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Le roi du Klondike

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V
FORTY MILE, 20 AOÛT 1896

Il y avait déjà quelque temps que les dogues malamutes1 s'étaient couchés en rond, le nez sous la queue, pour ne pas geler, et leurs ronflements, sonnaient maintenant la retraite à travers le Forty Mile, la misérable bourgade de chercheurs d'or perdus en Alaska. Mais, comme le soleil arctique ne se couche guère, lui, avant onze heures durant les mois d'été, la plupart des mineurs, assis au seuil de leurs isbas, fumaient en silence; à peine de temps à autre, une exclamation ou quelque juron.

Trop d'hivers s'étaient gravés sur leurs faces en rides de chair contractée par le froid, la lutte pour la chaleur et la vie avait été trop longue, trop dure, sous les cieux bas de ce pays, pour ne pas transformer tous ces hommes à quelque nationalité qu'ils appartinssent, et ne pas les jeter dans l'engourdissement du grand nord. Afin de le secouer, à défaut d'autre flamme, plusieurs échangeaient leurs pépites contre le wisky poivré d'Oppenheim, l'unique mastroquet du campement; et, plus animés, le verre en main, ils se racontaient leurs rêves, leurs déceptions et leurs misères, mais aussi, mais surtout, la réussite de demain

«Demain», c'était le mot magique, le mot qui faisait flamber leurs cerveaux mieux que l'alcool à quarante-six degrés; «demain», c'était la sortie du Yukon, à pleines voiles vers le sud, c'était l'arrivée triomphante à San Francisco, par un soleil à fondre leurs monceaux d'or… Viendrait-il jamais? Il y avait des têtes blanches qui l'attendaient ainsi depuis dix-huit ans, bientôt un quart de siècle, à gratter la glace, à courir aux quatre points cardinaux sans trouver le dieu caché.

Un peu plus loin que la baraque d'Oppenheim, il y avait une cabane couverte de terre où se mourait un de ceux-là. Ses hurlements de bête qui agonise, mais qui voudrait ne pas finir tout de suite, sortaient par la lucarne sans vitres, s'élevaient péniblement dans l'air pesant du soir, aussi réguliers que les tenaillements du scorbut qui décomposait ses chairs:

– Oh! my God!.. God, my God!.. oh! oh! oh!..

Du reste, il n'empêchait plus personne de dormir, depuis six mois qu'il pourrissait ainsi, pas même la dernière venue au Forty Mile, une fille dont les yeux noirs et l'air canaille avaient tout de suite hypnotisé les mineurs.

Pour mieux les attirer, elle chantait ce soir:

Voyez par-ci, voyez par-là!

Que dites-vous…

Et pendant cette gaieté, cette agonie et cette ivresse, le fleuve roi du Nord roulait toujours ses eaux noires sur ce toit du monde que forme la Sibérie d'Amérique: goutte à goutte, les mousses pleuraient la glace de leurs forêts en miniature sur un sol qui ne dégèle jamais; de petits ruisselets s'y formaient, couraient en serpentant aux flancs des collines, s'en allaient vite au Yukon, vers le brouillard polaire, où, quelque part, il y a l'immensité de Behring.

Tout à coup, un canot qui descendait le fleuve émergea de la brume, et vint accoster en face du cabaret. Deux hommes en sortirent: un Indien Tagish, qui l'amarra tant bien que mal à une racine, – puis s'accroupit de nouveau et resta là immobile, à voir passer l'eau, – et un mineur en haillons, qui courut au bar. Ceux qui s'y tenaient accoudés le considérèrent très surpris de sa hâte:

– Hello, Cormack! que diable avez-vous à vous presser ainsi?

– Henry! cria sans leur répondre Cormack à Oppenheim, – Henry! donnez-moi une bouteille de réveille-cadavre!.. du meilleur!.. le cachet vert!

Le mastroquet leva la main droite et, d'un air goguenard, il écarta cinq doigts:

– C'est cinq dollars, mon fils. Oui, cinq…

– Que le scorbut vous étouffe, papa! riposta l'autre. Vous croyez que je ne peux pas régler? Bosh! tenez, payez-vous et, vite, envoyez le wisky!

