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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Il fallut laisser passer cette époque rigoureuse de l'année et nous borner à des projets; car chacun avait le sien pour les autres ou pour soi, pour le conseil ou pour l'exécution. Ce temps fut pénible, d'autant qu'il fut marqué par deux tristes épisodes.

Le commandant du Bahama s'appelait Milne; il quittait rarement le bord; mais, pour s'en dédommager, il y attirait assez souvent compagnie.

Or cette compagnie, tant du côté des femmes que des hommes, se ressentait de la crapule des goûts de l'Amphitrion. Une fois, pendant une orgie, le feu avait pris dans les appartements du commandant; mais il avait été promptement éteint. Une seconde fois, le même accident eut lieu et l'incendie fit de rapides progrès. La fumée nous parvenait déjà dans la batterie et nous attaquait la respiration. Des vociférations affreuses partaient de tous les points du ponton; les figures prenaient l'expression du désespoir; les uns se blottissaient dans des coins; d'autres, à moitié nus, marchaient dans tous les sens, agitant des couteaux dont ils menaçaient ceux qu'ils rencontraient; enfin c'était une confusion extrême. Nous nous bornâmes, les officiers de corsaires, Rousseau et moi, à faire respecter notre poste, et nous y parvînmes; mais nous étions fort inquiets. En effet, un peu plus longtemps et nos efforts auraient été inutiles; un vrai carnage allait commencer. Heureusement qu'on réussit à maîtriser le feu et que nous fûmes délivrés des massacres dont nous étions sur le point d'être les acteurs, les témoins ou les victimes. Nous ignorions toutefois d'autres dangers non moins grands que nous avions courus. Or nous apprîmes, après l'événement, que Milne était ivre et que, sous le prétexte que les prisonniers (pourtant renfermés dans leurs entreponts) pouvaient se révolter, il avait fait charger les armes de la troupe et qu'il lui avait ordonné de faire feu sur nous en évacuant les meurtrières, si le feu gagnait jusque-là. Cette conduite abominable ne fut seulement pas blâmée par le Gouvernement; le même homme demeura commandant du ponton!

Vint ensuite une querelle d'intérieur qui ameuta presque tout le vaisseau. Mathieu, l'un des officiers de corsaires, tenait une petite boutique, qu'il avait mis tout son avoir à monter. Un soldat prisonnier, qui lui devait beaucoup voulait, néanmoins, obtenir encore du tabac à crédit. Mathieu refusa; le soldat insista, puis, d'une main, lui releva le menton et, de l'autre, prit du tabac. Un couteau de table était sur la boutique; Mathieu s'en saisit avec colère, frappa le soldat et, du coup, lui traversa le bras et le blessa au côté. Le sang coula abondamment; des cris tumultueux s'élevèrent, tels que «vengeance, vengeance contre les officiers», qui devinrent un mot de ralliement.

La première chose que nous fîmes fut d'enfoncer la cloison de l'infirmerie pour faire échapper Mathieu, que l'infirmier conduisit aux Anglais, auxquels il raconta l'événement. Dans nos bagarres, les Anglais ne se hasardaient jamais parmi nous; cette fois, ils firent parler à travers les meurtrières; ils menacèrent de tirer, si l'on ne dégageait pas notre poste, et tout se calma à peu près. Il avait fallu bien de l'énergie pour tenir aussi longtemps; mais enfin nous y étions parvenus sans de graves accidents.

Mathieu était fort aimé, et nous voulions l'avoir de nouveau parmi nous; c'était impossible sans s'exposer à des rixes incessantes ou sans un compromis; ce fut à ce dernier parti que l'on s'arrêta. On nomma un tribunal composé d'amis des deux adversaires; j'en fus élu président. Alors au tragique succéda le burlesque. Les juges s'assirent sur le pont au-dessous des hamacs qui étaient suspendus, attendu que c'était le soir; les uns n'avaient que leur chemise; d'autres étaient seulement enveloppés de leur couverture; moi, j'avais ma chemise, mon bonnet de coton, un caleçon court et point de bas. L'un des juges tenait un morceau de chandelle allumé à la main, et le greffier écrivait sur une gamelle renversée entre ses genoux. Les débats seraient certainement comiques à rapporter; mais il suffit de savoir que le blessé fut grassement indemnisé en argent, en tabac, que les conditions furent ponctuellement remplies des deux parts et que, dès le lendemain, Mathieu revint parmi nous.

