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Alfred de Musset

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Plus loin, dans la même lettre: «Horace de V… m'a appris une chose que je ne savais pas, c'est que depuis mes derniers vers, ils disent tous que je suis converti, converti à quoi? s'imaginent-ils que je me suis confessé à l'abbé Delille ou que j'ai été frappé de la grâce en lisant Laharpe? On s'attend sans doute que, au lieu de dire: «Prends ton épée et tue-le», je dirai désormais: «Arme ton bras d'un glaive homicide, et tranche le fil de ses jours». Bagatelle pour bagatelle, j'aimerais encore mieux recommencer les Marrons du feu et Mardoche.» (4 août 1831.)

Des mois s'écoulèrent encore en discussions stériles. Une forte secousse morale, causée par la mort de son père (avril 1832), détermina enfin un retour au travail, et les anciens amis furent convoqués la veille de Noël à une lecture de la Coupe et les Lèvres et d'A quoi rêvent les jeunes filles. La séance fut glaciale. Quand on se quitta, la séparation était consommée entre le nourrisson du romantisme et le Cénacle. Musset était désormais un isolé. Il l'avait voulu et cherché.

Son nouveau volume parut tout à la fin de 1832, sous ce titre: Un spectacle dans un fauteuil. La critique s'en occupa peu. Sainte-Beuve fit un article (Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1833) où Alfred de Musset était discuté sérieusement et classé «parmi les plus vigoureux artistes» du temps. Un journal le loua chaudement; deux autres l'exécutèrent avec de gros mots: indigeste fatras, œuvre sans nom, fatigantes divagations; la plupart lui firent dédaigneusement l'aumône du silence. Leur attitude maussade ne se démentit point dans les années suivantes, et elle répondait à celle du gros public. Musset était retombé brusquement dans l'ombre. Le vrai succès, celui qui ne s'oublie plus et classe définitivement un écrivain, s'est fait beaucoup attendre pour lui. Il a vu sa gloire avant de mourir; mais il n'en a pas joui longtemps. Les raisons de cette longue éclipse sont assez complexes.

Il y avait un peu de sa faute dans l'aigreur des journalistes. Sous prétexte qu'il ne leur en voulait nullement de leurs injures, il n'avait pas caché sa joie gamine de ce que tous, ou à peu près, s'étaient laissé prendre à la Ballade à la lune. En franc étourdi, il s'était moqué sans pitié, dans les Secrètes Pensées de Rafaël, de leurs grands frais d'indignation pour une plaisanterie:

 
O vous, race des dieux, phalange incorruptible,
Électeurs brevetés des morts et des vivants;
Porte-clefs éternels du mont inaccessible,
Guindés, guédés, bridés, confortables pédants!
Pharmaciens du bon goût, distillateurs sublimes,
Seuls vraiment immortels, et seuls autorisés;
Qui, d'un bras dédaigneux, sur vos seins magnanimes
Secouant le tabac de vos jabots usés,
Avez toussé, – soufflé, – passé sur vos lunettes
Un parement brossé pour les rendre plus nettes,
Et, d'une main soigneuse ouvrant l'in-octavo,
Sans partialité, sans malveillance aucune,
Sans vouloir faire cas ni des ha! ni des ho!
Avez lu posément – la Ballade à la lune!!!
 
 
Maîtres, maîtres divins, où trouverai-je, hélas!
Un fleuve où me noyer, une corde où me pendre,
Pour avoir oublié de faire écrire au bas:
Le public est prié de ne pas se méprendre
 
 
On dit, maîtres, on dit qu'alors votre sourcil,
En voyant cette lune, et ce point sur cet i,
Prit l'effroyable aspect d'un accent circonflexe!
 

Le journaliste parisien accepte à la rigueur d'être traité de pédant, même bridé, même guédé! Mais rien au monde ne lui est plus odieux, plus insupportable, exaspérant, inoubliable, que d'être convaincu de naïveté. Les critiques de 1830 gardèrent longtemps rancune à «ce jeune gentilhomme» qui «persiflait tout».

