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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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La fille du baron de Chantal, alors âgée seulement de dix-huit mois, fut laissée aux soins de sa mère, Marie de Coulanges, pour laquelle, nous l'avons vu, la fondatrice de la Visitation avait une estime particulière, qui fait l'éloge de cette humble et douce femme, dont si peu de souvenirs nous sont restés. Six mois après la mort de son fils, madame de Chantal fit un second voyage à Paris, l'Abrégé de sa vie dit pour les besoins de son ordre198, mais on peut ajouter aussi pour y voir, consoler et conseiller sa bru, et pourvoir en même temps aux intérêts de sa petite-fille. Elle séjourna à Paris jusqu'au mois de mai 1628, et s'en retourna à Annecy par la Bourgogne. A quatre ans de là, la jeune baronne de Chantal elle-même vint à manquer à celle qui devait s'appeler madame de Sévigné. «La mère de Chantal fut fort touchée de la mort de sa belle-fille, par l'amitié qu'elle avoit pour elle, et encore plus pour l'intérêt de mademoiselle de Chantal, sa petite-fille, qui demeuroit orpheline à cinq ans199.» C'est six qu'il faut dire. «Elle aimoit tendrement sa belle-fille, reprend l'auteur contemporain des mémoires de sa vie; néanmoins elle n'eut point d'autres paroles que celles qui lui étoient ordinaires en ces douloureuses rencontres: «Le Seigneur l'a donné, le Seigneur l'a ôté, le nom du Seigneur soit loué!200» D'un commun accord l'enfance de la jeune orpheline fut remise à la double sollicitude de son aïeul maternel et de son oncle, l'abbé de Coulanges, immortalisé sous le nom du Bien Bon, mais sous la surveillance qui pouvait être lointaine, car elle était heureusement inutile, de la supérieure du couvent d'Annecy201.

Le lendemain du jour où elle avait reçu la nouvelle de la mort de sa bru, madame de Chantal apprit celle du comte de Toulongeon, son gendre, gouverneur de Pignerol: «Voilà bien des morts, dit-elle;» puis, se reprenant au même instant, écrit madame de Chaugy, joignit les mains et ajouta: «mais plutôt voilà bien des pèlerins qui se hâtent d'aller au logis éternel. Seigneur, recevez-les entre les bras de votre miséricorde!» Et, ayant un peu prié Dieu et jeté quelques larmes, se raffermit202

La mère de Chantal ne vivait plus que pour la béatification de son saint directeur, qu'elle fut enfin assez heureuse pour obtenir, et pour la prospérité et la perfection de son ordre. L'institut de la Visitation avait fini ses temps d'épreuve. Non-seulement il était accepté par les ordres rivaux, mais, grâce à la pure et sainte direction de la mère, grâce surtout à ses éclatantes vertus, il devenait maintenant populaire. On le demandait de partout. De 1626 à 1632, madame de Chantal, déférant au vœu bien constaté des populations, établit de nouvelles maisons à Chambéry, à Pont-à-Mousson, à Crémieu, à Châlons, à Marseille et à Montpellier, une succursale à Paris au faubourg Saint-Jacques, et un second monastère à Annecy même, le premier étant devenu complétement insuffisant pour contenir toutes les novices, filles ou veuves, qui voulaient faire profession entre les mains de la vénérable mère, et vivre auprès d'elle.

Quelque temps après la mort de sa belle-fille et de son gendre, la mère de Chantal, pour les intérêts de son ordre, eut à faire un court voyage à Lyon. C'est là qu'elle fut mise en rapport pour la première fois avec une autre femme d'élite, à qui l'impitoyable politique de Richelieu venait d'infliger un de ces veuvages qui seraient la mort dans le désespoir, si le Dieu des affligés n'existait pas, et qui, après avoir vu son mari périr sur l'échafaud, se rendait au château de Moulins, qu'on lui avait assigné pour retraite, ou plutôt pour prison. C'est à l'écrivain, aujourd'hui disparu et regretté, et qui, hier encore, nous racontait avec tant de charme la vie et les larmes de la belle Marie des Ursins, que nous allons demander les premiers détails de ces relations de sainte Chantal avec la veuve du supplicié de Toulouse, cet infortuné duc de Montmorency, si coupable, mais si digne de pardon.

