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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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La correspondance de madame de Villars obtenait un grand succès dans la société de la marquise de Sévigné, presque toute composée de ceux qui avaient aimé la mère de Louise d'Orléans et reportaient sur celle-ci des sentiments par elle connus et partagés. Madame de Sévigné constate ce succès, tout en laissant percer quelque jalousie de la préférence presque exclusive accordée à madame de Coulanges, et en faisant malicieusement honneur à l'air de l'Espagne d'un radoucissement dans l'humeur de l'ambassadrice, ce qui semblerait justifier quelque peu Saint-Simon, lequel, avec sa manière excessive, a dit d'elle: de l'esprit comme un démon, —méchante comme un serpent680: «Madame de Villars mande mille choses agréables à madame de Coulanges, chez qui on vient apprendre les nouvelles. Ce sont des relations qui font la joie de beaucoup de personnes: M. de La Rochefoucauld en est curieux. Madame de Vins et moi nous en attrapons ce que nous pouvons. Nous comprenons les raisons qui font que tout est réduit à ce bureau d'adresse; mais cela est mêlé de tant d'amitié et de tendresse, qu'il semble que son tempérament soit changé en Espagne, et qu'elle ait même oublié de souhaiter qu'on nous en fasse part. Cette reine d'Espagne est belle et grasse, le roi amoureux et jaloux sans savoir de quoi ni de qui: les combats de taureaux affreux, deux grands pensèrent y périr, leurs chevaux tués sous eux; très-souvent la scène est ensanglantée: voilà les divertissements d'un royaume chrétien: les nôtres sont bien opposés à cette destruction, et bien plus aisés à comprendre681

Quelques mois après, l'ambassadrice faisait frissonner ses amies de Paris par des relations, que sa correspondance imprimée n'a point reproduites, sur les abominables divertissements que la cour et le peuple de Madrid cherchaient dans ces auto-da-fé, dignes des nations et des temps les plus barbares. Ceci a été écrit en plein dix-septième siècle! (13 juin 1680) «Il y aura lundi une fête de taureaux. On s'y attend à beaucoup de plaisir, parce qu'on n'a jamais vu de taureaux si furieux… Il y aura une autre fête, le 31 de ce mois, dont je vous ferai écrire une ample relation. Vous la trouverez bien extraordinaire; elle ne se fait que de cinquante en cinquante ans. On y brûle beaucoup de Juifs; et il y a d'autres supplices pour des hérétiques et des athées. Ce sont des choses horribles.» – (25 juillet) «Je n'ai pas eu le courage d'assister à cette horrible exécution des Juifs. Ce fut un affreux spectacle, selon ce que j'en ai entendu dire; mais, pour la semaine du jugement, il fallut bien y être, à moins de bonnes attestations de médecins d'être à l'extrémité, car autrement on eût passé pour hérétique; on trouve même très-mauvais que je ne parusse pas me divertir tout à fait de ce qui s'y passoit. Mais ce qu'on a vu exercer de cruautés à la mort de ces misérables, c'est ce qu'on ne vous peut décrire682.» Ne se croirait-on pas revenu à Philippe II et au duc d'Albe?

Quoique la préférence trop marquée de la duchesse de Villars pour madame de Coulanges eût mis un peu de froideur entre elle et madame de Sévigné, si friande pour sa fille de nouvelles de première main, elles ne laissèrent pas, néanmoins, d'échanger quelques lettres, et dans celle-ci, datée du mois de mars, on trouve cette nouvelle trace d'une correspondance malheureusement perdue; on y voit, en outre, que la jeune reine conservait fidèle souvenir des amis de sa mère, restés les siens: «J'ai reçu, par cet ordinaire, une lettre de madame de Sévigné. Je ne saurois lui faire réponse aujourd'hui, quelque envie que j'en aie. J'ai fait lire à la reine l'endroit où madame de Sévigné parle d'elle et de ses jolis pieds, qui la faisoient si bien danser, et marcher de si bonne grâce. Cela lui a fait beaucoup de plaisir. Ensuite elle a pensé que ses jolis pieds, pour toute fonction, ne vont présentement qu'à faire quelques tours de chambre, et à huit heures et demie, tous les soirs, à la conduire dans son lit. Elle m'a ordonné de vous faire à toutes deux bien des amitiés… La reine me demanda fort des nouvelles de madame de Grignan, et si elle ne reviendroit point cet hiver à Paris683.» Louise d'Orléans savait, comme tous les amis de la marquise de Sévigné, les moyens de plaire à cette mère idolâtre.

