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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Après quelques moments de repos bien nécessaires, surtout pour Sarah, nous prîmes un bon déjeuner, nous demandâmes deux voitures, l'une pour Londres, l'autre pour ramener ma libératrice à Odiham, et, embrassant, les larmes aux yeux, cette charmante et bien généreuse enfant, je la quittai, mais non sans la plus grande émotion. Nous nous regardâmes longtemps par la portière; mais les chevaux nous emportaient; bientôt nous ne vîmes plus que nos mains se disant un pénible adieu, puis l'extrémité de nos voitures réciproques; puis quelque poussière qui s'élevait à leur suite, puis, enfin, plus rien! J'arrivai à Londres; j'y descendis à l'hôtel du Café de Saint-Paul.

J'avais reçu de Céré diverses lettres, adresses, recommandations, qu'il tenait d'une bienveillante Anglaise, et qui me furent si utiles à Londres, que, dès le lendemain, j'avais fait l'acquisition d'un extrait de baptême, ainsi que de l'ordre d'embarquement d'un Hollandais, appelé Vink, qui allait entrer en fonctions, comme marin, sur le navire le Telemachus, destiné pour Hambourg, et que je fus accueilli, en son lieu et place, à bord de ce bâtiment. Toutefois, comme je ne parlais pas hollandais, le capitaine, qui était seul dans le secret, m'autorisa à rester à terre jusqu'au jour de l'appareillage.

Je quittai alors mon hôtel et je me logeai dans Mansel-Street, quartier bien moins brillant.

Le bâtiment n'étant point prêt, je fus forcé de passer trente et un jours à Londres; et comme j'y restai en pleine sécurité, voyant tout, visitant tout, allant partout, même dans les environs, à Greenwich, par exemple, à Chelsea, à Kensington, à Dalston, je fus loin d'en être fâché. Enfin nous partîmes de Londres: le jeune lord Ounslow, l'un de nos passagers, me remarqua sous les habits de marin dont je m'affublai pour le bord, et me parla. Je lui répondis, en anglais, que je venais des Indes Orientales, que mes parents m'avaient fait élever à Pondichéry, et que, parlant mieux le français et l'anglais que le hollandais, je le priai de causer avec moi, non plus en hollandais, mais dans l'une des deux autres langues. Il fut aise d'avoir cette occasion de s'exercer au français, qu'il possédait pourtant fort bien, et c'est ainsi que nous nous entretenions. Il était jeune, communicatif, confiant; il ne mit pas ma fable en doute, me supposa de quelque bonne famille hollandaise que j'allais rejoindre; et il eut, malheureusement, le temps de s'attacher beaucoup à moi, puisque les vents et les courants nous contrarièrent pendant cinq jours et nous contraignirent à laisser tomber, plusieurs fois, l'ancre, en descendant la Tamise.

Nous n'avions ainsi atteint que Gravesend; pendant la marée montante, M. Ounslow et moi, nous étions allés nous promener à terre. Nous revînmes pour la marée descendante, car le vent était devenu bon, et le Telemachus était même occupé à mettre sous voiles. Nous partions enfin, lorsqu'un canot léger, venant de Londres à force de rames, nous aborde; il en sort un agent de police qui demande M. Vink; malgré mes efforts et ceux du capitaine, malgré les réclamations énergiques du jeune lord, il fallut céder; il fallut quitter le Telemachus ainsi que l'affectueux compagnon de voyage que le ciel m'avait donné, et qui s'offrit, quand il eût connu ma position, à me cautionner de sa fortune pour me sauver du ponton, et à ne pas poursuivre son voyage pour chercher à me dégager; mais il lui fut bientôt démontré que c'était tout à fait impossible. Vraiment ce monde est un dédale inextricable: je suis trahi, dénoncé, vendu à Londres par le véritable Vink que j'avais grassement payé; et, au même moment, le généreux Ounslow, qui me connaissait à peine, qui ne me devait rien, voulait tout sacrifier pour moi. Quelle douce consolation dans un revers si accablant!