CHAPITRE IV

Sommaire: – Au mois de mars 1808. – Troisième tentative d'évasion; je suis l'auteur du projet, et je m'associe Rousseau et Peltier, aspirant qui vivait dans l'entrepont avec des matelots de son pays. – La yole du radeau. – Pendant les tempêtes, la sentinelle du radeau obligée de remonter sur le pont. – Je perce le ponton à la hauteur des sabords et non pas à la flottaison, comme l'avaient fait les Boulonnais. – Une nuit de gros temps, à deux heures du matin, je me laisse glisser sur le radeau à l'aide d'une corde. Rousseau, puis Peltier, me suivent. – L'officier de corsaire, Dubreuil, glisse généreusement cinq guinées en or dans ma chemise au moment où je quitte le ponton. – Nous nous emparons de la yole et quittons le bord sans être aperçus des sentinelles. – Nous abordons sur le rivage Nord de la rade et passons la journée dans un champs de genêts. – La nuit suivante, nous nous remettons en route. Rencontre d'un jeune paysan. – Peltier a la tête un peu égarée. – En marche vers la Medway. – Grande charité de l'Anglais Cole. Il nous reçoit dans sa maison et nous fait traverser la rivière en bateau. – La grande route de Chatham à Douvres. – Canterbury. – Nos provisions. – La mer. – La terre de France à l'horizon. – Châteaux en Espagne. Douvres. – Depuis le départ des Boulonnais, toutes les embarcations sont cadenassées et dégarnies de mâts et d'avirons. – Exploration infructueuse sur la côte. – À Folkestone, nous sommes reconnus. – Nous nous sauvons chacun de notre côté en nous donnant rendez-vous à Canterbury. – Le lendemain soir, nous nous retrouvons. – En route sur Odiham. – Cruelles souffrances endurées pendant nos courses. – La soif. – Jeunes bouleaux entaillés par Rousseau. – Nous atteignons Odiham un soir, à la nuit close, et nous sommes accueillis par un Français nommé Ruby. – Repos pendant huit jours. – Céré et Le Forsoney nous procurent tout ce que nous désirions. – Au moment où nous allions nous mettre en route, la police nous arrête chez M. R… – En prison. – Le billet de Sarah. – Tentative d'évasion. – Mis aux fers comme des forçats. – Paroles du capitaine polonais Poplewski. – Soupçons qui atteignent M. R… – Céré le provoque. – M. R… grièvement blessé. – Nous quittons Odiham. – Je ne devais revoir ni Le Forsoney ni Céré. – Histoire de Céré: Sa mort. – L'escorte qui nous ramène au ponton. – Précautions prises pour nous empêcher de nous échapper. – L'escorte de Georges III. – Projet de supplique. – Quatre jours à Londres dans la prison dite de Savoie. – Les déserteurs anglais. – Les onze cents coups de schlague de l'un d'eux. – Fâcheuse compagnie. – Arrivée à Chatham, le 1er mai 1808. – Magnifique journée de printemps. —Le Bahama. – Les dix jours de black-hole.

Le mois de mars 1808 était pourtant venu; c'est la saison des coups de vent, et c'est ce que j'avais attendu pour un nouveau projet d'évasion que j'avais conçu, et dans lequel je m'étais associé Rousseau et Peltier, autre aspirant qui vivait dans l'entrepont avec des matelots de son pays, mais qui, depuis quelque temps, se rapprochait de nous. C'était un grand jeune homme de vingt-cinq ans, rempli d'ardeur.