Il avait lancé sur le comptoir une cartouche calibre 12 que fermait un bouchon de bois2. Oppenheim l'ouvrit, la retourna méthodiquement sur le plateau d'une balance: elle ne contenait pas plus de vingt dollars, mais en pépites si grosses que les buveurs se penchèrent pour mieux voir.

– D'où ça vient-il? Ça ne sort pas du Forty Mile! murmura une voix.

Cormack avait déjà avalé le quart de sa bouteille, sans respirer; il s'arrêta une seconde, et aussitôt les paroles commencèrent à lui monter à la gorge en hoquets de triomphe:

Cet or vient de ma mine! cria-t-il. Ma mine, à moi, Georges Cormack!.. Ah! je vous le jure, mes boys, j'ai fini d'en manger, de la misère, depuis les temps que je peine pire qu'un dogue d'Esquimau… J'ai frappé avant-hier la veine, oui, une bonne, et je suis riche, riche, riche!..

Il but encore un coup, sortit en chancelant, s'en alla par les allées, buvant toujours, criant plus fort:

– J'ai trouvé l'El Dorado du monde, moi, Cormack le gueux!.. Ohé, les amis. Il y a vingt ans que je le cherche, mais je l'ai, à la fin des fins!.. À votre santé!.. Eh! houp là!

À chaque seuil, à la porte de la fille comme à celle du scorbutique, qui en oubliait son agonie, des visages étonnés ou incrédules apparaissaient maintenant, et, l'oreille tendue aux vociférations de l'ivrogne, échangeaient quelques mots à demi-voix:

– C'est Cormack, qui a épousé une Indienne Tagish, une Siwash3!

– Oui, un menteur… comme toute sa tribu de meurt-de-faim!

– Pourtant, il a de l'or, et du plus gros que celui d'ici! Henry l'a pesé.

– Est-il Dieu possible? Il a dû le voler!

– Je vous dis qu'on en jamais vu de pareil.

– Riche! je suis riche, riche, riche! hurla de nouveau Cormack.

Il tremblait trop pour achever la bouteille, dont le goulot, manquant sa bouche laissait tomber le wisky dans son cou.

Cependant il continua à avancer tant bien que mal, en trébuchant à chaque pas. Et le vent qui, tous les soirs, dix mois sur douze, remonte le fleuve pour souffler le froid et la mort, le vent du pôle ramassa, emporta en un confus mélange les cris du millionnaire, les gémissements du mourant, les chants de la prostituée: tout le long du Yukon ce fut une clameur lointaine, un bruit d'échos de plus en plus faible, – hou! hou! hou-ou! – peut-être les génies du fleuve qui riaient de la découverte du Klondike. – Toujours accroupi, l'Indien écoutait et avait peur.

Un groupe maintenant suivait Cormack. Il fallait absolument lui faire dire où il avait déterré ses vingt dollars. Mais, au lieu de répondre, il buvait, ou plutôt, cherchait à boire, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la tanière où il roula ivre-mort. Fort désappointés, les curieux furent obligés de l'y laisser cuver les drogues d'Oppenheim. Et, haussant les épaules, ils s'en retournaient.

– Est-ce qu'il se figure, ce Siwash, qu'il va nous faire courir les marécages avec des contes de soûlard? C'est de l'or de quelque arrivant de Californie… Il se moque de nous!

Tout était rentré dans le silence, au Forty Mile, quand survint un vieux trappeur canadien, Boucher, auquel on avait raconté la chose. Lui seul, peut-être, avec son camarade Juneau, pouvait obtenir la vérité du chasseur d'or. Cependant, lorsqu'il le vit à terre, il hocha la tête:

– Il en a pour vingt-quatre heures!.. Quel malheur qu'on ne puisse rien apprendre avant les autres!.. L'Indien, là-bas, ne sait rien ou ne veut rien dire.

– J'ai un restant d'ammoniaque dans ma cabane, fit Juneau.

– Vrai? Par Jupiter, vous êtes un génie! aidez-moi à mettre Georges sur ses fourrures, et courez ensuite chercher le flacon… Moi qui n'y pensais pas!.. Ça va lui faire éternuer la vérité!