«Une amertume nouvelle attendait la duchesse à Lyon, où le frère de Richelieu était archevêque. Elle se promettait quelque soulagement au couvent de Bellecour, où se trouvait alors la mère de Chantal, supérieure de l'ordre de la Visitation. Une vive sympathie l'attirait vers cette amie de François de Sales, cette amante spirituelle dont le cœur saignait encore de la perte du saint évêque. L'autre veuve aspirait à voir cette pure victime de l'amour divin; mais le frère de Richelieu ne lui permit pas la douceur d'une telle entrevue. Il fit sortir de Bellecour madame de Chantal, et lui commanda de se retirer dans une autre maison sur la montagne de Fourvières. La généreuse femme, ne pouvant voir la princesse, lui envoya ce qu'elle possédait de plus précieux, un portrait de François de Sales, au revers duquel elle écrivit quelques mots touchants de prière pour celle que sa parole ne pouvait consoler203.» L'affligée continua sa pénible route; mais, sans s'être rencontrées, ces deux grandes âmes s'étaient comprises et aimées, et la séduisante image de saint François de Sales allait, par un lien invisible et puissant, amener à la vie religieuse, et jeter dans les bras de la mère de Chantal cette illustre naufragée de la politique et du monde.

Deux ans ne s'étaient pas écoulés, en effet, que la veuve de Henri de Montmorency, qui avait épuisé toutes les ressources du courage humain, vint demander au couvent de la Visitation de Moulins un refuge contre ses souvenirs et contre son propre cœur. «Une vénération particulière pour saint François de Sales, fondateur de cet ordre, ajoute M. Amédée Renée, une extrême sympathie pour madame de Chantal, qui en était la supérieure, arrêtèrent son choix; puis la maison de Moulins était pauvre, et avait besoin à ses débuts d'une haute assistance204

Cette même année, la mère de Chantal, depuis peu rentrée en Savoie, fut appelée une troisième fois à Paris, pour les nécessités de son institut. Elle passa par Moulins, et put enfin voir l'infortunée duchesse de Montmorency, si désireuse, de son côté, de connaître celle dont la vertu l'avait attirée dans cette retraite, qui ne devait pas de sitôt donner à son cœur toujours épris une paix faiblement désirée. De vive voix, comme elle l'avait fait par lettres, la triste veuve demanda à cette mère de la résignation un peu de l'absolue soumission envers la Providence, dont elle semblait être le foyer comme elle en était le docteur.

Mais, dans le cœur de la belle Marie des Ursins, de cette nièce de Marie de Médicis, dont les yeux, au milieu de la cour, n'avaient jamais distingué que son séduisant et volage époux, la douleur était immense, l'apaisement fut long. Madame de Chantal ne put rien, évidemment, à cette première entrevue, et, dans la suite, elle dut y revenir à bien des fois, avec toute la délicatesse de son esprit et l'onction de sa parole, avant de cicatriser l'horrible blessure faite à ce cœur d'épouse aujourd'hui amoureuse d'un tombeau.

Arrivée à Paris au mois de juillet 1634, la mère de Chantal n'en repartit qu'au mois d'avril suivant. Pendant ces neuf mois, elle s'occupa surtout des moyens de conserver l'union entre ses religieuses, qui, depuis l'établissement de la seconde maison du faubourg Saint-Jacques, avaient une tendance que, dès le début, il fallait réprimer à la rivalité et à la division. Elle donna aussi des soins à l'éducation de Marie de Rabutin, alors âgée de huit ans, et dont la grâce précoce était faite pour séduire et attacher sa grand'mère, malgré son austérité et sa lutte contre les joies même les plus légitimes de la terre. A chaque voyage nouveau à Paris, la réputation de madame de Chantal grandissait et lui attirait de plus grands hommages et un plus grand nombre de clients spirituels, qui venaient chercher auprès d'elle des consolations, des exemples et des conseils. «Elle édifioit et contentoit tout le monde; et sa vertu fit tant de bruit que beaucoup de gens en crédit s'employèrent pour la faire demeurer toujours à Paris; mais, ne s'y croyant plus nécessaire, rien ne la put arrêter205.» La mère de Chantal, dans ce voyage, se lia encore plus intimement avec l'autre grand saint de ce temps, Vincent de Paul, fervent admirateur de sa vertu. Elle lui demandait la force et les conseils qu'elle avait si longtemps trouvés auprès de l'évêque de Genève et que le saint de la charité lui prodiguait en vrai père, comme l'avait fait le saint de l'amour divin206.