Deux mois après, et les choses se dessinant de jour en jour mieux à la cour d'Espagne, madame de Villars peut transmettre à madame de Coulanges ce résumé fidèle et complet de la situation: «La reine m'ordonne, et, si j'ose le dire, me prie instamment de la voir souvent. L'ennui du palais est affreux, et je dis quelquefois à cette princesse, quand j'entre dans sa chambre, qu'il me semble qu'on le sent, qu'on le voit, qu'on le touche, tant il est répandu épais. Cependant je n'oublie rien pour faire en sorte de lui persuader qu'il faut s'y accoutumer et tâcher de le moins sentir qu'elle pourra; car il n'est pas en mon pouvoir de la gâter, en la flattant de sottises et de chimères, dont beaucoup de gens ne sont que trop prodigues… Je ne m'entremets de rien ici: la reine a du plaisir à voir une Françoise, et à parler sa langue naturelle. Nous chantons ensemble des airs d'opéra. Je chante quelquefois un menuet qu'elle danse. Quand elle me parle de Fontainebleau, de Saint-Cloud, je change de discours; et il faut éviter de lui en écrire des relations. Quand elle sort, rien n'est si triste que ses promenades. Elle est avec le roi dans un carrosse fort rude, tous les rideaux tirés. Mais, enfin, ce sont les usages d'Espagne; et je lui dis souvent qu'elle n'a pas dû croire qu'on les changeroit pour elle ni pour personne. Entre nous, ce que je ne comprends pas, c'est qu'on ne lui ait pas cherché par mer et par terre, et au poids de l'or, quelque femme d'esprit, de mérite et de prudence, pour servir à cette princesse de consolation et de conseil. Croyoit-on qu'elle n'en eût pas besoin en Espagne? Elle se conduit envers le roi avec douceur et complaisance. Pour des plaisirs, elle n'en voit aucun à espérer dans cette cour; mais, comme je n'ai aucun personnage à faire auprès d'elle, et que je n'ai ni charge ni mission de m'en mêler, ni de pénétrer rien sur le présent, le passé et l'avenir, elle me fait beaucoup d'honneur de vouloir que je sois souvent auprès d'elle; mais quand cela n'est pas, je ne meurs point d'ennui avec M. de Villars, avec qui j'aime bien autant m'aller promener684

Malgré ses précautions et son habileté, malgré tout ce soin de ne pas s'immiscer dans des débuts délicats, et sa crainte d'en être soupçonnée, la duchesse de Villars n'était pas depuis un an à Madrid, que, déjà, les ministres espagnols l'accusaient d'intriguer et de vouloir exercer une influence indiscrète sur l'esprit de leur reine. Au mois de mars 1681, ils en vinrent jusqu'à demander le rappel de M. de Villars, auquel on ne reprochait rien, mais pour se débarrasser de sa femme, qu'ils redoutaient surtout. L'ambassadrice proteste, dans ses lettres à madame de Coulanges, qu'elle est pure de toute intrigue. «Vous et mes enfants, lui écrit-elle, me dites que j'ai fait des intrigues dans le palais. Si on savoit ce que c'est que l'intérieur de ce palais, et qu'aucune dame ni moi, ne nous disons jamais que bonjour et bonsoir, parce que je n'ai pu apprendre la langue du pays, on ne diroit pas que ç'a été avec les femmes, non plus qu'avec les hommes, dont aucun ne met le pied dans tout l'appartement de la reine… Avec toute la tranquillité que doit inspirer le repos d'une bonne conscience, je suis pourtant affligée du malheur que j'ai de ne pouvoir quasi douter que mon nom n'a jamais été proféré que bien sinistrement devant tout ce qu'il y a de plus grand et de plus respectable dans le monde; et ce que je souffre à cet égard, me fait porter une véritable envie aux gens dont on n'a jamais entendu parler ni en bien ni en mal685.» Ce qu'il y a de plus grand, c'est Louis XIV, et ce qu'il y a de plus respectable, évidemment madame de Maintenon.