Plus de coterie pour le défendre, puisqu'il était brouillé avec le Cénacle, et son nouveau volume était justement difficile à comprendre. Des trois poèmes qui le composaient, aucun n'était très accessible à la foule sans le secours de commentaires. Le premier, la Coupe et les Lèvres, étonnait tout d'abord par sa forme inusitée. Ce chœur emprunté à la tragédie grecque, qui venait exprimer des idées fort peu antiques dans un langage très moderne, troublait et déroutait le lecteur. D'autre part, la donnée de la pièce est loin d'être nette; plusieurs idées assez disparates s'y succèdent ou s'y mêlent confusément. L'auteur glisse sans s'en apercevoir de son sujet primitif à un autre sujet tout différent. Au premier acte, il semble qu'il ait voulu faire la tragédie de l'orgueil, comme Corneille a fait celle de la volonté, et qu'il va s'attacher à le montrer grandissant dans une âme ardente et forte.

 
Tout nous vient de l'orgueil, même la patience.
L'orgueil, c'est la pudeur des femmes, la constance
Du soldat dans le rang, du martyr sur la croix.
L'orgueil, c'est la vertu, l'honneur et le génie;
C'est ce qui reste encor d'un peu beau dans la vie,
La probité du pauvre et la grandeur des rois…
 
LE CHŒUR
 
Frank, une ambition terrible te dévore.
Ta pauvreté superbe elle-même s'abhorre;
Tu te hais, vagabond, dans ton orgueil de roi,
Et tu hais ton voisin d'être semblable à toi…
 

Mais ensuite? Frank, qui s'élançait dans la vie avec tant de superbe, rencontre dans la forêt Belcolor qui lui dit: «Monte à cheval et viens souper chez moi», et le sujet change brusquement. Frank est maintenant celui que la débauche a touché dans la fleur de sa jeunesse et qui en garde au cœur une flétrissure.

 
Ah! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche!
Le cœur d'un homme vierge est un vase profond:
Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure;
Car l'abîme est immense, et la tache est au fond.
 

Musset est revenu sur cette idée à bien des reprises, et toujours avec un accent poignant, où se trahit un retour sur lui-même et l'âpreté d'un regret.

Au cinquième acte, la gracieuse idylle de Déidamia fait de nouveau dévier le sujet et termine le drame par un événement romanesque, un pur accident; à moins que l'on n'accepte l'interprétation que M. Émile Faguet a donnée récemment du dénouement de la Coupe et les Lèvres9, interprétation très intéressante, parce qu'elle supprime l'accident et rend au poème l'unité qui lui manquait. D'après M. Faguet, Frank «revient à l'amour d'enfance comme à une renaissance et à un rachat… et ne peut le ressaisir; car Belcolor (qu'il faut comprendre ici comme un symbole), car le spectre de la débauche le regarde, l'attire, le tue».

Quoi qu'il en soit, Frank est le plus byronien des héros de Musset, et cela est curieux, car Musset se défendait avec vivacité, dans la dédicace même de la Coupe et les Lèvres, d'avoir cédé à l'influence des Manfred et des Lara:

 
On m'a dit l'an passé que j'imitais Byron;
Vous qui me connaissez, vous savez bien que non.
Je hais comme la mort l'état de plagiaire;
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.
 

Le byronisme fut un des lambeaux du manteau romantique dont il ne se débarrassa jamais. Il avait beau le rejeter, le brillant haillon se retrouvait tout à coup sur ses épaules. Nous l'y reverrons dans tout son éclat quand Musset écrira Rolla et la Confession d'un Enfant du siècle.