 

En se rendant de Paris en Savoie, la mère de Chantal visita la plus grande partie des maisons de son ordre; elle donna quelque temps à la comtesse de Toulongeon, sa fille, poussa jusqu'en Provence et à Marseille, et rentra à Annecy au mois d'octobre de l'année 1635.

Cette sainte vie, qui devait se prolonger six années encore, n'offre rien de particulier, jusqu'au quatrième voyage de la mère de Chantal à Paris, qui marqua la fin de son apostolat. Ses biographes sont sobres de détails pour ces derniers temps, lassés peut-être eux-mêmes de redire les mêmes œuvres et les mêmes vertus. Quelques faits cependant peuvent et doivent être relevés. En 1638, la duchesse de Savoie l'ayant instamment priée de venir établir une maison de la Visitation à Turin, madame de Chantal s'y rendit «dans un équipage que lui envoya madame de Savoie, qui la reçut avec joie, la combla d'honneurs et d'amitiés, et lui fit de grands présents pour sa nouvelle fondation207.» La mère de Chantal employa sept mois à cette œuvre d'un grand avenir pour l'institut: de retour à Annecy, elle s'occupa à réaliser un projet qu'elle avait formé lors de son dernier retour de Paris, en l'honneur de son nouveau père, le vénéré Vincent de Paul; c'était celui de l'établissement à Annecy d'une maison des Pères missionnaires, dont le fondateur de l'œuvre des Enfants abandonnés était le supérieur général. «Cet évêché étant si étendu, écrit madame de Chantal à M. de Sillery, si nombreux en peuple, et si voisin de la malheureuse Genève, ce secours y étoit tout à fait nécessaire208

L'année suivante (1640) fut marquée pour la mère de Chantal par de douloureuses séparations qui affligèrent son cœur, mais n'entamèrent point son courage et sa résignation. Presque coup sur coup, elle perdit ses trois plus anciennes compagnes, les mères Favre, de Chastel et de Brechat, qui, avec elle, avaient posé les premiers fondements de l'ordre. Elle eut encore l'affliction d'apprendre la mort de son meilleur ami dans le monde, le commandeur de Sillery, protecteur de la Visitation de Paris, et, enfin, le 13 mai 1640, celle de son frère unique et bien-aimé, l'archevêque de Bourges209. Tous ses parents, ses amis, la quittaient; elle songea alors à sa fin, qu'elle croyait prochaine, et dont la pensée fixe ne l'avait jamais abandonnée. L'âge (elle avait plus de soixante-huit ans) et quelque pressentiment d'en haut l'avertissant, elle se démit de sa charge de supérieure de la maison mère d'Annecy. La communauté insista pour qu'elle conservât ces fonctions qu'elle remplissait avec tant de perfection et d'autorité; mais elle demanda avec de si vives instances «qu'on la laissât se préparer à la mort, dans la tranquillité d'une simple religieuse, qu'on le lui accorda, et d'autant plus que son grand âge demandoit du repos210.» Elle cessa d'être supérieure, mais rien ne pouvait lui ôter le titre de conseil, d'oracle, de directrice morale, de règle vivante de l'ordre, que lui continuèrent, malgré tous les efforts de son humilité, l'absolu respect de ses filles et la populaire vénération du dehors.