Le Telemachus continua donc sa route; et moi, je fus jeté à fond de cale dans le bâtiment qui recélait les malfaiteurs pris en flagrant délit sur la Tamise. J'y restai deux jours, dans la vermine, au milieu des ordures, nourri des aliments les plus grossiers, ayant sous les yeux la plus dégoûtante dépravation; aussi, lorsqu'on vint me dire qu'un canot du ponton, le Bahama, de la rade de Chatham179, était venu me chercher, je partis pour ma nouvelle prison, comme si ç'avait été un lieu de délivrance! Mais je n'en étais pas moins prisonnier; et, pour comble de malheur, mes finances étaient à bout; ainsi, sans argent, puni sans être entendu ni jugé, éloigné de toutes connaissances, souillé par le contact immonde des malfaiteurs, privé de ma liberté, condamné au ponton, je m'écriai plus de cent fois, avant d'arriver à bord du Bahama: «Maudits mille fois, l'ignoble Hollandais, l'inique justice anglaise, la vindicative veuve, l'étourdi voyage de Windsor, et la sotte démangeaison d'en parler!»

CHAPITRE III

Sommaire: Le Bahama.– Rencontre de Rousseau évadé du ponton de Portsmouth, repris au milieu de la Manche et conduit sur le Bahama trois jours auparavant. – Façon dont les prisonniers du Bahama accueillaient les nouveaux arrivants: «Il filait 6 nœuds! avale ça, avale ça!» Cette mystification nous est épargnée à Rousseau et à moi. – Chatham et Sheerness. – Cinq pontons mouillés sur la Medway, entre Chatham et Sheerness, sous une île inculte et vaseuse. – Description détaillée du ponton. Cette description se passe de commentaires. – La nourriture; l'habillement. – Les lieutenants de vaisseau qui commandaient les pontons étaient, en général, le rebut de la Marine anglaise. – La garnison du ponton. – Les officiers de corsaires à bord des pontons; il y en avait une trentaine sur le Bahama. – Leur poste près de la cloison de l'infirmerie. – Rousseau y avait été admis. – L'antipathie violente des officiers de corsaires pour les officiers du «grand corps». – La majorité décide, cependant, qu'on m'accueillera. – La minorité se venge en m'adressant des lazzis. – Mon explication courtoise, mais ferme, avec l'un des membres de cette minorité, Dubreuil. – Je m'en fais un ami. – La masse des prisonniers veut m'astreindre aux corvées communes. – Je refuse. – Mon grade doit être respecté. – Des menaces me sont faites; mais la majorité ne tarde pas à se ranger de mon côté. – Première tentative d'évasion. – Les soldats anglais nous vendent tout ce que nous voulons. – Le projet des barriques vides. – Rousseau, inventeur du projet. – Les cinq prisonniers dans les cinq barriques. – Rousseau, moi, Agnès, Le Roux, officiers de corsaires, le matelot La Lime. – Les cinq barriques sont hissées de la cale et placées dans une allège avec les autres destinées à renouveler la provision d'eau du Bahama. – Le vent et la marée contrarient l'allège; elle n'entre pas dans le port ce jour-là et est obligée de mouiller à mi-chemin. – L'équipage de l'allège va coucher à terre. – La Lime, dont la barrique avait été mise par erreur au fond de la cale, nous appelle. – Le petit mousse laissé à bord. – Il donne l'éveil. – Nous sommes pris. – Ramenés au ponton. – Dix jours de black-hole. – Le black-hole est un cachot de 6 pieds seulement dans tous les sens où l'air ne parvient que par quelques trous ronds très étroits. – La punition supplémentaire de la réduction à la demi-ration jusqu'à réparation complète des dégâts. – Conduite honteuse de l'Angleterre. – L'esprit de solidarité des prisonniers. – Seconde tentative d'évasion. – À ma grande joie, ma malle m'arrive d'Odiham. – Je réalise une dizaine de guinées en vendant ma montre et divers effets. – Un certain nombre de prisonniers âgés et paisibles sont envoyés dans une prison à terre. – Rousseau, moi, et deux autres, nous nous substituons à quatre d'entre eux en leur payant leurs places et en nous grimant; nous espérons nous évader en route. – Nous partons. Le lendemain, le roulage fait une réclamation à l'occasion de ma malle. – Un appel sévère a lieu. On nous ramène Rousseau et moi au ponton. – Les deux autres s'évadent et arrivent en France. – Ma malle m'avait perdu. – Trois matelots de Boulogne, récemment faits prisonniers, sont embarqués sur le Bahama. Ils préparent sans tarder leur évasion. – Ils font un trou à fleur d'eau en avant de l'une des guérites qui avoisinaient la proue. – Ils se jettent dans l'eau glacée, un soir de décembre. L'un d'eux avait des obligations envers M. de Bonnefoux, préfet maritime de Boulogne. Il me propose de m'emmener et jure de me conduire à terre. Je crains de les perdre et je refuse. – Le trou appartenait à tous un quart d'heure après leur départ. – Un tirage au sort avait eu lieu. Rousseau avait le no 5. – Le no 2 manque périr de froid et crie au secours. – Il est remis à bord par les Anglais. – Le cadavre du no 1 paraît le lendemain, à marée basse, à moitié enfoui dans les vases de l'île; le malheureux était mort de froid. – Le commandant du ponton n'a pas honte de le laisser à cette même place jusqu'à ce qu'il tombe en putréfaction. – Quant aux trois Boulonnais, ils se sauvent et rentrent dans leurs familles. – Le lieutenant de vaisseau Milne, commandant du Bahama. – Ses goûts crapuleux. – À deux reprises, le feu prend dans ses appartements pendant des orgies. – La seconde fois, l'incendie se propage rapidement. – Dangers graves que courent les prisonniers enfermés dans la batterie. – Milne, en état d'ivresse, ordonne aux troupes de faire feu sur nous en évacuant les meurtrières, si le feu se propage jusque-là. – Heureusement l'incendie est éteint. – Grave querelle parmi les prisonniers. – L'officier de corsaire Mathieu blesse un soldat prisonnier qui l'insulte et prend du tabac malgré lui dans sa boutique. – Nous réussissons, non sans peine, à faire évader Mathieu par l'infirmerie. – Compromis qui intervient. – Le tribunal arbitral dont je suis le président. – La séance du tribunal. – Scène burlesque. – La sentence. – L'ordre se rétablit.

