Za darmo

Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Mais, à ce moment, la scène changea et prit un caractère de sublimité extraordinaire: à ces mots, de «bas le feu!» une voix se fit entendre, une seule voix, mais composée de plus de cent voix unanimes; et cette voix formidable cria que la Belle-Poule ne devait pas se rendre, que la Belle-Poule ne pouvait pas être prisonnière, en un mot que la Belle-Poule devait se faire couler! Je ne voulus pas prendre sur moi de faire discontinuer le combat; j'envoyai donc avertir le commandant, qui revint, radieux de ce qu'il apprenait, et qui se battit de plus belle, en prodiguant des paroles d'admiration à son équipage.

Peu d'instants après, ce pavillon, que je n'avais pas fait amener, fut emporté par un boulet. Un chef de timonerie – jamais je n'oublierai son nom ni sa figure, – Couzanet, né à Nantes en prit un autre sur son dos, le porta au bout de la corne, le déploya, le tint lui-même développé, et resta dans cette position périlleuse, jurant d'y périr s'il le fallait. Mille autres traits honorèrent cette journée, et j'en pourrais citer d'aussi beaux de l'aspirant Lozach, du canonnier Lemeur, du matelot Rouallec et d'une infinité d'autres; mais il faudrait un volume; et d'ailleurs tous auraient le droit d'être individuellement nommés, car tous furent des braves, et si quelques-uns parurent se distinguer davantage, c'est qu'ils eurent le bonheur d'avoir eu, pour le faire, une occasion que les autres auraient saisie, si elle s'était offerte à leur courage.

Enfin le vaisseau anglais de gauche, qui voyait notre situation, nos efforts, s'approcha à portée de voix sans plus tirer. Au péril mille fois de la vie, son commandant se mit en évidence, seul, sur le bord, faisant signe qu'il voulait parler. C'eût été une atrocité que de continuer le feu sur un si digne homme; le silence le plus profond succéda au fracas de l'artillerie; alors, d'un ton ému, notre généreux ennemi prit son porte-voix, et, en notre langue, il prononça ces paroles: «Braves Français, tous mes canons sont chargés à double charge; toute résistance est inutile; rendez-vous; je vous en conjure au nom de l'humanité!»

M. Bruillac, entendant cet appel fait à l'humanité, comprit alors ses vrais devoirs: il dit qu'il voulait conserver de si glorieux restes au pays; et, sans plus rien écouter il alla lui-même sous le pavillon, et il ordonna à Couzanet de le jeter à la mer. Couzanet, en ce moment, était couché en joue par un peloton de fusiliers anglais; il le savait et il ne sourcillait pas! Les belles choses que l'on voit au milieu de l'horreur des combats! que de dévouement, que d'héroïsme, que de grandeur!

Le nom du vaisseau auquel nous nous rendîmes était le Ramilies; celui de son magnanime commandant: Pickmore, qui versa des larmes d'attendrissement et de philanthropie, en voyant, quand il monta à notre bord, les traces du carnage qui s'offrirent à ses yeux, et qui venait d'assister à la bataille de Trafalgar avec trois autres vaisseaux de l'escadre si imprudemment attaquée par nous. Cette escadre était commandée par le vice-amiral Sir John Borlase Warren162; et, en ce moment, tant par suite de Trafalgar que par le fait de cette croisière, les côtes de France étaient débloquées, et nous aurions pu y rentrer avec facilité, sans la fatalité qui nous poussait à notre perte.

Ainsi fut consommée la perte d'une frégate163 qui avait coupé la ligne équinoxiale vingt-six fois, et qui, depuis plus de trois ans, marchant de périls en périls, avait triomphé de tous; ainsi fut arrêtée ma carrière, au moment où, sans contredit, de toute ma vie, j'ai été le plus capable de commander. Nous savions, en effet, que l'empereur était sans pitié pour les prisonniers et que l'Angleterre tenait trop à le contrarier en tout pour jamais accéder à aucun échange; nous n'ignorions pas que nous allions longtemps souffrir dans la captivité, et souffrir de toutes les manières; car Napoléon non seulement n'accordait pas une demi-solde aux officiers de sa propre armée quand ils étaient pris; mais notre temps n'était même pas compté pour la retraite. Que la paix soit sur ses cendres, car il fut prisonnier à son tour; il le fut par sa faute; il n'eut pas alors la philosophie qu'on pouvait attendre de lui; il le fut six ans, et il mourut en buvant, jusqu'à la lie, le calice d'amertume.