C'est à tous ces titres, auxquels il faut joindre une amitié cultivée par lettres, et d'année en année croissante, que l'illustre novice de Moulins, ses épreuves religieuses terminées, et son cœur presque soumis, car il ne pouvait être consolé, s'adressa à madame de Chantal, afin d'obtenir d'elle qu'elle vînt lui donner ce voile sous lequel elle voulait à jamais ensevelir son veuvage et sa douleur. Chaque jour, pendant les six années de son noviciat dans le couvent de la Visitation, elle avait essayé de mourir à quelque souvenir de sa vie heureuse et charmée. Sa lutte contre le passé fut longue, pleine de larmes et d'orages intérieurs. Peu à peu cependant, sous l'empire des exhortations du père de Lingendes, son éloquent confesseur, et des tendres directions de la mère de Chantal, elle se dépouilla de tout ce qui lui rappelait trop son amour et ses malheurs: d'abord le portrait de son mari, puis ses lettres; ensuite son mépris pour Gaston d'Orléans, qui avait abandonné un ami après l'avoir entraîné à la révolte; enfin sa haine pour le sanglant Richelieu, qui ne savait que punir, et qui aurait pu, qui eût dû faire grâce. Chaque jour aussi elle s'était avancée davantage dans la pratique d'une règle où saint François de Sales avait déposé tant d'humilité, d'obéissance et de résignation, «se vouant de préférence aux emplois les plus bas, aux plus petits offices de la cuisine, aux soins les plus rebutants de l'infirmerie211.» – «Le vœu qu'avait formé la princesse, continue son historien, de recevoir le voile des mains de la mère de Chantal, trouva de la résistance chez l'évêque de Genève. C'était à l'entrée de l'hiver, et le prélat redoutait pour la supérieure l'épreuve d'un voyage dans cette saison. Il céda pourtant aux instantes prières de la duchesse, et madame de Chantal se rendit à Moulins (septembre 1641). Ces deux âmes se retrouvèrent avec une inexprimable joie; elles se comprenaient en tous leurs amours. «Qui aime accomplit toute la loi,» disaient-elles. «Soumise en tout à sa mère spirituelle, l'humble postulante consentit à différer ses vœux. La supérieure lui représenta qu'il fallait régler ses affaires, arrêter ses comptes de fortune, avant de fermer sur elle les portes du monde. La duchesse, touchée de ces avis, s'y rendit avec tristesse212

Le prélat contemporain de madame de Chantal qui s'est fait son minutieux annaliste, parlant de ce séjour à Moulins, dit un mot caractéristique, qui fait bien comprendre la puissante sympathie qui unissait ces deux âmes: «La mère de Chantal fit une si grande union avec madame de Montmorency, qu'elles étoient, ce semble, indivisibles213.» Et le même ajoute que, touchant à sa fin, et en quelque sorte entièrement spiritualisée par l'approche de sa récompense, l'amie de saint François de Sales répétait à chaque instant: «Amour! amour! mes chères sœurs, je ne veux plus parler que d'amour214

Madame de Chantal était sur le point de retourner à Annecy, lorsqu'elle reçut de son supérieur, l'évêque de Genève, l'ordre formel d'aller trouver la reine, Anne d'Autriche, qui avait témoigné un vif désir de la voir. Se doutant bien que, par humilité, la mère chercherait tous les prétextes pour se dérober à l'hommage qu'on voulait lui rendre, la reine avait pris la précaution nécessaire de s'adresser à l'autorité diocésaine, afin de ne point éprouver de refus. «Elle lui fit l'honneur, ajoute l'une des biographies qui nous servent de guide, de lui envoyer une litière, et de la prier, par une lettre de sa main, de faire ce voyage. La mère de Chantal partit aussitôt et arriva à Paris le quatrième d'octobre215.» L'évêque du Puy ajoute qu'Anne d'Autriche, pressée de la voir la première, voulut qu'elle passât par Saint-Germain, «où elle la reçut et l'honora d'un entretien particulier de deux ou trois heures, lui témoignant un grand désir d'avoir quelque chose d'elle pour le garder précieusement216

Madame de Chantal resta un mois et quelques jours à Paris au milieu des hommages et des bénédictions que lui attirait sa réputation de sainteté toujours plus grande. Il faut, pour en bien juger, reproduire dans leur texte même les témoignages contemporains. «Le concours des visites et des personnes de tous états et conditions, et même de tous pays, fut si grand que, n'y pouvant fournir sans perte de quelques-uns de ses exercices, elle se levoit à trois et quatre heures du matin pour les reprendre et répondre aux lettres qu'on lui écrivoit, et vaquer à l'entretien de ses filles et de ceux qui la venoient consulter. Car, comme sa réputation croissoit de jour à autre, aussi bien que sa sainteté, chacun désiroit d'y prendre part, de jeter dans son cœur toutes les peines, les travaux et les difficultés, pour les changer en bénédiction, et en recevoir soulagement et conduite… Quelques-uns la venoient visiter, comme on fait, disoient-ils, les choses rares; d'autres pour dire qu'ils avoient vu une sainte. Enfin c'étoit une chose d'édification de considérer cette vertueuse mère parmi tout cela, dans une bonté incomparable, une humilité indicible, un visage égal, et des paroles autant pleines de douceur que de dévotion. Bref, elle se surpassoit tellement que, n'étant pas reconnoissable, on jugeoit bien dans une perfection si accomplie, que, son corps étant en terre, son esprit étoit déjà au ciel, ne faisant plus aucune action qui ne fût toute céleste217

 