 

Madame de Coulanges servait, néanmoins, de tout son pouvoir la duchesse de Villars à Versailles et à Paris, et celle-ci reconnaît dans ses lettres ces bons offices par d'inimaginables flatteries686. Mais Louis XIV n'avait point encore révélé sa politique future envers l'Espagne; vingt ans devaient s'écouler avant qu'il pût asseoir son petit-fils sur le trône de Charles II. Il était alors dans la période de ces ménagements habiles par lesquels il savait toujours masquer la préparation de ses hardis desseins. Il eut l'air de faire une concession à l'influence rivale de la France, et il rappela de Madrid le duc et la duchesse de Villars, toutefois sans leur infliger aucun blâme, car l'un et l'autre ne paraissent avoir eu d'autre tort à se reprocher que d'être trop bien reçus par la jeune reine, toujours fidèle et trop fidèle à son ancienne patrie.

Son amour pour la France lui coûta, on le sait, la vie dix ans après. Madame de La Fayette qui a raconté la tragique mort d'Henriette d'Angleterre, nous donne aussi des détails sinistres et précis sur la fin de cette nouvelle et innocente victime de la scélératesse des cours. «La reine d'Espagne, lit-on dans les Mémoires de la cour de France, mourut empoisonnée. Elle en avoit toujours eu du soupçon, et le mandoit presque tous les ordinaires à MONSIEUR. Enfin MONSIEUR lui avoit envoyé du contre-poison qui arriva le lendemain de sa mort. Le roi d'Espagne aimoit passionnément la reine; mais elle avoit conservé pour sa patrie un amour trop violent pour une personne d'esprit. Le conseil d'Espagne, qui voyoit qu'elle gouvernoit son mari, et qu'apparemment, si elle ne le mettoit pas dans les intérêts de la France, tout au moins l'empêcheroit-elle d'être dans des intérêts contraires, ce conseil, dis-je, ne pouvant souffrir cet empire, prévint par le poison l'alliance qui paroissoit devoir se faire. La reine fut empoisonnée, à ce que l'on a jugé, par une tasse de chocolat. Quand on vint dire à l'ambassadeur qu'elle étoit malade, il se transporta au palais, mais on lui dit que ce n'étoit pas la coutume que les ambassadeurs vissent les reines au lit. Il fallut qu'il se retirât, et le lendemain on l'envoya quérir dans le temps qu'elle commençoit à n'en pouvoir plus. La reine pria l'ambassadeur d'assurer MONSIEUR qu'elle ne songeoit qu'à lui en mourant, et lui redit une infinité de fois qu'elle mouroit de sa mort naturelle. Cette précaution qu'elle prenoit augmenta beaucoup les soupçons au lieu de les diminuer. Elle mourut plus âgée de six mois que feue MADAME, qui étoit sa mère, et qui mourut de la même mort, et eut à peu près les mêmes accidents687