Un public qui n'avait point prêté d'attention aux grandes et tragiques imaginations de la Coupe et les Lèvres n'était guère capable de goûter cette perle de poésie qui s'appelle A quoi rêvent les jeunes filles. Il faut avoir soi-même beaucoup de fantaisie, ou s'être mis à l'école des féeries de Shakespeare, pour accepter sans hésitation l'invraisemblable idée du bon duc Laërte, ce père prévoyant qui chante des sérénades sous le balcon de ses filles, afin qu'elles aient eu leur petit roman avant de faire les mariages de convenance arrangés de toute éternité par les familles. Voyez pourtant combien le vieux Laërte avait raison. Personne ne le seconde. Les deux prétendants auxquels reviendrait le soin des romances et des billets doux sont, l'un trop timide, l'autre trop bête. Irus ne fait que des sottises, Silvio ne fait rien, et tous les deux gênent Laërte au lieu de profiter de ses leçons et de grimper dans le pays du bleu sur des échelles de soie. Mais telle est la force d'une idée juste, que tout s'arrange, malgré tout, comme le vieux duc l'avait prévu. Ninon et Ninette auront respiré la poésie de l'amour avant de se dévouer, en bonnes et honnêtes petites filles, à la prose du mariage. Elles auront été poètes elles-mêmes pendant toute une soirée, et se seront ainsi élevées d'un degré sur l'échelle des créatures.

NINON
 
L'eau, la terre et les vents, tout s'emplit d'harmonies.
Un jeune rossignol chante au fond de mon cœur.
J'entends sous les roseaux murmurer des génies…
Ai-je de nouveaux sens inconnus à ma sœur?
 
NINETTE
 
Pourquoi ne puis-je voir sans plaisir et sans peine
Les baisers du zéphyr trembler sur la fontaine,
Et l'ombre des tilleuls passer sur mes bras nus?
Ma sœur est une enfant – et je ne le suis plus.
 
NINON
 
O fleurs des nuits d'été, magnifique nature!
O plantes! ô rameaux, l'un dans l'autre enlacés!
 
NINETTE
 
O feuilles des palmiers, reines de la verdure,
Qui versez vos amours dans les vents embrasés!
 

Il y a dans cette petite pièce une grâce rafraîchissante. On n'avait jamais prêté langage plus exquis à l'amour jeune et ingénu. Le duo que Ninon et Silvio soupirent sur la terrasse était un acte de foi, que ne faisaient pas prévoir les Contes d'Espagne et d'Italie, envers la passion chaste et tendre, trésor des cœurs purs. Le poète y est revenu plus d'une fois, et cela lui a toujours porté bonheur.

 

Le ton changeait encore avec le dernier poème, Namouna, et ne cessait plus de changer, tantôt cynique, tantôt éloquent et passionné, tantôt attendri. Musset y avait mis beaucoup de lui-même, et l'on sait s'il était «ondoyant et divers». C'est surtout dans la fameuse tirade sur don Juan qu'il s'est livré avec abandon. C'était son propre rêve qu'il contait, dans les strophes étincelantes où il peint ce bel adolescent que la divinisation de la sensation condamne à la recherche éperdue d'un idéal impossible, et qui en meurt le sourire aux lèvres, «plein d'espoir dans sa route infinie». Les don Juan, hélas! sont exposés à devenir des Rolla. Quand Musset le comprit, il était trop tard, et il ne put que crier d'angoisse comme Frank.

Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur,

Il est à remarquer que le Spectacle dans un fauteuil ne contient plus guère de rejets et de vers brisés, sauf dans Namouna. La forme de Musset devient un compromis entre la nouvelle école et l'ancienne. Il érige de plus en plus en système la pauvreté de la rime:

 
Vous trouverez, mon cher, mes rimes bien mauvaises;
Quant à ces choses-là, je suis un réformé.
Je n'ai plus de système, et j'aime mieux mes aises;
Mais j'ai toujours trouvé honteux de cheviller.
Je vois chez quelques-uns, en ce genre d'escrime,
Des rapports trop exacts avec un menuisier.
Gloire aux auteurs nouveaux, qui veulent à la rime
Une lettre de plus qu'il n'en fallait jadis!
Bravo! c'est un bon clou de plus à la pensée.
La vieille liberté par Voltaire laissée
Était bonne autrefois pour les petits esprits.
 

