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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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«… Parlons-en tant que vous voudrez, ma très-chère, lui dit celle-ci; vous aurez vu par toutes mes lettres que je traite ce chapitre très-naturellement, et qu'il me seroit difficile de m'en taire puisque j'y pense très-souvent, et que si j'ai un degré de chaleur moins que vous pour la belle-sœur, j'en ai aussi bien plus que vous pour le beau-frère. Les anciennes dates, les commerces, les liaisons, me font trouver, dans cette occasion, plus d'attachement que je ne pensois en avoir. Ils sont encore à la campagne: je vous envoie deux de leurs billets qu'ils m'écrivent en me renvoyant vos paquets. Voilà l'état où ils sont; se peut-il rien ajouter à la tendresse et à la droiture de leurs sentiments? Je n'oublierai rien pour leur confirmer la bonne opinion qu'ils ont de l'amitié et de l'estime que j'ai pour eux; elle est augmentée par leurs malheurs: je suis persuadée, ma fille, que le nôtre a contribué à leur disgrâce. Jetez les yeux sur tous nos amis, et vous trouverez vos réflexions fort justes. Il y auroit bien des choses à dire sur toute cette affaire; tout ce que vous pensez est fort droit. Je crois vous avoir fait entendre que depuis longtemps on faisoit valoir les minuties: cela avoit formé une disposition qui étoit toujours fomentée dans la pensée d'en profiter, et la dernière faute impatienta et combla cette mesure: d'autres se servirent sur-le-champ de l'occasion, et tout fut résolu en un moment. Voici le fait: un courrier attendu avec impatience étoit arrivé le jeudi au soir; M. de Pomponne donne tout à déchiffrer, et c'étoit une affaire de vingt-quatre heures. Il dit au courrier de ne point paroître; mais, comme le courrier étoit à celui qui l'envoyoit, il donna les lettres à la famille: cette famille, c'est-à-dire le frère, dit à Sa Majesté ce qu'on mandoit de Bavière; l'impatience prit de savoir ce qu'on déchiffroit; on attendit donc le jeudi au soir, le vendredi tout le jour, et le samedi jusqu'à cinq heures du soir. Vraiment, quand M. de Pomponne arriva, tout étoit fait; et le matin encore on eût pu se remettre dans les arçons. Il étoit chez lui à la campagne, persuadé qu'on ne sauroit rien; il y reçut les déchiffrements le soir du vendredi; il partit le samedi matin à dix heures; mais il étoit trop tard. Et voilà la raison, le prétexte, et tout ce qu'il vous plaira; car il est certain que, soit cela, soit autre chose, on avoit enfin renversé cette fortune qui ne tenoit plus à rien. Mais le plaisant de cette affaire, c'est que celui qui avoit ses desseins n'en a pas profité, et a été plus affligé qu'on ne peut croire704

Madame de Grignan, comme sa mère, avait bien pensé que cette affaire de courrier n'était que la goutte d'eau qui fait répandre le vase705. Les courtisans, néanmoins, ceux qui dans le silence du maître ne sont jamais embarrassés pour trouver à sa décharge les justes motifs d'une rigueur, disaient (c'est madame de Sévigné qui parle) que, depuis deux ans, M. de Pomponne était gâté auprès du roi, qu'il était opiniâtre au conseil, qu'il allait trop souvent à Pomponne, que cela lui ôtait l'exactitude et que les courriers attendaient706. Madame de Grignan avait pensé aussi que, sans doute, le nom d'Arnauld n'était point étranger à la disgrâce de Pomponne: «Personne ne croit, lui répond sa mère, que le nom y ait eu part; peut-être aussi qu'il y est entré pour sa vade707.» Et elle résume ainsi, d'une manière piquante, son opinion conforme à celle de sa fille: «Vous avez raison, la dernière faute n'a point fait tout le mal, mais elle a fait résoudre ce qui ne l'étoit pas encore. Un certain homme (Louvois) avoit donné de grands coups depuis un an, espérant tout réunir: mais on bat les buissons, et les autres prennent les oiseaux, de sorte que l'affliction n'a pas été médiocre… C'est donc un mat qui a été donné, lorsqu'on croyoit avoir le plus beau jeu du monde, et rassembler toutes ses pièces ensemble.708» On comprend que Louis XIV n'eût pas voulu mettre dans les mêmes mains les affaires étrangères et la guerre.