 

La première figure qui frappa mes regards en arrivant à bord du Bahama, fut celle de Rousseau, du Rousseau d'Odiham, que je croyais à Portsmouth et qui se jeta dans mes bras dès que je fus sur le vaisseau: « – Vous ici? – Oui, moi ici! – Vous étiez à Portsmouth? – Évadé, repris au milieu de la Manche, et conduit ici depuis trois jours! – On s'évade donc d'ici? – Oui, quand on a du courage! – On est donc heureux ici? – Oui, répéta-t-il, mais quand on a du courage! – Eh bien, nous serons heureux!» – Il n'y avait là que quatre ou cinq phrases entrecoupées; mais elles changèrent toutes mes idées; elles rassérénèrent mon esprit; elles soulagèrent mon cœur; je pris un air riant; et, sentant à mes côtés un ami ferme, instruit, intrépide, frappé du doux espoir d'une prompte liberté, je vis tout, autour de moi, sous un jour moins sombre que je ne m'y étais préparé. Les prisonniers du Bahama avaient une manière, qu'ils trouvaient fort divertissante, d'accueillir les nouveaux arrivants: ils les entouraient poliment, comme pour s'enquérir de nouvelles, les questionnaient longtemps avec beaucoup de sérieux, leur faisaient raconter comment ils avaient été pris, et finissaient par leur demander combien leur bâtiment filait de nœuds (faisait de chemin) à l'instant où il avait succombé; l'interrogé répondait, par exemple, «6 nœuds!» alors, ils se regardaient entre eux et se disaient dix ou douze fois les uns aux autres: «Monsieur filait 6 nœuds; ah, Monsieur filait 6 nœuds! Il n'est pas possible que Monsieur filât 6 nœuds; mais comment se fait-il que Monsieur filât 6 nœuds?» et ainsi de suite. L'arrivant affirmait, insistait, protestait, prouvait; enfin l'on paraissait convaincu, et la scène finissait par une explosion de cris: «Il filait 6 nœuds, avale ça, avale ça!» qui se répétaient, retentissant avec fracas, autour du patient, partout où il portait ses pas, et qui duraient, quelquefois, jusqu'à la fin du jour. C'était une mystification, ou, comme vous diriez, à Saint-Cyr, une brimade, assez innocente, en elle-même, mais fort vexante en réalité. Toutefois elle fut épargnée à Rousseau, et par suite à moi, comme provenant l'un et l'autre d'une évasion, et, par conséquent, comme ayant déjà subi les dures étreintes de la prison.