Il renie la couleur locale obligatoire, fabriquée avec les Guides des voyageurs:

 
Considérez aussi que je n'ai rien volé
A la Bibliothèque; – et, bien que cette histoire
Se passe en Orient, je n'en ai point parlé.
Il est vrai que, pour moi, je n'y suis point allé.
Mais c'est si grand, si loin! – Avec de la mémoire
On se tire de tout: – allez voir pour y croire.
 
 
Si d'un coup de pinceau je vous avais bâti
Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,
Quelque tirade en vers, d'or et d'argent plaquée,
Quelque description de minarets flanquée,
Avec l'horizon rouge et le ciel assorti,
M'auriez-vous répondu: «Vous en avez menti»?
 
(Namouna.)

Musset savait mieux que personne ce que valait la couleur locale ainsi comprise; il venait de faire sa description du Tyrol, dans la Coupe et les Lèvres, avec un vieux dictionnaire de géographie.

Il était donc revenu de ses audaces romantiques, mais il ne s'était pas réconcilié pour cela avec les classiques, qu'il continuait à plaisanter:

 
L'âme et le corps, hélas! ils iront deux à deux,
Tant que le monde ira, – pas à pas, – côte à côte —
Comme s'en vont les vers classiques et les bœufs.
 

Placé ainsi entre les deux camps, il ne lui restait plus qu'à être lui-même. A défaut d'un peuple d'admirateurs, il avait sa poignée de fidèles. Ceux-ci avaient perçu, dès le premier jour, l'accent personnel au travers des notes d'emprunt, et ils ne demandaient à l'auteur du Don Juan que d'être Musset, encore Musset, toujours Musset. Sa mère lui conte dans une lettre de 1834 qu'un danseur de sa sœur, un polytechnicien, a dit à celle-ci: «Mademoiselle, on m'a dit que vous êtes la sœur de M. Alfred de Musset? – Oui, monsieur, j'ai cet honneur-là. – Vous êtes bien heureuse, mademoiselle.» Mme de Musset-Pathay ajoute que toute l'École polytechnique ne jure que par lui (13 février). Au moment où Mme de Musset-Pathay traçait ces lignes, la jeunesse de son fils était finie. Il avait vingt-trois ans. Les six années écoulées depuis sa sortie du collège avaient été des années légères. Elles sont résumées dans une de ses chansons, d'une mélancolie souriante:

 
J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur:
N'est-ce point assez d'aimer sa maîtresse?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C'est perdre en désirs le temps du bonheur?
 
 
Il m'a répondu: Ce n'est point assez,
Ce n'est point assez d'aimer sa maîtresse;
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
Nous rend doux et chers les plaisirs passés?
 
 
J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur:
N'est-ce point assez de tant de tristesse?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C'est à chaque pas trouver la douleur?
 
 
Il m'a répondu: Ce n'est point assez,
Ce n'est point assez de tant de tristesse;
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
Nous rend doux et chers les chagrins passés?
 
 
(1831)
 

Le temps est passé de l'insouciance heureuse. Nous arrivons à la grande crise de la vie de Musset. Il va aimer vraiment pour la première fois, et il ne trouvera plus que les chagrins d'amour sont «doux et chers».

CHAPITRE IV
GEORGE SAND

George Sand à Sainte-Beuve (mars 1833): «… A propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il est très dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'aurais plus de curiosité que d'intérêt à le voir. Je pense qu'il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d'obéir à ses sympathies. A la place de celui-là, je veux donc vous prier de m'amener Dumas, en l'art de qui j'ai trouvé de l'âme, abstraction faite du talent…»