Malgré la résignation de M. de Pomponne, son calme et sa force d'esprit, ses amis redoutaient pour lui le vide de sa nouvelle existence. C'est une pensée venue, dès le début, à madame de Sévigné. Elle avait fait, avec madame de Coulanges, une visite à son ami le lendemain de sa disgrâce: «Ce premier jour nous toucha, remarque-t-elle; il étoit désoccupé et commençoit à sentir la vie et la véritable longueur des jours, car, de la manière dont les siens étoient pleins, c'étoit un torrent précipité que sa vie; il ne la sentoit pas; elle couroit rapidement sans qu'il pût la retenir709.» Six semaines après, on trouve cet aveu de M. Pomponne, que même pour les âmes les moins portées aux vanités de la puissance, la vie de cour avait une séduction à laquelle il n'était pas facile de se soustraire: «M. de Pomponne aura besoin de toute sa raison pour oublier parfaitement ce pays-là, et pour reprendre la vie de Paris. Savez-vous bien qu'il y a un sort dans ce tourbillon, qui empêche d'abord de sentir le charme du repos et de la tranquillité? Puisqu'il est de cet avis, il faut croire sa solide sagesse710.» Mais, comme madame de Sévigné connaît la sincère piété de son ami, elle estime que sa disgrâce sera le chemin de son salut, et croit pouvoir assurer «qu'il ne perdra guère de temps à se jeter dans la solitude711» En effet, le ministre disgracié, voulant faire une retraite complète, avait formé le dessein d'aller se fixer sur les bords de la Marne, dans son château ou plutôt sa maison de Pomponne, et il n'attendait pour partir que la liquidation de la finance de sa charge, c'est-à-dire le remboursement de ce qu'il avait eu à payer en remplaçant M. de Lyonne. Quoique dépendant du choix et de la confiance la plus directe du prince, les charges de secrétaires d'État étaient, comme tous les emplois, soumises au régime de la vénalité.

Mais ici encore une appréhension vint traverser l'esprit, ou mieux, le cœur de madame de Sévigné. Elle craint «que le séjour de Pomponne, que son ami a aimé si démesurément, et qui a causé tous ses péchés véniels, ne lui devienne insupportable par un caprice qui arrive souvent.» «Cette trop grande liberté d'y être, ajoute-t-elle, lui donnera du dégoût, et le fera souvenir que ce Pomponne a contribué à son malheur. Ne sera-ce point comme l'abbé d'Effiat, qui, pour marquer son chagrin contre Veret, disoit qu'il avoit épousé sa maîtresse? Mais non, car tout cela est fou et M. de Pomponne est sage.712.» C'était un sage, en effet.

Le 12 janvier, enfin, M. de Pomponne reçut son argent et paya ses dettes. Il sortait des affaires plus pauvre qu'il n'y était entré. Cela était rare. Il en reçut plus de louange et plus d'estime: supérieurs à lui en génie et en services, Colbert et Louvois, qui le renversaient, ne peuvent se parer, devant l'histoire, d'un pareil désintéressement.

 

Avant de partir pour son exil volontaire, il restait à M. de Pomponne une épreuve à subir. Il avait à prendre congé du roi qui, lui ayant fait attendre une audience près de trois mois, la lui accorda enfin le lundi, 5 février. Il faut encore emprunter à madame de Sévigné le récit de cette dernière entrevue du souverain déjà calmé et radouci, et du ministre fidèle et attendri, et, on le sent, toujours estimé d'un maître qui s'en sépare à regret:

