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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Je m'appliquai spécialement à l'anglais, à la littérature, aux bons ouvrages de cette langue que je voulus connaître à fond et bien parler, j'étudiai les mœurs, la politique, le gouvernement de l'Angleterre, à qui l'arme puissante de la liberté de la presse, qu'elle sait si bien employer, suffit pour résister à l'ascendant guerrier de Napoléon; je voulus refaire un cours complet de ma propre langue, que je m'étais déjà aperçu ne pas connaître suffisamment; j'écrivis beaucoup pour dégrossir mon style, soit en français, soit en anglais; je me remis au latin; enfin je continuai à cultiver l'escrime, le dessin et la flûte, sur laquelle je n'ai jamais eu qu'un talent très médiocre, mais qui, par les amis qu'elle m'a procurés, par les liaisons qui en sont résultées, par les heures de solitude ou de réflexions pénibles qu'elle a remplies ou adoucies, a été, dans mille circonstances, du charme le plus heureux pour moi.

Ressouvenons-nous, actuellement, que, lorsque M. Lambert (de l'Althéa) avait pris congé de l'Île-de-France, il avait exprimé le souhait que nous fussions faits prisonniers de guerre, afin d'avoir le plaisir de nous revoir dans son pays. Ce souhait sauvage était accompli; quant à notre rencontre, elle ne tarda pas à avoir lieu, car M. Lambert arriva à Thames presque en même temps que nous, et il y arriva avec sa femme plus belle, plus aimable que jamais, leurs deux enfants (celui de l'Île-de-France et un nouveau-né), une foule de domestiques, deux voitures et tout le train d'un prince. M. Lambert prit le plus bel hôtel à sa disposition; il tint table somptueuse, où nous fûmes constamment invités, ainsi que les Anglais les plus distingués de la ville; et il fut assez agréable de sa personne, même quand il parlait de M. Bonaparte, qu'il espérait bien, un jour, voir prisonnier des Anglais: nous en rîmes beaucoup; mais il ne disait que trop vrai! Mme Lambert, dans les veines de qui coulait beaucoup de sang français, l'empêchait souvent de se lancer ou de s'appesantir sur ce sujet délicat; et, grâce à elle, tout se passa bien sous ce rapport. Sous tous les autres, on ne pouvait pas être plus affectueux, plus empressé, plus prévenant.

Cette visite dura huit jours, passés dans les fêtes, et elle se termina d'une manière encore plus satisfaisante, c'est-à-dire par la liberté de Delaporte, le commandant de l'Althéa, après qu'elle fût tombée en notre pouvoir; M. Lambert apprit, quelques moments avant de repartir pour Londres, la nouvelle de cette liberté qu'il avait sollicitée, qu'il ne dut qu'au crédit accordé, en ce pays plus qu'en aucun autre, à une grande fortune, et qui, dans les circonstances actuelles, lui coûta peut-être fort cher. La singulière chose, cependant, qu'une connaissance qui, datant d'un combat, prélude à coups de canon, commence en Asie, près du tropique du Capricorne, se cultive sur l'immensité de l'Océan, se cimente dans une île de l'Afrique, et amène, finalement, en Europe, la liberté de l'un d'entre nous! Il partit peu de temps après, ce cher Delaporte, à qui je n'ai encore trouvé personne que je puisse lui comparer; il était bien heureux; mais, hélas! il ne tarda pas à succomber, à son poste, à bord d'un vaisseau qu'il commandait en second avec le grade de capitaine de frégate, et j'ai eu la douleur de ne plus le revoir.

Thames est une petite ville de l'Oxfordshire, située près de la source de la Tamise, qui n'y est qu'un faible ruisseau, et dans un pays pluvieux, autant, à peu près, que le reste de l'Angleterre, mais boisé, pittoresque, et parfaitement bien cultivé. Nous y étions arrivés au mois de mai 1806, et il y avait si longtemps que je n'avais joui de l'aspect du printemps que la beauté des sites me parut encore plus grande.

Il se trouvait dans cette ville des manufactures, dont les ouvriers, formant une population flottante, ne tenaient au pays par aucun lien de famille, et chez qui la responsabilité d'une conduite répréhensible était d'un poids fort léger.

Cette tourbe, sur laquelle l'action de journaux remplis de virulentes imprécations contre la France était toute-puissante, laissait éclater envers nous, prisonniers sans défense, ses ressentiments peu généreux, et manquait rarement l'occasion de nous provoquer par quelque insulte, et d'engager ensuite une lutte à coups de pierres ou corps à corps. Les habitants paisibles de la ville gémissaient de ces scènes dégoûtantes; mais ils étaient presque tous dans la crainte des ouvriers; ils redoutaient de passer pour mauvais patriotes; et c'était beaucoup, quand ils s'abstenaient de paraître approuver les perturbateurs.

