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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Nos voiles en furent criblées; le commandant Bruillac et moi principalement, qui étions élevés sur le banc de manœuvre, nous eûmes nos habits et nos chapeaux percés en plusieurs endroits.

Malgré cette résistance, nous espérions avoir raison du convoi, car tout fuyait ou semblait fuir; nous poursuivions la chasse, faisant feu des deux bords, quand, tout à coup, un grand vide parvient à se former au milieu de tous ces navires, et, semblable à ces guerriers vêtus de toutes armes qui, dans les batailles anciennes, surgissaient tout à coup, au plus fort de la mêlée, resplendissants de valeur et d'éclat, paraît, isolé, un beau vaisseau anglais de 74. Il escortait les dix autres bâtiments, dont tous les efforts, jusque-là, avaient tendu à dégager son travers pour qu'il pût faire jouer ses batteries contre nous. L'intrépide Bruillac ne balança pas à l'attaquer; mais, unissant le talent au courage, il prit de si bonnes positions, relativement à la fraîche brise qui soufflait, qu'il le canonna pendant une demi-heure sans qu'aucun de ses boulets pût nous atteindre. L'amiral n'avait pu voir immédiatement avec qui la Belle-Poule avait nouvellement affaire; quand il s'en aperçut, il se trouvait un peu sous le vent; il jugea la partie trop inégale; il nous signala très sagement de le rejoindre, et nous quittâmes ce dangereux voisinage.

C'est dans de semblables occasions que je m'estimais heureux d'être l'officier de manœuvre qui est le confident naturel des conceptions du chef. Mon instruction gagnait beaucoup à être témoin de tout; mon jeune cœur s'enflammait à l'aspect de ces inspirations belliqueuses de notre commandant, qui m'enseignait, par l'exemple, ce que la présence d'esprit et la prudence peuvent ajouter d'effet au courage.

 
Vis consilî expers mole ruit sua;
Vim temperatam di quoque provehunt
In majus (Horace).
 

Nous sûmes, par la suite, que ce pauvre vaisseau, si malheureux dans l'envoi de ses boulets, était le Blenheim; qu'il conduisait, dans l'Inde, un convoi de troupes européennes pour le service des colonies asiatiques, que nous lui avions tué une quarantaine d'hommes, et qu'il avait été censuré pour son échec contre nous. Cette censure, en réalité, était une couronne décernée à M. Bruillac.

Nous avions repris notre direction vers le Fort-Dauphin. J'avais, un soir, prolongé, assez avant dans la nuit, quelques calculs de position, et j'étais monté sur le pont pour prendre l'air avant de me coucher. Delaporte était de quart. «Elle est cependant là, lui dis-je, là, sous Acharnar» (brillante étoile qui ne se lève jamais pour les habitants de l'Europe). Elle est même assez près, et il n'est que trop vrai que nous ne la reverrons pas.» – Delaporte me demanda de quoi je parlais. – «De la ravissante Île-de-France, lui répondis-je, terre riante de plaisirs, objet réel de mes regrets! – Enfant, me dit Delaporte, ne venez-vous ici que pour me faire partager vos préoccupations…? Allez, allez, dans votre chambre, dormez, et laissez-moi veiller en paix à la manœuvre du bâtiment!» Je descendis; mais je vis bien que mon sage ne pensait pas sans émotion que le cap que nous tenions allait bientôt nous éloigner du pays enchanteur, où nous avions passé de si beaux jours. Quant à Céré, il n'en témoignait aucun mécontentement; il voulait servir; il servait; tout s'abaissait devant cette idée.

Point de Brunswick au Fort-Dauphin151; il fallut traverser le canal de Mozambique; mais c'était le temps du changement des moussons. Dans l'Inde, on appelle moussons les vents qui y soufflent six mois du nord-est, et les six autres mois de l'année du sud-ouest.

Lorsqu'une de ces saisons succède à l'autre, c'est rarement sans ouragans ou violentes secousses dans l'atmosphère. En cette circonstance, nous éprouvâmes des sautes de vent si spontanées, si fortes, si réitérées, qu'il fallut toute notre vigilance, toute l'habitude de la mer de nos équipages pour nous en tirer sans avaries. Enfin nous prîmes connaissance de la terre des Hottentots et nous entrâmes à False-bay.

