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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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CHAPITRE IX
1679-1680

Madame de Grignan retourne en Provence. – Douleur toujours nouvelle de madame de Sévigné. – Dernières explications entre la mère et la fille. – Mariage de Louise d'Orléans avec Charles II, roi d'Espagne. – La duchesse de Villars accompagne la jeune reine à Madrid. – Sa correspondance avec mesdames de Coulanges et de Sévigné. – Disgrâce de M. de Pomponne. – Belle conduite de madame de Sévigné. – Le ministre disgracié emporte dans sa retraite l'estime publique et les regrets de la cour.

La comtesse de Grignan quitta Paris, le 13 septembre, sous la conduite de son mari, et en compagnie de son fils et des deux demoiselles de Grignan, «dans une santé assez délicate (écrit madame de Sévigné à Bussy), pour qu'elle en soit continuellement en peine648.» Ces préoccupations, dues à l'excessive maigreur de sa fille, durèrent encore près d'une année. Afin de ménager madame de Grignan, le voyage devait avoir lieu en grande partie par eau: sur la Seine et l'Yonne de Paris à Auxerre, en diligence d'Auxerre à Châlons, et sur la Saône et le Rhône, de cette dernière ville à Grignan649.

A chaque séparation de madame de Sévigné d'avec sa fille, on est tenté de reproduire ses plaintes, toujours répétées, mais toujours nouvelles, sur la cruelle destinée qui lui faisait passer le meilleur de sa vie loin de cette idole de son cœur. Nous ne voulons point faire subir au lecteur d'inutiles redites. La maternelle tendresse de madame de Sévigné n'est point à prouver; non qu'on ne l'ait niée, on conteste bien, depuis quelque temps, son mérite d'écrivain, car, pas plus que les contemporains d'Aristide, les Athéniens de Paris n'aiment les longues et monotones réputations. Mais nous nous sommes promis de couler à fond ce qui concerne les démêlés qui ont eu lieu entre la mère et la fille, démêlés souvent invoqués pour établir que cette grande passion affichée de madame de Sévigné n'avait été qu'un thème littéraire, un sujet d'amplification, une vanité de cœur, née du désir de paraître, dans son temps, la plus tendre mère, quand en réalité sa fille et elle ne pouvaient vivre quelques mois ensemble sans se piquer et se quereller. Ces querelles, dans toute leur vie, se sont reproduites trois fois: en 1674, et M. Walckenaer a fait connaître à quel propos650; en 1677, et nous avons vu que le souci réciproque de leur santé en fut la seule cause; et dans cette dernière circonstance, dont il nous reste trop peu à dire pour laisser incomplet un exposé qui ne pouvait trouver place dans les notices et biographies publiées jusqu'ici sur madame de Sévigné, à cause de leur cadre trop restreint, mais que la dimension de ces Mémoires nous a sollicité à reproduire dans son entier.

Madame de Sévigné est restée le double type du genre épistolaire et de l'amour maternel. On dit indifféremment l'auteur des Lettres, et la mère de madame de Grignan. Quant à l'écrivain, il n'est pas une page de son recueil qui ne le défende; la mère y éclate aussi dans toute sa sincère exagération et son adoration inquiète; et, selon nous, les passages les plus troublés, ceux qui ont trait aux discussions survenues entre ces deux femmes, fournissent la plus saisissante preuve d'une tendresse avec raison devenue proverbiale. Ils prouvent aussi, toute différence de caractère gardée, la véritable et solide affection de madame de Grignan, dont il faut apprécier avec une équitable indulgence la situation difficile, partagée qu'elle était entre ses devoirs souvent contradictoires de fille et d'épouse. Nous allons donc réunir ici les quelques fragments qui se lisent encore sur ce sujet dans la correspondance de madame de Sévigné, après le départ de sa fille: ils sont la dernière et plus caractéristique expression de ces querelles faute de s'entendre.

Comme à la précédente séparation, une fois partie, madame de Grignan, qui, afin de complaire à son mari, avait refusé de prolonger son séjour à Paris, a senti ce que dans ces derniers mois son humeur malheureuse pouvait avoir eu de blessant et d'injuste pour une telle mère. Son âme droite et son cœur honnête, s'exagérant l'offense, prodiguent les réparations, et, dès ses premières lettres, écrites à chaque étape, elle se répand en tendres excuses, implorant un pardon qui a devancé ses regrets.

