Duclos-Guyot était absent en ce moment; il s'écoula quelques jours avant son retour, et Dubreuil qui ne voyait rien venir, et qui ne pouvait s'expliquer ces retards, m'écrivit une seconde fois, mais quelle lettre! il me reprochait mon ingratitude en amitié, et me disait qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre, mais qu'il me pardonnait avant de mourir! À cette nouvelle je fus désespéré, je m'accusai de mille torts qui n'étaient que trop fondés, j'écrivis encore à Duclos-Guyot; en même temps, j'écrivis, comme j'aurais dû le faire tout d'abord, à Dubreuil directement ainsi qu'à trois autres personnes que je chargeai d'aller voir Dubreuil sur-le-champ et de lui compter tout ce qu'il demanderait; mais, à peine ce courrier était-il parti, que je reçus une réponse de Duclos-Guyot à ma première lettre, et j'appris son absence, son empressement à se rendre, dès son retour, auprès de Dubreuil; mais le malade avait succombé, et avec la douleur d'une amitié déçue! Il est difficile d'être plus péniblement affecté, de recevoir une leçon plus incisive sur le peu de prévoyance qu'on apporte souvent à ce qui touche l'amitié, et ce n'est jamais sans un grand serrement de cœur que mes souvenirs se reportent sur cette malheureuse catastrophe.

 

Pendant mon séjour à Rochefort, j'avais eu un congé pour aller à Marmande voir mon père avec qui je passai un mois. Lors de ma mission aux Pyrénées-Orientales, j'y étais retourné, je l'avais revu en allant et en venant et je m'étais aussi rendu à Béziers où j'eus par un charmant hasard le bonheur de me trouver lors du mariage de ma sœur, mariage dont j'ai parlé plus haut.

187Ce fut pendant cette période, au commencement de 1814, que M. de Bonnefoux épousa une belle et charmante jeune fille qu'il adorait, Mlle Pauline Lormanne, fille du colonel Lormanne, directeur d'artillerie à Rochefort. Un fils leur naquit bientôt, mais mourut à l'âge de six mois. Ils en eurent un second en 1816, celui auquel s'adresse l'auteur de ces Mémoires. Enfin, l'année suivante, M. de Bonnefoux eut la douleur de perdre sa femme.