CHAPITRE IX

Sommaire: False-bay et Table-bay. – Partage de l'année entre les coups de vent du sud-est et les coups de vent du nord-ouest. – Nous mouillons à False-bay. – Excellent accueil des Hollandais. – Nous faisons nos approvisionnements. – Arrivée du Brunswick avec un coup de vent du sud-est. – Naufrage du Brunswick. – Croyant la saison des vents du sud-est commencée, nous nous hâtons de nous rendre à Table-bay. – Arrivée de l'Atalante à Table-bay. – La division est assaillie par un furieux coup de vent du nord-ouest en retard sur la saison. – Trois bâtiments des États-Unis d'Amérique, trompés comme nous, vont se perdre à la côte. —La Belle-Poule brise ses amarres. – Elle tombe sur l'Atalante, qu'elle entraîne. – Le naufrage paraît inévitable. – Sang-froid et résignation de M. Bruillac. – L'ancre à jet de M. Moizeau. —La Belle-Poule est sauvée. —L'Atalante échoue sur un lit de sable sans se démolir. – On la relève plus tard, mais ses avaries n'étant pas réparées au moment de notre départ, nous sommes obligés de la laisser au Cap. —Le Marengo et la Belle-Poule quittent le cap de Bonne-Espérance, peu avant la fin de l'année 1805. – Visite de la côte occidentale d'Afrique. – Saint-Paul de Loanda, Saint-Philippe de Benguela, Cabinde, Doni, l'embouchure du Zaïre ou Congo, Loango. – Capture de la Ressource et du Rolla expédiés à Table-bay. – En allant amariner un de ces bâtiments, la Belle-Poule touche sur un banc de sable non marqué sur nos cartes. Elle se sauve; mais ses lignes d'eau sont faussées et sa marche considérablement ralentie. – Relâche à l'île portugaise du Prince. – La division se dirige ensuite vers l'île de Sainte-Hélène. – But de l'amiral. – Quinze jours sous le vent de Sainte-Hélène. – À notre grand étonnement, aucun navire anglais ne se montre. – Apparition d'un navire neutre que nous visitons. – Fâcheuses nouvelles. – Prise du cap de Bonne-Espérance par les Anglais. —L'Atalante brûlée, de Belloy tué, Fleuriau gravement blessé. – Le gouverneur de Sainte-Hélène averti de notre présence probable dans ses parages. – Tous les projets de l'amiral Linois bouleversés par ces événements. – Sa situation très embarrassante. – Le cap sur Rio-Janeiro. – La leçon de portugais que me donne M. Le Lièvre. – Changement de direction. – En route vers la France. – Un mois de calme sous la ligne équinoxiale. – Vents contraires qui nous rejettent vers l'ouest. – Le vent devient favorable. – Hésitations de l'amiral. – Où se fera l'atterrissage? À Brest, à Lorient, à Rochefort, au Ferrol, à Cadix, à Toulon? – État d'esprit de l'amiral Linois. – Son désir de se signaler par quelque exploit avant d'arriver en France. – Le 13 mars 1806, à deux heures du matin, nous nous trouvons tout à coup près de neuf bâtiments. – M. Bruillac et l'amiral. – Est-ce un convoi ou une escadre? – La lunette de nuit de M. Bruillac, les derniers rayons de la lune, les trois batteries de canons. Ordre de l'amiral d'attaquer au point du jour. – Dernière tentative de M. Bruillac. – Manœuvre du Marengo. —La Belle-Poule le rallie et se place sur l'avant du vaisseau à trois-ponts ennemi. – Ce dernier souffre beaucoup; mais, à peine le soleil est-il entièrement levé, que le Marengo a déjà cent hommes hors de combat. – L'amiral Linois et son chef de pavillon, le commandant Vrignaud, blessés. – L'amiral reconnaît son erreur. – Il ordonne de battre en retraite et signale à la Belle-Poule de se sauver; le trois-ponts fortement dégréé; mais deux autres vaisseaux anglais ne tardent pas à rejoindre le Marengo, qui est obligé de se rendre à neuf heures du matin. – L'escadre anglaise composée de sept vaisseaux et de deux frégates. – La frégate l'Amazone nous poursuit. – Marche distinguée; néanmoins elle n'eût pas rejoint la Belle-Poule avant son échouage sur la côte occidentale d'Afrique. – Combat entre la Belle-Poule et l'Amazone. – À dix heures et demie, la mâture de la frégate anglaise est fort endommagée, et elle nous abandonne; mais nous avons de notre côté des avaries. – Deux vaisseaux ennemis s'approchent de nous, un de chaque côté. – Deux coups de canon percent notre misaine. – Gréement en lambeaux, 8 pieds d'eau dans la cale, un canon a éclaté à notre bord et tué beaucoup de monde. – M. Bruillac descend dans sa chambre pour jeter à la mer la boîte de plomb contenant ses instructions secrètes. – Il me donne l'ordre de faire amener le pavillon. – Transmission de l'ordre à l'aspirant chargé de la drisse du pavillon. – Commandement: «Bas le feu»! – L'équipage refuse de se rendre. J'envoie prévenir le commandant, qui remonte, radieux, sur le pont. – Le pavillon emporté par un boulet. – Le chef de timonerie Couzanet (de Nantes), en prend un autre sur son dos, le porte au bout de la corne et le tient lui-même déployé. – Autres beaux faits d'armes de l'aspirant Lozach, du canonnier Lemeur, du matelot Rouallec et d'un grand nombre d'autres. – Le vaisseau anglais de gauche, le Ramilies, s'approche à portée de voix sans tirer. – Son commandant, le commodore Pickmore, se montre seul et nous parle avec son porte-voix. «Au nom de l'humanité.» – M. Bruillac s'avance sous le pavillon et ordonne à Couzanet de le jeter à la mer. —La Belle-Poule se rend au Ramilies. – L'escadre du vice-amiral Sir John Borlase Warren. – Prisonniers. – Rigueur de l'empereur pour les prisonniers. – Mon frère sain et sauf. – La grand'chambre de la Belle-Poule après le combat.