Madame de Sévigné est venue cacher son ennui à Livry. C'est de là qu'elle répond à sa fille:

«J'attendois votre lettre avec impatience, et j'avois besoin d'être instruite de l'état où vous êtes; mais je n'ai jamais pu voir sans fondre en larmes tout ce que vous me dites de vos réflexions et de votre repentir sur mon sujet. Ah! ma très-chère, que me voulez-vous dire de pénitence et de pardon? je ne vois plus rien que tout ce que vous avez d'aimable, et mon cœur est fait d'une manière pour vous, qu'encore que je sois sensible jusqu'à l'excès à tout ce qui vient de vous, un mot, une douceur, un retour, une caresse, une tendresse, me désarme, me guérit en un moment comme par une puissance miraculeuse, et mon cœur retrouve toute sa tendresse qui, sans se diminuer, change seulement de nom, selon les différents mouvements qu'elle me donne. Je vous ai dit ceci plusieurs fois, je vous le dis encore, et c'est une vérité; je suis persuadée que vous ne voulez pas en abuser, mais il est certain que vous faites toujours, en quelque façon que ce puisse être, la seule agitation de mon âme: jugez si je suis sensiblement touchée de ce que vous me mandez. Plût à Dieu, ma fille, que je pusse vous revoir à l'hôtel de Carnavalet, non pas pour huit jours, ni pour y faire pénitence, mais pour vous embrasser et vous faire voir clairement que je ne puis être heureuse sans vous, et que les chagrins que l'amitié que j'ai pour vous m'a pu donner, me sont plus agréables que toute la fausse paix d'une ennuyeuse absence! Si votre cœur étoit un peu plus ouvert, vous ne seriez pas si injuste: par exemple, n'est-ce pas un assassinat que d'avoir cru qu'on vouloit vous ôter de mon cœur, et sur cela me dire des choses dures651? Et le moyen que je pusse deviner la cause de ces chagrins? Vous dites qu'ils étoient fondés: c'étoit dans votre imagination, ma fille, et sur cela vous aviez une conduite qui étoit plus capable de faire ce que vous craigniez, si c'étoit une chose faisable, que tous les discours que vous supposiez qu'on me faisoit: ils étoient sur un autre ton; et puisque vous voyiez bien que je vous aimois toujours, pourquoi suiviez-vous votre injuste pensée, et que ne tâchiez-vous plutôt, à tout hasard, de me faire connoître que vous m'aimiez? Je perdois beaucoup à me taire; j'étois digne de louange dans tout ce que je croyois ménager, et je me souviens que deux ou trois fois vous m'avez dit le soir des mots que je n'entendois point du tout alors. Ne retombez donc plus dans de pareilles injustices; parlez, éclaircissez-vous, on ne devine pas; ne faites point comme disoit le maréchal de Grammont, ne laissez point vivre ni rire des gens qui ont la gorge coupée et qui ne le sentent pas. Il faut parler aux gens raisonnables; c'est par là qu'on s'entend, et l'on se trouve toujours bien d'avoir de la sincérité: le temps vous persuadera peut-être de cette vérité. Je ne sais comme je me suis insensiblement engagée dans ce discours, il est peut-être mal à propos652…»