Chatham et Sheerness180, qui en est fort près, sont deux ports qui n'en forment, pour ainsi dire, qu'un. C'est un des arsenaux les plus considérables de l'Angleterre, et il est situé sur la Medway, rivière qui, devant Sheerness, se perd dans la Tamise. Entre Chatham et Sheerness, est une petite île qui partage la Medway en deux branches. Cinq pontons étaient mouillés sous cette île qui est inculte et vaseuse; mais les bords opposés de la Medway sont encaissés par de jolis coteaux, de sorte qu'à quelque distance la vue avait, au moins, à se reposer sur des sites assez agréables: voilà pour le pays qui nous avoisinait; parlons actuellement du lieu que nous habitions; je veux dire le ponton.

Un ponton était un vieux vaisseau, n'ayant qu'une mâture suffisante pour servir à soulever ou embarquer des fardeaux, peint extérieurement d'une manière lugubre, ayant les ouvertures des sabords grillées, installé en prison, et presque entouré, à fleur d'eau, d'une galerie extérieure surmontée de six guérites pour autant de sentinelles, qui étaient armées de fusils chargés, à l'effet de prévenir les évasions, surtout pendant la nuit. Un petit radeau, sur lequel était encore une sentinelle, se trouvait placé au bas de l'escalier; c'était là qu'accostaient quelques marchands de tabac, de savon, de comestibles, et qu'on permettait à un prisonnier, à la fois, d'aller faire ses emplettes.

Près de la partie centrale de la seconde batterie, était ménagée une sorte d'enceinte découverte, d'une quarantaine de pieds de longueur sur autant de largeur, appelée parc. Les prisonniers pouvaient y prendre l'air pendant le jour; toutefois, lorsqu'il faisait beau, on permettait, quelquefois, à six d'entre eux, d'aller se promener sur la petite partie du pont nommée gaillard d'avant. Le parc, dominé par les corridors appelés passavants, était, ainsi que le gaillard d'avant, lorsqu'il y avait promenade, l'objet d'une stricte surveillance.

Le jour, les mantelets ou volets des sabords étaient levés, ce qui donnait lieu à des courants d'air fort vifs, fort humides, fort dangereux; la nuit, les sabords étaient fermés, et l'on étouffait. On a vu des sergents s'évanouir quand, au matin, ils ouvraient, sans prendre de précautions, la trappe par où l'on communiquait du parc aux batteries.

La partie de l'avant de la première batterie était disposée en infirmerie ou hôpital; c'est-à-dire que les sabords y étaient garnis de châssis vitrés, et qu'il s'y trouvait des petits lits en fer; car, pour qu'on occupât moins d'espace, on faisait coucher dans des hamacs les prisonniers bien portants.

À l'exception du parc, la seconde batterie était réservée, ainsi que la dunette qui la surmonte vers la poupe, pour nos gardes et pour leurs officiers; les cuisines s'y trouvaient aussi; or, comme il y avait, par vaisseau, de sept à huit cents prisonniers, on doit voir dans quelle gêne ils devaient être, puisqu'ils n'avaient pour tout espace que la première batterie (moins l'hôpital qui en enlevait le tiers), et l'entrepont, qui est situé entre la cale et la première batterie. Les hommes d'une taille un peu élevée ne trouvaient ni dans cette batterie ni dans l'entrepont assez de hauteur pour se tenir debout. Les lieux d'aisance étaient dans ces deux mêmes vastes salles, mais n'en étaient séparés par aucune porte ni cloison; enfin la première batterie et l'entrepont étaient bornés, vers la poupe, par une forte muraille en planches percée de meurtrières, afin que, du réduit ainsi formé, nos gardes pussent nous épier et, au besoin, faire feu sur nous. Dans l'hiver, le froid y était excessif pendant le jour, et jamais notre local n'était chauffé.