Dans un coin obscur, sans bouger, la squaw de Cormack guettait les amis de son mari: elle a raconté plus tard aux siens que la petite fiole du chasseur blanc contenait un esprit très puissant, puisqu'une fois entré dans le nez de Georgie, Hi-ya! il le fit sauter comme un saumon au bout d'un harpon! «Ik-ta mika tum-tum?4»

– Au secours! cria Cormack entre deux éternuements. On m'empoi… Tiens, c'est vous, Boucher? Atchi! Holà!

– Oui, mon vieux… Juneau et moi, nous venons de vous sauver la vie. Ce n'est pas moi, c'est Oppenheim qui vous avait empoisonné. Mais vous voilà mieux.

La conversation fut coupée court par une nouvelle crise: décidément la médication était par trop énergique. Enfin, Georges reprit la parole, en pleurant de grosses larmes:

– Vous avez raison. Jamais je n'irai plus chez lui. J'achèterai un bar pour moi tout seul, et, dedans, j'y mettrai tout ce qu'il y a de meilleur, tout ce qui coûte le plus cher… Je suis riche.

 

– Sûr?

– Regardez!

Il montra sa fameuse cartouche. Boucher en examina une à une les pépites, les soupesa, les lécha même, pour mieux se rendre compte.

– L'or du ruisseau Napoléon ressemble à des graines de concombre, dit-il enfin; celui du Miller est rouillé, il a mauvaise mine; l'or du Glacier a la forme de cœurs. Celui-ci semble cassé d'hier. Comme il est gros! Cormack, mon vieux…

Il regarda autour de lui: la porte était fermée, et, dans la cabane, avec eux il n'y avait que Juneau et madame Cormack. Il reprit donc:

– Mon vieux camarade, où as-tu trouvé cet or? Donne-nous une chance avant les autres…

– Oui, je te le dirai, Boucher, parce que toi, et Juneau, vous êtes les seuls qui ne vous soyez pas ri de moi quand j'ai épousé ma Siwash… Et je l'aime mieux qu'une blanche, allez!.. Écoute… Écoutez tous les deux…

Trois têtes se touchèrent dans l'ombre, échangèrent quelques mots à voix basse. Enfin, Boucher se releva:

– Bien sûr?.. Tu ne voudrais pas te moquer de moi, dis, Cormack? Je commence à être vieux pour courir, et je suis si pauvre!..

– Pauvre! – cria l'ivrogne avec une exaltation extraordinaire, – tu dis: pauvre!.. Tu peux être comme Mackay après-demain, sûr comme l'or que tu vois là… Seulement, dépêchez-vous, partez, filez, ramez dur! D'autres pourraient trouver la place… Moi, je vais dormir.

Juneau et Boucher se levèrent sans ajouter un mot. Comme ils ouvraient la porte, Cormack les rappela.

– Sûr comme cet or-là… Y a-t-il une corde sous mon lit? Oui? Eh bien, si je vous trompe, revenez me pendre avec… je me laisserai faire!

Un petit groupe attendait au dehors; on interrogea les deux amis: ils répondirent que pour le moment il n'y avait moyen de rien apprendre, que Cormack avait fait «la fête» et que, par conséquent, il fallait prendre patience bon gré mal gré. Puis, ils rentrèrent dans leur cabane, la verrouillèrent, sortirent à la dérobée par derrière, et s'en furent droit à leur canot sur les bords du fleuve.

– Boucher, fit Juneau, va chercher des provisions pour dix jours; moi, j'irai quérir le jeune Mac Donald. Il nous faut de l'aide pour remonter le courant; autant lui qu'un autre; quand il veut, il a des bras solides… et je parie que, d'ici à deux heures, Cormack aura parlé de nouveau. Allons, vite!

Ils se pressèrent tellement, les deux vieux, que vingt minutes plus tard leur petite embarcation disparaissait en amont; pas assez vite, pourtant, pour qu'Oppenheim ne les aperçût tandis qu'il fermait sa porte en bâillant une dernière fois. Debout, à l'arrière, Juneau guidait l'embarcation au moyen de sa gaffe, tandis que Mac Donald, à l'avant, courbé sur la sienne, avançait à force de «rétablissements». Au milieu, Boucher reprenait haleine en attendant son tour. Et, quarante-huit heures durant, avec à peine deux heures de sommeil et quelques haltes pour manger, les trois voyageurs se remorquèrent ainsi, tantôt à la gaffe, tantôt à la corde, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés en face des huttes indiennes du Thron-diuck5, – «la rivière aux poissons». – Alors, Boucher se leva et, montrant du doigt les eaux transparentes de ce quasi torrent:

– C'est là, dit-il.