Quelques familles, cependant, se trouvèrent amenées, par des circonstances particulières ou par de pressantes recommandations, à entretenir quelques relations avec certains d'entre nous; telles furent celles de MM. Lupton et Stratford, chez qui je fus introduit par un officier nommé Litner, charmant jeune homme récemment sorti de Saint-Cyr, avec qui je n'avais pas tardé à me lier, et qui, comme moi, venait de voir briser son épée par la fortune adverse. M. Lupton avait un fils et deux filles; M. Stratford, deux filles; il se réunissait, quelquefois, chez eux, des personnes de connaissance: et, en ce moment, une élégante de Londres, très grande amie des dames Lupton, Miss Sophia Bode, était en visite chez elles, visite qu'elle renouvelait tous les ans.

Mes occupations, auxquelles mon frère se joignait, mes amis, cette société… et j'étais parvenu à trouver le temps supportable, d'autant que ces dames étaient bien élevées, jolies et fort instruites. Elles faisaient des vers charmants, miss Jane Lupton surtout; elle en composa au sujet d'un moineau que j'avais apprivoisé, qu'elle avait malicieusement nommé Flora, du nom d'une petite épagneule appartenant à miss Harriet Stratford, et qui mourut au milieu de nos soins et de nos regrets.

Dans les révolutions fâcheuses de la vie, il n'y a, sans doute, rien de mieux à faire que de chercher les bons côtés des contre temps, et que de s'attacher à les rendre moins pénibles. C'est ce que j'avais réussi à effectuer à Thames; mais cet état de chose ne dura pas longtemps. Je rentrais, un jour, avec Litner, lorsqu'un ouvrier, passant près de moi, me heurta rudement à la poitrine. Je le poussai plus rudement encore, et il tomba. Il cria; des camarades vinrent à lui: des Français accoururent vers nous; une bagarre s'ensuivit à coups de pierres où j'étais si redoutable, à coups de poings, à coups de cannes ou de bâtons; et quand on parvint à nous séparer, des meurtrissures étaient faites, et le sang coulait depuis assez longtemps. Je n'avais pas perdu de vue mon agresseur, et je parvins à le traîner devant M. Smith, commissaire des prisonniers, à qui je demandai sa punition. Il me la promit; mais, au bout de quelques jours, il me dit qu'il n'y pouvait rien, qu'il fallait que l'affaire allât à Oxford, et il m'autorisa à m'y rendre pour porter plainte au procureur du roi.

Je crus voir que M. Smith, craignant le ressentiment des ouvriers, ne cherchait qu'à traîner l'affaire en longueur pour qu'elle s'éteignît d'elle-même.

Je n'en saisis pas moins, avec empressement, l'occasion d'aller voir Oxford, son Université, ses vingt-deux collèges, ses belles promenades, et Blenheim, qui l'avoisine, Blenheim, château fastueux, récompense nationale décernée à Churchill, duc de Marlborough, général de la reine Anne contre Louis XIV et dont les gigantesques proportions, un parc grandiose de huit lieues de tour, la profusion de tout ce qui peut flatter la vanité, forment le caractère distinctif.

Le magistrat me répondit qu'il ne pouvait entamer une action entre un Anglais et un prisonnier de guerre sans l'autorisation du Gouvernement. Cette justice qui, pour les affaires civiles, nous jetait hors du droit commun, me parut assez singulière dans un pays qui se prétend si impartial.

Je revins donc à Thames, sans solution, et je pressai de nouveau M. Smith. Comme son mauvais vouloir ne pouvait manquer de paraître en tout son jour, je lui en fis des reproches: une scène s'ensuivit; il me menaça même de voies de fait, et saisit une canne.

Aussi prompt que lui, je m'armais d'un poker175, et le défiai; sa femme, ses domestiques accoururent; je le défiai encore devant eux; je le traitai de misérable, et je sortis en lui disant que j'allais dresser une plainte contre lui, par devers le Transport Office qui, à Londres, est le bureau chargé du service des bâtiments-transports, auquel, pendant la guerre, on ajoute celui de la garde, de la surveillance, du soin des prisonniers.