Mais revenons sur nos pas. En même temps qu'il unissait sa nièce au roi d'Espagne, Louis XIV négociait le mariage de son fils unique avec la princesse Christine-Victoire de Bavière. L'un des frères de Colbert, président au parlement, Colbert, marquis de Croissy, avait été envoyé auprès de l'Électeur bavarois, afin de lui demander sa fille pour l'héritier de la couronne de France. Quelque brillante que fût cette alliance, le duc de Bavière hésitait, influencé sans doute par les menées de l'Autriche, en tout et partout hostile à la France et craignant de la voir prendre ainsi pied au cœur de l'Allemagne. Depuis un mois Louis XIV attendait une solution qu'on lui faisait désirer, et le marquis de Pomponne, chargé du département des affaires étrangères, avait reçu recommandation de suivre cette affaire avec un soin tout particulier. Mais celui-ci, depuis quelque temps, se trouvait en butte aux sourdes menées de Louvois et de Colbert, réunis pour le perdre en une commune jalousie, avant d'en arriver à se disputer la prépondérance dans le conseil. L'aménité et la sûreté de son caractère lui avaient valu l'amitié et la considération du public ainsi que l'estime du maître. C'est ce qui faisait l'envie de ses deux collègues, plus craints qu'aimés. Ils avaient d'abord exploité contre lui l'épouvantail du jansénisme, où Louis XIV voyait à la fois un trouble religieux et une cabale politique. Mais la pureté et la prudence de conduite de M. de Pomponne étaient telles qu'on ne pouvait, sans une criante injustice, lui rien imputer de la polémique gênante et hautaine du grand Arnauld, son oncle, qui venait, au reste, de se retirer à Bruxelles afin d'user, sans compromettre personne, de toute la liberté de son indomptable esprit. Colbert et Louvois se rabattirent sur les détails du service d'un collègue dont ils voulaient se débarrasser dans l'espoir de le remplacer par un homme à eux. M. de Pomponne avait dans ses habitudes quelque nonchalance qui faisait son seul défaut, et contrastait avec la fiévreuse activité, l'imperturbable exactitude et l'initiative hardie de ses deux collègues. Ils le prirent par là, faisant valoir au roi, difficile sur les détails, des minuties comme des affaires de conséquence. Louis XIV, au comble de la puissance et dans tout l'éclat de sa renommée, sorti sans rivaux, du congrès de Nimègue, reprochait aussi alors au ministre chargé de traduire sa politique en Europe, de mettre trop de douceur, de contours polis, de formes conciliantes dans son langage; il eût voulu chez lui plus d'accent et plus d'élévation; un peu de hauteur même ne lui eût pas déplu. Mais Pomponne, qui ne manquait à l'occasion ni de dignité ni de fermeté, ne pouvait demander à l'exquise mesure de sa nature douce et tempérée, rien de ce qui froisse et de ce qui blesse.

Les choses en étaient là, lorsqu'un fait vraiment inexplicable vint précipiter sa chute.

Louis XIV, avons-nous dit, attendait avec une impatience croissante l'acquiescement de la cour de Munich à l'alliance qu'il avait proposée. Le jeudi, 18 novembre, M. de Pomponne reçut enfin les dépêches par lesquelles le président Colbert faisait pressentir au roi l'heureuse conclusion de cette affaire. Il montait en voiture pour retourner à sa résidence favorite de Pomponne, sur les bords de la Marne, où il s'était attardé pendant quelques journées d'arrière-saison, au milieu d'une société d'intimes, tels que le duc de Chaulnes, M. de Caumartin, madame de Sévigné et quelques autres, également liés avec l'aimable ministre et sa charmante et influente belle-sœur, la marquise de Vins. Les dépêches de Bavière étaient chiffrées; M. de Pomponne les envoya à Paris pour être traduites, et, pensant que le roi ne connaîtrait point la date précise de l'arrivée du courrier, par une négligence, il faut le dire blâmable, il resta deux jours entiers avant de lui porter la correspondance tant désirée. Mais l'ambassadeur avait chargé le même courrier de remettre à son frère, le ministre, une lettre dans laquelle il lui donnait le résumé de ses dépêches; Colbert le fit lire au roi, qui, ayant inutilement attendu M. de Pomponne tout le vendredi et le samedi, ne le voyant point paraître, se décida enfin à le sacrifier. Louvois, qui avait le plus poussé à la chute, n'eut pas le bénéfice de cette campagne entreprise en commun avec son rival; celui-ci en recueillit tous les fruits, et ce fut le président Colbert de Croissy qui fut appelé au département des affaires étrangères.

L'histoire de la disgrâce de M. Pomponne forme l'un des épisodes les plus complets, les mieux sentis de la correspondance de madame de Sévigné: c'est avec le cœur, le cœur d'une amie de trente ans, qu'elle l'a racontée à sa fille. Les lettres qu'elle lui a consacrées sont un égal éloge pour le ministre tombé et pour son amie fidèle. Elles font bien comprendre aussi ce qu'était alors une disgrâce, mot effrayant, dernier des malheurs, sous un régime où la faveur royale, comme une divinité mystérieuse et redoutée, est l'objet de tous les hommages, de toutes les adorations, mêlées à la fois d'espérance et d'effroi. A ces divers titres, ces pages, remarquables d'ailleurs, doivent trouver place ici; ce n'est pas de la grande histoire, mais un intéressant chapitre de mémoires, destiné à faire connaître ce qu'on peut appeler le ménage intérieur du gouvernement de Louis XIV.

Voici la lettre qui annonça à madame de Grignan étonnée la chute d'un ministre qui était un intermédiaire utile, sinon un patron puissant, pour le lieutenant de la Provence:

A Paris, mercredi 22 novembre 1679.