Voici mon projet: Pendant les tempêtes, la sentinelle du radeau était obligée de monter à bord à cause des lames qui y déferlaient, et, tous les soirs, sur ce radeau, on hissait une yole qu'on y amarrait pour la nuit. Au lieu donc de percer le ponton à la flottaison, je le perçai à hauteur des sabords dans la direction du radeau, et j'attendis un gros temps, qui arriva comme à souhait.

À deux heures du matin, qui était le moment où les sentinelles étaient le plus fatiguées, je sors du ponton, je me laisse glisser sur le radeau au moyen d'une corde, et je m'accroupis près de la yole, attendant Rousseau qui me suit et Peltier qui suit Rousseau.

Nous coupons les amarres de la yole, nous la poussons à l'eau, nous nous y embarquons, nous nous allongeons dedans, et la laissons dériver. J'avais compté que la yole serait aperçue par quelque sentinelle; mais je pensais qu'on la supposerait enlevée par un coup de mer, et que, si on faisait courir après, ce serait sans précipitation; d'ailleurs, le soir, toutes les autres embarcations étaient hissées à bord et le temps de réveiller l'équipage, de mettre un canot à l'eau, était plus que suffisant pour nous donner l'avance nécessaire. Voilà, selon moi, ce qui était probable; mais nous fûmes encore plus favorisés, car nous passâmes sous les pieds de deux sentinelles des galeries, contre lesquelles une seule vague un peu malencontreuse aurait pu nous briser, et nous ne fûmes même pas découverts! tant les sentinelles s'étaient enveloppées de leurs manteaux, et s'occupaient à se préserver du froid ou du vent.

Chacun de nous avait, autour du corps, une laize de calicot qu'il déploya avec ses bras en guise de voile, quand nous nous trouvâmes à une centaine de toises du Bahama; chacun de nous avait aussi une petite planche serrée contre la poitrine. Ces planches, percées d'un trou pour y passer les doigts et servir de poignée, nous tinrent lieu d'avirons ou de gouvernail. En un mot tout réussit parfaitement; nous dirigeâmes la yole vers le rivage nord de la rade; nous primes terre, grimpâmes la côte, trouvâmes un chemin, courûmes longtemps pour nous éloigner; et, au point du jour, nous nous cachâmes dans un champ de genêts, où nous passâmes la journée, mangeant les provisions que nous avions emportées du Bahama, et remerciant la Providence d'avoir récompensé notre audace. Un sentiment profond de reconnaissance ne me permet pas d'oublier qu'à l'instant où, le corps hors du ponton, j'allais en sortir ma tête avec laquelle je faisais un signe d'adieu, je vis venir à moi Dubreuil qui me dit, en ouvrant ma chemise et y glissant un papier: «C'est une lettre que tu feras parvenir à ma mère.» Généreux jeune homme! J'avais senti, à ce papier, un certain poids qui me décela une ruse touchante; il contenait réellement cinq guinées en or qui nous furent de la plus grande utilité, car nous étions loin d'être bien en fonds.

 

Il avait plu une partie de la journée, aussi nous tardait-il de pouvoir marcher. À la nuit, nous prîmes notre point de départ, en nous dirigeant d'après le crépuscule. Une route se présenta à nous, nous y pénétrâmes. Arrivant à un détour, un jeune campagnard se trouva face à face de nous; il s'arrêta interdit; je lui demandai le chemin de Chatham: «N'y allez pas, répondit-il en tremblant, car le pont est gardé et vous seriez arrêtés.» Peltier, en ce moment, avait la tête un peu égarée; d'ailleurs, il comprenait peu l'anglais, de sorte qu'à ce mot «arrêtés», qui acheva de le bouleverser, il tira de son pantalon le morceau de fleure en forme de poignard dont chacun de nous était armé, et il s'avança disant qu'il voulait tuer cet homme. Rousseau se jeta sur Peltier, moi je couvris l'Anglais de mon corps, et nous déclarâmes résolument à M. Peltier que nous désirions ardemment notre liberté, que nous nous défendrions bravement à l'occasion; que nous attaquerions même des hommes armés; mais que, s'il voulait procéder par l'assassinat, il n'avait qu'à se séparer de nous. Ces paroles le ramenèrent à la raison. L'Anglais comprit, cependant, la portée du péril qu'il avait couru, et, par remercîment, il nous dirigea vers un chemin de traverse qui devait nous conduire jusqu'à une espèce de village, où nous pourrions traverser la Medway182 sans être inquiétés.