Je n'accompagne d'aucune réflexion ces descriptions, qui suffisent sans doute pour saisir d'horreur à la simple lecture. Il est, en effet, difficile d'imaginer un supplice plus rigoureux; il est cruel de l'établir pour un temps indéfini, d'y soumettre, enfin, les prisonniers de guerre qui méritent beaucoup d'égards, et qui sont incontestablement les innocentes victimes des chances de la fortune! Les pontons ont laissé de longues traces dans l'esprit des Français qui y ont survécu; un ardent désir de vengeance a longtemps couvé dans leurs cœurs; aujourd'hui même181, que de longs rapports de paix ont établi tant de sympathie entre les deux nations, alors ennemies, je doute que, si l'harmonie venait à être troublée entre elles, le souvenir de ces lieux horribles, dont l'établissement fut la honte de l'Angleterre, n'éveillât encore d'âpres ressentiments, de vifs mouvements de courroux chez ceux qui furent condamnés à les habiter, ou seulement qui ont entendu, de leurs parents, le récit des maux qu'ils y ont soufferts.

Du pain noir, de très mauvaise qualité, point de bière, de vin, ni de liqueurs spiritueuses; de mauvaise eau; quelquefois un peu de viande fraîche simplement bouillie; ordinairement du poisson et des vivres salés; telle était notre nourriture! Une grosse chemise, un pantalon, une veste, un gilet en grossier drap jaune, un bonnet de laine, tel était notre costume. Cependant on permettait, à ceux qui avaient quelque argent, de se nourrir, de se vêtir un peu moins mal; mais c'était l'infiniment petit nombre; d'ailleurs, l'agent supérieur des pontons, qui se faisait délivrer les sommes que l'on pouvait avoir sur soi en entrant, ou qu'on nous envoyait de France, ne nous en remettait que de faibles portions à la fois, et à des intervalles éloignés.

Il me reste à faire observer que les pontons étaient commandés par des lieutenants de vaisseau qui, en général, étaient le rebut de la Marine anglaise; ils avaient sous leurs ordres quelques vieux maîtres, et quelques matelots âgés, pour le service des embarcations ou de la propreté, et une centaine de militaires de l'infanterie de marine, y compris leurs officiers.

Les capitaines des bâtiments de commerce et des corsaires pris par les Anglais avaient la faveur du cautionnement; mais les officiers de ces bâtiments subissaient le ponton. Le Bahama contenait une trentaine de ceux-ci, provenant des corsaires des Antilles. Peu d'hommes eurent jamais plus d'énergie, plus de courage. Leurs mœurs maritimes mêlées de générosité et de cruauté, suivant les occasions, leur mépris de la mort, les rapprochaient des anciens flibustiers, une espèce d'hommes si remarquable, tantôt sublimes, tantôt féroces, quelquefois admirables d'humanité, d'autres fois se vautrant dans le crime, comme à plaisir. Ils s'étaient réunis dans un coin du ponton, vers la cloison de l'infirmerie; ils y avaient accueilli Rousseau; mais c'était plus difficile pour moi, car j'étais officier de ce que, par ironie, ils appelaient «le grand corps». Il fut pourtant décidé qu'on se gênerait un peu pour moi et qu'on m'inviterait à prendre place dans ce poste.

Toutefois la minorité voulut me faire acheter cette politesse par de piquants lazzis. J'ignorais cette disposition d'esprit; mais j'en devinai bientôt une partie; en conséquence, coupant court à tout, j'allai droit à Dubreuil, l'un de ces officiers, qui m'avait le plus blessé, et je lui parlai avec tant de politesse et de fermeté que, ce même soir, le farouche marin me dit: «Je t'ai d'abord tutoyé parce que je te méprisais, actuellement je continue, par ce que je désire être ton ami.» Je lui rendis son tutoiement; j'acceptai son amitié, et cette amitié fut ensuite cimentée par des services signalés, réciproquement rendus.