Quelque temps après, Alfred de Musset et George Sand se rencontrèrent à un dîner offert par la Revue des Deux Mondes. Ils se trouvèrent placés l'un à côté de l'autre et convinrent de se revoir. Des lettres de Musset non datées, que j'ai sous les yeux, forment une espèce de prologue au drame. On en est aux formules cérémonieuses et aux politesses banales. La première lettre qui marque un progrès dans l'intimité a été écrite à propos de Lélia10, que George Sand avait envoyée à Musset. Celui-ci remercie avec chaleur, et glisse au travers de ses compliments qu'il serait bien heureux d'être admis au rang de camarade. Le «Madame» disparaît aussitôt de la correspondance. Musset s'enhardit et se déclare, une première fois avec gentillesse, une seconde avec passion, et leur destin à tous deux s'accomplit. George Sand annonce sans ambages à Sainte-Beuve qu'elle est la maîtresse de Musset et ajoute qu'il peut le dire à tout le monde; elle ne lui demande pas de «discrétion». – «Ici, dit-elle, bien loin d'être affligée et méconnue, je trouve une candeur, une loyauté, une tendresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme et une amitié de camarade. C'est quelque chose dont je n'avais pas l'idée, que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout là. Je l'ai niée cette affection, je l'ai repoussée, je l'ai refusée d'abord, et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. Je m'y suis rendue par amitié plus que par amour, et l'amitié que je ne connaissais pas s'est révélée à moi sans aucune des douleurs que je croyais accepter.» (25 août 1833.)

La même au même: «… J'ai été malade, mais je suis bien. Et puis je suis heureuse, très heureuse, mon ami. Chaque jour je m'attache à lui; chaque jour je vois s'effacer en lui les petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par-dessus tout ce qu'il est, il est bon enfant, et son intimité m'est aussi douce que sa préférence m'a été précieuse.» (21 septembre.)

Fin septembre: «J'ai blasphémé la nature, et Dieu peut-être, dans Lélia; Dieu qui n'est pas méchant, et qui n'a que faire de se venger de nous, m'a fermé la bouche en me rendant la jeunesse du cœur et en me forçant d'avouer qu'il a mis en nous des joies sublimes…»

Tels furent les débuts de cette liaison fameuse, qu'on ne peut passer sous silence dans une biographie d'Alfred de Musset, non pour le bas plaisir de remuer des commérages et des scandales, ni parce qu'elle met en cause deux écrivains célèbres, mais parce qu'elle a eu sur Musset une influence décisive, et aussi parce qu'elle présente un exemple unique et extraordinaire de ce que l'esprit romantique pouvait faire des êtres devenus sa proie. La correspondance de ces illustres amants, où l'on suit pas à pas les ravages du monstre, est l'un des documents psychologiques les plus précieux de la première moitié du siècle. On y assiste aux efforts insensés et douloureux d'un homme et d'une femme de génie pour vivre les sentiments d'une littérature qui prenait ses héros en dehors de toute réalité, et pour être autant au-dessus ou en dehors de la nature que les Hernani et les Lélia. On y voit la nature se venger durement de ceux qui l'ont offensée, et les condamner à se torturer mutuellement. C'est d'après cette correspondance que nous allons essayer de raconter une histoire qu'on peut dire ignorée, quoiqu'on en ait tant parlé, car tous ceux qui s'en sont occupés ont pris à tâche de la défigurer. Paul de Musset travestit les faits à dessein dans sa Biographie. Elle et Lui, de George Sand, et la réponse de Paul de Musset, Lui et Elle, sont des livres de rancune, nés de l'état de guerre créé et entretenu par des amis, pleins de bonnes intentions sans doute, mais, à coup sûr, bien mal inspirés. Il n'est pas jusqu'aux lettres de George Sand imprimées dans sa Correspondance générale qui n'aient été tronquées selon les besoins de la cause. Personne, autour d'eux, ne faisait cette réflexion, qu'en diminuant l'autre, on amoindrissait d'autant son propre héros.

Ils n'eurent pas à s'écrire pendant les premiers mois, mais Musset a comblé cette lacune dans la Confession d'un Enfant du siècle, dont les trois dernières parties sont le tableau, impitoyable pour lui-même, triomphant pour son amie, de son intimité avec George Sand. Il ne s'y est pas épargné. Ses graves défauts de caractère, ses torts dès le début, y sont peints avec une sorte de fureur. Et avec quelle véracité, un fragment inédit de George Sand en fait foi: «Je vous dirai que cette Confession d'un Enfant du siècle m'a beaucoup émue en effet. Les moindres détails d'une intimité malheureuse y sont si fidèlement, si minutieusement rapportés depuis la première heure jusqu'à la dernière, depuis la sœur de charité jusqu'à l'orgueilleuse insensée, que je me suis mise à pleurer comme une bête en fermant le livre.» (A Mme d'Agoult, 25 mai 1836.)