 

False-bay et Table-bay sont deux rades adossées l'une à l'autre; la première ouverte au sud-est, l'autre au nord-ouest152. Comme, pendant six mois, les coups de vent de ces parages sont ordinairement du sud-est, et qu'ils soufflent du nord-ouest pendant le reste de l'année, il s'ensuit que les navires mouillent, selon la saison, dans l'une ou dans l'autre de ces baies; c'est d'après ces données que nous avions pris abri à False-bay, où il y a un fort joli village. À Table-bay est la belle ville du Cap; entre les deux, on trouve, d'un côté, le cap de Bonne-Espérance; de l'autre, en tirant vers le nord, Constance et son terroir, renommé par ses vins exquis. Nous visitâmes ces endroits charmants, dont les Hollandais, alors maîtres de la colonie, nous firent les honneurs le plus affectueusement du monde.

Nous prenions nos approvisionnements à False-bay, quand le Brunswick parut, venant avec un vent frais du sud-est, qui augmenta à mesure que ce bâtiment s'approchait, et qui devint de la plus grande impétuosité. Le Brunswick essaya de mouiller; ses câbles cassèrent; il alla à la côte, et il fit un naufrage qui coûta plusieurs hommes ainsi qu'une grande partie de la cargaison. On dut croire la saison des vents du sud-est arrivée; nous nous hâtâmes donc de nous rendre à Table-bay; mais ce n'avait été qu'un coup de vent anticipé, auquel un autre arriéré de la saison opposée succéda; celui-ci nous assaillit avec une fureur extrême. L'Atalante venait de nous rejoindre; elle avait mouillé sur l'arrière de la Belle-Poule. Trois bâtiments des États-Unis d'Amérique, trompés comme nous, furent jetés sur le rivage où ils se brisèrent. Le Marengo, ferme comme un rocher dont les racines atteignent le centre de la terre, défia majestueusement les vents, les vagues, et il tint bon; mais nous, nous vîmes rompre nos câbles; nous tombâmes sur l'Atalante, qui ne put soutenir ce choc, et nous fûmes, l'un et l'autre bâtiments, emportés vers un point de la côte où, peu de temps auparavant, les deux vaisseaux anglais, le Sceptre et l'Albion, s'étaient perdus corps et biens. M. Bruillac donnait l'exemple du sang froid, de la résignation; il s'occupait déjà des moyens de sauver le plus de monde possible, en s'échouant de la manière la plus favorable, lorsqu'une figure inspirée se montra au-dessus des panneaux, et cria qu'il restait à bord une ancre à jet. C'était notre lieutenant en pied! c'était M. Moizeau! c'était un ange tutélaire! Il avait déjà fait mettre sur cette petite ancre deux faibles câbles ou grelins qui lui restaient; il les avait disposés bout à bout, et il dit au commandant qu'il n'avait qu'à le prescrire, qu'immédiatement l'ancre à jet serait au fond. L'ordre fut aussitôt donné; cette ancre accrocha heureusement encore la patte d'une de celles dont l'Atalante venait d'être séparée; et tandis que cette dernière frégate allait accomplir son naufrage, la Belle-Poule se rassit sur les eaux, et vit passer, sans plus bouger, toutes les horreurs de l'ouragan.