«Vous allez être bien surprise et bien fâchée, ma chère enfant; M. de Pomponne est disgracié; il eut ordre samedi au soir, comme il revenoit de Pomponne, de se défaire de sa charge. Le roi avoit réglé qu'il auroit sept cent mille francs, et que la pension de vingt mille francs qu'il avoit comme ministre lui seroit continuée: Sa Majesté vouloit lui marquer par cet arrangement qu'elle étoit contente de sa fidélité. Ce fut M. Colbert qui lui fit ce compliment, en l'assurant qu'il étoit au désespoir d'être obligé, etc. M. de Pomponne demanda s'il ne pourroit point avoir l'honneur de parler au roi, et apprendre de sa bouche quelle étoit la faute qui avoit attiré ce coup de tonnerre; on lui dit qu'il ne le pouvoit pas, en sorte qu'il écrivit au roi pour lui marquer son extrême douleur et l'ignorance où il étoit de ce qui pouvoit avoir contribué à sa disgrâce: il lui parla de sa nombreuse famille et le supplia d'avoir égard à huit enfants qu'il avoit. Il fit remettre aussitôt ses chevaux au carrosse et revint à Paris où il arriva à minuit. M. de Pomponne n'étoit pas de ces ministres sur qui une disgrâce tombe à propos pour leur apprendre l'humanité qu'ils ont presque tous oubliée; la fortune n'avoit fait qu'employer les vertus qu'il avoit pour le bonheur des autres; on l'aimoit surtout, parce qu'on l'honoroit infiniment. Nous avions été, comme je vous l'ai mandé, le vendredi à Pomponne, M. de Chaulnes, Caumartin et moi: nous le trouvâmes, et les dames, qui nous reçurent fort gaiement. On causa tout le soir, on joua aux échecs: ah! quel échec et mat on lui préparoit à Saint-Germain! Il y alla dès le lendemain matin, parce qu'un courrier l'attendoit, de sorte que M. Colbert, qui croyoit le trouver le samedi au soir à l'ordinaire, sachant qu'il étoit allé droit à Saint-Germain, retourna sur ses pas et pensa crever ses chevaux. Pour nous, nous ne partîmes de Pomponne qu'après dîner; nous y laissâmes les dames, madame de Vins m'ayant chargée de mille amitiés pour vous. Il fallut donc leur mander cette triste nouvelle: ce fut un valet de chambre de M. de Pomponne, qui arriva le dimanche à neuf heures dans la chambre de madame de Vins; c'étoit une marche si extraordinaire que celle de cet homme, et il étoit si excessivement changé, que madame de Vins crut absolument qu'il venoit lui dire la mort de M. de Pomponne, de sorte que, quand elle sut qu'il n'étoit que disgracié, elle respira; mais elle sentit son mal quand elle fut remise; elle alla le dire à sa sœur. Elles partirent à l'instant, laissant tous ces petits garçons en larmes, et, accablées de douleur, elles arrivèrent à Paris à deux heures après midi. Vous pouvez vous représenter leur entrevue avec M. de Pomponne, et ce qu'ils sentirent en se revoyant si différents de ce qu'ils pensoient être la veille.