Mon premier soin fut de chercher mon frère que j'embrassai, satisfait de le voir sain et sauf. Je m'occupai ensuite de ramasser dans une malle quelques-uns des effets de corps les plus utiles; puis, montant sur le pont, j'y trouvai mon épée sur le banc de quart. Il est d'usage que, après un combat, les vainqueurs rendent aux officiers leurs armes personnelles. Pour moi, je regardai comme une humiliation de tenir une arme d'une autre main que celle de mon souverain; et pour m'y soustraire, j'en cassai la lame sur un de mes genoux et je jetai les deux morceaux à la mer. M. Moizeau resta sur le pont pour recevoir les officiers anglais; le reste de l'état-major descendit dans la grand'chambre; et là, assis chacun sur notre malle, nous attendîmes qu'on vînt nous donner une destination.

CHAPITRE X

Sommaire: Le commandant Parker, à bord de la Belle-Poule. – Un commandant de vingt-huit ans. – Belle attitude de Delaporte. – Avec mon frère, Puget et Desbordes, je passe sur le vaisseau le Courageux commandé par M. Bissett. – Le lieutenant de vaisseau Heritage, commandant en second. – Le lieutenant de vaisseau Napier, arrière-petit-fils de l'inventeur des Logarithmes. – Ses sorties inconvenantes contre l'empereur. – Je quitte la table de l'état-major, et j'exprime à M. Heritage mon dessein de manger désormais dans ma chambre et de m'y contenter, s'il le faut, de la ration de matelot. – Intervention de M. Bissett. – Il me fait donner satisfaction. – Je reviens à la table de l'état-major. – La croisière de l'escadre anglaise. – Armement des navires anglais. – Coup de vent. – Avaries considérables qui auraient pu être évitées. – Communications de l'escadre avec le vaisseau anglais, le Superbe, revenant des Antilles. – Encore un désastre pour notre Marine. – Destruction de la division que notre amiral Leissègues commandait aux Antilles, par une division anglaise sous les ordres de l'amiral Duckworth. – Portrait de Nelson suspendu pendant l'action dans les cordages. – Les bâtiments de l'amiral Duckworth, fort maltraités, étaient rentrés à la Jamaïque pour se réparer. – L'amiral se rendait en Angleterre à bord du Superbe. – Le même jour, un navire anglais, portant pavillon parlementaire, traverse l'escadre. – Mon ami Fleuriau, aspirant de l'Atalante. – Télégraphie marine des Anglais. – J'imagine un système de télégraphie que, peu de temps après, j'envoyai en France. – L'amiral Warren renonce à sa croisière. – M. Bruillac réunit tous les officiers de la Belle-Poule, et nous faisons en corps une visite à l'amiral Linois, qui était encore fort souffrant. Il nous adresse les plus grands éloges sur notre belle défense. – L'amiral Warren. – Le combat contre la frégate la Charente. – Quiberon. – Relâche à Sâo-Thiago (îles du Cap Vert). – Arrivée à Portsmouth, après avoir eu le crève-cœur de longer les côtes de France. – Soixante et un jours en mer avec nos ennemis.

Ce fut le commandant de l'Amazone, aujourd'hui l'amiral Parker164, qui vint à bord de la Belle-Poule pour notifier les intentions de l'amiral Warren à notre égard. Jamais conduite plus distinguée, jamais hommages plus flatteurs ne surpassèrent ce que cet amiral ordonna dans cette circonstance. M. Parker n'avait alors que vingt-huit ans165. C'est le bel âge pour commander à la mer; c'est celui où la force physique accroît l'énergie morale; quelques fautes peuvent être commises, à la vérité; mais, comme elles sont compensées par cette habitude, par cette force de commandement que plus tard on ne contracte plus qu'imparfaitement, et qui seule fait les bons amiraux! La marine, de toutes les professions, est certainement la plus dure; aussi, lorsqu'on s'y adonne par vocation, par goût, il faut avoir cette perspective de commander jeune; il faut avoir celle d'un avancement rapide, et non pas de servir de marche pied. Ainsi je pensais alors; ainsi je pense encore; j'avais donc rêvé, moi aussi, de commander bientôt; toutes mes actions avaient tendu vers ce but; mais, pour la première fois, je vis que ce n'étaient que des rêves; et, quand M. Parker parut, ce que la fortune avait fait pour lui et ce que je voyais qu'elle faisait contre moi, me causa le plus pénible désenchantement.