Dans cette plainte que je revins bientôt remettre à M. Smith lui-même, pour qu'il l'expédiât au Transport Office, je demandais son renvoi, et toujours justice contre l'agresseur dans la bagarre. M. Smith s'offrit alors à me faire des excuses, dans son cabinet; mais je les exigeai en présence de dix prisonniers; nous ne pûmes nous accorder, et ma plainte partit. La réponse fut un nouvel acte de mépris du droit commun, car M. Smith reçut l'ordre de me donner une feuille de route pour un autre cautionnement, nommé Odiham, situé dans le Hampshire176; et si je n'étais pas parti dans les vingt-quatre heures, de me faire arrêter et conduire au ponton. Voilà, au moins, ce qui s'appelait parler; c'était du turc, c'était du despotisme bien franc, bien pur. On voit alors clairement ce que les gens entendent par justice; on se soumet, on les méprise, et l'on part. Telle est, en général, pourtant, l'Angleterre, ayant un Gouvernement machiavélique, qui ne recule devant aucun acte de mauvaise foi quand il le croit utile à ses intérêts; affligée d'une populace toujours prête à servir les plus mauvaises passions, et au milieu de tout cela, possédant des hommes du plus noble caractère, des militaires de la plus grande loyauté, des particuliers à qui aucune belle action n'est difficile.

 

Je crois que les prisonniers m'avaient un peu mis en avant en tout ceci; ils m'en récompensèrent par une espèce d'ovation publique, en me conduisant, en masse, jusqu'à l'extrémité du mille. Là, j'embrassai MM. Bruillac et Moizeau, si bons pour moi; mon sosie Puget, inconsolable de mon départ; l'affectueux Desbordes; l'excellent Vincent; l'aimable Chardin; ce cher M. Le Lièvre, qui me serrait dans ses bras avec le pressentiment que je ne le reverrais plus; mon frère, enfin, de qui on me séparait si brutalement, et, je les quittai tous, frappé au cœur d'abandonner des amis si éprouvés.

J'avais encore un sujet réel d'affliction. Je n'ai pas besoin d'expliquer qu'il s'agissait de mon nouvel ami Litner, ainsi que des familles Lupton, Bode et Stratford. Je leur avais fait mes adieux la veille; mais, à l'instant du départ, Litner, qui avait été appelé par elles, me remit quelques objets de souvenir à moi destinés, et qu'il en avait reçus le matin même. Puis, mystérieusement, il ajouta qu'il avait, en outre, obtenu de la jeune miss Harriet, aux beaux yeux bleus, au teint éblouissant, à la physionomie animée, à la taille divine, une boucle de ses admirables cheveux blonds qu'il mit entre mes mains, disant que j'étais un mortel bien heureux, et qu'il ne regretterait pas de quitter Thames, s'il pouvait en obtenir autant de miss Sophia.

L'impression que j'en éprouvai m'apprit, sur mon propre compte, plus que je n'en soupçonnais; et c'était, selon la saine raison, un vrai bonheur pour moi que mon départ, car je ne pouvais, sans folie, penser à me marier en ce moment; or, il ne devait y avoir aucune autre issue à cette passion naissante, si j'eusse continué à rester auprès de celle qui l'avait allumée, et qui paraissait la partager.