«Pour moi, j'appris cette nouvelle par l'abbé de Grignan; je vous avoue qu'elle me toucha droit au cœur. J'allai à leur porte dès le soir; on ne les voyoit point en public, j'entrai, je les trouvai tous trois. M. de Pomponne m'embrassa sans pouvoir prononcer une parole: les dames ne purent retenir leurs larmes ni moi les miennes: ma fille, vous n'auriez pas retenu les vôtres; c'étoit un spectacle douloureux: la circonstance de ce que nous venions de nous quitter à Pomponne d'une manière si différente augmenta notre tendresse. Enfin, je ne puis vous représenter cet état; la pauvre madame de Vins que j'avois laissée si fleurie n'étoit pas reconnoissable; je dis pas reconnoissable, une fièvre de quinze jours ne l'auroit pas tant changée: elle me parla de vous, et me dit qu'elle étoit persuadée que vous sentiriez sa douleur et l'état de M. de Pomponne; je l'en assurai. Nous parlâmes du contre-coup qu'elle ressentoit de cette disgrâce; il est épouvantable, et pour ses affaires, et pour l'agrément de sa vie et de son séjour, et pour la fortune de son mari; elle voit tout cela bien douloureusement. M. de Pomponne n'étoit point en faveur; mais il étoit en état d'obtenir de certaines choses ordinaires, qui font pourtant l'établissement des gens: il y a bien des degrés au-dessous de la faveur des autres, qui font la fortune des particuliers. C'étoit aussi une chose bien douce de se trouver naturellement établie à la cour: ô Dieu, quel changement! quel retranchement! quelle économie dans cette maison! Huit enfants, n'avoir pas eu le temps d'obtenir la moindre grâce! Ils doivent trente mille livres de rente; voyez ce qu'il leur restera: ils vont se réduire tristement à Paris, à Pomponne. On dit que tant de voyages, et quelquefois des courriers qui attendoient, même celui de Bavière qui étoit arrivé le vendredi, et que le roi attendoit impatiemment, ont un peu attiré ce malheur. Mais vous comprendrez aisément ces conduites de la Providence, quand vous saurez que c'est M. le président Colbert qui a la charge; comme il est en Bavière, son frère la fait en attendant, et lui a écrit, en se réjouissant et pour le surprendre, comme si on s'étoit trompé au-dessus de la lettre: A monsieur, monsieur Colbert, ministre et secrétaire d'État. J'en ai fait mes compliments dans la maison affligée; rien ne pouvoit être mieux. Faites un peu de réflexion à toute la puissance de cette famille, et joignez les pays étrangers à tout le reste; et vous verrez que tout ce qui est de l'autre côté où l'on se marie, ne vaut point cela.

 

«Ma pauvre enfant, voilà bien des détails et des circonstances; mais il me semble qu'ils ne sont point désagréables dans ces sortes d'occasions: il me semble que vous voulez toujours qu'on vous parle; je n'ai que trop parlé. Quand votre courrier viendra, je n'ai plus à le présenter; c'est encore un de mes chagrins de vous être désormais entièrement inutile; il est vrai que je l'étois déjà par madame de Vins; mais on se rallioit ensemble. Enfin, ma fille, voilà qui est fait, voilà le monde. M. de Pomponne est plus capable que personne de soutenir ce malheur avec courage, avec résignation et beaucoup de christianisme. Quand, d'ailleurs, on a usé comme lui de la fortune, on ne manque point d'être plaint dans l'adversité688

Toute l'histoire de la disgrâce de M. de Pomponne est, en abrégé, dans cette première lettre. On y voit la cause occasionnelle de sa chute, la ligue antérieure de Colbert et de Louvois, le succès du premier et la déconvenue de ce côté où l'on se marie (mademoiselle de Louvois était à la veille d'épouser le petit-fils de La Rochefoucauld, fils de Marsillac le favori), la portée de cette disgrâce pour M. de Pomponne et les siens, sa résignation religieuse, et, enfin, les regrets dont il est l'objet.

Pendant deux mois, madame de Sévigné ne cesse de développer ces divers points, afin de satisfaire la curiosité de sa fille, curiosité inspirée par sa reconnaissance envers un ministre qui avait souvent aidé M. de Grignan dans son administration et son amitié plus particulière pour la belle-sœur de celui-ci, la marquise de Vins.

«Il est extrêmement regretté; toute la cour le plaint et lui fait des compliments,» dit madame de Sévigné, au lendemain de la chute689. Un mois après, en constatant qu'elle venait de voir chez M. de Pomponne plus de gens considérables qu'avant sa disgrâce, elle ajoute: «C'est le prix de n'avoir point changé pour ses amis; vous verrez qu'ils ne changeront point pour lui690.» Et, pensant aux flatteurs habituels du succès, et peut-être aux Argus de Louvois, lequel cumulait avec le ministère de la guerre la surintendance des postes: «Un ministre de cette humeur, dit-elle, avec une facilité d'esprit et une bonté comme la sienne, est une chose si rare qu'il faut souffrir qu'on sente un peu une telle perte691.» Madame de Grignan, au bout de peu de jours, se trouvant trop pleine d'une nouvelle qu'elle croyait déjà vieille pour la cour: «Elle ne sera pas sitôt oubliée de beaucoup de gens (lui réplique sa mère, forcée toutefois d'avouer que le temps a déjà passé par-là), car, pour le torrent, il va comme votre Durance quand elle est endiablée; mais elle n'entraîne pas tout avec elle692