Ces grandes occupations, cette vie de direction, de prières, et, il faut le dire maintenant, d'extase, permirent à peine à la mère de Chantal de s'occuper de sa petite-fille Marie de Rabutin, qu'elle retrouvait dans sa seizième année, pourvue d'une éducation complète selon le monde, et déjà, de bonne heure, toute pétillante de cet esprit qui, au dire d'une amie de sa jeunesse, madame de la Fayette, éblouissait les yeux. L'évêque du Puy nous a conservé un souvenir de cette époque flatteur pour madame de Sévigné, qu'il faut recueillir ici, car il ne l'a été par aucun de ses biographes, et c'est une des seules traces laissées dans cette histoire de famille des relations de notre grande épistolaire avec sa sainte aïeule.

«En son dernier voyage à Paris, son cœur vraiment détaché des créatures, et mortifié au delà de ce qu'on peut dire, traita mademoiselle de Chantal, sa petite-fille, autant aimée d'elle qu'elle est aimable, avec tant de réserve que, l'ayant tous les jours auprès de soi, elle ne lui donna qu'environ une heure de son temps, durant tout son séjour; encore ce fut à trois ou quatre reprises, et seulement pour satisfaire aux devoirs de la charité, et au zèle qu'elle avoit de contribuer de ses soins au salut de cette âme si bien née, et qui, grâce à Dieu, en fait si bon usage. Si j'ose dire que cette sage demoiselle est la digne fille d'une si digne mère, et que la personne la plus indifférente ne lui sauroit refuser une honnête amitié, à moins que de haïr la vertu, jugez quelle victoire à notre sainte mère de se priver de la douceur de sa conversation, après de si longues absences, et de se surmonter soi-même dans les plus délicats sentiments de la nature, et les plus légitimes218

La mère de Chantal eut peur des hommages que le monde lui rendait: «Tant d'applaudissements, dit l'abréviateur de sa vie, lui devinrent suspects: elle crut qu'il ne suffisoit pas de s'en défier, et qu'il les falloit fuir219.» Mais, avant son départ, elle voulut laisser une confession générale de sa vie si pure et si sainte pourtant, entre les mains de saint Vincent de Paul. «Voulant aussi, ajoute l'évêque du Puy, satisfaire au désir que madame de Port-Royal (Angélique Arnauld, on s'en souvient) lui témoigna de la voir en son monastère, elle y demeura deux jours, où ces deux grandes âmes s'entretinrent avec bénédiction et avec joie singulière de part et d'autre220.» Le 11 novembre, elle fit ses adieux à sa petite-fille, et, ayant réuni toutes ses religieuses dans le monastère de la rue Saint-Antoine, elle leur adressa ses dernières recommandations, persuadée qu'elle ne les reverrait plus: «Adieu, leur dit-elle en les quittant, mes chères filles, jusques à l'éternité221

Son dessein était de s'en revenir à Annecy en repassant par Moulins. Chemin faisant elle visita les diverses maisons de l'ordre, et arriva à Nevers le 1er décembre. Là elle se sentit indisposée; mais malgré un froid très-vif elle insista pour continuer sa route, et, le surlendemain, elle rentra au couvent de Moulins, à la grande joie mais bientôt à la grande frayeur de madame de Montmorency, frappée, comme toute la communauté, de l'altération que la fatigue d'un voyage d'hiver et le mal qui s'annonçait avaient produite dans les traits de la mère. Cinq jours après son arrivée la fièvre la prit, avec une sérieuse inflammation du poumon. Elle voulut se lever pour aller communier au chœur. Elle fut obligée de se remettre au lit, et, la maladie continuant de s'aggraver, on reconnut, le troisième jour, qu'elle était mortelle: «On exposa le Saint Sacrement; les prières, les aumônes, les remèdes et les soins ne furent point épargnés pour la sauver; elle seule demeura tranquille sur l'événement, et ne songea qu'à son intérieur222