CHAPITRE II

Sommaire: J'arrive à Odiham, en septembre 1806. – La population d'Odiham. – Les prisonniers. – Je trouve parmi eux mon ami Céré. – Je suis l'objet de mille prévenances. – La Société philharmonique, la loge maçonnique, le théâtre des prisonniers, son grand succès. – La recherche de la paternité en Angleterre. – L'aventure de l'officier de marine français, Le Forsoney. – Ne pouvant payer la somme de 600 francs environ destinée à l'entretien de l'enfant mis à l'hospice, il allait être emprisonné. – Je lui prête la somme dont il avait besoin; affectueuse reconnaissance de Le Forsoney, qui écrit à sa famille et ne tarde pas à s'acquitter vis-à-vis de moi. – Une maxime de M. Le Lièvre, agent d'administration de la Belle-Poule. – En juin 1807, un amateur de musique, M. Danley, m'emmène secrètement passer une journée à Windsor. – Je vois, sur la terrasse du château, le roi Georges III, la reine, quatre de leurs fils, leur fille Amélie. – Le château de Windsor. – Nous rentrons à Odiham, où nul ne s'était douté de mon absence. – Je commets l'imprudence de raconter mon équipée à deux de mes camarades dans la rue, devant ma porte, sous les fenêtres d'une veuve qui, ayant été élevée en France, connaissait parfaitement notre langue. – La bonne d'enfants, Mary. – Le billet trouvé par la veuve. – Énigme insoluble expliquée par notre conversation. – Articles de journaux qui me donnent, à mon tour, une énigme à deviner. – Dénonciation au Transport Office. – L'écriture du billet à Mary, rapprochée de celle d'une lettre de moi à mon frère. – M. Shebbeare, agent des prisonniers, à Odiham, reçoit l'ordre de me faire arrêter sur-le-champ et partir le lendemain sous escorte pour les pontons de la rade de Chatham. – Mon indignation. – D'après les règlements j'étais seulement passible d'une amende d'une guinée, et encore à condition que quelqu'un se fût présenté pour réclamer cette guinée, comme prix de sa dénonciation. – Petit coup d'État de la police. – M. Shebbeare, agent des prisonniers à Odiham, ses excellents procédés à mon égard. – Il me laisse en liberté jusqu'au lendemain. – À l'heure dite, je me présente chez lui. – Il me remet entre les mains d'un agent de la police. – Les pistolets de l'agent. – Digression sur Rousseau, aspirant de 1re classe pris dans l'affaire de Sir T. Duckworth. – Son héroïsme. – Lettre qu'il avait écrite au Transport Office pour reprendre sa parole d'honneur. – Au moment où je quittais à mon tour Odiham, on venait de le conduire sur les pontons. – L'hôtel du Georges, la voiture à mes frais. – Je me sauve par la fenêtre de l'hôtel. – Mystification de l'agent aux pistolets. – Joie des prisonniers. – Hilarité des habitants. – La nuit close, je me rends dans une petite maison habitée par des Français. – J'y reste caché trois jours. – Une jeune fille de seize ans, Sarah Cooper, vient m'y prendre le soir du troisième jour, et elle me conduit par des voies détournées à Guilford, capitale du Surrey, distante de six lieues d'Odiham. – Dévouement de Sarah Cooper. – De Guilford une voiture me conduit à Londres, tandis qu'une autre ramène Sarah à Odiham. – Je descends à Londres à l'hôtel du café de Saint-Paul. – Dès le lendemain, grâce à des lettres que m'avait remises Céré et qu'il tenait d'une Anglaise, j'avais acheté un extrait de baptême ainsi que l'ordre d'embarquement d'un matelot hollandais nommé Vink, matelot sur le Telemachus, qui avait Hambourg pour lieu de destination. – Le capitaine, qui était seul dans le secret, m'autorise à rester à terre jusqu'au jour de l'appareillage. – Je passe trente et un jours à Londres, et je visite la ville et les environs. – Départ de Londres du Telemachus. – L'un des passagers, le jeune lord Ounslow. – Il me prend en amitié. – Les vents et les courants nous contrarient pendant cinq jours. – Nous atteignons Gravesend. – Au moment où le Telemachus partait enfin, un canot venant de Londres à force de rames, l'aborde. – Un agent de police en sort et demande M. Vink. – Mon arrestation. – Offres généreuses de lord Ounslow. – Je suis jeté à fond de cale dans le bâtiment où étaient gardés les malfaiteurs pris sur la Tamise. – J'y reste deux jours. – Affreuse promiscuité. – Plus d'argent. – Le canot du ponton le Bahama, de la rade de Chatham.

La population d'Odiham, beaucoup plus sédentaire que celle de Thames, était aussi moins malveillante, et les prisonniers s'y trouvaient bien moins mal. J'en rencontrais un assez grand nombre, absents de France depuis moins longtemps que ceux de Thames; ils étaient, pour la plupart, gais, aimables et ils s'efforçaient d'oublier leur position, en se réunissant fréquemment de manière à s'étourdir sur leur captivité, ou en employant agréablement leur temps. Ainsi ils avaient institué une société philharmonique, une loge de franc-maçonnerie et un théâtre. Je fus ravi d'être en si joyeuse compagnie, surtout lorsqu'à mon inexprimable bonheur j'eus appris que Céré, mon inséparable de l'Île-de-France, mon inébranlable subordonné de la Belle-Poule, aujourd'hui mon égal par le malheur, que Céré, enfin, toujours mon ami, venant par le crédit de sa famille d'obtenir la faveur d'un cautionnement, était au nombre de mes nouveaux camarades. La correspondance établie entre les prisonniers des diverses villes avait instruit ceux de ma résidence actuelle de la persistance que j'avais mise dans la bagarre de Thames; il n'en fallut pas davantage pour me faire accueillir à Odiham avec enthousiasme. Je fus donc l'objet de mille prévenances; toutefois je ne voulus pas me départir de mon plan de travail; mais, en mesurant bien mon temps, il m'en resta encore assez pour faire face à tout. Je m'associai aux réunions philharmoniques où se comptaient des amateurs fort distingués. Je m'affiliai aux francs-maçons, mais, la vérité me force à le déclarer, leurs mystères et leurs cérémonies me frappèrent d'un ennui si complet que, depuis Odiham, il ne m'est plus jamais arrivé de désirer partager leurs travaux. Enfin je me lançai dans la carrière du théâtre. La salle avait été installée, décorée par les prisonniers, les acteurs, les actrices, – et il y en avait d'un talent très remarquable, – étaient aussi des prisonniers; enfin costumes, mise en scène, musique, couplets, orchestre, composition ou arrangement des pièces, tout était notre ouvrage. C'était une source inépuisable d'occupation; nous nous amusions beaucoup; les Anglais en raffolaient; il en venait même de Londres pour nous voir jouer, et, vraiment, c'était de très bon goût. L'heureux âge que celui où les chagrins les plus vifs fuient au seul aspect du plaisir.