Pour mieux voir, les autres se mirent à genoux. Un souffle froid sortit des montagnes, passa sur le marécage où devait surgir Dawson City trois mois plus tard, et s'en vint les faire grelotter sous leur sueur. Juneau dit:

– Brrr! abordons, voulez-vous? Ça sent la mort par ici: une tasse de café nous ravigotera.

– Certes, oui, et aussi un peu de sommeil, puisque nous voilà arrivés. Quel métier de cheval depuis deux jours! Cette corde m'a scié l'épaule en deux… Et tout ça, peut-être, pour faire rire Cormack. Bah!

Mac Donald, qui parlait ainsi, avait une volonté d'enfant dans un corps d'homme. Du moins, c'est ce que pensa Boucher, qui se redressa de toute la hauteur de ses soixante et onze ans sonnés.

– Jeune homme, fit-il, vous pouvez vous arrêter, si le cœur vous manque. Moi, j'irai jusqu'au bout avec Juneau… Hein, vieux?.. Oui, j'irai, quand même je devrais user mes jambes jusqu'aux genoux!.. Pour une fois, Cormack n'a pas menti, je le sens, je le devine, et, ce soir même, je planterai mes piquets à côté des siens.

Vraiment, sans le savoir, il était magnifique ainsi parlant, le trappeur canadien, sa longue barbe de prophète ruisselant d'eau et de sueur, ses bras tendus vers le Thron-diuck, tout son vieux corps de fer raidi pour un suprême effort. Près, très près, derrière ces montagnes noires, l'or était là, l'or des jaunes pépites crachées en masse par les volcans des temps inconnus; il les voyait, il les sentait, il les respirait, ah Dieu! et, par sa bouche édentée, elles criaient maintenant aux indécis de la première heure: «Venez! venez donc! nous sommes les maîtresses du monde, et vous n'aurez qu'à vous baisser pour nous avoir!» Et voilà que, pour les saisir, cinquante ans d'énergie jetée à la vie sauvage des bois revenaient au vieillard, le secouaient d'une fougue pareille à celle de sa jeunesse, le relevaient une dernière fois pour vaincre ou pour mourir.

Le petit Écossais baissa la tête; ses yeux gris, un peu doux, évitèrent ceux de Boucher. Il saisit un aviron et se prépara à traverser le Yukon, dont le courant, à cet endroit, est si violent. Juneau, qui avait approuvé son camarade, regarda en aval et poussa un cri de surprise:

– Holà! qu'est-ce qui vient par là-bas?

C'était un canot de trente pieds de long sur quatre de large, qui, à force de pagaies, coupait le fleuve mieux qu'un poisson au printemps. Huit hommes s'y trouvaient, et parmi eux, au premier rang, Henry Oppenheim.

– Dépêchons! Ils nous ont suivi!.. Vous l'ai-je assez répété qu'il ne fallait pas perdre une seconde!.. Nous aurons du mal à arriver les premiers.

Boucher s'excitait de plus en plus, tandis que ses compagnons ramaient à faire éclater chacun de leurs muscles.

– Hardi, les gars! Forty Mile s'est vidé derrière eux, je parie… mais nous arrivons… nous y sommes… un coup à droite, Juneau… oh!

Le canot venait d'entrer dans les eaux à crêtes blanches du Klondike: elles bouillonnèrent autour en le bousculant, ainsi qu'une chose morte. Juneau donna un coup à faux, la frêle embarcation vira brusquement, reçut un paquet d'écume et, presque aussitôt, se renversa sur les mineurs. Par derrière, sur le grand canot de guerre qui avait su éviter ce dangereux remous, il y eut un éclat de rire: après tout, Henry et ses hommes arrivaient les premiers… Ou plutôt en même temps… Car, comme ils touchaient terre, on vit émerger un peu plus loin la tête blanche de Boucher. Les lèvres au ras de l'eau, il nageait à la façon des anguilles, avec de petits crachements, juste de quoi ne pas trop avaler d'eau à la glace… On lui tendit les mains, il se hissa sur la rive, où il avala une rasade de wisky, et, sans plus tarder, on se mit en route. Le vieillard se secoua et regarda la rive opposée que ses camarades avaient réussi à gagner. Pour traverser, il leur faudrait attendre maintenant un canot indien. Il arrondit ses mains en porte-voix:

– Je pars, cria-t-il. Vous me suivrez quand vous pourrez. Bonne chance!