«Un tel événement (raconte l'historien de madame de Montmorency, en un récit plein d'onction) jeta le désespoir dans la communauté; mais pour madame de Montmorency c'était une perte deux fois cruelle. N'était-ce pas à son intention et d'après ses désirs que la sainte femme avait quitté sa retraite et entrepris ce périlleux voyage? Elle se voyait fatale à tous ceux qu'elle aimait. Elle-même, se soutenant à peine, passa des jours et des nuits à veiller, aussi pâle que la mourante: elle la couvrait de ses tristes regards, prosternée, haletante sous ce dernier coup de la douleur. Son âme, détachée de tout, faisait effort pour partir avec l'âme de la sainte. On a recueilli les dernières instructions que cette sainte adressa dans la sérénité de ses derniers moments, les conseils qu'elle donna à son amie, lui recommandant, dans sa sagesse, de ne point enrichir le couvent qu'elle avait choisi pour retraite, «afin, disait-elle, que l'esprit de mortification et de pauvreté religieuse ne courût pas risque de s'y perdre, si on y avoit la facilité de se procurer les commodités de la vie.» L'œil clairvoyant de cette mourante, scrutant tous les cœurs autour d'elle, en marquait ainsi les faiblesses. «L'état où je suis, dit-elle à madame de Montmorency, ne n'empêchera pas de vous dire en peu de mots ce que je crois nécessaire pour votre perfection. J'ai remarqué que vous faites trop de réflexions sur vous-même et sur vos actions pour voir si vous agissez avec toute la pureté que votre esprit souhaite; retranchez-en un peu, je vous prie: je sais, par expérience, que les fréquents retours sur soi arrêtent l'âme hors de Dieu. Quand vous aurez fait quoi que ce soit, retournez simplement à lui: son regard perfectionne tout.» Puis, s'adressant aux religieuses assemblées: «Avant que de finir, reprit-elle, il faut que je vous conjure, mes filles, d'avoir un grand respect, une entière révérence pour madame de Montmorency, qui est une âme sainte, à qui l'ordre a des obligations infinies, pour tous les biens spirituels et temporels qu'elle y fait. Je vous estime heureuses de l'inspiration que Dieu lui a donnée; elle vit parmi nos sœurs avec plus d'humilité, de bassesse et de simplicité que si c'étoit une petite paysanne. Rien ne me touche à l'égal de la tendresse où elle est pour mon départ de cette vie. Elle croit que vous la blâmerez de ma mort; mais, mes chères filles, vous savez que la Providence ordonne de nos jours. Les miens n'auroient pas été plus longs d'un quart d'heure, et ce voyage a été un grand bien pour tout l'institut223

La veille de sa mort, madame de Chantal entretint encore, avec la plus vive et la plus douce affection, madame de Montmorency, désolée mais en même temps ravie des derniers discours de cette amie, de cette mère qui, pour elle, était déjà une bienheureuse du ciel. La mourante dicta, pendant trois heures, à son directeur, au milieu des plus vives souffrances, une instruction suprême pour le bien et la discipline de l'ordre, commençant par ces mots, qui disent toute une vie de soumission et de fidèle pratique des devoirs: «Je prie nos sœurs qu'elles observent nos règles, parce qu'elles sont leurs règles, et non parce qu'elles pourroient être selon leurs goûts224

– «Cela fait (ajoute la marquise de Coligny, qui a reçu de ceux qui en furent les témoins la tradition de cette fin courageuse), elle se confessa, reçut le viatique, et parla de Dieu avec des sentiments si élevés, et marqua tant de résignation aux ordres divins, qu'elle ravit tous ceux qui l'écoutèrent. La nuit, elle souffrit beaucoup, et dit à celles qui la veilloient, et qui la plaignoient fort: «Il est vrai que la nature combat encore; mon esprit souffre, et je suis sur la croix.» Elle reposa peu, et le matin, sur les huit heures, le père de Lingendes, jésuite qu'elle avoit demandé, arriva; elle lui parla fort longtemps, et fit une revue générale de sa vie, et un grand détail de l'état présent de son âme; après quoi elle lui demanda l'extrême-onction, et la reçut, répondant elle-même aux prières qu'elle se faisoit expliquer225

La mère mourante pria qu'on lui lût la Passion, et, pressant de sa main droite une croix sur sa poitrine, elle suivit ce récit des souffrances du fils de Dieu en faisant de temps en temps des commentaires assortis à sa situation. On lui apporta, comme une relique dont la vertu pouvait lui procurer quelque soulagement, la mitre de saint François de Sales qu'elle avait brodée de sa propre main et qui était conservée dans l'église du couvent. Elle la baisa avec une touchante dévotion226.