«… Il y eut une bien triste scène lundi, et que vous comprendrez aisément: M. de Pomponne est enfin allé à la cour. Il craignoit fort cette journée: vous pouvez vous imaginer tout ce qu'il pensa par le chemin, et lorsqu'il revit les cours de Saint-Germain, lorsqu'il reçut les compliments de tous les courtisans dont il fut accablé. Il étoit saisi: il entra dans la chambre du roi qui l'attendoit. Que peut-on dire? et par où commencer? Le roi l'assura qu'il étoit toujours content de sa fidélité, de ses services; qu'il étoit en repos de toutes les affaires secrètes dont il avoit connoissance; qu'il lui feroit du bien et à sa famille. M. de Pomponne ne put retenir quelques larmes, en lui parlant du malheur qu'il avoit eu de lui déplaire: il ajouta que, pour sa famille, il l'abandonnoit aux bontés de Sa Majesté; que toute sa douleur étoit d'être éloigné d'un maître auquel il étoit attaché autant par inclination que par devoir; qu'il étoit difficile de ne pas sentir vivement cette sorte de perte; que c'étoit celle qui le perçoit, et qui faisoit voir en lui des marques de faiblesse, qu'il espéroit que Sa Majesté lui pardonneroit. Le roi lui dit qu'il en étoit touché; qu'elles venoient d'un si bon fond qu'il ne devoit pas en être fâché. Tout roula sur ce point, et M. de Pomponne sortit avec les yeux un peu rouges, et comme un homme qui ne méritoit pas son malheur. Il me conta tout cela hier au soir; il eût bien voulu paroître plus ferme, mais il ne fut pas le maître de son émotion. C'est la seule occasion où il ait paru trop touché; et ce ne seroit pas mal faire sa cour, s'il y avoit encore une cour à faire. Il reprendra la suite de son courage, et le voilà quitte d'une grande affaire: ce sont des renouvellements que l'on ne peut s'empêcher de sentir comme lui. Madame de Vins a été à Saint-Germain; bon Dieu, quelle différence! on lui a fait assez de compliments, mais c'étoit son pays, et elle n'y a plus ni feu ni lieu: j'ai senti ce qu'elle a souffert dans ce voyage713

En dehors de madame de Sévigné, nous trouvons peu de choses sur ce renvoi de M. de Pomponne qui tient tant de place dans sa correspondance. L'ancien valet de chambre de l'abbé de La Rochefoucauld, devenu successivement, à force de justesse d'esprit, de droiture de cœur, d'intelligence, d'habileté et surtout de probité, secrétaire de l'auteur des Maximes, intendant du prince de Condé, ministre plénipotentiaire, conseiller d'État, et surtout riche à millions, Gourville, dans cette affaire, cherche un peu à justifier tout le monde, mais cependant plutôt Louvois que Colbert714. Il rend d'abord justice à la matière dont M. de Pomponne s'acquittait de sa charge. Il montre l'entreprenant Louvois cherchant, dès le début, à s'immiscer dans les questions étrangères, et «prenant occasion, quand il la pouvoit trouver, de faire voir au roi qu'il en savoit plus que les autres.» Mais il nie qu'il ait été pour quelque chose dans la disgrâce de son collègue, attribuée par Gourville au fait unique du courrier de Bavière, qu'il raconte comme madame de Sévigné, et à propos duquel il donne de justes louanges à la patience de Louis XIV. Il n'affirme pas l'hostilité active de Colbert; néanmoins son ton réservé l'accuse plus qu'il ne le justifie. «Il se peut bien faire, dit-il, que M. Colbert ne se soit pas mis beaucoup en peine d'excuser M. de Pomponne, cela n'étant guère d'usage entre les ministres; car, entre amis particuliers, M. Colbert auroit envoyé un cavalier à M. de Pomponne pour l'avertir de la peine où étoit le roi, et il ne falloit pas plus de trois heures pour cela715