 

Il se présenta avec bienséance, nous salua; mais il n'avait pas encore parcouru de l'œil toute la grand'chambre, que l'aspect de Delaporte, froid, sévère, résigné, le frappa. C'était vraiment l'expression de fierté de Papirius devant les Gaulois.

Il se remit et nous fit connaître les noms des bâtiments de l'escadre, en ajoutant tout ce qui pouvait nous être agréable pour notre translation. À l'exception de mon frère, qui ne faisait qu'un avec moi, nous tirâmes, à peu près, au sort, et je passai, avec Puget et Desbordes, sur le vaisseau le Courageux, commandé par M. Bissett. L'on m'y donna une chambre d'officier qui se trouvait vacante; et je mangeai, assez fréquemment, avec M. Bissett, par invitation, mais habituellement avec l'état-major et placé à côté du lieutenant de vaisseau Heritage, commandant en second du Courageux.

C'était le meilleur des humains; mais j'avais à table, pour vis-à-vis, un autre lieutenant de vaisseau, M. Napier166, arrière-petit-fils de l'inventeur des Logarithmes, qui vient encore d'illustrer son nom par la capture hardie de la flotte de Dom Miguel, dernier souverain du Portugal167; et qui, par opinions politiques, par esprit national mal entendu, par haine excessive contre Napoléon168, se montrait à tous moments d'une taquinerie insupportable. Comme je parlais assez bien l'anglais, il s'adressait ordinairement à moi, d'autant qu'il avait cru remarquer, car j'avais eu le tort de le lui laisser pénétrer, que j'étais loin d'admirer les conceptions politiques de l'empereur. Je soutenais les discussions en termes généraux, et je m'efforçais de les y ramener quand elles en sortaient; le bon Heritage m'appuyait pour éloigner les personnalités qui font le venin des querelles; mais l'ardent Napier brisait tous les obstacles, et reprenait toujours son thème favori. Un jour, il sortit tellement des bornes que, par respect pour le souverain de mon pays, je quittai la table; je me retirai dans ma chambre, et j'exprimai à M. Heritage mon dessein formel d'y manger désormais, et de m'y contenter, s'il le fallait, de la ration de matelot. M. Heritage voulut ramener les esprits; mais il ne put rien sur moi sans m'avoir promis quelques réparations; et, pour obtenir, après bien des pourparlers, que je renonçasse au projet que j'avais formé, il fallut que M. Bissett intervînt; en effet, le commandant Bissett me fit assurer que M. Napier, à qui il en avait fait de vifs reproches, lui en avait exprimé ses regrets, et qu'il avait la certitude que ma juste susceptibilité ne serait plus blessée par le retour de conversations aussi déplacées. À ces conditions, je revins. Heritage parut au comble du bonheur. Napier devint le plus aimable des hôtes; et je sais que le respectable Bissett aurait fait débarquer Napier, plutôt que de souffrir que je fusse encore molesté, et qu'en attendant il m'aurait donné un couvert à sa table. Voilà comment les affaires peuvent s'arranger sans duels, sans scènes ignobles; mais encore je commis une faute en ceci: de ne pas avoir prévu les suites d'une première tolérance, et de n'avoir pas, dès le principe, pris le parti auquel, plus tard, il fallut arriver.

L'escadre anglaise continua sa croisière au même point: c'est un avantage signalé que de connaître ses ennemis; je mis, pendant que je restais avec eux, mon temps à profit sous ce rapport. J'y appris beaucoup de choses; car notre Gouvernement s'occupait si peu de marine que nos armements ne pouvaient pas soutenir le parallèle avec ceux des bâtiments anglais; aussi ne doit-on pas s'étonner s'ils eurent si bon marché de nos flottes à Trafalgar et en quelques autres circonstances. Toutefois je trouvai les officiers anglais moins bons marins, moins instruits que ceux d'entre nos marins qui avaient fait de longues campagnes, et, à chaque instant, ils étaient en faute dans leur navigation ou dans leurs évolutions; en un mot je leur vis faire des avaries considérables qu'ils auraient pu empêcher par l'emploi de précautions ou de moyens qui nous étaient très familiers. Un coup de vent se déclara; plusieurs nouvelles avaries, et de très graves, eurent lieu, et je ne trouvai point chez ces hommes l'à-propos, l'habileté, le sang-froid surtout, sans lesquels il n'est pas de bon marin. Dans cette tempête, le Marengo fut démâté de tous ses mâts et faillit périr; mais il avait tant souffert dans sa vaillante résistance qu'il n'y avait rien d'étonnant.