«Le père de Lingendes, continue madame de Coligny, la pria ensuite de donner sa bénédiction à ses filles, ce qu'elle refusa de faire en sa présence, par humilité: mais, le père le lui ayant ordonné, elle obéit, et leur parla avec tant de force sur l'éternité et sur la crainte qu'on devoit avoir des jugements de Dieu, que le père de Lingendes a dit n'avoir jamais entendu de sermon qui l'eût tant frappé. La sainte mère finit son discours par dire un adieu si touchant à ses filles qu'elles en furent longtemps attendries; et, de peur que leur extrême douleur ne fît de la peine à la mourante, on les fit retirer, après quoi elle pria le père de Lingendes de ne la point quitter. Son agonie fut rude et sa patience invincible227

Mais il convient ici de donner la parole au principal témoin de cette mort mémorable.

«Je ne penserois pas, mes chères sœurs, vous avoir satisfaites (disait quelques mois après le père de Lingendes, prononçant devant les religieuses de Paris l'oraison funèbre de leur sainte mère), si je ne vous parlois de son heureux trépas et des derniers sentiments qu'elle eut en mourant. Je fus appelé pour lui administrer les derniers sacrements, et l'assister en son heureux passage. Elle étoit dans de si grandes douleurs qu'elle tiroit les larmes de nos yeux; jamais je n'ai vu une telle patience en de si grandes souffrances; elle avoit le corps tout en feu; je ne vis jamais de visage si enflammé: de fois à autre elle étendoit les bras, embrassoit le crucifix et le serroit sur sa poitrine, comme pour s'affermir dans ses grandes douleurs. Fort peu avant que de mourir, on lui présenta de la nourriture: Il me semble, dit-elle, qu'il n'est plus nécessaire; mais, pour obéir, elle prit ce qu'on vouloit avec un grand effort. Quelque temps après, je lui dis fortement: Ma mère, vos grandes douleurs sont les clameurs qui précèdent la venue de l'Époux; sans doute il vient; ne voulez-vous pas aller au-devant de lui? Elle me dit, avec une grande fermeté, quoique d'une voix plus basse: Oui, mon père, je m'y en vais; et prononça distinctement: Jésus, Jésus, Jésus! puis, faisant un grand enclin, comme pour adorer Notre-Seigneur présent, elle baissa la tête et rendit l'esprit228

Ainsi mourut saintement l'aïeule de madame de Sévigné, le vendredi 13 décembre 1641, à sept heures du soir. Ses sœurs lui découvrirent respectueusement la poitrine, et l'une après l'autre vinrent baiser le divin stigmate qu'elle y avait elle-même gravé229. Son corps fut porté à Annecy; son cœur resta au monastère de Moulins, sous la pieuse et fidèle garde de madame de Montmorency, qui, durant vingt-cinq ans encore, ne cessa de lui demander une résignation qui lui faisait toujours défaut230.

Dès sa mort, de son vivant même, la fondatrice de l'ordre de la Visitation jouit d'une réputation de sainteté qu'à un siècle de là vint confirmer et proclamer le bref définitif du pape Benoit XIV. Elle méritait cet honneur par sa vie si bien remplie d'œuvres et de vertus, et si chrétiennement terminée dans cette cellule de Moulins, où nous avons laissé sa petite-fille sous l'impression de l'évocation de ce récent passé, dont elle avait connu une partie, et dont le reste appartenait à des traditions de famille par elle conservées avec une foi sincère, quoique bien éloignée des sublimités où avait atteint sa grand'mère231.

Si, après ces longs détails, on nous permet encore quelques lignes pour apprécier le caractère de cette sainte femme, l'orgueil et le culte d'une petite-fille dont nous achevons l'histoire, nous n'aurons qu'à les emprunter aux trois hommes qui l'ont le mieux connue, trois hommes de Dieu, dont deux ont été placés comme elle, par la vénération des contemporains et le jugement de l'Église, au rang des bienheureux.

«C'est un abus assez commun, a dit le confesseur de la mère de Chantal, que les vertus les plus éclatantes sont les plus estimées; mais cet esprit si sage et solide en a bien fait un autre jugement: elle sut faire le choix des plus basses et cachées, comme de l'humilité, de la douceur, du support du prochain et de l'union des cœurs, de la mansuétude, de la patience, de la longanimité, et de semblables vertus qui ont moins d'actions en apparence que les autres, mais elles sont plus étendues et toujours dans l'emploi; les autres vertus extraordinaires arrivent rarement232