Nous suivîmes longtemps cette direction sans trouver le Medway. Il était très tard et nous étions très fatigués, lorsque, voyant une petite maison d'où sortaient quelques rayons de lumière, nous nous décidâmes à frapper à la porte, qui, sans aucune méfiance, fut ouverte par un paysan d'une quarantaine d'années, et ayant au moins six pieds. Je lui demandai l'hospitalité, lui disant franchement qui nous étions, ajoutant, pour la forme, que nous étions bien armés et que sa vie nous appartenait. Particulièrement dans les campagnes, l'Angleterre abonde en âmes généreuses pour lesquelles la charité est un devoir. «Je me nomme Cole», nous dit l'homme à qui nous nous adressions, «je sers Dieu; j'aime mon prochain; je puis vous être utile, comptez sur moi!» Il appela sa femme, sa fille, qui se levèrent (elles étaient dans la chambre au-dessus de celle où se passait la conversation), firent bon feu, préparèrent quelques mets, descendirent un matelas, et là deux de nous se reposèrent pendant que l'autre veillait, et alternativement. Cole souriait en voyant cette précaution prise contre lui; il aurait voulu que tous les trois satisfissent en même temps leur besoin de sommeil; mais il comprenait pourtant le motif qui nous dirigeait. Une heure avant le jour, il prit un grand bâton, marcha en avant de nous, nous fit traverser la rivière dans un bateau et nous mit dans un chemin qui allait couper la grande route de Chatham à Douvres; nous le quittâmes, pénétrés de gratitude, mais ayant beaucoup de peine à lui faire accepter une guinée pour prix du feu, des vivres, du logement, du temps, qu'il nous avait si complaisamment donnés.

Nous continuâmes notre route de manière à n'entrer à Canterbury qu'à la brune. Cette ville était à peu près à moitié du chemin que nous avions à faire pour arriver à Douvres, et nous devions y prendre beaucoup de provisions. J'étais le moins jeune des trois, celui qui s'exprimait le mieux en anglais, qui avait les habits le plus à la mode du pays; c'était moi qui étais chargé des achats. Rousseau me rasait, me brossait, me grimait au besoin, blanchissait mes cols de chemise avec de la craie et disait mille bouffonneries; nous nous donnions, par précaution, plusieurs rendez-vous consécutifs, et puis j'allais à mes emplettes. Je fis plusieurs courses à Canterbury, qui est assez grand pour qu'un étranger excite peu de curiosité; et nous en partîmes bien pourvus, chacun avait sa bouteille, son rhum, ses vivres particuliers, car il fallait prévoir les séparations.

Avant de nous remettre en route, nous fîmes un bon repas derrière une haie. Vers minuit, nous trouvâmes de la paille près d'une grange; nous nous y enfouîmes pour dormir sans être exposés au froid, et nous nous y trouvâmes si bien que, sans nous en apercevoir, le crépuscule paraissait lorsque nous en sortîmes. Nous marchâmes cependant jusqu'assez avant dans le jour; toutefois Peltier était si mal habillé, plusieurs voyageurs nous regardèrent avec tant d'affectation, le voisinage toujours croissant de la côte nous parut si dangereux à affronter ainsi que, profitant de la première occasion de nous cacher dans les champs, nous nous dérobâmes à tous les regards pendant le reste du jour, mais après avoir renouvelé nos provisions dans un village que nous eûmes l'occasion de traverser.

Le soir, nous reprîmes notre voyage, marchâmes toute la nuit, entrâmes, au lever du soleil, dans un bois et, bientôt après, nous eûmes devant nous le plus ravissant tableau qui pût charmer nos cœurs: la mer, à quelques milles, et, dans le lointain, la terre de France qui bornait l'horizon! Notre journée se passa à faire des plans, des projets, des châteaux en Espagne, et à nous délecter de l'enivrante perspective qui absorbait nos regards.