L'escadre continuait encore sa croisière lorsqu'un vaisseau anglais, revenant des Antilles, la joignit. Des communications eurent lieu, des signaux multipliés furent faits, des démonstrations de joie éclatèrent; mais, près de nous il y eut une réserve complète dont nous nous abstînmes de chercher à pénétrer le mystère; il finit cependant par être connu; c'était encore un désastre pour notre Marine. Le nouveau vaisseau était le Superbe monté par l'amiral Duckworth169, qui se rendait en Angleterre, après avoir détruit l'escadre que notre amiral Leissègues170 commandait aux Antilles.

Nelson, à Trafalgar, après avoir donné ses ordres particuliers à ses capitaines, signala à l'armée navale: «L'Angleterre compte que chacun fera son devoir.» Duckworth, rencontrant notre escadre des Antilles171, suspendit un portrait de Nelson dans les cordages au-dessus de sa tête, et il signala: «Ceci sera glorieux.» Rendons justice à nos ennemis et avouons que ce sont de sublimes inspirations. Les bâtiments de l'amiral Duckworth étant fort maltraités172, rentrèrent à la Jamaïque pour se réparer; mais l'Amiral en était parti sur le Superbe qui, le premier, fut mis en état de reprendre la mer, afin d'aller en Angleterre rendre compte de sa mission.

Les prisonniers français furent consternés de ce nouvel échec; les Anglais, Napier lui-même, mirent, cependant, devant nous, beaucoup de discrétion dans leurs transports; et c'était se respecter que nous respecter ainsi; mais on ne reçoit un pareil hommage que lorsqu'on l'a mérité; et, peut-être que si, précédemment, j'avais supporté avec indifférence des sarcasmes proférés devant moi, j'aurais eu à subir un redoublement de jactance en ce moment.

Le jour même de la rencontre du Superbe, un autre navire anglais, portant pavillon parlementaire, traversa l'escadre. Comme il passait le long du Courageux, j'aperçus un individu qui attira mes regards par la manière attentive dont il me fixait. C'était Fleuriau, mon ami Fleuriau, aspirant de l'Atalante qui, blessé dans l'affaire du cap de Bonne-Espérance, avait obtenu d'être renvoyé en France comme malade. Il était pâle, affaibli; mais il paraissait heureux de retourner dans sa patrie que, comme lui, j'aurais bien voulu avoir l'espérance de revoir au même prix! Il me salua de la main, me montra sa poitrine où avait frappé le coup fatal; je lui tendis les bras; mais le vent soufflait; le navire obéissait au timonier, et je le perdis de vue, absorbé dans mes regrets. Mélange étonnant, concours singulier d'événements! On eût dit que, sur un point de l'univers, vainqueurs, vaincus, amis, infortunés, avaient cherché à triompher de mille difficultés pour se réunir un instant, se communiquer leurs émotions, et se séparer après s'être seulement entrevus. J'appris, par la suite, que l'air natal, les bons soins de sa famille, les douceurs du pays, avaient rétabli à la longue la santé alors très altérée de Fleuriau.

En France, nous n'avions pas encore appliqué à la Marine la télégraphie, qui est, pourtant, l'invention d'un Français. Je fus honteux qu'on pût nous faire plus longtemps un reproche dont je sentais la justesse par la rapidité avec laquelle les plus minces détails de l'affaire de l'amiral Duckworth étaient parvenus au Courageux. Je ne pouvais cependant pas prétendre à ce que les Anglais me communiquassent l'explication de leur système; mais l'idée première devait me suffire pour en trouver la clef ou pour en former un autre équivalent.