Il avait pris tous les torts pour lui et poétisé le dénouement. Qu'on s'en souvienne, et qu'on relise ce récit haletant: on verra jour par jour, heure par heure, les étapes de ce supplice adoré, que résume ce cri de détresse jeté par George Sand au moment de la rupture: «Je ne veux plus de toi, mais je ne peux m'en passer!» (Lettre à Musset, fév. ou mars 1835.) Et plus on relit, plus il éclate aux yeux, que ce qui est arrivé devait arriver.

Chacun d'eux souhaitait et exigeait l'impossible. Musset, passionnément épris pour la première fois de sa vie, avait derrière lui un passé libertin, qui s'attachait à lui comme la tunique de Nessus et contraignait son esprit à torturer son cœur. Comme le pêcheur de Portia, «il ne croyait pas», et il avait un besoin désespéré de croire. Il rêvait d'un amour au-dessus de tous les amours, qui fût à la fois un délire et un culte. Il comprenait bien qu'aucun des deux n'en était plus là, mais il ne pouvait en prendre son parti, passait son temps à essayer d'escalader le ciel et à retomber dans la boue, et il en voulait alors à George Sand de sa chute. Un quart d'heure après l'avoir traitée «comme une idole, comme une divinité», il l'outrageait par des soupçons jaloux, par des questions injurieuses sur son passé. «Un quart d'heure après l'avoir insultée, j'étais à genoux; dès que je n'accusais plus, je demandais pardon; dès que je ne raillais plus, je pleurais. Alors un délire inouï, une fièvre de bonheur, s'emparaient de moi; je me montrais navré de joie, je perdais presque la raison par la violence de mes transports; je ne savais que dire, que faire, qu'imaginer, pour réparer le mal que j'avais fait. Je prenais Brigitte dans mes bras, et je lui faisais répéter cent fois, mille fois, qu'elle m'aimait et qu'elle me pardonnait… Ces élans du cœur duraient des nuits entières, pendant lesquelles je ne cessais de parler, de pleurer, de me rouler aux pieds de Brigitte, de m'enivrer d'un amour sans bornes, énervant, insensé.» Le jour ramenait le doute, car la divinité n'était qu'une femme, que son génie ne mettait pas à l'abri des faiblesses humaines et qui, comme lui, avait un passé.

 

Entre les tourmentes, il y avait de beaux et chauds soleils. Musset repentant devenait doux et soumis comme un enfant. Il n'était que tendresse, que respect. Il faisait vivre son amie parmi les adorations, l'exaltait au-dessus de toutes les créatures et l'enivrait d'un amour dont la violence le jetait pâle et défaillant à ses pieds. Il s'est tu, dans sa rage contre lui-même, sur ces accalmies. Il dit: «Ce furent d'heureux jours; ce n'est pas de ceux-là qu'il faut parler»; et il passe.

George Sand, elle aussi, se débattait entre une chimère et la réalité. Elle s'était forgé, vis-à-vis de Musset, plus jeune de six ans, un idéal d'affection semi-maternelle qu'elle croyait très élevé, tandis qu'il n'était que très faux. Elle y puisait une compassion orgueilleuse pour son «pauvre enfant», si faible, si déraisonnable, et elle lui faisait un peu trop sentir sa supériorité d'ange gardien. Elle le grondait avec infiniment de douceur et de raison (elle a toujours raison, dans leur correspondance), mais cette voix impeccable finissait par irriter Musset. Il ne réprimait pas un sourire ironique, une allusion railleuse, et l'orage recommençait.