Tout allait bien: le soir, nous entrâmes dans Douvres; nous nous assurâmes des endroits où nous pourrions trouver des embarcations, mais quand il fallut s'en emparer, nous rencontrions des gens qui se promenaient, qui passaient ou qui veillaient. Il fallut retourner dans notre bois; mais il pleuvait; les provisions diminuaient, et nous avions sommeil. Nous nous abritâmes du mieux que nous pûmes pour nous reposer. Enfin le soir vint; mais nous ne pouvions nous embarquer sans quelques vivres, et nous ne voulions pas nous risquer à en acheter à Douvres. Nous retournâmes donc jusqu'à un village où, le lendemain, nous en prîmes abondamment. Le soir, nous revînmes vers Douvres, que nous contournâmes, afin d'en visiter les anses avoisinantes. Là nous découvrîmes des embarcations, il est vrai; mais il paraît que, depuis le départ de nos trois Boulonnais, les ordres les plus stricts avaient été donnés pour qu'aucun bateau ne demeurât sur le rivage sans être enchaîné, cadenassé à terre et dégarni de ses mâts ou avirons. Ce fut pour nous le supplice de Tantale, car nous étions environnés de toutes les richesses que nos cœurs convoitaient, et elles se soustrayaient impitoyablement à notre usage.

Voyageant avec les mêmes précautions, soumis à des privations de toute espèce, le courage nous donnait des forces, nous faisait braver la faim, la soif, les veilles, les marches, les inquiétudes, les dangers, les fatigues; et nous allâmes ainsi de Douvres à Deal183, de Deal à Douvres, de Douvres à Folkestone; mais nous trouvâmes, partout, les mêmes obstacles. Enfin, en explorant ce dernier petit port, nous fûmes reconnus et poursuivis! «À Canterbury!» dis-je tout bas à ces messieurs. Aussitôt nous prîmes la fuite, chacun dans une direction différente, et nous la prîmes si bien que nous nous sauvâmes tous. Le lendemain soir, nous nous revîmes au rendez-vous; je retournai aux provisions qui furent copieuses; et, tout en nous restaurant, nous décidâmes qu'il fallait aller à Odiham; que nous nous y reposerions chez des Français; que nous y emprunterions de l'argent, car nous n'en avions presque plus; que nous y achèterions de bons vêtements, que nous reviendrions sur la côte quand nous présumerions que l'alarme actuelle serait calmée; que nous apporterions avec nous des limes pour couper les chaînes des embarcations, des scies ou autres outils pour abattre de petits arbres dont nous ferions des mâts, du calicot pour faire une voile, et qu'alors nous verrions bien si l'on pourrait encore nous empêcher de rendre nôtre un de ces bateaux, qui paraissaient si fort à notre convenance.

Que nous avions souffert dans nos expéditions! Un jour, nous restâmes les vingt-quatre heures entières sans rien prendre. Jamais un toit ne nous voyait sous son abri. Il fallait dormir pendant le jour, dans les fossés, les bois où les haies; et, la nuit, il fallait veiller, chercher, marcher, nous exposer. Une fois, nous n'eûmes, pour apaiser une soif excessive que l'eau bourbeuse des ornières d'un chemin, ou celle renfermée dans les trous formés par les pieds des chevaux. Nous étions enfin, dans la saison du vent, des grains, de la pluie, des brouillards, et encore du froid.

Quel est donc cet âge, où l'on possède assez de forces physiques pour ne s'apercevoir qu'à peine de tant de rigueurs? Quelle est donc l'énergie de ce sentiment de la liberté, qui doue l'âme de tant de mépris pour ces rigueurs? Quel est, enfin, le bonheur de l'organisation de la jeunesse, pour trouver encore des paroles aimables dans ces cruelles positions, et pour oublier l'amertume de ces positions à la suite d'une lueur d'espérance, ou d'un instant d'adoucissement qui semble dissiper tant de soucis?