Bienvenu partout, Gourville fut un des premiers reçus par M. de Pomponne. A l'en croire (et la connaissance de son caractère comme le ton de ses mémoires portent à la confiance), le ministre l'accueillit comme un ami, l'embrassa, et lui communiqua pour en avoir son sentiment la lettre qu'il écrivait au roi, cette lettre dont parle madame de Sévigné, où Pomponne cherchait à excuser ou plutôt à expliquer sa conduite, et demandait l'appui du roi pour sa famille. A deux reprises et malgré les contestations de Gourville, M. de Pomponne lui avoua «qu'il croyoit que M. de Louvois étoit cause de sa perte.» Le grand argument de Gourville, sans aucun doute de bonne foi, était que Louvois, «en l'ôtant de là, ne devoit pas espérer d'en mettre un autre en sa place, et même pouvoit craindre que celui sur qui le roi jetteroit les yeux, ne lui fît peut-être plus de peine que lui716.» Gourville semble croire qu'il avait fini par convaincre son interlocuteur. Mais il y a lieu d'en douter, en voyant madame de Sévigné, pendant trois mois écho persistant de la maison affligée, attribuer à l'ambitieux Louvois la principale part, l'initiative ancienne dans la disgrâce de M. de Pomponne, soit qu'il eût voulu mettre à sa place, comme on l'a prétendu, M. Courtin, son ami, soit, comme on l'a dit encore, qu'il eût espéré se faire adjuger le portefeuille des affaires étrangères717.

Après Gourville, l'abbé de Choisy et Saint-Simon sont presque les seuls qui parlent encore de M. de Pomponne, le premier avec une sévérité excessive, le second avec cette plénitude dans la louange, qui est chez lui la contre-partie de son impitoyable critique.

Suivant l'abbé de Choisy, M. de Pomponne aurait eu de grandes obligations à sa mère: «Elle avoit, dit-il, un an durant, montré au roi de belles lettres qu'il lui écrivoit de Suède, et cela n'avoit pas peu contribué à le faire ministre. Il est vrai que, ces belles lettres, il étoit trois mois à les faire; et quand il fut en place, on s'aperçut bientôt que c'étoit un bon homme, d'un génie assez court718.» L'historien de Port-Royal a raison de dire que l'abbé de Choisy, «quand il tranche à ce point, est une autorité légère719

Quant à Saint-Simon, il a tracé de ce ministre, si parfaitement honnête homme, ce qui n'est pas synonyme de bon homme, un portrait qui est un de ses mieux réussis dans l'éloge, chose plus difficile, surtout pour lui, de réussir en louant que d'exceller dans l'invective.

«C'étoit, dit-il, un homme qui excelloit surtout par un sens droit, juste, exquis, qui pesoit tout et faisoit tout avec maturité, mais sans lenteur; d'une modestie, d'une modération, d'une simplicité de mœurs admirables, et de la plus solide et de la plus éclairée piété. Ses yeux montroient de la douceur et de l'esprit; toute sa physionomie, de la sagesse et de la candeur; un art, une dextérité, un talent singulier à prendre ses avantages en traitant; une finesse, une souplesse sans ruse qui savoit parvenir à ses fins sans irriter; une douceur et une patience qui charmoit dans les affaires; et, avec cela, une fermeté, et, quand il le falloit, une hauteur à soutenir l'intérêt de l'État et la grandeur de la couronne, que rien ne pouvoit entamer. Avec ces qualités il se fit aimer de tous les ministres étrangers, comme il l'avoit été dans les divers pays où il avoit négocié. Il en étoit également estimé, et il en avoit su gagner la confiance. Poli, obligeant, et jamais ministre qu'en traitant, il se fit adorer à la cour, où il mena une vie égale, unie, et toujours éloignée du luxe et de l'épargne, et ne connaissant de délassement de son grand travail qu'avec sa famille, ses amis et ses livres. La douceur et le sel de son commerce étoient charmants, et ses conversations, sans qu'il le voulût, infiniment instructives. Tout se faisoit chez lui et par lui avec ordre, et rien ne demeuroit en arrière, sans jamais altérer sa tranquillité720

Saint-Simon pense que la disgrâce de M. de Pomponne fut principalement due à des considérations religieuses, et il affirme aussi, par la tradition conservée jusqu'à lui, que Louvois et Colbert, dès longtemps ligués ensemble, furent les véritables instigateurs de sa chute.