L'Atalante eut, cependant, une chance inespérée, celle de trouver, près des rochers qui avaient brisé le Sceptre et l'Albion, un lit de sable sur lequel elle ne se démolit pas, ce qui lui permit de conserver son équipage; elle se releva même, ensuite, mais très avariée, ayant besoin de longues réparations, de sorte qu'à notre départ nous fûmes obligés de la laisser. Il faut avouer que nous n'étions pas heureux dans nos essais de relâche en ces pays tempétueux.

C'est presque à la fin de 1805 que nous partîmes du cap de Bonne-Espérance. L'amiral voulut visiter tous les comptoirs de la côte occidentale de l'Afrique vers le sud, tels que Saint-Paul de Loanda, Saint-Philippe de Benguela153, Cabinde154, Doni, l'embouchure du Zaïre155, Loango156 et autres lieux, où se faisait, librement alors, la traite des noirs, et où il espérait trouver des navires anglais. Malheureusement pour nous, deux frégates françaises, récemment expédiées de Brest, s'étant dirigées vers ces parages, y avaient fait la rafle sur laquelle nous devions compter. Nous y surprîmes, cependant, deux bâtiments: la Ressource et le Rolla157, que nous destinâmes pour Table-bay; mais l'un d'eux fut bien fatal à la Belle-Poule qui, en allant l'amariner, toucha sur un banc de sable non marqué sur nos cartes; le vent la poussant, elle le franchit pourtant à l'aide de la houle, qui la faisait alternativement surnager et talonner; toutefois elle éprouva deux si fortes secousses que nul ne tint debout sur le pont, et qu'il fallut toute la solidité de sa carène et de sa mâture pour que celle-ci ne fût pas abattue, et que l'autre ne s'entrouvrît pas entièrement.

Je n'essayerai pas de décrire l'impression pénible que nous ressentîmes tous, et elle n'était que trop bien fondée; car, dès que nous fûmes au large, et que nous eûmes mis la marche de la frégate à l'essai, nous eûmes la douleur de voir que nos lignes d'eau étaient faussées et qu'à peine nous pouvions aller aussi vite que le Marengo.

Nous allâmes faire à l'île portugaise du Prince158, placée de ce côté-ci de l'équateur, une courte relâche pour des vivres frais et de l'eau; et nous reprîmes le cours de notre interminable croisière, que nous dirigeâmes vers l'île Sainte-Hélène, où, certainement, on ne devait pas supposer notre approche, en raison de nos apparitions si récentes dans les mers de l'Inde, et où nous espérions faire des prises nombreuses. On ne peut disconvenir, en effet, que les plans de l'amiral n'eussent été fort bien combinés.

Ne pouvant atteindre Sainte-Hélène directement, nous prolongeâmes la bordée jusqu'au tropique du Capricorne; là, à l'aide des brises variables sur lesquelles nous comptions, nous nous élevâmes dans l'ouest, et, remettant le cap sur notre destination, nous arrivâmes en vue de l'île, qui n'est qu'un point dans l'immensité de l'océan, et nous y arrivâmes avec toute la précision désirable. Il semblait fabuleux, alors, de parler ainsi de bordées de sept à huit cents lieues, entreprises comme chose aussi facile que naturelle; de courses d'un continent à l'autre, comme s'il s'agissait d'un simple passage; de reconnaissances enfin d'un point isolé, comme si rien n'était plus commun, comme si l'on n'avait pas à lutter contre les vents et les courants. Actuellement la science est assez perfectionnée pour qu'on exécute ainsi de tels trajets; mais, jusqu'alors, il n'en avait pas été de même et les anciens officiers de notre division admiraient la perfection avec laquelle était dirigée notre navigation.