Fort de cette victoire, je ne désespérai pas d'en remporter une autre sur la masse des prisonniers, qui voulaient m'imposer de faire avec eux toutes les corvées du bord, comme de gratter le pont, hisser l'eau, nettoyer les commodités, faire la cuisine, etc. Rousseau s'y était indirectement soumis, en payant un homme qui agissait pour lui; mais Rousseau n'était qu'aspirant et ne comptait pas encore, pour ainsi dire, dans la Marine. Je crus donc, ici, avoir mon caractère d'officier à soutenir, et je déclarai que je ne transigerais nullement à cet égard; que j'étais trop fier d'être le plus élevé en grade des prisonniers, pour m'exposer à leurs justes mépris; qu'ils me couperaient par morceaux, s'ils s'oubliaient assez pour me faire violence; mais que je ne faiblirais pas, que je vendrais cher ma vie, et que tôt ou tard ma mort serait vengée! Des menaces éclatèrent; mais, après avoir été méconnu un moment, le respect dû à un chef se réveilla dans le cœur du plus grand nombre; il fut décidé que je serais complètement exempté, et, chose étonnante, les officiers de corsaires en témoignèrent beaucoup de satisfaction. Je fis ensuite du bien à quelques-uns des prisonniers les plus malheureux; mais le principe fut garanti et ma dignité respectée.

Toutefois une évasion était sur le tapis; les soldats anglais eux-mêmes, tout en nous gardant fort bien, nous vendaient outils, cartes géographiques, provisions, liqueurs spiritueuses, tout enfin, s'exposant à la punition du fouet, à la dégradation même, par l'appât de quelques schellings; les prisonniers, s'étant procuré scies, tarières et ciseaux, avaient percé l'entrepont, s'étaient glissés dans la cale, et là, avec une merveilleuse dextérité, ils avaient enfermé cinq d'entre eux dans des barriques vides si bien disposées que, d'un coup de pied donné d'en dedans, le fond de la barrique pouvait, en se détachant, laisser une libre issue. Ces cinq personnes étaient: Rousseau (l'inventeur de ce projet), moi, Agnès, Le Roux (officiers de corsaires), et un matelot nommé La Lime, qui avait le plus mis la main à l'œuvre pour l'exécution.

C'était le jour où une allège venait de Chatham chercher les barriques vides du ponton, pour les déposer dans le port, afin d'être remplies, le lendemain, de la provision d'eau du bord. Les prisonniers furent appelés sur le pont, lors de l'arrivée de l'allège; ils hissèrent les barriques de la cale et les placèrent dans cette allège, qui partit ensuite pour Chatham. Le malheur voulut que le vent manqua et que la marée nous contraria, car nous comptions être mis à terre, puis quitter nos barriques, enfin sortir facilement, la nuit, à la nage ou autrement, de l'enceinte du port. Au contraire, la nuit arriva, et nous étions encore dans l'allège qui fut obligée de mouiller à moitié chemin. Nous entendîmes un canot s'en détacher; ensuite il y eut un silence qui nous fit présumer que les marins du navire étaient tous allés coucher à terre. Nul de nous ne bougea pourtant jusqu'à neuf heures.

 

Alors La Lime qui, par erreur, avait été mis au fond de la cale, défonça sa barrique; mais, obstrué par celles qui l'avoisinaient, il ne put se dégager, et il nous appela. En ce moment un petit bruit se fit entendre; mais bientôt il cessa. Aussitôt, d'un mouvement spontané, Rousseau, moi, Agnès et Le Roux, nous ouvrons nos barriques et nous paraissons sur le pont. Nous nous demandions si nous chercherions à dégager La Lime, ou si nous nous jetterions à la nage, lorsqu'une douzaine d'embarcations arrivèrent de la rade ou du port, et nous attaquèrent comme un navire qu'on veut prendre à l'abordage.