Les qualités de M. de Pomponne formaient, selon lui, un trop grand contraste avec celles des deux autres ministres, plus brillants mais moins aimables, pour en pouvoir être souffertes avec patience. «Chacun d'eux vouloit ambler sur la besogne d'autrui.» Ils désiraient surtout avoir la main dans les affaires étrangères. Mais, au dire de Saint-Simon, la grande connaissance qu'avait M. de Pomponne de la situation de l'Europe et du personnel des cours, lui avait maintenu, pour les questions extérieures, la première place dans le conseil du roi. De là chez ses collègues le désir de s'en débarrasser, afin de le remplacer par un homme plus docile. Saint-Simon déclare nettement que le jansénisme fut leur prétexte et leur moyen. Se relayant dans leurs attaques, «allant l'un après l'autre à la sape,» ils décidèrent enfin le roi «au sacrifice,» mais non «sans une extrême répugnance721.» Louis de Brienne est plus formel encore sur la part qu'eut dans le renvoi de M. de Pomponne la crainte du jansénisme. «Le cardinal d'Estrées, dit-il, donna avis à Sa Majesté que M. Arnauld seroit infailliblement cardinal s'il vouloit l'être, et si elle ne l'empêchoit. Ce fut la principale cause de la disgrâce de son neveu… Je suis persuadé, quant à moi, que le jansénisme et la peur qu'eurent les jésuites de voir M. Arnauld cardinal ont contribué plus que toute autre chose à la perte de M. de Pomponne722

 

Comme madame de Sévigné, Saint-Simon appelle l'incident du courrier de Bavière, «la dernière goutte d'eau.» Aux détails que nous connaissons déjà, il ajoute deux particularités. Madame de Soubise, «alors dans le temps florissant de sa beauté et de sa faveur,» bien instruite de tout ce qui se tramait contre M. de Pomponne, son ami, et présente, sans doute, lorsque celui-ci reçut son courrier, l'aurait conjuré de ne point retourner à Pomponne, et probablement d'aller avertir le roi de l'arrivée d'une correspondance si impatiemment attendue, en même temps qu'il l'envoyait déchiffrer. Comme elle n'osa s'expliquer davantage, M. de Pomponne partit pour sa maison des champs, pensant pouvoir le lendemain satisfaire la curiosité du roi. Mais le commis qui déchiffrait habituellement les dépêches étrangères, profitant de l'absence de son maître, était allé se divertir à l'Opéra. Il ne revint de Paris à Saint-Germain, à l'hôtel ministériel où se faisaient les déchiffrements, que le lendemain, et ce contre-temps ajouta encore aux trop longs délais que l'absence du ministre devait entraîner723

Le duc de Saint-Simon termine l'article qu'il a consacré à la disgrâce de M. de Pomponne par cette anecdote réellement piquante si elle est vraie. – «Ce grand coup frappé, Louvois, dont Colbert, qui avoit ses raisons, avoit exigé de ne pas dire un mot de toute cette menée à son père (le chancelier), se hâta d'aller lui conter la menée et le succès: «Mais, lui répondit froidement l'habile Le Tellier, avez-vous un homme tout prêt pour mettre en cette place? – Non, lui répondit son fils, on n'a songé qu'à se défaire de celui qui y étoit, et maintenant la place vide ne manquera pas, et il faut voir de qui la remplir. – Vous n'êtes qu'un sot, mon fils, avec tout votre esprit et vos vues, lui répliqua Le Tellier; M. Colbert en sait plus que vous, et vous verrez qu'à l'heure qu'il est, il sait le successeur et il l'a proposé; vous serez pis qu'avec l'homme que vous avez chassé, qui, avec toutes ses bonnes parties, n'étoit pas, au moins, plus à M. Colbert qu'à vous: je vous le répète, vous vous en repentirez724.» Saint-Simon ajoute que Louvois en fut brouillé plus que jamais avec Colbert. Gourville, de son côté, dit tenir de M. de Pomponne, que «ses enfants ayant pris le parti de la guerre, M. de Louvois les avoit aidés en tout ce qu'il avoit pu;» par un remords, sans doute, de sa conduite envers leur père, ou plutôt par dépit du succès de Colbert, son rival725.

Il nous reste à reproduire une dernière explication de la chute de M. de Pomponne. Celle-ci devrait être la véritable, si l'on considère l'autorité dont elle émane. Il n'en est pas de plus haute.