Tous les deux chérissaient néanmoins leurs chaînes, parce que les heures de sérénité leur paraissaient encore plus douces que les mauvaises n'étaient amères. Quelques amis s'étonnaient et blâmaient. De quoi se mêlaient-ils? George Sand répondait avec beaucoup de sens à l'un de ces indiscrets: «Il y a tant de choses entre deux amants dont eux seuls au monde peuvent être juges!»

L'automne de 1833 fut coupé par cette excursion à Fontainebleau qu'ils ont tour à tour célébrée et maudite en prose et en vers. Décembre les vit partir ensemble pour l'Italie. Les récits qui ont été faits de ce voyage, et de ce qui l'a suivi, ont si peu de rapport avec la réalité, qu'il faut ici préciser et mettre les dates, afin de rétablir une fois pour toutes la vérité des faits. Les héros du drame – on ne saurait trop le répéter – n'ont qu'à gagner à ce que la lumière se fasse.

Ils s'embarquèrent le 22 décembre à Marseille, firent un court séjour à Gênes, un autre à Florence, et repartirent le 28 (ou le 29) pour Venise, où ils arrivèrent dans les premiers jours de janvier. George Sand, malade depuis Gênes, prit le lit le jour même de son arrivée à Venise, et y fut retenue deux semaines par la fièvre. Le 28 janvier, elle peut enfin annoncer à son ami Boucoiran qu'elle «va bien au physique comme au moral», mais ce n'est qu'un répit. Le 4 février, elle lui récrit: «Je viens encore d'être malade cinq jours d'une dyssenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous ne nous en vantons pas parce que nous avons à Paris une foule d'ennemis qui se réjouiraient en disant: «Ils ont été en Italie pour s'amuser et ils ont le choléra! quel plaisir pour nous! ils sont malades!» Ensuite Mme de Musset serait au désespoir si elle apprenait la maladie de son fils, ainsi n'en soufflez mot. Il n'est pas dans un état inquiétant, mais il est fort triste de voir languir et souffrotter une personne qu'on aime et qui est ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le cœur aussi barbouillé que l'estomac.» Musset commençait sa grande maladie.

Les deux amants venaient justement d'avoir leur première brouille, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne se vissent plus. L'album de voyage de Musset, qui existe encore, ne cesse pas un instant de représenter George Sand. On la voit en tenue de voyage, en costume d'intérieur, en Orientale qui fume sa pipe, en touriste qui marchande un bibelot. Sur une page, elle regarde malicieusement Musset à travers son éventail. Sur une autre, elle fume une cigarette avec sérénité, tandis qu'il a le mal de mer. On tourne, on tourne encore, et c'est elle, toujours elle, et deux vers de Musset, presque les derniers qu'il ait publiés, remontent à la pensée:

 
Ote-moi, mémoire importune,
Ote-moi ces yeux que je vois toujours!
 

Ils s'étaient néanmoins brouillés. Musset avait été violent et brutal. Il avait fait pleurer ces grands yeux noirs qui le hantèrent jusqu'à la mort, et il n'était pas accouru un quart d'heure après demander son pardon. La maladie fit tout oublier. Elle ouvre dans leur roman un chapitre nouveau, qui est touchant à force d'absurdité.

Le 5 février, il est tout à coup en danger: «Je suis rongée d'inquiétudes, accablée de fatigue, malade et au désespoir… Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred à cause de sa mère qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de chagrin.» (A Boucoiran.) Le 8, au même: «Il est réellement en danger… Les nerfs du cerveau sont tellement entrepris que le délire est affreux et continuel. Aujourd'hui cependant il y a un mieux extraordinaire. La raison est pleinement revenue et le calme est parfait. Mais la nuit dernière a été horrible. Six heures d'une frénésie telle que, malgré deux hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des hurlements, des convulsions, ô mon Dieu, mon Dieu! quel spectacle!»