Afin de bien profiter de notre position, afin d'arrêter tous les navires qui, sortant de l'île, devaient aller soit en Angleterre, soit aux Antilles, nous nous plaçâmes assez loin sous le vent pour ne pas être découverts par les vigies anglaises, et ce fut ainsi que nous attendîmes quelque bonne rencontre près de cette île, qui rappelle involontairement et qui rappellera toujours l'homme le plus actif de l'univers, condamné à la plus profonde inaction, le souverain qui y mourut captif, pour s'être trouvé trop à l'étroit sur le plus beau trône du monde.

Quinze jours s'écoulèrent sans qu'à notre grande surprise rien parût à nos yeux. Enfin une voile fut signalée, chassée et jointe: c'était un navire neutre qui venait de relâcher au cap de Bonne-Espérance et à Sainte-Hélène. Son journal de bord, les gazettes qu'il avait de ces colonies, nous apprirent de fâcheuses nouvelles. Une escadre anglaise avait forcé l'entrée de Table-bay; elle avait débarqué des troupes dans le pays; la ville avait été attaquée; l'Atalante s'était brûlée; ses marins s'étaient joints aux Hollandais; mais on n'avait pu soutenir la lutte, et les Anglais s'étaient emparés de la colonie, ainsi que de la Ressource et du Rolla, qui venaient d'y arriver. Deux de mes meilleurs camarades, de Belloy et Fleuriau159 officiers de l'Atalante, avaient été frappés, le premier d'un coup mortel, le second d'une balle à la poitrine, qui lui causa une blessure dont il ne réchappa que comme par miracle. Quant à ce qui concernait Sainte-Hélène, le port était encombré de riches navires prêts à partir; mais l'amiral anglais, qui commandait l'escadre du Cap, avait expédié un aviso vers le gouverneur de l'île, lui donnant connaissance que, probablement, nous irions croiser dans son voisinage; et, soudain, embargo avait été mis jusqu'à ce qu'on pût y rallier une escadre assez forte pour garantir la navigation de ces navires.

 

À quoi tiennent pourtant les destinées d'un pays? Si notre division était arrivée un peu plus tard à Table-bay, si, même, elle y avait fait naufrage, comme l'Atalante, nos vaisseaux, nos canons, ou, au moins, nous, nos marins, nos soldats, nous formions un renfort susceptible de faire avorter l'entreprise des Anglais, et ce pays était sauvé. Loin de là, il avait succombé; notre croisière devenait stérile; nous étions comme perdus dans des mers ennemies, et le point de relâche sur lequel nous comptions nous était enlevé. Toutefois nous nous félicitâmes d'avoir été à même de recueillir des détails aussi précis, aussi authentiques, en vertu desquels, surtout, nous savions à quoi nous en tenir sur nos projets de retourner à Table-bay où, probablement, nous étions attendus avec plus de confiance, encore, que, jadis, la Belle-Poule ne l'avait été à Pondichéry.

À en juger par nos réflexions, quelles durent être celles de l'amiral? que sa situation était embarrassante! Pas de vivres pour retourner à l'Île-de-France, plus de relâche à False ni à Table-bay! Aller aux Antilles? Elles étaient vraisemblablement au pouvoir des Anglais! Revenir en France? Nous n'avions pas d'ordres pour abandonner la station. Il restait encore Rio-Janeiro; mais ensuite, que faire? que devenir? Ce fut pourtant le parti auquel, après quelques irrésolutions, parut s'arrêter M. Linois, du moins si l'on en peut juger par la route qu'il fit.

En pareille circonstance, le pire est de ne pas prendre une décision; aussi fûmes-nous tous satisfaits, quand celle-ci fut marquée et que nous quittâmes Sainte-Hélène, qui, vraiment, n'était plus tenable. Le nom de Rio-Janeiro, où Duguay-Trouin avait tant illustré sa carrière, circulait donc de bouche en bouche, quand je vis venir à moi ce bon M. Le Lièvre, un livre à la main et avec un sourire plein de bonté: «Eh bien! me dit-il, vous allez faire la cour aux Portugaises. – Peut-être, mais il y faut la condition que vous me servirez d'interprète, puisque vous connaissez et pas moi la langue du pays. – Non, non, tout seul, car je n'entends plus rien aux discours galants; et pour que vous puissiez vous passer de moi, j'apporte ma grammaire, et, en moins de quinze jours, si vous voulez être mon élève, vous en saurez assez pour vous faire comprendre.»