Quant à elle, avec un ton qu'autorise l'indépendance de son âme, elle s'écrie: «Le malheur ne me chassera pas de cette maison: il y a trente ans (c'est une belle date) que je suis amie de M. de Pomponne, je lui jure fidélité jusqu'à la fin de ma vie, plus dans la mauvaise que dans la bonne fortune693.» Elle se fait la compagne, le courtisan assidu des affligés, mais avec des ménagements que la plus exquise délicatesse peut seule inspirer. «Je leur rends, dit-elle, des soins si naturellement que je me retiens, de peur que le vrai n'ait l'air d'une affectation et d'une fausse générosité.» Elle ajoute, et on le conçoit de reste: «Ils sont contents de moi694

M. de Pomponne s'honorait par la façon simple et digne dont il supportait la disgrâce. Dès le premier jour son amie l'avait dit: «M. de Pomponne prendra bien son parti, et soutiendra dignement son infortune695.» Elle le peint, la semaine suivante, «sans tristesse et sans abattement, mais, pourtant, sans affectation d'être gai, et d'une manière si noble, si naturelle, et si précisément mêlée et composée de tout ce qu'il faut pour attirer l'admiration, qu'il n'a pas de peine à y réussir696.» Elle proclame que c'est la tête la mieux faite qu'elle ait vue. «Comme le ministère ne l'avoit pas changé, dit-elle, la disgrâce ne le change point aussi.» «Enfin, ajoute-t-elle, nous l'allons revoir ce M. de Pomponne si parfait, comme nous l'avons vu autrefois: il ne sera plus que le plus honnête homme du monde697

Pomponne appartenait à une famille de fervents disciples de la Providence. Il n'était pas de ceux qui attendent l'adversité pour penser à Dieu. Il s'humilia et ne s'irrita point. Ame croyante et, pour sa part, résignée aux nécessités d'une vie qui avait trompé tous ses vœux, son amie était faite pour le comprendre et l'approuver. Le lendemain du coup, c'est le sujet de leur premier entretien. «Nous avons bien parlé de la Providence, dit madame de Sévigné en quittant son cher disgracié, il entend bien cette doctrine.» «Il faut en revenir à la Providence, redit-elle dans la lettre suivante, dont M. de Pomponne est adorateur et disciple; et le moyen de vivre sans cette divine doctrine? il faudroit se pendre vingt fois le jour, et encore, avec tout cela, on a bien de la peine à s'en empêcher698

Madame de Vins prenait avec moins de fermeté et surtout moins de résignation religieuse cette ruine de la commune fortune. Madame de Sévigné lui prodigue de plus féminines consolations dans la persuasion où elle est «qu'elle sentira bien plus longtemps cette douleur que M. de Pomponne699.» Madame de Grignan et madame de Villars, ses deux meilleures amies, étant absentes, la marquise de Sévigné les remplace auprès d'elle. Elle lui sert de compagnie et de contenance dans ses visites à ceux qui aujourd'hui la plaignent ou en ont l'air, et qui la courtisaient hier à cause de son influence reconnue sur son beau-frère. Un grand mois après, elle n'avait pu trouver encore la force nécessaire pour accepter ce renversement soudain d'une position dont elle s'était fait une douce habitude, et qui devait profiter à l'avancement de son mari et à l'établissement de son fils. «Madame de Vins, écrit à sa fille madame de Sévigné le 29 décembre, me paroît toujours touchée jusqu'aux larmes, dont j'ai vu rougir plusieurs fois ses beaux yeux. Elle ne veut faire de visites qu'avec moi, puisque vous et madame de Villars lui manquez; elle peut disposer de ma personne tant qu'elle s'en accommodera. J'ai trop de raisons pour me trouver heureuse de ce goût… Son cœur la mène et lui fait souhaiter le séjour de Pomponne; cet attachement est digne d'être honoré, et adoucit les malheurs communs700