Musset dut la vie au dévouement de George Sand et d'un jeune médecin nommé Pagello. A peine fut-il en convalescence, que le vertige du sublime et de l'impossible ressaisit les deux amants. Ils imaginèrent les déviations de sentiment les plus bizarres, et leur intérieur fut le théâtre de scènes qui égalaient en étrangeté les fantaisies les plus audacieuses de la littérature contemporaine. Musset, toujours avide d'expiation, s'immolait à Pagello, qui avait subi à son tour la fascination des grands yeux noirs. Pagello s'associait à George Sand pour récompenser par une «amitié sainte» leur victime volontaire et héroïque, et tous les trois étaient grandis au-dessus des proportions humaines par la beauté et la pureté de ce «lien idéal». George Sand rappelle à Musset, dans une lettre de l'été suivant, combien tout cela leur avait paru simple. «Je l'aimais comme un père, et tu étais notre enfant à tous deux.» Elle lui rappelle aussi leurs émotions solennelles «lorsque tu lui arrachas, à Venise, l'aveu de son amour pour moi, et qu'il te jura de me rendre heureuse. Oh! cette nuit d'enthousiasme où, malgré nous, tu joignis nos mains en nous disant: «Vous vous aimez, et vous m'aimez pourtant; vous m'avez sauvé, âme et corps». Ils avaient entraîné l'honnête Pagello, qui ignorait jusqu'au nom du romantisme, dans leur ascension vers la folie. Pagello disait à George Sand avec attendrissement: il nostro amore per Alfredo, notre amour pour Alfred. George Sand le répétait à Musset, qui en pleurait de joie et d'enthousiasme.

Pagello conservait cependant un reste de bon sens. En sa qualité de médecin, il jugea que cet état d'exaltation chronique, qui n'empêchait pas Musset d'être amoureux – au contraire, – ne valait rien pour un homme relevant à peine d'une fièvre cérébrale. Il conseilla une séparation, qui s'accomplit le 1er avril (ou le 31 mars) par le départ de Musset pour la France. Le 6, George Sand donne à son ami Boucoiran, dans une lettre confidentielle, les raisons médicales de cette détermination, et elle ajoute: «Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage et je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera. Mais il lui était plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé le retardait au lieu de l'accélérer… Nous nous sommés quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tête et mon cœur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir.»

«La manière dont je me suis séparée d'Alf. m'en a donné beaucoup. Il m'a été doux de voir cet homme si frivole, si athée en amour, si incapable (à ce qu'il me semblait d'abord) de s'attacher à moi sérieusement, devenir bon, affectueux et loyal de jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la différence de nos caractères et surtout de nos âges, j'ai eu encore plus souvent lieu de m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un à l'autre. Il y a en lui un fonds de tendresse, de bonté et de sincérité qui doivent le rendre adorable à tous ceux qui le connaîtront bien et qui ne le jugeront pas sur des actions légères.»

«…Je doute que nous redevenions amants. Nous ne nous sommes rien promis l'un à l'autre, sous ce rapport, mais nous nous aimerons toujours, et les plus doux moments de notre vie seront ceux que nous pourrons passer ensemble.»

Musset écrit à Venise de toutes les étapes de la route. Ses lettres sont des merveilles de passion et de sensibilité, d'éloquence pathétique et de poésie pénétrante. Il y a çà et là une pointe d'emphase, un brin de déclamation; mais c'était le goût du temps et, pour ainsi dire, la poétique du genre11.

9Études littéraires. XIXe siècle.
10Lélia est enregistrée dans le numéro du 10 août 1833 de la Bibliographie de la France, ce qui place son apparition, selon toutes probabilités, entre le 1er et le 5 août.
11La famille de Musset s'oppose malheureusement, par des scrupules infiniment respectables, mais que je ne puis m'empêcher de croire mal inspirés, à ce qu'il soit imprimé aucun fragment de ses lettres inédites, et particulièrement de ses lettres à George Sand. Il est cruel pour le biographe d'être contraint de traduire du Musset, et quel Musset! dans une prose quelconque. Il est injuste et imprudent de ne pas laisser Musset parler pour lui-même en face d'un adversaire tel que George Sand, dont les lettres sont aussi bien éloquentes.