Alors, commença vraiment son calvaire. Les hommes d'Oppenheim étaient plus jeunes, moins fatigués: ils trottaient à travers les cailloux, la mousse, les marécages sans s'arrêter, droit sur l'est, tantôt par les coulées d'orignal ou d'ours, au fond des vallées étroites, tantôt suivant le faîte dégarni des montagnes. Au flanc d'une colline, Boucher glissa jusqu'à un petit glacier où il se releva noir de boue dégelée: il lui fallut courir pour rejoindre la petite troupe qui ne regardait même plus en arrière, mais qui marchait, marchait toujours, laissant parfois échapper une parole.

– Je prendrai le 3. – Non!.. c'est le beau-frère de Cormack, Tagish Charlie. – Alors le 4! – Moi, j'attendrai d'avoir vu le bas et le haut de la découverte. – Allons, qui est-ce qui nous retarde, en avant? – Hue donc!..

Le thermomètre, s'ils en avaient eu un, aurait marqué 35° après une nuit de gel. La sueur descendait en filets le long de leurs corps maigres et nerveux, entrait dans leurs yeux où son sel les brûlait mieux que la réverbération du soleil sur la glace. Ils allaient toujours, écrasant les crocus, les anémones, les touffes de roses sauvages, toutes les fleurettes sans parfum de l'extrême nord. Derrière eux, comme après un vent d'orage, les hautes mousses se relevaient sur le sol gelé; un caribou bondit presque sous leurs pieds, puis, surpris, les regarda courir; une corneille croassa deux fois; des pies, qui les suivaient en caquetant de branche en branche, se jetèrent sur elle, la chassèrent à coups de bec et d'ongles. Eux ne voyaient rien, n'entendaient plus; ils venaient de déboucher sur une montagne en dos d'âne que l'on a nommée plus tard Gold Hill – le Mont d'Or – et Oppenheim, s'arrêtant pour reprendre haleine, tendit le bras vers le nord.

– C'est en bas… à un mille6… sur le ruisseau qui vient du sud.

C'était une large vallée, remplie d'épinettes noires, de bouleaux gris d'argent, de peupliers dont les feuilles frémissaient entre la fraîcheur de l'eau qui courait en dessous et la chaleur du soleil à son zénith. Plus haut s'étageaient les dômes, ces monstrueuses croupes arrondies par les glaciers préhistoriques, d'où sortait une gigantesque pieuvre de ruisseaux aurifères; et, bien loin, par derrière, la merveilleuse sculpture blanche des Montagnes Rocheuses, semblait se balancer dans le ciel. Immobile, Boucher eut un éblouissement: un feu d'artifice éclata dans ses prunelles dilatées, l'inonda de lumière, puis disparut soudain et le laissa dans d'horribles ténèbres. Il tomba à genoux, se releva, appela ou crut appeler:

– Juneau! oh! Juneau, venez…

Il retomba, et, avant qu'on eût pu l'approcher, roula le long de la pente abrupte jusque dans le petit ruisseau qui, descendant de l'ouest, lui, allait se jeter dans celui de Cormack.

Oppenheim et sa bande eurent beaucoup de peine à descendre par la même trace; une fois en bas, ils firent le cercle autour du corps.

– Il est fini, le vieux! il faudra revenir l'enterrer quand nous aurons marqué nos claims

– Mais il respire encore!.. Tiens! regardez ce qu'il a dans la main… C'est un avis de prise de possession, tout prêt, à l'encre. Ah! le vieux malin!

– Donnez-le-moi, – dit un nommé Whipple. Je vais l'attacher sur cet arbre au-dessus de lui. Ce sera son terrain, au Frenchy7. Personne qui en veuille?

– Vous vous moquez de nous? Ce ruisseau n'est qu'une pâture à orignal. Il doit y avoir autant d'or que dans vos poches, Whipple, et c'est pourquoi nous lui donnerons votre nom. Adjugée, la découverte de Whipple Creek, à Jean Crapaud, de son nom Baptiste Boucher, mort ou vivant!