Deux jours après, elle continue: «Je reçois, ma très-aimable, votre lettre de tous les jours, et puis enfin d'Auxerre. Cette lettre m'étoit nécessaire. Je vous vois hors de ce bateau, où vous avez été dans un faux repos; car, après tout, cette allure est incommode. Ne me dites plus que je vous regrette sans sujet; où prenez-vous que je n'en aie pas tous les sujets du monde? Je ne sais pas ce qui vous repasse dans la tête; pour moi, je ne vois que votre amitié, que vos soins, vos bontés, vos caresses; je vous assure que c'est tout cela que j'ai perdu, et que c'est là ce que je regrette, sans que rien au monde puisse m'effacer un tel souvenir, ni me consoler d'une telle perte. Soyez bien persuadée, ma très-chère, que cette amitié, que vous appelez votre bien, ne vous peut jamais manquer: plût à Dieu que vous fussiez aussi assurée de conserver toutes les autres choses qui sont à vous653!» Le surlendemain, d'un style plus tendre encore, elle ajoute: «Je pense toujours à vous, et comme j'ai peu de distractions, je me trouve bien des pensées… Je suis déjà trop vivement touchée du désir extrême de vous revoir, et de la tristesse d'une année d'absence; cette vue en gros ne me paraît pas supportable. Je suis tous les matins dans ce jardin que vous connoissez; je vous cherche partout, et tous les endroits où je vous ai vue me font mal; vous voyez bien que les moindres choses de ce qui a rapport à vous, ont fait impression dans mon pauvre cerveau. Je ne vous entretiendrois pas de ces sortes de foiblesses, dont je suis bien assurée que vous vous moquez, sans que la lettre d'aujourd'hui est un peu sur la pointe des vents: je ne réponds à rien, et je ne sais point de nouvelles… Vos lettres aimables font toute ma consolation; je les relis souvent, et voici comme je fais: je ne me souviens plus de tout ce qui m'avoit paru des marques d'éloignement et d'indifférence; il me semble que cela ne vient point de vous, et je prends toutes vos tendresses, et dites et écrites, pour le véritable fond de votre cœur pour moi. Êtes-vous contente, ma belle? est-ce le moyen de vous aimer? et pouvez-vous jamais douter de mes sentiments, puisque, de bonne foi, j'ai cette conduite654

 

Voici enfin le plus vif et le plus pur accent de cette passion maternelle, qu'on a eu raison de comparer à l'amour même, artisan d'émotions et de trouble, et qui s'accroît par la souffrance:

«… Il y a justement aujourd'hui quinze jours que je vous voyois et vous embrassois encore; il me semble que je ne pourrai jamais avoir le courage de passer un mois, et deux mois, et trois mois sans ma chère enfant. Ah! ma fille, c'est une éternité! J'ai des bouffées et des heures de tendresse que je ne puis soutenir. Quelle possession vous avez prise de mon cœur, et quelle trace vous avez faite dans ma tête! Vous avez raison d'en être bien persuadée, vous ne sauriez aller trop loin; ne craignez point de passer le but; allez, allez, portez vos idées où vous voudrez, elles n'iront pas au delà: et, pour vous, ma fille, ah! ne croyez point que j'aie pour remède à ma tendresse la pensée de n'être pas aimée de vous; non, non, je crois que vous m'aimez, je m'abandonne sur ce pied-là, et j'y compte sûrement. Vous me dites que votre cœur est comme je le puis souhaiter et comme je ne le crois pas; défaites-vous de cette pensée, il est comme je le souhaite et comme je le crois. Voilà qui est dit, je n'en parlerai plus, je vous conjure de vous en tenir là, et de croire, vous même, qu'un mot, un seul mot sera toujours capable de me remettre devant les yeux cette vérité, qui est toujours dans le fond de mon cœur, et que vous y trouverez quand vous voudrez m'ôter les illusions et les fantômes qui ne font que passer; mais je vous l'ai dit une fois, ma fille, ils me font peur et me font transir, tout fantômes qu'ils sont: ôtez-les moi donc, il vous est aisé, et vous y trouverez toujours, je dis toujours, le même cœur persuadé du vôtre, ce cœur qui vous aime uniquement, et que vous appelez votre bien avec justice, puisqu'il ne peut vous manquer. Finissons ce chapitre, qui ne finiroit pas naturellement, la source étant inépuisable, et parlons, ma chère enfant, des fatigues infinies de votre voyage655…»

Facile aux concessions vis-à-vis de sa fille pour les personnes médiocrement aimées, madame de Sévigné ne lui cède jamais pour ce qui concerne ses vrais amis, ceux dont le dévouement lui est prouvé, dont la loyauté lui est connue, et elle les défend contre des préventions trop souvent injustes avec une vivacité qui surprend et plaît en même temps. C'est surtout du calomnié Corbinelli qu'elle se fait le défenseur obstiné. «Vous me répondez trop aimablement (écrit-elle à madame de Grignan dans la lettre suivante); il faut que je fasse ce mot exprès pour l'article de votre lettre, où vous me paraissez persuadée de toutes les vérités que je vous ai dites sur le retour sincère de mon cœur: mais que veut dire retour? mon cœur n'a jamais été détourné de vous. Je voyois des froideurs sans les pouvoir comprendre, non plus que celles que vous aviez pour ce pauvre Corbinelli; j'avoue que celles-là m'ont touchée sensiblement, elles étoient apparentes, et c'étoit une sorte d'injustice dont j'étois si bien instruite et que je voyois tous les jours si clairement qu'elle me faisoit petiller: bon Dieu! combien étoit-il digne du contraire! Avec quelle sagesse n'a-t-il pas supporté cette injuste disgrâce! je le retrouvois toujours le même homme, c'est-à-dire fidèlement appliqué, avec tout ce qu'il a d'esprit et d'adresse, à vous servir solidement656.» Mais la gouvernante de la Provence était partie pleinement réconciliée avec Corbinelli, et, à dater de cet instant, elle ne cessa d'avoir pour lui des sentiments conformes à ceux de sa mère.