On sait que Louis XIV, voulant laisser au Dauphin son fils un monument de son expérience et de son affection, avait entrepris des Mémoires qui, malgré le concours de Pellisson et surtout de son lecteur, devenu précepteur du Dauphin, M. de Périgny, ne purent être menés à fin, soit difficulté du sujet soit inconstance de l'auteur, et fatigue de ses interprètes. Une nouvelle et complète édition de cette œuvre de forme indigeste mais remarquable à tant d'autres titres, permet de juger Louis XIV, non peut-être tel qu'il était, mais tel qu'il voulait paraître aux yeux de la postérité plus encore qu'à ceux de son fils726. Ce qu'il prépare à celui-ci, c'est une théorie du pouvoir royal, réalisant son idéal du parfait souverain et de la vraie grandeur. Il lui recommande surtout, ce dont il faisait montre, la fermeté, la force d'âme, la résistance aux suggestions de la bonté, quand parle le bien de l'État, ou l'intérêt de la royauté, ce qui, dans son esprit, est synonyme. C'est à ce propos que, dans un morceau fameux sur le Métier de roi, après avoir résumé avec grandeur son système des devoirs royaux, il donne à son fils, comme un exemple de faiblesse à éviter, et que par conséquent il se reproche, sa condescendance à conserver M. de Pomponne au ministère, même longtemps après s'être aperçu de son insuffisance et de son peu d'aptitude à représenter au dehors la politique d'un roi tel que lui. Le lecteur ne nous blâmera point de mettre, en entier sous ses yeux ce fragment déjà donné une première fois par Voltaire, qui dans sa lettre de remercîment au maréchal de Noailles, qui le lui avait procuré, l'appelle «un des plus beaux monuments de la gloire de Louis XIV, qui est bien pensé, bien fait, qui montre un esprit juste et une grande âme727.» Toujours écrivain, même lorsqu'il copie, Voltaire, n'a pu s'empêcher de marquer de sa touche ce morceau souvent remanié, mais que le dernier et scrupuleux éditeur des Mémoires de Louis XIV, a eu le bon esprit de reproduire en lui laissant à la fois toute la saveur et toute l'incorrection d'un premier jet. Voici donc, avec son orthographe si étrange, ce chapitre sur le Métier de roi, qui appartient à l'histoire du renvoi de M. de Pomponne:

«Les roys sont souvent obligés à faire des choses contre leur inclination et qui blesse leur bon naturel. Ils doivent aimer à faire plesir et il faut qu'ils chatie souvent et perde des gens à qui naturellement ils veulent du bien. L'interest de l'Estat doit marcher le premier. On doit forser son inclination et ne ce pas mettre en estat de ce reprocher dans quelque chose d'important qu'on pouvoit faire mieux, mais que quelques interet particuliers en ont empesché et ont destourné les veues qu'on devoit avoir pour la grandeur, le bien et la puissance de l'Estat. Souvent où il y a des endroits qu'ils font peine il y en a de délicats qu'il est difficile à desmesler728. On a des idées confuses. Tant que cela est on peut demeurer sans ce desterminer. Mais dès que l'on s'est fixé l'esprit à quelque chose et qu'on croit voir le meilleur party il le faut prendre. C'est ce qui m'a fait réussir souvent dans ce que jay fait. Les fautes que jay faites et qui m'ont donné des peines infinies ont esté par complaisance ou pour me laisser aller trop nonchalament aux avis des autres. Rien naist si dangereux que la foiblesse de quelque nature qu'elle soit. Pour commander aux autres il faut seslever au-dessus d'eux et après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits on ce doit desterminer par le jugement qu'on doit faire sans préocupation et pensant toujours à ne rien ordonner729 qui soit indigne de soy du caractère qu'on porte ny de la grandeur de l'Estat. Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque connoissance de leurs affaires soit par expérience soit par étude et une grande application à ce rendre capables trouve tant de différentes choses par lesquelles ils ce peuvent connoistre qu'ils doivent avoir un soing particulier et une aplication universelle à tout. Il faut ce garder contre soy mesme prendre garde à toute inclination et estre toujours en garde contre son naturel. Le mestier de roy est grand noble et délitieux quand on ce sent digne de bien s'acquister de toutes les choses auxquelles il engage. Mais il naist pas exempt de peines, de fatigues et d'inquiestudes. L'incertitude désespère quelquefois et quand on a passé un temps raisonnable730 à examiner une affaire il faut se desterminer et prendre le party qu'on croit le meilleur731. Quand on a l'Estat en veue on travaille pour soy. Le bien de l'un fait la gloire de l'autre. Quand le premier est heureux élevé et puissant celuy qui en est cause en est glorieux et par732 conséquent doit plus gouster que ses sujets par raport à luy et à eux tout ce qu'il y a de plus agréable dans la vie. Quand on c'est mespris il faut resparer733 la faute le plus tost qu'il est possible et que nulle considération en empesche pas mesme la bonté. En 1671 un ministre734 mourut qui avoit une charge de secrétaire d'Estat ayant le despartement des étrangers. Il estoit homme capable mais non pas sen défaut. Il ne laissoit pas de bien remplir ce poste qui est très-important. Je fus quelque temps à penser à qui je ferois avoir sa charge et après avoir bien examiné je treuvé qu'un homme735 qui avoit longtemps servy dans les ambassades estoit celuy qui la rempliroit le mieux. Je l'envoïé querir. Mon choix fut aprouvé de tout le monde ce qui n'arrive pas toujours. Je le mis en possession de la charge à son retour. Je ne le connaissois que de réputation et par les commissions dont je l'avois chargé qu'il avoit bien exécutées736. Mais l'employ que je luy ay donné s'est trouvé trop grand et trop estendu pour luy. J'ai soufer plusieurs ennées de sa foiblesse de son opiniastreté et de son inaplication737. Il m'en a cousté des choses considérables. Je nay pas profité de tous les avantages que je pouvois avoir et tout cela par complaisance et bonté. Enfin il faut738 que je lui ordonne de ce retirer, parce que tout ce qui passe par luy perd de la grandeur et de la force qu'on doit avoir en exécutant les ordres d'un roy de France qui naist pas malheureux. Ci j'avois pris le party de l'esloigner plus tost j'aurois esvité les inconvéniens qui me sont arrivés et je ne me reprocherois pas que ma complaisance pour luy a pu nuire à l'Estat. Jay fait ce destail pour faire voir une exemple de ce que jay dit cy devant.739»

Louis XIV reproche à Pomponne «son opiniâtreté et son inapplication»; la marquise de Sévigné, qui recueille tous les bruits relatifs à son ami, nous a dit également qu'on l'accusait, depuis deux ans, «d'être opiniâtre au conseil, d'aller trop souvent à Pomponne, ce qui lui ôtoit l'exactitude740.» On pourrait croire que les secrétaires de Louis XIV, ceux qui étaient chargés de donner habituellement à ses pensées une allure littéraire dont la postérité se fût bien passée, ont divulgué les motifs indiqués par lui à son fils de la disgrâce de M. de Pomponne, dans cette tirade qui paraît écrite au jour même de l'événement; à moins que le roi, ce qu'on doit peu supposer de sa discrétion habituelle, n'ait fait entendre à son entourage les reproches qu'il croyait pouvoir adresser à son ministre.

Mais, à douze ans de là, Louis XIV, un peu moins enivré de son grand succès de Nimègue, se chargea de justifier en quelque sorte contre lui-même, M. de Pomponne, en lui restituant avec honneur sa place dans le conseil741.