Je me mis donc à l'œuvre, et j'en traçais effectivement un que, peu de temps après, j'envoyai en France; mais telle était l'insouciance avec laquelle on y traitait les affaires navales que ce ne fut que sept ans après que cette innovation précieuse fut définitivement introduite sur nos vaisseaux. Ce travail, en particulier, me rendit le plus grand service pendant le temps que je restai sur mer avec nos ennemis et qui dura soixante et un jours. C'est en effet le propre de l'étude d'adoucir les chagrins, d'affaiblir les idées sombres, de calmer l'esprit, de soulager le cœur de ses douleurs.

Le résultat de la mission de l'amiral Duckworth rendant inutile la croisière de l'amiral Warren, celui-ci se décida à y mettre un terme et à aller se ravitailler à Sâo-Thiago (îles du cap Vert) pour ensuite retourner en Angleterre. Quelques moments, toutefois, avant de faire route, M. Bruillac obtint la permission de réunir tous les officiers de la Belle-Poule pour faire une visite de corps à l'amiral Linois, qui commençait à entrer en convalescence. Je regardais cette visite comme un devoir en présence des Anglais, comme une déférence au malheur; mais j'avouerai qu'en toute autre position j'aurais préféré m'en abstenir, tant j'attribuais de part à M. Linois dans l'éternelle captivité par laquelle mes pas se trouvaient arrêtés. Il était encore fort souffrant; il nous fit cependant les plus grands éloges sur notre belle défense; et nous en fîmes la remarque; car, jusque-là, il avait été fort sobre de compliments: encore s'il avait su profiter des bons avis!

 

Je n'omettrai pas de mentionner que M. Bruillac avait trouvé dans M. Warren, l'ex-commandant de la division à laquelle il avait, jadis, sur la Charente, porté de rudes coups devant Bordeaux, et que M. Warren ne lui en témoigna que plus d'estime et d'égards: ainsi les querelles militaires qui se décident les armes à la main diffèrent généralement des chicanes de particuliers; celles-ci sont étroites, mesquines, rancunières; les autres, au contraire, portent un cachet de grandeur et de loyauté. C'est encore M. Warren qui commandait les forces navales de l'Angleterre dans la fatale expédition de Quiberon, en 1795, où il déploya tant d'humanité.

La relâche à Sâo-Thiago, le voyage en Angleterre, ne présentèrent aucun incident remarquable, et nous arrivâmes à Portsmouth, après avoir eu le crève-cœur de longer les côtes de France, d'en apercevoir les sites riants et de nous en éloigner avec le pénible sentiment de notre liberté perdue!

LIVRE III
LA CAPTIVITÉ EN ANGLETERRE

CHAPITRE PREMIER

Sommaire: Les vaisseaux de la Compagnie des Indes mouillés à Portsmouth célèbrent notre capture en tirant des salves d'artillerie. – Bons procédés de l'amiral Warren et de ses officiers. – L'état-major du Courageux nous offre un dîner d'adieu. – Franche et loyale déclaration de Napier. – Le perroquet gris du Gabon, que j'avais donné à Truscott, l'un des officiers du Courageux. – Le «cautionnement» de Thames. – Détails sur la situation des officiers prisonniers vivant dans un «cautionnement». – Lettre navrante que je reçois de M. de Bonnefoux. – M. Bruillac me réconforte. – Lettre de ma tante d'Hémeric. – Mes ressources pécuniaires. – Mon plan de vie, mes études, la langue et la littérature anglaises. – Visite que nous font, à Thames, M. Lambert (de l'Althéa) et sa femme. – Le souhait exprimé autrefois par M. Lambert se trouve réalisé. – Il tient parole et nous fête pendant huit jours. – Il nous dit qu'il espère bien voir un jour M. Bonaparte prisonnier des Anglais. – Nous rions beaucoup de cette prédiction. – Avant de repartir pour Londres, M. Lambert apprend à Delaporte sa mise en liberté, qu'il avait obtenue à la suite de démarches pressantes et peut-être de gros sacrifices d'argent. – Delaporte avait commandé l'Althéa après sa capture. – Départ de cet admirable Delaporte que j'ai eu la douleur de ne plus revoir. – Description de Thames. – Les ouvriers des manufactures. – Leur haine contre la France, entretenue par les journaux. – Leur conduite peu généreuse vis-à-vis des prisonniers. – La bourgeoisie. – Relations avec les familles de MM. Lupton et Stratford. – M. Litner. – Agression dont je suis victime, un jour, de la part d'un ouvrier. – Rixe entre Français et ouvriers. – Le sang coule. – Je conduis de force mon agresseur devant M. Smith, commissaire des prisonniers. – État d'esprit de M. Smith. – Il m'autorise cependant à me rendre à Oxford pour porter plainte. – Visite à Oxford. – Le château de Blenheim. – Le magistrat me répond qu'il ne peut entamer une action entre un Anglais et un prisonnier de guerre. – Retour à Thames. – Scène violente entre M. Smith et moi. – Plainte que j'adresse au Transport Office contre M. Smith. – Réponse du Transport Office. – M. Smith reçoit l'ordre de me donner une feuille de route pour un autre cautionnement nommé Odiham, situé dans le Hampshire, et de me faire arrêter et conduire au ponton, si je n'étais pas parti dans les vingt-quatre heures. – Ovation publique que me font les prisonniers en me conduisant en masse jusqu'à l'extrémité du cautionnement, c'est-à-dire jusqu'à un mille. – Ma douleur en me séparant de mon frère et de tous mes chers camarades de la Belle-Poule. – Autre sujet d'affliction. – Miss Harriet Stratford. – Souvenir que m'apporte M. Litner. – Émotion que j'éprouve.