Au commencement d'octobre, madame de Grignan, bien confessée, bien pardonnée, mourante, suivant sa mère, mieux portante selon son mari, arriva dans son château, où elle devait trouver le repos et une entière guérison, et où le lieutenant de M. de Vendôme se proposait de réaliser quelques économies rendues nécessaires par le séjour coûteux de la capitale. Ce fut, nous l'avons dit, la fin des querelles, mais non des explications, et un an après, dans une lettre de Bretagne, nous trouvons ce ressouvenir des vieux péchés, naturellement amené par un accès de cordiale confiance de la part d'une cousine, mademoiselle de Méri, sœur de M. de la Trousse, et assez semblable à madame de Grignan par son esprit susceptible et ses manières peu ouvertes:

…«Ah! mon enfant, qu'il est aisé de vivre avec moi! qu'un peu de douceur, d'espèce de société, de confiance, même superficielle, que tout cela me mène loin! Je crois, en vérité, que personne n'a plus de facilité que moi dans le commerce de la vie civile; je voudrois que vous vissiez comme cela va bien, quand notre cousine veut: elle me témoigna, l'autre jour, qu'elle savoit en gros les malheurs de mon fils, et qu'elle eût bien voulu en savoir davantage; je me tins obligée de cette curiosité, et je lui contai tout le détail de nos misères, ainsi que de plusieurs autres choses657. Voilà ce qui s'appelle vivre avec les vivants! Mais quand on ne peut jamais rien dire qui ne soit repoussé durement; quand on croit avoir pris les tours les plus gracieux, et que toujours ce n'est pas cela, c'est tout le contraire; qu'on trouve toutes les portes fermées sur tous les chapitres qu'on pourroit traiter; que les choses les plus répandues se tournent en mystère; qu'une chose avérée est une médisance et une injustice; que la défiance, l'aigreur, l'aversion, sont visibles et sont mêlées dans toutes les paroles; en vérité cela serre le cœur, et franchement cela déplaît un peu. On n'est point accoutumé à ces chemins raboteux; et quand ce ne seroit que pour vous avoir enfantée, on devroit espérer un traitement plus doux. Cependant, ma fille, j'ai souvent éprouvé ces manières si peu honnêtes; ce qui fait que je vous en parle, c'est que cela est changé, et que j'en sens la douceur: si ce retour pouvoit durer, je vous jure que j'en aurois une joie sensible, mais je vous dis sensible; il faut me croire quand je parle, je ne parle pas toujours. Ce n'a point été un raccommodement, c'est un radoucissement de sang, entretenu par des conversations douces et assez sincères, et point comme si on revenoit toujours d'Allemagne. Enfin, je suis contente, et je vous assure qu'il faut peu pour me contenter: la privation des rudesses me tiendroit lieu d'amitié en un besoin: jugez ce que je sentirai si vous pouvez faire que l'honnêteté, la douceur, une superficie de confiance, la causerie, et tout ce qu'on a enfin avec ceux qui savent vivre, puisse être désormais établi entre elle et moi658

Ceci est d'un ton moins affectueux qu'au lendemain de la séparation. Madame de Sévigné prévoit le retour de sa fille, et, de peur d'une rechute qu'elle veut empêcher à tout prix, soit par apostrophe directe, soit sous le couvert de mademoiselle de Méri, elle cherche à produire sur son esprit une impression salutaire et définitive. Dans toute la suite de la correspondance on ne trouve plus rien de ce style. Le lecteur sait donc bien maintenant, car tout a été mis sous ses yeux, ce qu'il faut penser de ce point délicat de la biographie de madame de Sévigné et de sa fille: elles ont, en vérité, vécu comme des amants, et ce n'est certes point de l'indifférence que prouvent ces brouilles d'un jour suivies de tendres raccommodements.