704SÉVIGNÉ, Lettres (13 décembre 1679), t. VI, p. 61.
705T. VI, p. 59.
706Ibid., p. 30 et 49.
707Terme du jeu de Brelan.
708SÉVIGNÉ, t. VI, p. 60.
709SÉVIGNÉ, Lettres (29 novembre 1679), t. VI, p. 36.
710Ibid. (12 janvier), p. 102.
711Ibid. p. 39.
712SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 40. Déjà, le 4 août 1677, madame de Sévigné, avait raconté cette anecdote: «Vous savez ce que dit l'abbé d'Effiat (exilé dans sa maison de Veret); il a épousé sa maîtresse; il aimoit Veret quand il n'étoit pas obligé d'y demeurer; il ne peut plus y durer parce qu'il n'ose en sortir.» (T. V, p. 170.)
713SÉVIGNÉ, Lettres (7 février 1680), t. VI, p. 154.
714Mémoires de Gourville (collection Michaud, t. XXX, p. 591).
715Ibid., p. 592.
716Mémoires de Gourville (collection Michaud, t. XXX, p. 591.)
717Corresp. de Bussy, t. V, p. 18.
718Mémoires de l'abbé de Choisy (coll. Michaud, t. XXXII, p. 644).
719Port-Royal, par M. Sainte-Beuve, Paris, 1859, t. V, p. 49.
720Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon, etc., collationnés sur le manuscrit original par M. Chéruel, et précédés d'une notice par M. Sainte-Beuve, de l'Académie française. Paris, 1856-58, chez Hachette et Cie, t. IV, p. 160.
721SAINT-SIMON, Mémoires, t. II, p. 320.
722Mémoires de Brienne.
723SAINT-SIMON, Mémoires, t. II, p. 326.
724SAINT-SIMON, Mémoires.
725Mémoires de Gourville. (Coll. Michaud, t. XXX, p. 592). – La nouvelle édition de la Biographie Michaud attribue à madame de Sévigné un jugement sur ces Mémoires de Gourville, tiré d'une lettre de madame de Coulanges du 7 juillet 1703. (Voy. t. X, p. 290 des Lettres de madame de Sévigné, éd. Monmerqué).
726Voy. MÉMOIRES de Louis XIV, pour l'instruction du Dauphin, première édition complète, d'après les textes originaux, avec une étude sur leur composition, des notes et des éclaircissements, par M. Charles Dreyss, 2 vol. in-8o. Paris, 1860, chez Didier et compagnie.
727Lettre de remercîment à M. de Noailles, du mois d'octobre 1749.
728Nous reproduisons, entre crochets (parenthèses), les notes de M. Dreyss et les variantes et corrections relevées par lui. (On lit d'abord ici de la main de Louis XIV: A débrouiller»; il a corrigé aussitôt.
729(On lit d'abord: «à ne rien executer ny ordonner.»)
730(Louis XIV avait écrit: «un temps honneste aux affaires.» Les mots définitifs sont de la main qui corrige) (M. Dreyss attribue les corrections du premier jet de Louis XIV à M. de Périgny.)
731(Louis XIV, primitivement, continuait et finissait la phrase avec ces mots: «qu'on croit le meilleur pour l'Estat,» quand l'idée de la phrase suivante lui est venue.)
732(Ce mot «par», que Louis XIV avait oublié est de la main qui corrige.)
733(Louis XIV avait mis: «restablir.»)
734(On lit d'abord de la main du roi: «un homme.»)
735(Louis XIV avait mis: «que Pompone.»)
736(Louis XIV avait mis: «que je luy avois donné, dont il s'estoit bien acquitté.»)
737(Louis XIV avait d'abord ajouté, et il a effacé ces mots: «et enfin de son manque de dignité.» Je ne suis pas sûr du dernier mot: l'idée reparaît plus loin.)
738(Nous gardons ici le temps du présent dont s'est servi Louis XIV; ce n'est qu'en corrigeant qu'on a mis dans cette phrase le passé ou l'imparfait partout où il y avait d'abord le présent.)
739Mémoires de Louis XIV, t. II, p. 418-421.
740Voy. supra, p. 413.
741Sur cette chute de M. de Pomponne, conférez encore: VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, chap. XXVI; SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. IV, p. 160 et 402; t. V, p. 49 et 136. Pour les relations de madame de Sévigné avec son ami, conférez WALCKENAER, Mémoires, etc., t. II, p. 206 et 265; III, p. 387, et V, p. 467. Mais un ouvrage, entre tous, destiné à faire apprécier M. de Pomponne, ce sont ses Mémoires nouvellement imprimés, et que nous ne pouvons que mentionner ici. En voici le titre: Mémoires du marquis de Pomponne, ministre secrétaire d'État au département des affaires étrangères, publiés d'après un manuscrit inédit de la bibliothèque du Corps législatif; précédés d'une introduction et de la vie du marquis de Pomponne par J. Mavidal. Paris, 1861, chez Benjamin Duprat.