On rit beaucoup de la saillie d'Oppenheim. Les cœurs se faisaient légers, si proches du but. Whipple haussa les épaules et jeta un mouchoir sur le visage du «crapaud français».

– Ça m'est égal, vous savez… Il est probablement plus heureux que nous, à cette heure!.. Allons, filons!

Déjà ils étaient loin. Sous l'écriteau: «Je réclame cinq cents pieds de gisements aurifères le long de ce cours d'eau… etc.,» Jean-Baptiste Boucher dormait bien, ce 22 août 1896. Sa vieille figure, salie de sang et de boue figés à travers d'innombrables rides, disparaissait sous un nuage de maringouins: jusque entre la vie et la mort, ils lui chantaient l'éternelle chanson d'Alaska; très haut, planant au milieu des nuages, un grand oiseau se demandait ce que pouvait bien être cette chose inerte en bas des montagnes.

Et c'était pour cet écroulement au seuil de la terre promise que, trois quarts de siècle auparavant, en l'église Saint-Jacques-de-Batiscan, non loin de Québec, le carillon venu de France avait célébré l'arrivée d'un chrétien de plus en Canada.

 

VI
St-MICHAEL, 27 JUIN 1897

Or, en ces temps reculés qui sont d'hier, comme la Sibérie, sa sœur jumelle du détroit de Behring, l'Alaska n'était qu'une prison de glace: chaque été, elle ouvrait ses portes pour recevoir un certain nombre de désespérés; deux ou trois navires, arrivant de Californie, les déposaient à St-Michaël, à l'entrée du Yukon, où de petits transports à roues, d'un faible tirant, venaient les prendre pour remonter à l'intérieur des terres, et les semer çà et là dans les campements du cercle arctique, Fort Yukon, Circle City ou Forty Mile.

Là, l'immensité sur leurs têtes comme sous leurs pieds, ils s'en allaient au hasard des montagnes de glace, des vallées profondes que réveillent pour quatre mois le soleil, et ils en fouillaient le sol, afin de ne pas mourir de faim: – car ils y trouvaient de l'or, juste de quoi acheter les provisions apportées de deux mille lieues et plus, pas assez pour s'en retourner. Mais ils avaient l'espérance, que n'ont pas les forçats du tsar; ils savaient qu'un jour viendrait où leur pic frapperait enfin les trésors rêvés. Oui, ils le savaient comme on sait qu'un Dieu existe quelque part autour de nous: et cette pensée unique, – toute leur âme, toute leur vie, – cette patience et cette foi leur faisaient braver la plus misérable existence du monde jusqu'à l'heure où le froid, quelque soir, au bord d'une coulée de glace, venait calmer leurs cervelles malades, et les endormir du sommeil qui guérit si bien les plus mauvaises fièvres.

La grande ville de l'or et des jolies femmes, San-Francisco, qui n'oublie pas son passé, parlait souvent de ce mystérieux nord au seuil duquel, en 1880, un Canadien, Joseph Juneau, avait trouvé du quartz aurifère. Son claim, vendu deux mille francs, était devenu cette fameuse Treadwell où des centaines de pilons, sans jamais s'arrêter, sauf à Noël, dévorent, toutes les vingt-quatre heures, quinze cents tonnes de pierre. Et les touristes qui passaient par là, l'été, emportaient dans la tête la monstrueuse plainte de la silice frappée, broyée, jetée enfin en poussière parce qu'elle est riche. Elle les poursuivait au cours de leur tranquille croisière, le long des fjords de la côte, elle leur redisait sans trêve, à eux, dont les pères avaient découvert les trésors de la Californie: «Qu'y a-t-il derrière ces montagnes où a disparu Juneau? On ne l'a plus revu… et les Indiens parlent de rivières pavées de lourds cailloux jaunes, et de volcans qui vomissent du com-juk, un minerai qui doit être de l'or ou du cuivre…»

En 1897, les mêmes anciennes rumeurs affluèrent avec une vigueur nouvelle, – sans que rien, d'ailleurs, parût les justifier. – Lorsque Tom Tildenn s'embarqua, un matin, avec Patrick O'Hara, sur l'Excelsior, de la Pacific Coast Steamship Co, Fred Sims, le Californien qui lui avait conseillé d'aller tenter fortune au Yukon, lui cria en guise d'adieu:

– Bonne chance!.. Revenez-nous milliardaire avec toutes vos dents!.. C'est du nord, à présent, que nous viennent les dollars!