Il se trouvait, à Portsmouth, un assez grand nombre de vaisseaux de la Compagnie des Indes; notre capture leur procura un sentiment de satisfaction qu'ils manifestèrent par des salves d'artillerie; il y avait de quoi flatter notre amour-propre pour le passé; mais, comme tout nous parlait de notre captivité actuelle, nous fûmes peu longtemps sensibles à cet hommage indirect; car enfin, malgré tout, nous ne pouvions pas ne pas voir que nous prenions place parmi les quatre-vingt mille autres prisonniers, marins ou soldats; nombre qui s'accrut encore, par la suite, en Angleterre, et qui s'élevait à cent vingt mille, lors de la chute de l'empereur.

L'amiral Warren, les commandants, les officiers des bâtiments sous ses ordres, M. Bissett surtout à mon égard, à l'instant où nous allions nous séparer, redoublèrent de bons procédés envers nous. À cette occasion, même, l'état-major du Courageux donna un dîner d'adieux où furent invités plusieurs de leurs amis, ainsi que quelques jeunes dames de leur connaissance, de Portsmouth. Je rapporte cette circonstance, parce qu'elle me rappelle deux souvenirs vraiment touchants: le premier est une franche déclaration de Napier des torts qu'il avait eus avec moi, qu'il fit en présence de tous, pour que je n'emportasse aucun levain contre lui, pour qu'il pût, dit-il, se réconcilier entièrement avec lui-même. N'est-ce pas un bonheur que de commettre des fautes, quand on sait les réparer ainsi?

Pour expliquer le second de ces souvenirs, je dois remonter jusqu'à l'Île-du-Prince, où j'avais acheté un perroquet gris du Gabon, qui avait le talent tout à fait particulier d'imiter, au naturel, le bruit argentin d'une petite sonnette. Ce bel animal, qui parlait avec une facilité prodigieuse, avait eu une patte cassée à bord; je l'avais soigné; je l'avais guéri; et, quoiqu'il se fût montré fort reconnaissant de mes bons soins, je ne soupçonnais pas jusqu'où allait son attachement pour moi. Aussi, après notre prise, ayant vu qu'il plaisait beaucoup à M. Truscott, l'un des officiers du Courageux, je fus enchanté de pouvoir le lui offrir. Cependant, les transports que le perroquet manifestait lorsque j'allais voir Truscott dans sa chambre, m'avaient décidé à n'y plus retourner. Il y avait donc cinquante jours que nous ne nous étions vus, lorsque, pendant ce dernier dîner, Truscott voulut montrer l'oiseau miraculeux à ses convives.

On l'apporta sur la table; à peine y fut-il qu'il s'élança sur moi, s'accrocha à ma cravate, et me fit tant de caresses que tous, particulièrement nos jolies visiteuses, en furent attendris. Truscott voulut me le rendre; il insista, pressa, et j'avoue qu'il me fallut beaucoup prendre sur moi pour m'y refuser. Mais, comment me décider à en priver l'aimable Truscott, comment ne pas reculer devant les embarras du transport, pendant les phases probables de ma captivité?