Madame de Sévigné resta seize jours à recevoir la réponse de sa fille à la lettre par laquelle elle lui faisait connaître le renvoi de leur ami. Comme elle avait à s'expliquer sur un acte plus ou moins loyal des deux principaux ministres, la gouvernante de la Provence jugea prudent de ne point adresser directement sa lettre à sa mère; elle la lui fit parvenir par une voie détournée, ce qui apporta dans sa correspondance un retard inusité, dont madame de Sévigné, on s'en doute, fut prompte à s'alarmer. «Le voilà donc, ce cher paquet (s'écrie-t-elle le 8 décembre en tenant enfin la réponse de sa fille), le voilà! Vous avez très-bien fait de le déguiser et de le dépayser un peu. Je ne suis point du tout surprise de votre surprise, ni de votre douleur; ce que j'en ai senti, je le sens encore tous les jours701;» et elle loue «les réflexions si tendres, si justes, si sages et si bonnes» de madame de Grignan. Celle-ci envoyait à sa mère, pour M. de Pomponne et madame de Vins, des lettres dont nous avons l'une, celle adressée au ministre déchu, où, en des termes un peu trop entortillés pourtant, elle lui demande, comme le plus honorable et le plus précieux des biens qu'elle ait encore reçus de lui, la continuation de son amitié. «Avec les sentiments que je me trouve pour vous, monsieur (lui dit-elle en terminant, du ton d'un hommage naturel et mieux senti), il m'est difficile de vous plaindre; il me semble que vous auriez beaucoup perdu si vous aviez cessé d'être M. de Pomponne, quand vous avez eu d'autres dignités; mais de quelle perte ne doit-on pas se consoler quand on est assuré d'être toujours l'homme du monde dont les vertus et le singulier mérite se font le plus aimer et respecter702.» Les condoléances de madame de Grignan furent accueillies comme venant aussi d'un cœur sincère. Le 27 décembre, sa mère lui mande que M. de Pomponne lui avait parlé fort tendrement d'elle, et lui avait paru fort touché de sa dernière lettre, et que madame de Vins s'était attendrie en parlant de la bonté de son cœur; «et tous nos yeux rougirent,» ajoute-t-elle703.

L'une des réflexions de madame de Grignan, réflexion bien singulièrement personnelle, était que son malheur, sa mauvaise fortune avait dû influer sur la disgrâce de M. de Pomponne, leur patron. La marquise de Sévigné n'hésite pas à revendiquer pour son fils et pour elle une part de ce guignon de famille. Mais, en répondant à sa fille, elle lui donne une meilleure explication de la chute de leur ami, amenée, nous l'avons dit, par les efforts communs de ses deux collègues, de Louvois surtout, qui se trouva, à son grand désappointement, n'avoir travaillé que pour son rival. Madame de Sévigné précise mieux ici les détails relatifs à cette dépêche de Bavière, qui fit éclater l'orage. Madame de Grignan avait paru craindre de trop s'appesantir sur un sujet qui déjà, depuis quelque temps, faisait tous les frais de la correspondance de sa mère:

680Conf. WALCKENAER, t. V, p. 34. Mémoires de Saint-Simon, t. XV, p. 352.
681SÉVIGNÉ, Lettres (28 janvier 1680), t. VI, p. 181.
682MADAME DE VILLARS, Lettres, p. 59.
683MADAME DE VILLARS, Lettres (6 mars 1680), p. 40.
684MADAME DE VILLARS, Lettres (28 mai 1680), p. 54.
685MADAME DE VILLARS, Lettres (3 avril 1681), p. 101.
686Ibid. Voy. notamment la lettre du 8 août 1680.
687Mémoires de la cour de France, par madame de La Fayette (Coll. Michaud, t. XXXII, p. 232).
688SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 22.
689SÉVIGNÉ, Lettres (24 novembre 1679), t. VI, p. 30.
690Ibid. (29 décembre), t. VI, p. 86.
691SÉVIGNÉ, Lettres (29 novembre et 29 décembre), t. VI, p. 36 et 86.
692Ibid., p. 59.
693Lettres inédites. Éd. Klostermann, p. 40.
694SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 36.
695Ibid., p. 30.
696Ibid., p. 36.
697Ibid., p. 36 et 75.
698SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 30 et 37.
699Ibid., p. 36.
700SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 86.
701SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 59.
702Lettres de madame de Sévigné, t. VI, p. 70.
703SÉVIGNÉ, t. VI, p. 75.