Les lois anglaises sont prévoyantes à l'excès pour assurer l'existence des enfants nés hors du mariage: lorsqu'il en vient un au monde, la mère est interrogée par un magistrat et tenue de nommer le père. Dès lors celui qui est désigné, quel qu'il soit (et, une fois, une fille poussée à bout désigna le magistrat, lui-même, qui était loin de s'y attendre); dès lors, dis-je, cet homme est obligé, sous peine de prison, de payer soit une pension alimentaire, soit une somme, une fois comptée, d'environ 600 francs à l'hospice où l'enfant est placé. Peu après mon arrivée, un de nos officiers de Marine, nommé Le Forsoney, se trouva dans cette situation fâcheuse; il n'avait pas les 600 francs, et la justice anglaise, qui s'était récusée quand il s'était agi de me venger d'un outrage, n'hésita pas à prononcer quand elle eut à sévir contre un autre prisonnier. Le Forsoney allait donc être enfermé dans une maison de détention; mais j'avais encore quelques réserves de l'Inde, et je le libérai. Il m'était souvent, et il m'est encore arrivé depuis, d'obliger des ingrats ou de perdre, en prêts d'obligeance, des sommes même considérables; mais, cette fois, le bienfait fut bien placé; il m'attira à un haut degré l'estime de mes compatriotes, la considération des Anglais, et Le Forsoney, qui en conserva une affectueuse reconnaissance et qui avait écrit à sa famille, ne tarda pas à se libérer envers moi. J'y comptais peu, cependant, avant notre retour en France; aussi avais-je mis en usage, à cette occasion, une noble maxime de l'expérimenté M. Le Lièvre, celle que, lorsqu'il était question de dettes entre camarades, il fallait prendre note non pas de ce que l'on prêtait, mais de ce que l'on devait; chose qui, au surplus, ne m'est jamais arrivée que pour des bagatelles ou de courts intervalles. Il est, en effet, fort peu de circonstances où un homme d'ordre, de cœur et de prévoyance ne puisse se suffire à lui-même. Cette aventure acheva de me mettre en vogue dans le pays; elle me fut fort utile dans une position très pénible où je ne tardai pas à me trouver, et où, à côté de beaux sentiments, il y eut, comme à l'ordinaire, de l'envie, de la jalousie dont je devins la victime; car, à tout prendre, ici comme partout, le bonheur n'est pas dans l'éclat, et il s'attache rarement à ceux qui sont le plus en évidence.

Un amateur anglais, M. Danley, qui faisait souvent sa partie dans nos concerts, me rechercha beaucoup depuis ce moment. Il me dit un jour qu'il avait le projet d'aller le lendemain à Windsor, ville située à neuf lieues d'Odiham, où se trouve un château royal, et il m'offrit de se charger de moi, si je voulais n'en parler à personne. Je me gardai bien de refuser, et nous partîmes. La famille royale se trouvait alors à Windsor: Georges III régnait. Sur la belle terrasse où affluaient les spectateurs, il se promena avec la reine, avec cinq de ses fils (le prince de Galles et le duc de Sussex étaient absents) et avec une de ses filles nommée Amélie, une des plus jolies femmes qui aient jamais existé, et que, peu d'années après, une courte maladie enleva à l'admiration de l'Angleterre177! Les quatre princes étaient des hommes superbes. La cour était fort brillante, les troupes en tenue parfaite, les chevaux de toute beauté, les équipages resplendissants, la musique des régiments excellente. Nous vîmes une grande partie des appartements pendant que la famille royale assistait au service divin du matin; nous visitâmes les jardins, le parc, la forêt, les chasses, les meutes; nous allâmes voir la magnifique église, où nous assistâmes à l'office du soir, célébré avec de très belles voix; enfin nous revînmes à Odiham extrêmement contents de notre journée, et ayant si bien pris nos mesures que nul ne se douta de mon absence. Mais la jeunesse est indiscrète: j'étais arrivé à Odiham en septembre 1806; j'avais fait la partie de Windsor en juin 1807, et j'avais gardé mon secret jusqu'au mois de septembre suivant. C'était beaucoup; mais quoique Danley, alors, ne pût plus être inquiété, pour ce fait, ce n'était pas assez. Surtout, ce qu'il fallait éviter, c'était de faire mes confidences dans la rue, en rentrant chez moi, un soir, accompagné de deux de mes camarades et achevant de leur raconter tous les détails de mon voyage, arrêté avec eux devant ma porte, sous les croisées des maisons voisines.