L'amiral Linois fut destiné pour Cheltenham173, plus tard pour Bath174, lieux renommés par l'agrément, la salubrité de leurs bains, où il passa le temps de son infortune. L'état-major du Marengo et de la Belle-Poule, ainsi que les aspirants et les chirurgiens, reçurent l'ordre de se rendre à Thames, qui était déjà le cautionnement de cent cinquante prisonniers. On appelait cautionnements, les petites villes où étaient les divers dépôts d'officiers prisonniers qui avaient la permission d'y résider, après s'être engagés, sur leur parole d'honneur, à ne pas s'en écarter à plus d'un mille de distance, à rentrer tous les soirs chez eux au coucher du soleil, et à comparaître deux fois par semaine devant un commissaire du Gouvernement. L'Angleterre accordait, par jour, 18 pence (36 sous) à chaque officier, quel que fût son grade, et 1 schelling (24 sous) à chacun des prisonniers qui, par faveur ou autrement, ayant obtenu la faculté d'habiter un cautionnement, étaient au-dessous du grade d'officier. Ces rétributions étaient juste ce qu'il fallait, en ce pays, pour se loger, pour se vêtir, pour ne pas mourir de faim, et ceux d'entre nous qui n'avaient pas de ressources en France, étaient obligés d'utiliser leurs talents ou leurs forces physiques, afin de subvenir aux nécessités les plus pressantes. Que d'officiers déjà anciens, que de militaires décorés, que d'hommes ayant versé leur sang dans les batailles, n'y ai-je pas vus, bêchant noblement la terre, exerçant courageusement un dur métier, et préférant présenter la main pour recevoir une rémunération bien acquise, que la tendre pour demander un secours, ou que s'engourdir dans la misère et l'oisiveté. Les matelots, les soldats, étaient renfermés dans quelques prisons à terre mais le plus grand nombre dans des pontons, lieux d'horrible mémoire, et dont je n'aurai que trop à parler dans la suite.

Les premières nouvelles que je reçus de ma famille furent déchirantes par le chagrin qu'elles respiraient, et bien peu rassurantes sur mon avenir.

M. de Bonnefoux, qui avait acquis la certitude qu'au premier travail qui devait paraître très prochainement, nous serions nommés, moi, lieutenant de vaisseau, et mon frère, enseigne, m'annonça qu'il n'avait plus aucun espoir de ce côté, tant les intentions de l'empereur étaient bien connues à cet égard. M. Bruillac, à qui je communiquai cette nouvelle, n'en fut pourtant pas découragé: il me répéta que, dans le rapport de son combat, il avait demandé, comme stricte justice, de l'avancement et la croix pour moi, et il me donna sa parole qu'il ne cesserait de faire valoir mes droits, ceux de mon frère, ceux enfin, de ses subordonnés dont la conduite le méritait. Ma bonne tante d'Hémeric, au milieu de ses larmes, me disait, dans ces premières nouvelles, qu'elle achèverait de faire rentrer les 10.000 francs (pour lesquels je lui avais envoyé procuration) qui me revenaient, ainsi que je l'ai déjà dit, pour appointements, traitement de table, parts de prises, arriérés; qu'elle les placerait, et qu'elle m'en ferait exactement tenir la rente, alors bien utile pour moi.

Comme j'avais en réserve quelque argent de l'Inde, je pus, sans être trop gêné, attendre ces envois, qui se faisaient fort difficilement, à cause des entraves apportées par le Gouvernement anglais à tout ce qui émanait du Gouvernement français. Quelquefois donc je me suis trouvé assez à mon aise, pendant ma captivité, et quelquefois très réduit en finances; mais au résultat, avec l'ordre, avec la prévoyance que la nécessité m'eut bientôt enseigné à adopter, je parvins à être, en général, assez bien sous ce rapport.

Il fallait, cependant, prendre mon parti; il fallait oublier que j'étais arrivé aux portes de la France, qu'elles s'étaient fermées sur moi, au moment où j'avais acquis l'expérience, l'instruction voulues pour commencer à commander un petit bâtiment; que ce commandement eût été le premier échelon de distinction, toujours si difficile à monter, à saisir et que la position de M. de Bonnefoux, préfet à Boulogne, ami intime du Ministre, connu, considéré par l'empereur, me l'eût rendu aisé à trouver. Ainsi j'arrivais, jeune, aux grades supérieurs, les prédictions de mes camarades s'accomplissaient; je marchais de front avec ceux qui, dans la même catégorie que moi, mais étant libres, allaient servir, commander, avancer, toujours avancer, toujours commander, toujours servir…; au lieu de cela, que voyais-je? la prison, l'inaction, un exil d'une durée incalculable, l'oubli de mon état, mon éloignement de ma famille, la perte de ma jeunesse, enfin, et de toutes mes espérances.