J'acceptai avec reconnaissance, et nous commençâmes immédiatement la première leçon; mais elle ne fut pas longue; car l'amiral, ayant déjà changé d'avis, et prenant sur lui une grande responsabilité, avait quitté la route où il gouvernait et se dirigeait vers la France! Oh! ce fut un vrai délire alors! penser qu'après trois ans nous allions revoir nos amis, notre patrie, nos parents, que nos fatigues allaient finir, que nous serions, sans doute, récompensés de tant de travaux… Penser tout cela, c'était impossible sans les plus chaudes émotions. Nous n'avions plus de vivres frais, et peu nous importait; à peine nous restait-il assez de biscuit et d'eau pour une traversée ordinaire, et nous envisagions, sans nous plaindre, la fatale demi-ration; des malades, des hommes exténués, avaient beaucoup à craindre d'une longue navigation, et ils oubliaient leurs maux… La France… la France! mot électrique, cri consolant, vœu le plus cher, qui était dans toutes les bouches, qui résonnait dans tous les cœurs! et on ne voyait plus que la France, et on ne s'occupait plus que de la France!

Près d'un mois de calme nous attendait sous la ligne équinoxiale; on le supporta sans murmurer: des vents contraires soufflèrent ensuite pendant longtemps, qui, avec les courants, nous jetèrent beaucoup dans l'ouest; même résignation. Enfin la brise se déclara favorable, fraîche, et nous nous couvrîmes de voiles à l'instant! L'amiral sembla d'abord vouloir se diriger sur Brest; le lendemain, la route obliqua un peu; le surlendemain, elle fut encore changée, puis reprise, de sorte que tantôt nous présumions que nous atterririons à Rochefort ou à Lorient, et tantôt au Ferrol, à Cadix ou même à Toulon; ces variations nous étonnaient, mais nous inquiétaient peu, puisqu'il n'y avait plus à revenir sur le point capital, celui de notre retour en France.

Nous voyions, d'ailleurs, M. Linois animé de la plus grande ardeur guerrière; nous avions souvent communiqué avec lui depuis Sainte-Hélène, et jamais notre commandant, jamais un officier ne l'avait quitté sans qu'il eût exprimé son désir de faire une bonne rencontre, de se signaler par quelque exploit remarquable avant d'arriver. C'était le temps des belles victoires de l'empereur, les lauriers ombrageaient, alors, le front de nos soldats; il était naturel et noble, tout à la fois, de ne vouloir reparaître devant eux que dignes de leur renommée. Nous savions, ensuite, que l'affaire du convoi de Chine avait été blâmée par Napoléon: l'amiral devait donc tout tenter pour lui faire oublier ce funeste épisode de notre campagne, comme aussi pour qu'il pardonnât notre retour effectué sans ses ordres, car il entendait fort peu raison à cet égard. Mais, au résumé, si nous pensions, avec peine, à l'instabilité des vues de l'amiral sur le lieu de notre atterrissage, nous n'en applaudissions pas moins, de cœur, à l'insistance avec laquelle il nous associait à ses vœux de trouver une bonne occasion de toucher au port avec éclat.

Les vents contraires nous avaient considérablement portés vers l'ouest; les tergiversations perpétuelles de M. Linois touchant notre route nous conduisirent au point de croisière pour les navires qui effectuaient leur retour des Antilles en Europe, et, le 13 mars 1806, à deux heures du matin, naviguant par une continuation de vent très favorable160, nous nous trouvâmes tout à coup près de neuf bâtiments.

Étant à portée de voix de l'amiral, M. Bruillac put bientôt lui dire qu'il jugeait que c'était une escadre anglaise. Cependant l'amiral lui répondit qu'il avait reconnu un convoi; dès lors M. Bruillac n'insista pas; mais il se mit à observer attentivement ces navires avec sa lunette de nuit. Nous avions diminué de voiles pour nous mettre à la même marche qu'eux; nous nous préparions au combat, et nous serrions leur queue de près, lorsque notre commandant, profitant d'un mouvement que fit le dernier d'entre eux, par lequel son côté se présenta vers la frégate, aux derniers rayons de la lune vers son coucher, compta et me fit compter, avec sa lunette, trois batteries complètes de canon. Sachant fort bien qu'il n'est pas d'usage que les convois soient escortés par un vaisseau à trois ponts, il reparla à l'amiral, lui fit part de sa découverte et renouvela sa première opinion d'escadre anglaise; mais M. Linois, toujours frappé de son idée primitive, enchanté, d'ailleurs, de pouvoir se battre à souhait, ne répondit que par ces mots: «Au point du jour, nous attaquerons le vaisseau qui escorte ces navires; nous le réduirons, et nous nous emparerons du convoi.»