 

Une veuve qui, ayant été élevée en France, en entendait parfaitement le langage, était alors sans lumière derrière les jalousies de sa chambre, où elle respirait l'air frais de la soirée. Placée immédiatement au-dessus de notre tête, elle ne perdit pas un mot de notre conversation. Depuis quelque temps on lui avait rapporté qu'une charmante bonne d'enfants de sa maison, nommée Mary, chargée de promener souvent les siens, avait été vue plusieurs fois avec moi, causant en divers endroits; elle avait encore su que j'avais été chez elle, un soir qu'elle assistait à notre spectacle, après une pièce où j'avais joué, et pendant la suivante où je n'avais pas de rôle: finalement, elle avait surpris un billet, non signé, il est vrai, mais où il était dit à Mary: «Demain, j'aurai le chagrin de ne pas vous voir, mais je verrai votre roi.» Ç'avait été pour la veuve une énigme qui lui fut dévoilée par mon voyage à Windsor, et aussitôt elle conçut le projet d'une infernale vengeance: heureusement que je n'avais compromis que moi dans mes discours et que je n'avais pas poussé l'imprudence jusqu'à dire que j'avais été emmené par un Anglais.

Mon tour vint bientôt d'avoir une énigme à expliquer. Je vis, en effet, à très peu de jours de là, un article dans les journaux informant le public qu'un étranger fort suspect, ayant des projets criminels contre le roi d'Angleterre, avait osé pénétrer jusque dans son château de Windsor, qu'il s'était mêlé à la foule quand elle entourait la famille royale, lors de sa promenade sur la terrasse, mais que la police tenait les fils de cette intrigue, et que, sous peu, cet audacieux étranger serait probablement arrêté. Excepté les vues d'un conspirateur, je reconnus aussitôt ce qui m'était relatif dans ce récit, mais, ignorant, ce que j'ai su depuis de la vindicative veuve, je ne pus lier les faits entre eux, et j'abandonnai cette idée. D'abord, aussi, j'avais cru avoir laissé, à notre hôtel de Windsor, quelque chiffon de papier, quelques lignes de mon écriture; je voulais même ne plus écrire à mon frère, de ma propre main, pour ne pas fournir ce moyen de conviction au Transport Office, qui lisait toutes nos lettres; mais je renonçai également à ce dessein.

Je continuai donc, avec mon frère, ma correspondance comme à l'ordinaire; c'était pourtant ce que le Transport Office attendait; la veuve m'avait dénoncé d'une manière indigne; à l'appui de sa relation envenimée, elle avait joint le billet surpris. L'écriture en fut confrontée avec ma première lettre à mon frère, et un ordre fut aussitôt lancé à M. Shebbeare, agent des prisonniers à Odiham, de me faire arrêter sur-le-champ et de me faire partir, le lendemain, sous escorte, pour les pontons de la rade de Chatham. C'était la punition infligée à ceux d'entre nous qui quittaient le cautionnement pour rompre leur parole en cherchant à se rendre en France.

Lorsque nous nous écartions des limites du mille accordé, ou que nous sortions en dehors des heures autorisées et seulement dans un but de promenade, nous étions passibles d'une amende d'une guinée. Ce cas-ci était bien le seul qui me fût applicable; encore eût-il fallu que l'on m'eût arrêté, et que quelqu'un se fût présenté pour réclamer la guinée; mais la police, en Angleterre comme partout, voulait se rendre importante et se faire valoir; on préféra un petit coup d'État, et, sans que je fusse entendu, sans justification ni explications possibles, la dénonciation porta tous ses fruits.