La comtesse de Grignan avait promis à sa mère de revenir dans un an. Cette année fut passée par madame de Sévigné moitié à Paris, et moitié en Bretagne. Mais avant de se rendre à sa terre des Rochers, elle put faire connaître à sa fille toute une série d'événements dont l'importance croissante donne à sa correspondance de cette date un prix vraiment exceptionnel. On y trouve, en effet, avec des détails qu'on demanderait vainement aux autres chroniqueurs contemporains, – les mariages de Louise d'Orléans avec le roi d'Espagne, du prince de Conti avec la fille de la Vallière, et du Dauphin avec la princesse de Bavière; le règne éphémère de mademoiselle de Fontanges, l'exaltation de madame de Maintenon, la sinistre affaire des Poisons, la disgrâce imprévue de M. de Pomponne, la mort de Fouquet, et enfin celle de La Rochefoucauld. Certes, il y aurait là de quoi faire un volume bien rempli, mais nous avons tant à dire encore, et il nous reste si peu de place, que nous abrégeons forcément, et le lecteur nous excusera si nous ne tirons pas de ces sujets intéressants tout le parti dont ils sont facilement susceptibles.

Le premier fait, en date, est le mariage de cette fille de la belle et infortunée Henriette d'Angleterre, comme sa mère destinée au malheur. Déjà, le 20 juillet, la marquise de Sévigné avait annoncé à Bussy les préparatifs d'une union par laquelle Louis XIV préludait au rôle qu'il voulait jouer dans les affaires de l'Espagne659. Mais l'ambition de Louise d'Orléans, si ce n'est son cœur, était ailleurs. Se doutant, la première, du désir de la jeune princesse d'épouser le Dauphin, la grande Mademoiselle avait reproché à son père, à qui elle attribue les mêmes projets, de la mener trop souvent à la cour: «Cela lui donnera, disait-elle, des dégoûts pour tous les autres partis, et si elle n'épouse pas M. le Dauphin, vous lui empoisonnez le reste de sa vie par l'espérance qu'elle en aura eue660.» Aussi, quand il fut question, pour la fille de MONSIEUR, de quitter la France, même aux magnifiques conditions que la fortune lui offrait sans attendre, elle ne put s'empêcher de manifester son désappointement et sa tristesse. «Je vous fais reine d'Espagne, lui dit le roi, que pourrois-je de plus pour ma fille? – Ah! lui répondit-elle, vous pourriez plus pour votre nièce661!» A en croire MADEMOISELLE, le Dauphin, pas plus que Louis XIV, n'avait donné à entendre qu'il désirât ce mariage, et lorsqu'il vint féliciter sa cousine, soit défaut naturel de galanterie, soit désir d'éteindre une passion qu'il ne partageait point, il se borna à lui demander de lui envoyer de Madrid un produit du pays, appelé du Tourou, ajoutant, pour toute gracieuseté, qu'il l'aimait fort. «Cela la mit au désespoir, dit MADEMOISELLE, et elle ne l'oublia pas662

 

La correspondance de madame de Sévigné est toute pleine des douleurs et des larmes de cette pauvre Louise d'Orléans, si désolée de quitter la France pour aller s'enfouir dans l'étouffante étiquette des palais espagnols. «La reine d'Espagne crie et pleure,» écrit-elle à madame de Grignan, dans sa première lettre663. «La reine d'Espagne, ajoute-t-elle le 18 septembre, crie toujours miséricorde, et se jette aux pieds de tout le monde; je ne sais comme l'orgueil d'Espagne s'accommode de ces désespoirs. Elle arrêta, l'autre jour, le roi par-delà l'heure de la messe; le roi lui dit: «Madame, ce seroit une belle chose que la reine catholique empêchât le roi très-chrétien d'aller à la messe.» On dit qu'ils seront tous fort aises d'être défaits de cette catholique664