Une fois, nous étions dans un taillis: «Faites-moi un boudoir», dis-je à Rousseau. Avec ses matériaux ordinaires, branches, feuilles sèches, mousse, pierres, joncs, genêts, morceaux d'écorce, tourbe, gazon, il construisit fort lestement une cabane vraiment charmante, où je m'étalai de mon long et dormis deux bonnes heures.

Rousseau était allé à la découverte, et, depuis mon réveil, je l'attendais sans impatience, car il ne rapportait jamais ni proie, ni butin, ni nouvelles. J'avais attrapé une de ces petites bêtes qu'on appelle du Bon Dieu, et j'exerçais sa persévérance en la faisant monter, à l'infini, d'un doigt sur l'autre. – «Vous avez l'air bien heureux», me dit Rousseau, quand il revint. – «Il est vrai que, depuis longtemps, je ne m'étais autant amusé.» – «C'est bien de s'amuser; mais il faudrait que ce ne fût pas aux dépens de la liberté de cet animal; car, comme dit Sterne, le monde est assez grand pour vous deux. – «Vous avez raison, même sans le secours de Sterne, et je vais le laisser s'envoler; mais je détournais ainsi l'idée de la soif qui me dévore.» Rousseau me dit alors qu'il avait trouvé des sources magnifiques. Je me levai subitement, pris sa main et le suivis: il avait l'air d'un illuminé! Tout à coup il s'arrêta, et me montra un nombre infini de cataractes dont pas une, pourtant, ne frappait mes yeux. Je le croyais atteint de vertiges, et je m'en retournais, quand il m'expliqua que j'étais entouré de jeunes bouleaux dont il avait entaillé l'écorce, et qu'à chacune des centaines d'incisions qu'il avait faites, je trouverais constamment deux ou trois gouttes d'eau potable. C'était vrai, je me désaltérai, et lui, nouveau Moïse, posant en inspiré, il donna l'essor à sa verve enthousiaste dont les élans étaient toujours fort divertissants.

Quant à Peltier, en longeant le taillis, il avait vu un fossé bordant un champ où paissaient des moutons gardés par des bergers. Avec de la mousse, avec des cravates noires, Rousseau s'était imaginé l'avoir métamorphosé en loup, et Peltier attendait dans le fossé un instant favorable pour s'emparer d'un des membres du troupeau, dont il voulait d'abord boire le sang tout chaud, et ensuite nous préparer la chair, car nous avions tout ce qu'il fallait pour faire du feu; mais nous ne l'osions presque jamais, à cause de la fumée qui pouvait nous faire découvrir. Toutefois les bergers ne se séparèrent pas; leur troupeau se tint rallié; et notre loup en fut pour sa transformation. Je préférais les bouleaux de Rousseau et sa riante imagination.

Nous traversâmes Canterbury; nous prîmes la route de Londres dont, le soir, nous aperçûmes les édifices, à deux lieues de distance. Depuis l'hospitalité reçue chez Cole, nous n'avions franchi le seuil d'aucune maison pour nous y arrêter. Voyant, alors, une taverne sur la gauche de la route, où était pour enseigne le portrait de l'amiral Bathurst, il nous prit fantaisie d'y entrer, d'autant que, paraissant très fréquentée, nous pensions qu'on ne s'y occuperait que de nous servir. Nous cédâmes à ce désir qui nous valut un repas que l'abri seul dont nous jouissions aurait suffi pour rendre excellent. Cette halte nous soutint jusque de l'autre côté de Londres, que nous franchîmes sans nous arrêter, au grand regret de mes compagnons; mais nous pensions que nous y reviendrions, la bourse bien garnie. Bientôt nous aperçûmes Honslow-Heath; c'est la petite ville, près de laquelle Richardson prétend que sir Charles Grandisson croisa et arrêta la voiture où se trouvait Henriette Byron, traîtreusement enlevée par sir Hargrave Follexfren. Enfin, notre voyage continuant à être aussi heureux, nous atteignîmes Odiham, un soir, à la nuit close. Nous y fûmes accueillis chez un Français, nommé R… qui occupait seul une de ces petites maisons situées à l'extrémité de la ville, bâties pour être louées aux Français; et nous prîmes celle-ci de préférence, parce qu'il aurait fallu traverser Odiham pour parvenir à celle où je m'étais réfugié lorsque je m'étais échappé des mains de mon garde quelque temps auparavant.