Sur le coup de cette perte, saint Vincent de Paul délivra à l'ordre de la Visitation de Paris l'attestation suivante: «Nous, Vincent de Paul, supérieur général très-indigne des prêtres de la Mission, certifions qu'il y a environ vingt ans que Dieu nous a fait la grâce d'être connu de défunte notre très-digne mère de Chantal, par de fréquentes communications de paroles et par écrit, qu'il a plu à Dieu que j'aie eues avec elle, tant au premier voyage qu'elle fit en cette ville, il y a environ vingt ans, qu'ès autres qu'elle y a faits depuis: en tous lesquels elle m'a honoré de la confiance de me communiquer son intérieur; qu'il m'a toujours paru qu'elle étoit accomplie de toutes sortes de vertus, et particulièrement qu'elle étoit pleine de foi, quoiqu'elle ait été, toute sa vie, tentée de pensées contraires…; qu'elle avoit l'esprit juste, prudent, tempéré et fort, en un degré très-éminent; que l'humilité, la mortification, l'obéissance, le zèle de la sanctification de son saint ordre, et du salut des âmes du pauvre peuple, étoient en elle à un souverain degré…» Saint Vincent de Paul ajoute, en terminant, qu'à ses yeux la mère de Chantal «étoit une des plus saintes âmes qu'il ait jamais connues sur la terre,» et qu'il la croit maintenant «une âme bienheureuse dans le ciel233

198P. 38.
199Vie de sainte Chantal, par madame de Coligny, en tête des Lettres de sainte Chantal, éd. de Blaise, Paris, 1823.
200MADAME DE CHAUGY, p. 233.
201Nous reproduisons dans les notes placées à la fin du volume des fragments de la correspondance de madame de Chantal qui prouvent toute sa sollicitude pour l'enfance de madame de Sévigné, et sa grande affection pour la famille maternelle de celle-ci.
202Mémoires, p. 233.
203Madame de Montmorency, mœurs et caractères du dix-septième siècle, par Amédée Renée, 2e éd. Paris, 1858. MM. Didot frères, p. 161.
204Madame de Montmorency, p. 170.
205MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
206V. Lettres de madame de Chantal, t. Ier, p. 109 et 114. Elle l'appelle le bon, le très-bon M. Vincent.
207MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal. —Lettres de madame de Chantal, t. Ier, p. 70.
208MADAME DE CHANTAL, Lettres, t. Ier, p. 109. – MADAME DE COLIGNY, Abrégé, etc., p. 51.
209MADAME DE CHANTAL, Lettres, t. Ier, p. 559. – MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
210Abrégé, etc., p. 52.
211AMÉDÉE RENÉE, Madame de Montmorency, p. 185.
212AMÉDÉE RENÉE, p. 189.
213HENRI DE MAUPAS, p. 484.
214Id., ibid., p. 471.
215Abrégé, etc., p. 53.
216HENRI DE MAUPAS, p. 484. – MADAME DE CHAUGY, p. 276.
217HENRI DE MAUPAS, p. 485. Le P. Fichet l'appelle alors le miracle de ce siècle (p. 451).
218HENRI DE MAUPAS, p. 747.
219Abrégé, etc., p. 53.
220HENRI DE MAUPAS, p. 489.
221Id., ibid., p. 492.
222MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
223AMÉDÉE RENÉE, p. 190.
224Abrégé, etc., p. 54.
225Détails recueillis par la mère de Musy, supérieure du couvent de Moulins. – V. aussi le P. Fichet, p. 455.
226HENRI DE MAUPAS, p. 508. —Mémoires de madame de Chaugy, p. 283.
227MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
228Oraison funèbre de la vénérable mère de Chantal, prononcée à Paris, aux religieuses de la Visitation.
229Mémoires de madame de Chaugy, p. 291.
230Voir, sur les derniers temps de madame de Chantal, ses Lettres (éd. de M. de Barthélemy), t. Ier, p. 557-579.
231Le premier biographe en date de madame de Chantal, le P. Fichet, qui au lendemain de sa mort écrivait une histoire de la sainte, publiée deux ans après, parle en deux endroits de Marie de Rabutin, alors sur le point d'épouser le marquis de Sévigné. Page 66, il l'appelle «une héritière belle, riche et très-vertueuse;» et p. 108, «la perle des demoiselles et un rare parti.»
232Oraison funèbre de la mère de Chantal, par le père de Lingendes.
233Sentiment de saint Vincent de Paul, de la sainteté de la mère de Chantal, dans l'Abrégé de la vie, etc., p. 57.