La cour s'apitoyait peu sur le sort de cette princesse, malheureuse de devenir reine. Mais outre son attachement, on le verra payé de retour, pour la fille de la première MADAME qu'elle avait bien connue, la marquise de Sévigné, au lendemain du départ de sa fille, ne pouvait s'empêcher de compatir à la situation d'une jeune femme qui allait pour jamais quitter tous les siens. «La reine d'Espagne, mande-t-elle le 20 septembre, devient fontaine aujourd'hui; je comprends bien aisément le mal des séparations665.» Le 22, elle y revient: «On dit que la reine d'Espagne pleura excessivement en disant adieu au roi; ils retournèrent deux ou trois fois aux embrassades et au redoublement des sanglots: c'est une horrible chose que les séparations666!» La semaine d'après, enfin, elle donne ces derniers détails sur le départ triste et forcé de cette aimable princesse pressentant, peut-être, la tragique destinée qui l'attendait dans sa nouvelle patrie: «La reine d'Espagne va toujours criant et pleurant. Le peuple disoit, en la voyant dans la rue Saint-Honoré: «Ah! MONSIEUR est trop bon, il ne la laissera point aller, elle est trop affligée.» Le roi lui dit devant madame la Grande-Duchesse (la duchesse de Toscane, Marguerite-Louise de France, séparée de son mari, et à qui Louis XIV semble avoir voulu donner une leçon): «Madame, je souhaite de vous dire adieu pour jamais; ce seroit le plus grand malheur qui vous pût arriver que de revoir la France667

Louise d'Orléans quitta Paris sous la conduite du prince et de la princesse d'Harcourt, chargés dans cette circonstance de représenter le roi, de la maréchale de Clérembault, gouvernante des enfants de MONSIEUR, et de madame, ou plutôt mademoiselle de Grancey, fille du maréchal de ce nom. Les lecteurs des Mémoires sur madame de Sévigné ont déjà pu se faire de ces deux derniers personnages une juste et suffisante idée668. M. Walckenaer a eu occasion de parler également, en faisant connaître leurs relations avec la marquise de Sévigné, du duc et de la duchesse de Villars, père et mère du futur maréchal de ce nom, envoyés devant pour recevoir la jeune reine à Madrid et aider ses premiers pas dans un monde pour elle si nouveau669.

Pendant son ambassade de dix-huit mois, la duchesse de Villars eut, avec madame de Coulanges, une correspondance dont il ne nous est parvenu que trente-sept lettres, d'un style simple, aisé, parfois piquant, pleines d'intérêt quant au fond et faisant bien connaître la cour d'Espagne de ce temps, les mœurs et les usages du pays, mais ne pouvant certes lutter d'originalité, d'inspiration, de brio et d'ampleur, avec les lettres de son amie, madame de Sévigné670. A la mort du chevalier Marius de Perrin, éditeur de cette dernière (1754), la correspondance de madame de Villars, qui lui avait été confiée pour la publier pareillement, se trouva dans ses papiers, et c'est d'après la copie qu'il avait préparée et qu'il n'eut point le temps de faire imprimer que ces lettres ont été publiées depuis.

La duchesse de Villars était liée à la fois avec mesdames de Sévigné, de la Fayette et de Coulanges. Si elle fit choix pour sa correspondante ordinaire de celle-ci, plus jeune, plus répandue et non moins spirituelle, aimée et choyée par madame de Maintenon, et, de plus, cousine de Louvois, c'est qu'on la citait moins pour sa discrétion que pour sa vanité et son désir de paraître, et madame de Villars n'était point fâchée qu'on connût à Versailles les détails de son ambassade.

Cette conduite d'une amie ne laisse pas que d'émouvoir la susceptibilité de la marquise de Sévigné. «Madame de Villars (mande-t-elle à sa fille, le 8 novembre 1679) n'a écrit uniquement, en arrivant à Madrid, qu'à madame de Coulanges, et, dans cette lettre, elle nous fait des compliments à toutes nous autres, vieilles amies: madame de Schomberg, mademoiselle de Lestranges, madame de la Fayette, tout est en un paquet. Madame de Villars dit qu'il n'y a qu'à être en Espagne pour n'avoir plus d'envie d'y bâtir des châteaux. Vous voyez bien qu'elle ne pouvoit mieux adresser sa lettre, puisqu'elle vouloit mander cette gentillesse671

Dans cette correspondance de dix-huit mois, qu'il serait trop long d'analyser, on voit bien les débuts de l'histoire de cette belle et triste fille d'une malheureuse mère: on y suit sa marche à travers l'Espagne pauvre et déchue; son arrivée à Madrid, ému un instant de sa venue; les premiers enchantements de Charles II, surpris de la beauté et heureux du bon esprit de sa compagne; puis les ennuis de celle-ci dans une cour où l'on déteste la France, ses quelques fautes de conduite ou plutôt ses quelques erreurs d'étiquette, et les commencements de son crédit sur l'esprit de son époux, qui lui coûtera la vie.