Bien différent de M. Smith, M. Shebbeare était un homme de bonne éducation qui me plaignit, me consola beaucoup, s'engagea à s'employer pour me faire revenir au cautionnement, et qui, sous sa responsabilité, poussa la complaisance jusqu'à me laisser, comme auparavant, en liberté pour faire mes apprêts de départ. Le cautionnement était bouleversé; les Français étaient indignés; les Anglais blâmaient hautement l'autorité; Mary, quittant sa veuve et retournant dans son pays, courait dans les rues comme une insensée; plusieurs maisons me furent offertes pour me cacher; mais je ne pouvais tromper M. Shebbeare, envers qui je m'étais lié, et, le lendemain, à l'heure convenue, je me rendis chez lui. Il me remit entre les mains d'un agent de la police, qui s'assura que je n'avais pas d'armes sur moi, me montra ses pistolets, les chargea en ma présence, et me dit poliment qu'à l'hôtel du Georges il y avait une voiture, à mes frais, laquelle l'attendait pour me conduire au ponton!

Avant de parler de mon départ d'Odiham, je dois dire que ce cautionnement venait de perdre un des plus utiles soutiens de nos réunions, Rousseau178, aspirant de 1re classe, pris dans l'affaire de l'amiral Duckworth, où il s'était fait remarquer par sa valeur. Quelque temps auparavant, il avait proposé de se dévouer, pour aller, de nuit, à la nage, attacher sous la poupe d'un vaisseau anglais, mouillé en observation devant un de nos ports, un appareil qui devait l'incendier! Le départ inattendu de ce vaisseau avait seul empêché l'exécution de cet audacieux projet. La mère de Rousseau était veuve; ses lettres indiquaient un chagrin profond, que rien, si ce n'est le retour de son fils, ne pouvait alléger; et celui-ci, retenu par sa parole d'honneur, nourrissait depuis longtemps, pour revoir sa mère, sans manquer à ses engagements, le plan d'une résolution que son âme héroïque mit enfin à exécution. Il écrivit au Transport Office les motifs sacrés qu'il avait de retourner en France, et il acheva sa lettre en déclarant qu'il retirait sa parole d'honneur, et que si, sous huit jours, il n'était pas arrêté et conduit au ponton, d'où il espérait s'évader et d'où il le pourrait sans parjure, il se regarderait comme entièrement dégagé et quitterait le cautionnement. En réponse à cette admirable déclaration, le Transport Office demanda si Rousseau persistait, et, d'après sa réponse affirmative, il fut dirigé sur les pontons de la rade de Portsmouth. Je ne connais pas de plus touchant exemple de tendresse filiale, de courage et d'honneur.

Cependant mon garde, avec ses pistolets, me conduisit gravement à l'hôtel du Georges. On attelait la fatale voiture, et quelques camarades m'y attendaient. Je mangeai un morceau avec eux; nous bûmes le verre des adieux, et j'allai en régler le compte dans le cabinet de la maîtresse de l'hôtel. Le susdit garde, se confiant, sans doute, en la toute-puissance de ses pistolets, ne m'y suivit que de l'œil. La maîtresse ne s'y trouvait pas, ce qu'on ne pouvait voir que lorsqu'on était entré, car le comptoir était derrière la porte. Une croisée, donnant sur un jardin était à côté du comptoir, je l'ouvre, je saute, je franchis le jardin, une haie, puis un pré, j'entre dans un fossé que je parcours à quatre pattes et qui me conduit assez loin; je pénètre, ensuite, dans un taillis, le traverse; enfin, je me blottis dans un nouveau fossé garni, des deux côtés, d'une haie pour ainsi dire impénétrable. Un quart d'heure, au moins, s'écoula avant que l'on se fût bien assuré de mon évasion. Grandes furent la mystification du garde avec ses pistolets, la joie des prisonniers, l'hilarité des habitants, et les perquisitions de la police. Agents, mouchards, constables, gens à pied, gens à cheval, guetteurs, chiens même, furent lancés après moi, mais inutilement.