 

Huit jours suffirent à peine pour remettre nos corps des fatigues que nous avions essuyées, pour guérir nos pieds qui étaient dans un état déplorable. Céré et Le Forsoney, seuls entre tous les Français, furent informés de notre présence; ils nous pourvurent de tout ce que nous désirions, et nous allions recommencer nos expéditions, lorsque nous fûmes arrêtés dans la maison de M. R… qui avait été investie par la force armée. On nous enferma dans la prison de la ville. Le guichet était ouvert de midi à deux heures; les Français, les Anglais, venaient, à flots, nous visiter.

Dans ce nombre, puis-je oublier la jeune Sarah qui, me tendant sa jolie main, laissa dans la mienne un billet où elle m'annonçait qu'elle savait que nous devions nous évader pendant la nuit, qu'elle se tiendrait à portée, et que, cette fois, elle ne me quitterait que lorsqu'elle m'aurait conduit en France!

En effet nous avions des outils sur nous quand on nous arrêta, et nous ne fûmes pas fouillés; nous avions percé les murs de la prison; nous pouvions donc en gagner la cour pendant l'obscurité, et nos amis devaient, à minuit, nous jeter, par dessus le mur de clôture, une bonne échelle de corde. Tout cela fut exécuté; mais, à l'instant de mettre le pied à l'échelle, comme les courses nocturnes des Français avaient excité l'attention de la police, des coups de fusil partirent, les portes s'ouvrirent, nous fûmes saisis, mis aux fers comme des forçats, et jetés dans un cachot d'où l'on ne nous laissait sortir que de midi à une heure pour prendre l'air dans une cour. Rousseau se promenait à grands pas dans cette cour, marchant comme s'il ne s'apercevait pas qu'il avait une grande chaîne qui suivait ses pieds avec un grand fracas; ses bras étaient croisés, ses yeux levés au ciel; il avait l'air de chercher des idées pour quelque grande composition poétique. Peltier, comme s'il avait été toute sa vie un habitant des bagnes, avait relevé sa chaîne, l'avait attachée à sa ceinture, et semblait ne pas même se douter qu'il fût aux fers. Pour moi, je restais assis sur la paille de ma prison, me cachant à moi-même, autant que je le pouvais, ces horribles chaînes, et cherchant, en lisant ou écrivant, à m'étourdir sur cette affreuse position dont, par anticipation, j'ai dit deux mots précédemment.

Dans le nombre des prisonniers du cautionnement qui nous avaient fait leur visite, se trouvait un capitaine polonais, nommé Poplewski; ce bel et brave homme, avec son excellente figure, était venu me prier d'accepter une fort belle montre que je refusai, en lui montrant ce que je devais à l'obligeante amitié de Céré et Le Forsoney. Il en parut très mortifié, et il lui échappa de dire que si nous nous étions réfugiés chez lui, nous n'aurions pas été saisis. Le propos fut entendu et commenté; enfin, Poplewski, qui n'avait hésité à parler que parce qu'il n'avait que des doutes, fut amené à dire qu'étant allé chercher quelque argent chez l'agent, peu d'heures avant notre arrestation, il y avait rencontré M. R… qui, à sa vue inopinée, avait cherché à se cacher. Il n'en fallut pas davantage pour notre jeunesse, dont l'exaspération fut au comble. En bouillant créole, en ami irrité, Céré fut le premier à aller chercher M. R… l'apostrophant si vivement qu'un duel en fut la suite immédiate. M. R… fut grièvement blessé; mais, dès les premiers symptômes du mieux, l'agent le fit monter secrètement en voiture, et, sous un nom différent, l'envoya, dit-on, dans un cautionnement en Écosse. Depuis lors aucun de nous n'a pu retrouver sa trace; et, à tort ou à raison, il resta entaché dans le cautionnement, d'avoir, par intérêt ou par crainte d'être personnellement compromis, livré nos personnes à l'agent.