Charles II, accompagné de l'ambassadeur de France, était parti pour aller au-devant de la reine jusqu'au delà de Burgos, «transporté d'amour et d'impatience (écrit la duchesse de Villars), et d'une telle impétuosité qu'on ne peut le suivre672.» La première entrevue ayant eu beaucoup de témoins, les conducteurs de la princesse, entre autres, et leur suite, fut connue à Paris bien avant que la relation que madame de Villars tenait de son mari, partie de Madrid le 29 novembre, eût pu parvenir à madame de Coulanges. Aussi, dès le 6 décembre, la marquise de Sévigné en envoie les détails à sa fille:

«On lit mille relations de la reine d'Espagne. Elle est toute livrée à l'Espagne: elle n'a conservé que quatre femmes de chambre françoises. Le roi la surprit comme elle se coiffoit, il ouvrit la porte lui-même; elle voulut se jeter à genoux et lui baiser la main; il la prévint, et lui baisa la sienne, de sorte qu'ils étoient tous deux à genoux. Ils se marièrent sans cérémonie, et puis se retirèrent pour causer: la reine entend l'espagnol; ils étoient habillés à l'espagnole. Ils arrivèrent à Burgos; ils se couchèrent à huit heures, et furent au lit le lendemain matin jusqu'à dix. La reine écrit de là à MONSIEUR, et lui mande qu'elle est heureuse et contente; qu'elle a trouvé le roi bien plus aimable qu'on ne lui avoit dit. Le roi est fort amoureux: la reine a été très-bien conseillée, et s'est fort bien conduite dans tout cela: devinez par quels conseils? Par ceux de madame de Grancey, car la maréchale (de Clérembault) étoit immobile, ayant joint une dose de la gravité d'Espagne avec sa philosophie stoïcienne. C'est donc madame de Grancey qui a fait le plus raisonnable personnage; aussi a-t-elle reçu de grandes louanges et de grands présents. Le roi (d'Espagne) lui donne une pension de six mille francs qu'elle prendra sur Bruxelles; elle a un don de dix mille écus sur un avis que Los Balbasez lui donna, et pour dix mille écus de pierreries. Elle mande que l'âme de madame de Fiennes est passée en elle, qu'elle prend à toutes mains, et qu'elle s'y accoutumera si bien, qu'elle s'ennuiera en France si on ne la traite comme en Espagne673

Madame de Fiennes, renommée par sa causticité, l'était aussi par son avarice et son avidité. C'est d'elle que mademoiselle de Montpensier a dit qu'elle ambitionnait le bonheur des laquais, habitués qu'ils étaient à recevoir des étrennes674. Madame de Grancey, de son côté, avait bien peu de violence à se faire pour ouvrir les deux mains, car, si l'on en croit la seconde MADAME, il ne se vendait pas une charge dans la maison de MONSIEUR qu'on n'en payât un pot-de-vin à madame de Grancey et au chevalier de Lorraine, son amant, et favori scandaleux du duc d'Orléans675. Quant à la maréchale de Clérembault, qui avait paru s'acquitter de mauvaise grâce et même avec humeur d'une mission où elle trouvait, sans doute, que le profit ne compensait pas la peine, elle se vit remerciée avant son retour et bientôt remplacée comme gouvernante des enfants de MONSIEUR, par la marquise d'Effiat676.