L'ex-policeman lui coupa la parole; debout, à côté de son maître, ou plutôt de son camarade, il lançait en l'air son feutre, rugissant à chaque fois:

– Yoho! les boys! En avant vers la fortune! Eh! houp là!

Les boys, qui mâchaient leur chique sans rien dire, se prirent enfin à son bel enthousiasme. Ce gros garçon, si plein de santé et d'entrain, méritait assurément de réussir. Des mains se levèrent, il y eut des chapeaux et des foulards agités à bout de bras, puis une clameur:

– Bravo!.. Trouvez la veine, mon fils!.. Laissez-en un peu pour les autres!.. Yoho, Frisco!

Et l'Excelsior, qu'un petit hercule de remorqueur avait tourné au nord-ouest, commença à frapper l'eau verte de son hélice pour s'en aller au pays des ours blancs et des icebergs. Une patte en l'air, ses yeux jaunes sur le néant, Caton humait la brise à l'avant du navire. Pat se retourna vers Tildenn, et demanda:

– Pourquoi le gentleman vous a-t-il souhaité de garder vos dents? Elles m'ont l'air d'être encore plus solides que les miennes.

Tom ne répondit pas: comme le chien, il regardait au nord, et, pour en déchirer le brouillard, il eût donné dix ans de belle santé saine et forte, même… même, peut-être, à côté d'Aélis! Cependant, c'était pour elle qu'il voulait la fortune, – cette fortune qu'elle lui avait fait perdre – du moins, il se le persuadait; et, durant les jours de farniente qui le bercèrent tranquillement au gré du Pacifique, ce fut cette pensée, – Aélis ou l'or, l'or ou Aélis, il ne savait trop, puisqu'il ne pouvait plus les séparer, – qui l'aida à supporter une terrible réaction morale.

Il était tombé de trop haut pour n'en pas rester longtemps assommé. Ainsi que beaucoup de ses compatriotes, dès le début de sa vie, il avait fait une telle dépense d'énergie qu'il ne lui en restait guère au moment où il en avait le plus grand besoin. L'excitation du prochain départ, la fièvre de sa grande résolution lui avaient fait oublier, ou plutôt l'avaient empêché de se rappeler le «vendredi noir», l'arrivée au haut de l'échelle, la dégringolade plus rapide encore. Quand il se retrouva seul avec lui-même, sur l'océan, au milieu d'une centaine d'aventuriers dont il se distinguait encore par les mains ou la tournure, quand il vit devant lui, en chair et en os, ce qu'il serait demain, il eut horreur de sa détermination. Qui donc pourrait lui ôter de derrière le front le souvenir des jours heureux? Est-ce que la vie serait endurable si le passé, si son passé revenait ainsi le faire saigner et crier en dedans? Il regarda fixement l'eau profonde: au soir du quarantième degré de latitude, elle se rayait de phosphorescences nacrées, où, fantastiques, dansaient les phoques, en route, eux aussi, vers la mer de Behring. Avaient-elles l'air assez heureuses de vivre, ces bêtes-là, devant lui, animal raisonnable, doué d'un corps et d'une… Bah! catéchisme de deux sous!

Un museau humide lui poussa la main: Caton venait demander une caresse. O'Hara, qui le suivait, acheva de rompre son rêve.

– Monsieur Tildenn?.. Combien d'argent faut-il pour être heureux?

Tom eut un sursaut, puis se mit à rire:

– Ça dépend!..

– De quoi?

– De la femme qu'on a.

Les deux hommes se turent, un moment; alors, Pat:

– Oh! la mienne, monsieur… La pauvre vieille se contente d'une bouchée de pain, quand elle m'a avec!..

Tom ne répondit rien, mais il se rappelait maintenant celle qui se promit à lui le jour de sa ruine; il se dit tout bas:

«Alors… qu'allons-nous faire en Alaska?..»