Le petit bruit que nous avions entendu avait été causé par un mousse couché à bord qui, effrayé par les cris de La Lime, avait pris un petit canot qui restait, pour aller jeter l'alarme. Le choc fut rude; nous fûmes durement traités, Le Roux surtout, qui eut, malgré son chapeau, le crâne atteint d'un coup de sabre! Enfin nous fûmes saisis, garrottés, embarqués et conduits à bord du Bahama, où nous eûmes à subir la punition des prisonniers déserteurs savoir: dix jours de black-hole, qui était un cachot de 6 pieds seulement dans tous les sens, pratiqué dans la cale, et où l'air ne parvenait que par quelques trous ronds, qui n'auraient pas suffi au passage d'une souris.

Heureusement on ne nous avait pas fouillés, de sorte que, avec quelques outils que nous avions sur nous, nous pratiquâmes une ouverture dans une des cloisons et que, de temps en temps, nous allions respirer dans la cale et boire un petit supplément d'eau, prise dans ces mêmes barriques d'où nous avions espéré nous élancer vers la liberté! C'était d'autant plus facile qu'on ne venait qu'une fois par vingt-quatre heures nous visiter pour nous porter du pain, de la soupe, de l'eau, et changer la boîte de nos excréments, laquelle passait les vingt-quatre heures avec nous. Voilà ce qu'était le black-hole! Serait-ce sans raison qu'on se demanderait, à ce sujet, si l'Angleterre ne s'est pas ravalée au-dessous des nations les plus cruelles qui aient déshonoré l'humanité! Nous en sortîmes couverts de vermine, exténués, semblables à de vrais cadavres.

Il fallait, en outre, en ce cas-là, payer les dégâts ou les réparations; mais, comme aucun de nous n'avait de fonds chez l'agent supérieur, les Anglais, suivant l'usage par eux établi, nous réduisirent à demi-ration! Autre exemple de justice à leur manière! Il était tout simple qu'ils nous gardassent bien; mais, par une conséquence logique, nous étions dans notre droit en cherchant à tromper leur surveillance; or, quand cette surveillance était éludée, eux seuls avaient tort et non pas nous. Cette dernière punition, d'une longueur infinie, tendait inévitablement à nous faire périr d'inanition; les prisonniers le sentaient si bien qu'il était adopté en règle et convenu entre eux que la suppression de demi-rations pour cette cause serait toujours supportée par la totalité d'entre eux.

Nous n'en travaillâmes pas moins à organiser une nouvelle évasion; car l'art des Trenk, des Latude, préoccupait seul notre imagination. Bientôt, en effet, une autre occasion, dont je pus profiter, se présenta d'autant plus avantageusement que ma malle m'avait été envoyée d'Odiham; j'avais réalisé une dizaine de guinées provenant de la vente de plusieurs effets, ainsi que de ma montre, qui me restait encore. Outre les pontons, les Anglais avaient quelques prisons à terre, telles que Mill, près de Plymouth, où l'insalubrité du climat fit succomber tant de Français, et Norman-Cross, dans le nord de l'Angleterre. Ces prisons se peuplaient du trop-plein des pontons. Le moment était venu; les prisonniers les plus paisibles, les plus âgés, furent désignés pour y être envoyés; mais, moyennant une petite gratification, l'un d'eux me céda sa place et ses vêtements. Rousseau s'introduisit pareillement dans la même escouade; nous nous grimâmes la figure; nous partîmes; nous nous associâmes à deux autres prisonniers de l'escouade, résolus à tout tenter pour s'évader en route, ce qui semblait devoir être facile, dans un long trajet par terre. Hélas! le lendemain, on m'avait fait demander à bord pour une réclamation du roulage au sujet de ma malle. Je ne paraissais pas; les prétextes que l'on donnait éveillèrent les soupçons; on fit un appel nominal très sévère, qui amena la découverte de la vérité, et l'on nous fit prendre, Rousseau et moi, pour nous ramener au ponton, où cependant nous ne fûmes pas mis au black-hole, car il n'y avait que présomption de tentative d'évasion. Les deux autres prisonniers de l'escouade, auxquels nous nous étions associés, s'échappèrent comme ils l'avaient projeté; ils arrivèrent en France, et moi, qui m'étais tant félicité de revoir ma malle! Je vis que les hommes sont bien aveugles de regarder comme un bienfait ce qui, souvent, n'est que la cause d'un malheur.