Vers la fin de décembre, l'une des lettres de la duchesse de Villars, lettre perdue, fut pour madame de Sévigné, qui en donne cette analyse à sa fille: «J'ai reçu, ce matin, une grande lettre de madame de Villars; je vous l'enverrois sans qu'elle ne contient que trois points qui ne vous apprendroient rien de nouveau. Il me paroît, de plus, qu'elle se renferme fort chez elle, voulant éviter tous les airs d'empressement, et faire mentir les prophéties. La reine veut la voir incognito; elle se fait prier pour se donner un nouveau prix. La reine est adorée; elle a paru, pour la dernière fois, chez la reine, sa belle-mère, habillée et parée à la françoise. Elle apprend le françois au roi, et le roi lui apprend l'espagnol: tout va bien jusqu'ici677.» Ces lignes disent que l'ambassadrice de France à Madrid réservait pour la seule madame de Coulanges ses relations étendues et ses confidences intimes. Elles nous apprennent aussi que la connaissance du caractère un peu vain de la duchesse de Villars avait fait prophétiser qu'elle voudrait se rendre importante, et afficher son influence à la cour d'Espagne, par le moyen de la jeune reine, qui, en effet, lui témoignait un grand attachement. Mais, bien dirigée par son mari, madame de Villars se faisait, au contraire, désirer dans un palais où tout ce qui appartenait à la France était mal vu; non, comme le dit avec un peu de malice la marquise de Sévigné, pour donner à ses visites plus de prix, mais pour ne pas assumer, soit à Madrid, soit à Versailles, la responsabilité de tout ce que ferait et dirait la reine. Louis XIV n'eût point approuvé que l'on dégoûtât sa nièce de sa nouvelle patrie, «si loin de Versailles pour l'élégance et les amusements678». Aussi la duchesse de Villars est-elle alerte à prendre ses précautions sur ce point, dans ses lettres qu'elle adresse plus encore, nous l'avons dit, à madame de Maintenon qu'à madame de Coulanges: «Vous pouvez penser, dit-elle à cette dernière, que je ne tiens guère à la reine de propos qui soient propres à la faire soupirer incessamment après la France679

648SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 474.
649On peut lire des détails curieux et entièrement nouveaux sur les moyens de voyager alors, par les Coches d'eau et les Diligences, nouvellement établies, dans le savant ouvrage de M. Eugène d'Auriac, intitulé: Histoire anecdotique de l'Industrie française, in-12; Paris, Dentu, 1861, p. 107, 200 et suiv.
650Conférez Mémoires sur madame de Sévigné, t. V, p. 140-142.
651Ceci se rapporte à Corbinelli.
652SÉVIGNÉ, Lettres (18 septembre 1679), t. V, p. 427-429.
653SÉVIGNÉ, Lettres (20 septembre 1679), t. V, p. 433.
654SÉVIGNÉ, Lettres (22 septembre 1679), t. V, p 435.
655SÉVIGNÉ, Lettres (27 septembre 1679), t. V, p. 439.
656SÉVIGNÉ, Lettres (4 octobre 1679), t. V, p. 449.
657Il est ici question d'une nouvelle et fort ridicule campagne amoureuse du baron de Sévigné.
658SÉVIGNÉ, Lettres (5 novembre 1680), t. VII, p 38.
659SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 414.
660Mémoires de mademoiselle de Montpensier, 4e partie, année 1679 (coll. Michaud, t. XXVIII, p. 488).
661VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, chap XXVI, p. 296.
662Mémoires, ibid. Sur les cérémonies du mariage de Louise d'Orléans, voir Correspondance de Bussy, t. IV, p. 444, et surtout le Mercure Galant (2e vol. de septembre), ainsi que le no 73 de la Gazette de France.
663SÉVIGNÉ, Lettres (15 septembre 1679), t. V, p. 426.
664SÉVIGNÉ, Lettres, ibid., p. 432.
665SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 434.
666Ibid., p. 438.
667SÉVIGNÉ, Lettres (27 septembre 1679), t. V, p. 443.
668Conf. WALCKENAER, t. V, p. 271. – Sur la maréchale de Clérembault, conf. SAINT-SIMON, III, p. 383; VI, 110, et IX, 425-427.
669Conf. WALCKENAER, t. V, p. 349-351; Saint-Simon, t. I, p. 49, et III, p. 158.
670V. Lettres de mesdames de Villars, de la Fayette, de Tencin, etc., accompagnées de notices biographiques et de notes explicatives; Paris, 1805, chez Léopold Collin, 1 vol. in-12.
671SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 16.
672MADAME DE VILLARS, Lettres (2 novembre 1679), p. 1.
673SÉVIGNÉ, Lettres (6 décembre 1679), t. VI, p. 52.
674Mémoires, etc. (coll. Michaud), t. XXVIII.
675SÉVIGNÉ, t. VI, p. 53.
676SÉVIGNÉ, Lettres (6 et 8 décembre 1679), t. VI, p. 53 et 56.
677SÉVIGNÉ, Lettres (5 janvier 1680), t. VI, p. 95.
678MADAME DE VILLARS, Lettres, p. 17.
679Ibid., Lettre du 12 janvier 1680, p. 25.