*
* *

Huit jours après cette conversation, l'Excelsior traverse le cinquante-quatrième de latitude pour aborder à Unalaska. Ces gigantesques rochers noirs, où viennent pleurer tous les nuages du monde, sont les portails de l'Inconnu, de cette mer jadis russe, entre les deux Sibéries, – celle d'Europe, celle d'Amérique, toutes deux tombeaux d'hommes et tombeaux d'or. – Peu à peu, quand on les a franchis, les rivages du «Grand pays d'au-delà8» sortent des flots, l'île de Nunivak apparaît ainsi qu'une tortue monstrueuse dormant sur l'eau, puis le bec du cap Romanzof, d'où se lancent, pour pêcher en caïack, les Esquimaux «Innuits». Enfin, voici un immense delta de plaines, ou plutôt, de marécages verts, déchirés par les eaux noires du roi des fleuves arctiques. C'est le Yukon, qui, l'hiver, gèle jusqu'à soixante pieds de profondeur. Le lendemain nos argonautes arrivent à St-Michaël, où l'Alaska Commercial Company et la North American Company ont établi leurs quartiers généraux. L'Excelsior jette l'ancre et attend le premier bateau qui descendra de l'intérieur à la suite des glaces.

Le 25 juin de cette année 1897, une véritable tempête chasse au sud les icebergs du détroit; les courtes lames dures de ces mers sans profondeur remontent l'embouchure du Yukon, saisissent le Portus B. Wear, qui est arrivé au milieu du delta, sont bien près de réussir à l'entraîner au large, où il aurait infailliblement sombré. Aussi, quand deux jours plus tard il arrive à St-Michaël, les marins de l'Excelsior ne sont pas trop étonnés des hourras qui éclatent en feux de file à son bord. Sans doute, ces braves gens célèbrent la vie, qui, une fois de plus, a triomphé de la mort sur cette traîtresse de Behring. Quelle peur ils ont dû avoir, pour crier ainsi, à présent qu'ils sont au port! Tenez, voyez! il y en a deux qui dansent sur le pont. On jurerait des ours sur un glaçon à la dérive! Vraiment, ils sont fous… Ils sont fous à lier… Quand leur coquille de noix rase le steamer, toutes les bouches de ses passagers sont ouvertes, toutes les langues de ces mineurs, qui avaient à peu près perdu l'usage de la parole dans leurs déserts, s'agitent et hurlent, tandis que les bras en l'air télégraphient des choses absolument incompréhensibles. Des chiens malamutes, les deux pattes sur le bord, le museau vertical, glapissent mieux que leurs maîtres, et, par moments, sur toute cette clameur, on entend passer un mot, trois syllabes étranges, toujours les mêmes: «Klonn-daï-ick!.. Klonn-daï-ick!..»

Enfin, il se fait une accalmie relative; son porte-voix aux lèvres, le capitaine de l'Excelsior hèle ces démoniaques:

– Ohé! qu'est-ce qui se passe là-bas? Avez-vous le feu à bord?

On entend un éclat de rire qui sonne drôlement. Puis une sorte de figure humaine saute sur la poupe; ses vêtements en loques claquent au vent, mais sa voix – une rude voix, par Jupiter! – jette la réponse:

– Nous avons des millions! nous avons trouvé…

Ses camarades ne le laissent pas achever: on le tire en arrière. Il s'agrippe au premier venu; les voilà maintenant qui, enlacés, recommencent la valse de tout à l'heure, en scandant de plus belle ce rythme magique: «Klonn-daï-ick!.. Klonn-daï-ick!..»

Sur la rive, réveillés par ce tapage, les Esquimaux sortent de leurs égouts: rangés en ligne d'athlètes à belle peau luisante d'huile de poisson, pères, mères, enfants, les yeux écarquillés sous leurs couronnes de cheveux à la dominicaine, ils regardent descendre les revenants pâles de l'intérieur.

– Pilton! murmurent-ils.

Ce qui veut dire en chinook, – le jargon franco-anglo-russe du nord-ouest: – «Ils ont perdu la raison.»

1Race d'Alaska croisée avec le loup du nord.
2Cette relique historique a été acquise un peu plus tard par un collectionneur, au prix de mille francs.
3Prononcez: Si-ouosh, – appellation générique des indiens au Yukon.
4«Qu'est-ce que vous pensez de ça?»
5Le nom indien du Klondike.
6Le mille vaut 1.609 mètres.
7Diminutif familier de French (Français).
8Al-ay-ek-sa.