Cependant il était arrivé, à bord, trois robustes matelots de Boulogne, qui étaient animés d'un désir, égal au nôtre, de s'évader, et qui s'occupaient de faire un trou à fleur d'eau, immédiatement en avant de l'une des guérites qui avoisinaient la proue. Ils avaient enlevé un bordage entier, et cela en évidant le bois près de la tête des clous; cette opération faite, ils avaient scié la membrure du vaisseau et avaient avancé l'ouvrage jusqu'à une demi-ligne de la surface extérieure. Pendant qu'ils travaillaient, ils avaient des amis qui veillaient; une ronde venait-elle visiter, frapper, cogner partout, ils remettaient le bordage, bouchaient le vide près des clous, avec du mastic noir, et il devenait impossible de rien découvrir. Le soir de leur départ, ils achevèrent leur trou, et se déshabillèrent tout nus; leurs membres athlétiques furent oints de suif à plusieurs reprises; ils mirent un gilet, un caleçon, des bas, une cravate de flanelle, le tout pour être moins sensibles à la froidure de l'eau, car nous étions en décembre, et il gelait. Une paire de souliers fut attachée aux ailes de leur chapeau dont la forme renfermait, en outre, une chemise et un gilet; enfin une vessie remplie d'effets tenait à leur cou au moyen d'une petite ligne à l'aide de laquelle cette vessie devait les suivre dans leur trajet jusqu'à terre. C'étaient d'intrépides nageurs; l'un d'eux ayant des obligations particulières à M. de Bonnefoux, alors préfet maritime à Boulogne, voulait absolument m'emmener, jurant de me conduire à terre ou de périr; mais la rigueur du temps que moi, homme du Midi, je n'aurais pu supporter, l'embarras que je lui aurais causé si j'étais arrivé sans connaissance sur la plage, en firent pour moi une affaire de conscience, et je refusai. De quel avantage il est, en ce monde, pourtant, d'appartenir à une famille respectée; quelle marque de reconnaissance plus éclatante était-il permis d'espérer!

Ces trois hommes déterminés nous dirent enfin adieu, puis ils partirent avec mille précautions pour n'être pas entendus de la sentinelle, qui piétinait à un pied de distance de leur tête. Leur trou, un quart d'heure après leur départ, devenait la propriété de tous; aussi, longtemps à l'avance, les tours avaient été tirés au sort; Rousseau, assez vigoureux pour tenter l'aventure, eut le cinquième numéro; mais celui qui avait le second numéro pensa périr de froid, et il cria au secours. Les sentinelles tirèrent sur lui; il fut manqué, s'accrocha aux plates-formes des guérites, dit qu'il se rendait, et fut remis à bord par les Anglais qui, ne pouvant s'imaginer qu'on fût dans le cas de supporter, dans l'eau, une pareille température, ne firent pas d'autres perquisitions, et se contentèrent d'allumer un fanal placé à l'embouchure extérieure du trou. Ce ne fut qu'à l'appel du lendemain qu'ils apprirent que quatre prisonniers s'étaient réellement évadés. Ils en eurent bientôt, du moins pour le quatrième, une preuve plus certaine; ce malheureux parut, à marée basse, à moitié enfoui dans les vases de l'île, où il était mort de froid en arrivant à terre. Le commandant du ponton eut le raffinement de barbarie de le laisser à cette même place, comme un spectacle significatif destiné à nous dissuader de futures évasions, jusqu'à ce que son corps fût tombé en putréfaction. Quant aux trois Boulonnais, ils survécurent, gagnèrent Douvres, enlevèrent sur le rivage une embarcation garnie de voiles, traversèrent le Pas-de-Calais, et, cinq jours après, ils avaient revu leurs familles.

179Chatham. Ville, port et arsenal d'Angleterre, comté de Kent, sur la Medway, à 17 kilomètres de son embouchure.
180À 16 kilomètres E. N. E. de Chatham.
181En 1835.