Nous restâmes trois longs jours aux fers; des ordres de nous faire reconduire à Chatham arrivèrent alors, et, la nuit, six soldats et un sergent vinrent nous emmener sans que nous pussions prendre congé de nos amis. Hélas! j'en ai bien peu revu; je n'ai même jamais eu la douceur de me retrouver ni avec Céré ni avec Le Forsoney. Celui-ci fut licencié du service à sa rentrée en France, lorsque la paix fit opérer tant de réformes dans le personnel de la marine. Céré, par le crédit de sa famille, fut échangé, peu de temps après notre départ; il se rendit en France, fut nommé sous-lieutenant, alla se battre à côté de nos illustres guerriers, ne tarda pas à devenir lieutenant, se battit encore et fut blessé. « – Guérissez-vous, lui dit l'empereur, soyez capitaine, continuez, et vous irez loin!» « – Sire, lui avait répondu le noble jeune homme, je ne m'arrêterai qu'aux marches du trône.» Mais sa blessure était plus dangereuse qu'il ne le pensait, et elle l'enleva à sa famille, à ses amis, à sa patrie, qu'il aurait sans doute illustrée.

Au départ de Céré, Le Forsoney lui avait remboursé ce qu'il m'avait prêté; bientôt, à mon tour, je pus en envoyer le montant à ce digne ami.

Enfin Sarah se maria, par la suite, à l'un de nos prisonniers; elle a montré sa ravissante figure à Paris, en 1814; elle s'informa de moi; elle m'écrivit à Rochefort; mais j'étais à la mer; et quand, au retour de ma campagne, sa lettre me fut remise, elle était repartie pour l'Angleterre!

Excellents amis, fille dévouée, que votre attachement nous avait fait de bien! Comme il nous dédommagea de nos malheurs!

Notre escorte prit un excellent moyen pour déjouer les ressources de notre esprit entreprenant. Nous marchions toujours au milieu d'eux. Leurs armes étaient chargées. Dans les auberges, ils ne nous quittaient pas. Un soldat couchait à la porte de notre chambre, un autre, près de la croisée. Le sergent se faisait remettre, tous les soirs, nos vêtements, nos chapeaux, nos souliers, qu'il enfermait sous clef. Lorsque l'un de nous allait aux lieux d'aisance, deux d'entre eux l'y accompagnaient; une fois, pourtant, un seul m'y conduisit, et simplement armé de sa baïonnette; aussitôt après, j'achetai une tabatière que je fis remplir de tabac, dans le dessein de lui jeter cette poudre aux yeux, s'il s'avisait, une autre fois, de me conduire sans son camarade, et je me serais alors facilement sauvé, car ces cabinets se trouvaient presque toujours dans le voisinage de quelque jardin; mais, comme l'a dit Paterculus, l'occasion, voilée de la tête aux pieds, marche à reculons, elle n'a de cheveux qu'une mèche qui s'échappe de son front à travers le voile: elle est donc difficile à reconnaître, difficile à saisir, et il ne faut pas la laisser s'échapper. Or elle ne repassa plus pour moi.

Nous revînmes de nouveau à Londres, où nous changeâmes d'escorte; mais, avant d'y entrer, une garde brillante qui nous atteignit au galop annonça le passage de Georges III qui revenait de Windsor. L'idée nous vint de nous précipiter devant sa voiture, agitant un papier, comme pour demander grâce! Rousseau goûta beaucoup ce projet; mais je lui fis observer qu'on ne pouvait implorer Sa Majesté qu'à genoux, et cette démarche, qui paraissait assurer notre liberté et qui avait été saisie avec enthousiasme, fut fièrement repoussée avec indignation.

182La Medway débouche dans l'estuaire de la Tamise.
183Deal, ville maritime dans le comté de Kent, sur le Pas-de-Calais.