Cependant la route que faisaient ces bâtiments, quand nous les découvrîmes, ne conduisait ni en Europe, ni aux Antilles; j'en fis la remarque, que je communiquai à notre commandant. En me disant qu'il l'avait déjà reconnu, il se décida, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup, à faire une troisième tentative pour détourner l'amiral de son dessein et pour lui prouver que nous avions, en vue, une escadre en croisière. Il fit valoir à l'appui l'ordre de tactique sous lequel nos ennemis naviguaient, la voilure qu'ils portaient, les signaux qu'ils faisaient… L'amiral persista; il finit, même, par demander avec quelque humeur à M. Bruillac, s'il n'était pas prêt à se battre. «Vous verrez que si!» répondit notre commandant avec fierté; et il ne s'occupa plus que de prouver qu'effectivement il était prêt, bien prêt, toujours prêt, comme il le dit en se retournant vers nous, après cette infructueuse conversation.

En voyant tant d'aveuglement, en réfléchissant à l'obstination des hommes, souvent sur des objets opposés; en me rappelant l'incrédulité de M. Bruillac devant Colombo, de M. Bruillac ne pouvant aujourd'hui dessiller les yeux de l'incrédule avec qui, à son tour, il avait affaire, il me revint à l'esprit le reproche que Dorine, avec tant de verve, adresse à Orgon:

 
Triste retour, Monsieur, des choses d'ici-bas;
Vous ne vouliez pas croire, et l'on ne vous croit pas.
 

Cette escadre anglaise, car enfin c'en était une, attendait une de nos divisions, qui devait avoir récemment quitté les Antilles, et, nous voyant de nuit et venant du sud, où elle ne supposait aucun bâtiment français, elle nous prenait pour des Américains qui voulaient s'offrir à prendre des paquets; ainsi elle ne faisait aucune attention à nous. Rien n'était donc plus facile que de nous sauver, puisque nous n'avions qu'à continuer notre route à la faveur du reste de la nuit; mais l'amiral voulait se battre; il le voulait absolument, et ses yeux étaient restés fermés à la vérité.

Environ trente ans après l'instant de l'attaque, je tressaille encore quand je me représente notre commandant me criant avec l'enthousiasme d'un noble courage: «Diminuez de voiles, ralliez le Marengo; nous n'y serons pas à temps! nous n'y serons pas à temps!» C'est qu'en effet l'amiral, n'attendant pas même le point du jour, s'approchait du dernier vaisseau, le trois ponts, et nous qui étions de l'autre côté de l'amiral, mais un peu de l'avant, nous tendions à nous en éloigner.

Tirer un coup de canon sans que M. Bruillac y fût, eût été désespérant pour lui; aussi dès qu'il avait vu M. Linois marquer son mouvement, il avait deviné son intention; il voulut se hâter d'aller le seconder, et j'exécutai ses ordres avec promptitude. Le Marengo se plaça par le travers du trois ponts, nous sur son avant où nous lui fîmes beaucoup de mal; mais le Marengo souffrit beaucoup. Quand le jour fut entièrement fait, il avait plus de cent hommes hors de combat; M. Linois avait un mollet emporté, et M. Vrignaud, qui était son capitaine de pavillon, un bras. On pansait l'amiral dans la cale, quand on alla lui dire qu'il n'y avait plus à en douter, que c'était réellement une escadre, et qu'elle manœuvrait pour nous envelopper. Alors, douloureusement éclairé, il donna l'ordre de battre en retraite, et il nous fit faire le signal de nous sauver.

Le trois ponts, fortement dégréé par nous, ne pouvait empêcher le Marengo d'exécuter son projet et, quand celui-ci fut entièrement dégagé du feu des formidables batteries de cet adversaire, M. Bruillac cessa le combat, pensant à trouver son salut dans sa marche. Toutefois le Marengo ne tarda pas à être rejoint par deux autres vaisseaux ennemis; il se défendit tant qu'il put; mais, à neuf heures, il fut obligé de se rendre.