J'attendis la nuit close; alors je sortis de ma retraite, et regardai, comme l'asile le plus sûr, une petite maison du cautionnement, habitée par quelques Français et située sur les confins de la ville; j'y fus reçu avec attendrissement. On commença par m'y restaurer le corps, puis on s'occupa de me pourvoir de quelques effets, car ma malle avait été saisie. Ensuite on alla aux enquêtes pour savoir quelle était la route la plus prudente à prendre; car mon signalement avait été donné partout, et les chemins étaient soigneusement surveillés. Céré et Le Forsoney furent les seuls des autres prisonniers que je fis informer du lieu où j'étais; ils s'employèrent avec zèle et intelligence à m'en faire sortir. Pendant trois jours il fut impossible de songer à mettre les pieds dehors; ce ne fut qu'au bout de ce temps qu'à la faveur de quelques bruits jetés dans le public que j'avais été vu à Winchester, ville voisine, puis sur la route de Douvres, que les poursuites commencèrent à s'affaiblir dans les environs d'Odiham. Enfin, un soir, je vis arriver une jeune personne de seize ans, nommée Sarah Cooper, dont j'avais fait la connaissance chez sa mère, marchande de gâteaux, et qui me dit qu'ayant été instruite du lieu de ma retraite par MM. Céré et Le Forsoney, elle accourait pour m'offrir ses services; elle ajouta que ces Messieurs m'attendaient sur la route pour me faire leurs adieux, et qu'elle se chargeait de me conduire à Guilford, capitale du Surrey, d'où nous n'étions qu'à six lieues, dont elle connaissait le chemin par des voies détournées, et qui se trouvait dans la direction où il y avait, pour moi, le plus de chances de salut. Je demandai à Sarah si sa mère connaissait son projet; elle me répondit qu'elle en serait instruite à dix heures du soir, qu'elle serait certainement enchantée de la bonne œuvre projetée, mais qu'on ne lui en parlerait pas avant que notre départ ne fût consommé, de peur que, par crainte, elle ne vît mal les choses en ce moment, tandis que, ce départ effectué, il ne lui resterait plus que son approbation à donner, et que cette approbation était sûre; je dis alors à Sarah, que je pensais qu'il pleuvrait pendant la nuit; elle répliqua que peu lui importait; enfin j'objectai cette longue course à pied, sa toilette et sa capote blanches, car c'était un dimanche, et elle leva encore cette difficulté en prétendant qu'elle avait du courage et que, dès qu'elle avait appris qu'elle pouvait me sauver, elle n'avait voulu ni perdre une minute pour venir me chercher, ni rentrer chez elle pour changer de costume, dans le doute d'y être retenue par quelque obstacle imprévu. Je n'avais plus un mot à dire; car, pendant qu'elle m'entraînait, d'une de ses petites mains elle me fermait gracieusement la bouche, de l'autre, elle se mit à mon bras, me conduisit d'abord vers Céré et Le Forsoney, qui me serrèrent sur leur poitrine, me dirigea ensuite avec autant de gentillesse que de présence d'esprit, essuya en riant, sous l'abri d'un arbre, une averse d'une heure, et m'installa enfin dans un bon hôtel de Guilford où nous arrivâmes au point du jour. Une historiette de sa composition, fort bien racontée par elle, suffit, avec quelques démonstrations de bourse bien garnie, pour nous faire bien accueillir; car, dans ce pays d'Angleterre, les entraves, les passeports, sont choses presque inconnues aux voyageurs, de quelque nation qu'ils soient.

175Petit pieu en fer dont on se sert pour attiser le feu de charbon de terre dans les cheminées anglaises.
176À trente-quatre kilomètres N. – E. de Winchester.
177En 1807, Georges III avait sept fils, le prince de Galles, plus tard Georges IV, le duc d'York, le duc de Clarence, le futur Guillaume IV, le duc de Kent, père de la reine Victoria, le duc de Cumberland qui devint en 1837 roi de Hanovre sous le nom d'Ernest-Auguste, le duc de Sussex, le duc de Cambridge.
178Louis-Jean-Marie-Népomucène Rousseau, né à Angerville, près d'Étampes, le 18 avril 1787, appartenait à une très honorable famille de l'Orléanais. Il entra dans la Marine en qualité de novice, vers le milieu de l'an XII, à l'âge de seize ans, et devint successivement aspirant de 2me, puis de 1re classe. Lorsque, le 13 décembre 1805, la division du contre-amiral de Leissègues réussit à tromper la vigilance de la croisière anglaise et à sortir de Brest, Louis Rousseau était embarqué sur un des vaisseaux de cette division, l'Alexandre, commandant Garreau. Doué d'une grande intelligence et d'une merveilleuse énergie, le jeune aspirant vit sa carrière brisée par le combat du 6 février 1806, dans lequel il se signala, du reste, par sa valeur. Prisonnier avant d'avoir atteint l'âge de dix-neuf ans, il fit vingt-deux tentatives d'évasion, dont M. de Bonnefoux raconte quelques-unes, d'une audace singulière. Nous aurons l'occasion de retrouver la belle et attachante figure de Louis Rousseau. Son fils, Armand Rousseau, inspecteur général des Ponts et Chaussées, né à Treflez (Finistère), le 24 août 1835, mort gouverneur général de l'Indo-Chine, à Hanoï, le 10 décembre 1896, tenait de lui «son imagination ardente, son caractère entreprenant et énergique, et ce courage qui ne reculait devant aucune tâche et n'en entreprenait aucune sans espérer la mener à bien». M. C. Colson, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, le constate avec raison dans sa Notice sur la vie et les travaux d'Armand Rousseau (Annales des Ponts et Chaussées, 1er trimestre 1897).