À tant de maux, il n'y avait qu'un palliatif: celui qui, à la mer, m'y faisait trouver le temps agréable, celui qui, à bord du Courageux, avait calmé mes premières angoisses; celui dont Cicéron a dit: Nobiscum peregrinatur, je veux dire l'étude; et quand je fus un peu remis de mon premier étourdissement, je m'attachai fortement à l'idée du travail. Je vis que j'avais beaucoup à faire, beaucoup à acquérir; que n'ayant plus aucun devoir qui vînt me distraire, j'aurais abondamment le temps nécessaire pour y parvenir, et je traçai un plan dont je ne me départis plus: celui de distribuer les heures de ma journée entre mes occupations et mes camarades. Exact aux premières, j'y puisai bientôt un charme croissant; mes idées changèrent insensiblement de direction; mes réflexions s'adoucirent peu à peu; et je vis, en quelques semaines, que, lorsque j'arrivais parmi mes amis, mon esprit, comme sentant le besoin de se détendre, mon corps fatigué du repos, me portaient naturellement à un élan, à une gaieté, à un entraînement, qui bannissaient le découragement de beaucoup d'entre nous, et qui, peut-être, n'avaient été surpassés, en moi, à aucune autre époque de ma vie.

162Né en 1754, mort en 1822.
163Comparez E. Chevalier, capitaine de vaisseau, Histoire de la Marine française sous le Consulat et l'Empire, Paris, 1886, pp. 305 et 306.
164William Parker, plus tard sir William Parker, né en 1781 à Almington-Hall, comté de Stafford, mort en 1866, après une brillante carrière.
165Il n'en avait même que vingt-cinq, un an de plus que l'auteur de ces Mémoires.
166Sir Charles Napier, né le 6 mars 1786, mort le 6 novembre 1860, deux fois membre du Parlement, contre-amiral en 1846, vice-amiral en 1854. D'un caractère très passionné, il eut des démêlés célèbres d'abord avec l'amiral Stopford, plus tard avec les lords de l'Amirauté. Il était le cousin germain du général sir Charles-James Napier, le héros du Sindh et de son frère, le général sir William-Francis-Patrick Napier, l'historien de la guerre d'Espagne.
167En 1833, sir Charles Napier, qui avait accepté le commandement de la flotte de dona Maria, remporta au cap Saint-Vincent une victoire signalée sur celle de Dom Miguel. Il publia trois ans plus tard un récit de cette guerre.
168Par une ironie du sort, sir Charles Napier termina sa carrière active sous Napoléon III, en qualité de commandant de l'escadre de la Baltique pendant la guerre de Crimée.
169Sir John-Thomas Duckworth, né à Leatherhead (Surrey), en 1748, mort à Plymouth en 1817, était, depuis 1800, vice-amiral et gouverneur de la Jamaïque.
170Corentin-Urbain-Jacques-Bertrand de Leissègues, né à Hanvec, près de Quimper, le 29 août 1758, mort à Paris, le 26 mars 1832, commandait en 1793 la division qui reprit la Guadeloupe aux Anglais. Il fut nommé contre-amiral à la suite de ce succès, le 16 novembre 1793, et vice-amiral en 1816.
171Le 6 février 1806, à Santo-Domingo, capitale de la partie espagnole de l'île de Saint-Domingue, cédée à la France par le traité de Bâle et où le général Ferrand s'était maintenu après le triomphe de l'insurrection dans l'ancienne colonie française. L'amiral de Leissègues, parti de Brest le 13 décembre 1805 avec cinq vaisseaux, deux frégates et une corvette, avait porté mille hommes de renfort au général Ferrand.
172L'escadre de l'amiral Duckworth se composait de 7 vaisseaux, 2 frégates et 2 bâtiments légers. Voyez, sur le combat, Fr. Chassériau, Précis historique de la Marine française, t. I, p. 338.
173Dans le comté de Glocester, à quatorze kilomètres N. – E. de Glocester.
174Dans le comté de Somerset, à dix-sept kilomètres E. de Bristol.