L'escadre anglaise se composait de sept vaisseaux et deux frégates; l'une d'elles de notre rang, l'Amazone, se distinguait par sa marche. Ce fut elle qui nous poursuivit de plus près; mais elle ne nous aurait pas joints sans l'échec que nous avait fait éprouver notre échouage sur la côte d'Afrique. Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour nous donner un peu plus de sillage; toutefois, nous ne réussîmes pas à l'empêcher de nous joindre.

L'action entre les deux frégates commença à dix heures; à dix heures et demie, la frégate anglaise était fort endommagée dans sa mâture et ne put continuer à nous suivre; mais nous aussi nous avions des avaries qui nous arrêtaient, et qui permirent à deux vaisseaux ennemis161 de s'approcher de nous, un de chaque côté. Le plus voisin tira sur nous dès qu'il le put! nous ripostâmes en continuant notre route et avec l'espoir de le démâter; mais nous n'eûmes pas ce bonheur. L'autre vaisseau, quand il fut à portée, tira deux coups de canon qui percèrent notre misaine. M. Bruillac me dit alors qu'il ne lui restait aucune chance de se sauver; en effet, le gréement était en lambeaux; nous avions huit pieds d'eau dans la cale; nos ponts étaient teints de sang. Le canon le plus voisin du commandant avait éclaté en blessant tous ceux qui environnaient M. Bruillac et moi; alors, s'acheminant vers sa chambre pour jeter à la mer la boîte de plomb où les instructions secrètes étaient renfermées, ce brave commandant m'ordonna de faire amener le pavillon.

Il n'était personne qui ne dût avoir prévu cet ordre; on ne pouvait même s'étonner que de ne pas l'avoir entendu donner plus tôt, et pourtant il retentit à mon oreille comme un glas funèbre; ma voix faiblit en le transmettant à l'aspirant chargé de veiller à la drisse du pavillon, et il m'en resta à peine assez pour faire le commandement de «bas le feu!», qui lui succéda immédiatement.

151Au sud de l'île de Madagascar.
152Baie de la Table, sur la côte ouest, tournée vers le nord. C'est sur la baie de la Table que se trouve la ville du Cap.
153Saint-Paul de Loanda et Saint-Philippe de Benguela, villes principales de la colonie portugaise de L'Angola.
154Cabinde, Cabinda, port portugais, à 65 kilomètres nord de l'embouchure du Congo.
155Le nom de Congo a prévalu.
156Port de la colonie française du Congo, au sud de la colonie.
157Dans les États de service de M. Vermot, dont nous avons parlé plus haut, se trouve la note suivante: «A pris à l'abordage dans la nuit du 7 décembre 1805, avec le canot de la Belle-Poule, le négrier anglais le Rolla, armé de 8 canons et de 26 hommes d'équipage.»
158I. do Principe, à environ 2° latitude N., en face de la côte nord de la colonie française du Congo.
159Aimé-Benjamin de Fleuriau, naquit à la Rochelle, le 12 juin 1785. Après avoir navigué comme novice de 1798 à 1801, il était aspirant de 1ère classe, depuis le 7 décembre 1802. Embarqué en cette qualité sur l'Atalante, il assista au brillant combat de Vizagapatam, contre le vaisseau anglais le Centurion, et prit part aux croisières de l'escadre de l'amiral Linois, jusqu'au moment où sa frégate se mit à la côte au Cap de Bonne-Espérance. Lors de l'attaque de la colonie hollandaise par les Anglais, l'équipage de l'Atalante lutta vaillamment contre l'envahisseur, et M. de Fleuriau grièvement blessé d'un coup de feu à la poitrine, au combat de Bluvberg, tomba entre les mains de l'ennemi, mais fut renvoyé en Europe comme incurable. Il guérit néanmoins, et devint capitaine de vaisseau. Nommé maître des requêtes au Conseil d'État, il remplit assez longtemps les fonctions de Directeur du Personnel au ministère de la Marine. M. de Fleuriau, chevalier de Saint-Louis, et grand officier de la Légion d'honneur, mourut à Paris, le 3 décembre 1862.
160Par 26° latitude Nord et 33° longitude Ouest.
161Le London et le Ramilies.