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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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A la fin de cette année, M. de Grignan, après avoir tenu les Etats de la Provence à Lambesc, vint rejoindre sa femme à Paris. En annonçant leur clôture, de Visé ajoute avec sa galanterie habituelle pour le nom de Sévigné: «C'est M. le comte de Grignan, lieutenant-général de la province, qui a clos cette assemblée, et le même qui nous a enlevé la belle mademoiselle de Sévigné qui faisoit un des agréables ornements de la cour597.» Le mois suivant, le même recueil annonce que «le duc de Vendôme avoit prêté serment de fidélité entre les mains du roi, pour son gouvernement de Provence598.» Malgré cela, le jeune duc, aussi avide de plaisirs qu'il venait de se montrer passionné pour la guerre, était fort peu pressé d'aller prendre possession de son gouvernement, qu'il laissa, au gré de la cour, deux années encore entre les mains de son habile lieutenant.

Le recueil que nous consultons volontiers, et auquel nous trouvons à emprunter des détails nouveaux et négligés par les éditeurs de madame de Sévigné, nous apprend qu'au commencement de cet hiver, l'un des membres de la famille de Grignan, le coadjuteur d'Arles, qui, déjà, lors de la mort de Turenne, avait su se faire applaudir en haranguant le roi au nom du clergé599, s'était de nouveau signalé en prêchant à Versailles à l'occasion de la fête de tous les Saints. Après avoir constaté avec complaisance «l'éloquence qu'on admira dans le sermon que M. de Grignan, coadjuteur d'Arles, fit à Versailles, le jour de la Toussaint, en présence de Leurs Majestés,» le Mercure de décembre ajoute: «Il seroit difficile d'exprimer les applaudissements qu'il en reçut. Le roi, lui-même, l'en félicita, et eut la bonté de lui dire qu'il n'avoit jamais mieux entendu prêcher600.» Le mot est fort, à cette époque où la chaire retentissait de ces voix éloquentes ayant nom Fléchier, Bourdaloue, Bossuet. Il est difficile cependant de révoquer en doute cette courtoisie royale vis-à-vis du coadjuteur d'Arles, car, si bienveillant qu'il paraisse pour la famille de Grignan, De Visé, l'auteur du Mercure galant, à l'excès prudent et timide, n'eût osé gratuitement prêter au roi des discours que celui-ci n'aurait point tenus. Il y revient, et avec plus de détails, en rendant compte au mois de janvier de l'année suivante, des nouveaux succès obtenus par le coadjuteur à la station de l'Avent, que Louis XIV, évidemment satisfait de lui, l'avait chargé de prêcher devant la cour. Nous copions le Mercure, qui profite de l'occasion pour faire l'éloge des divers membres de la maison de Grignan, surtout de leur doyen vénéré, l'archevêque d'Arles, l'une des grandes situations du clergé provincial d'alors:

«Je me souviens de vous avoir parlé, le dernier mois, du succès qu'avoit eu M. le coadjuteur d'Arles en prêchant devant le roi, le jour de la fête de tous les Saints. J'aurois aujourd'hui beaucoup à vous dire, si j'entreprenois de vous marquer combien toute la cour a donné d'applaudissements à ses derniers sermons de l'Avent. Il est certain que Sa Majesté n'avoit de longtemps entendu un prédicateur, ni avec tant d'assiduité, ni avec tant de satisfaction: aussi a-t-elle dit plusieurs fois, à son avantage, qu'elle n'avoit jamais ouï mieux prêcher. Tous les compliments que lui a faits ce digne prélat, ont été aussi justes que bien tournés; et dans les louanges qu'il a données au roi, il a conservé toujours un certain air grave et d'autorité qu'inspire aux prédicateurs la dignité de leur caractère. Vous savez qu'il est de la maison de Grignan. Il a pour frères M. le comte de Grignan, lieutenant de roi en Provence, M. le chevalier de Grignan, mestre de camp et brigadier de cavalerie, qui s'est signalé dans plusieurs occasions pendant cette dernière guerre, et M. l'abbé de Grignan, que nous avons vu agent du clergé. Ils sont tous neveux de M. l'archevêque d'Arles, commandeur des ordres du roi. Personne n'ignore le mérite de ce grand prélat. Il est d'une vertu consommée, et, tout aveugle qu'il est, on peut dire qu'il y a peu d'hommes en France aussi éclairés que lui. J'irois loin si je m'engageois à vous faire ici l'éloge en particulier de tous ceux que je viens de vous nommer. Je vous dirai seulement une chose qui les fait admirer de toute la terre, c'est la parfaite union qu'on leur voit garder entre eux. Ils ont tous une si tendre et si cordiale amitié l'un pour l'autre, et ils vivent dans une si étroite correspondance, qu'il semble qu'ils n'aient qu'un cœur et qu'une âme. C'est ce qui fera toujours subsister cette illustre famille dans le même état, et qu'on peut prendre pour un présage assuré d'une prospérité éternelle601.» L'union des Grignan, leur amour, leur fidèle dévouement de famille, ressortent de toutes les pages de la correspondance de madame de Sévigné, sauf toutefois en ce qui concerne le coadjuteur d'Arles, qui est l'occasion de cet éloge collectif, et dont nous verrons les coupables froideurs à l'égard d'un oncle qu'il fuyait trop pour le bruit de Paris. Quant à la prospérité présente de la maison de Grignan, madame de Sévigné nous dira bientôt ce qu'il fallait en penser; et ces promesses de splendeur future nous font un singulier effet à nous, qui connaissons les embarras alors cachés du gouverneur de la Provence, et qui savons que madame de Simiane se vit obligée, à quarante ans de là, de vendre le château de ses pères pour payer les frais de leur faste traditionnel.

M. de Grignan, qui avait amené avec lui son jeune fils, âgé de sept ans, fit pendant ce séjour à Paris sortir de leur couvent les deux filles nées de son premier mariage avec Angélique-Claire d'Angennes602, et la correspondance de la marquise de Sévigné avec Bussy nous montre tout ce monde vivant plutôt de la vie de famille que des plaisirs du temps, dans l'hôtel de Carnavalet où l'on n'était point définitivement établi, ne l'ayant d'abord pris qu'à titre d'essai.

Pour la Cour et les grandes réunions mondaines de la Ville, l'hiver était des plus brillants. La paix mettait la joie dans tous les cœurs. C'était à Saint-Germain qu'avaient encore lieu les fêtes royales, en attendant l'achèvement de ce fastueux, ruineux et meurtrier Versailles, appelé avec raison un favori sans mérite, car il semblait un défi jeté à la nature par une volonté impatiente de tout dominer, même les éléments. «Le roi (dit à ce propos madame de Sévigné, le 12 octobre 1678) veut aller samedi à Versailles, mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l'impossibilité de faire que les bâtiments soient en état de le recevoir, et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte, toutes les nuits, comme de l'Hôtel-Dieu, des chariots pleins de morts: on cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers, et ne pas décrier l'air de ce favori sans mérite. Vous savez ce bon mot sur Versailles603.» La marquise de Sévigné ne dit point l'auteur de ce mot, qui n'était pas sans courage, et qu'elle accompagne de commentaires, pour le temps non moins hardis; mais Voltaire l'attribue au duc de Créqui604.

Cet hiver, comme le précédent, fut d'une rigueur inusitée. Madame de Sévigné se plaint fort «des glaces et des neiges insupportables qui avoient fait des rues autant de grands chemins rompus d'ornières;» et, voulant justifier, auprès de Bussy, sa fille en retard d'une réponse, elle ajoute: «Sa poitrine, son encre, sa plume, ses pensées, tout est gelé605.» Ce grand froid ne les empêchait point de courir aux prédications du rival de Bossuet, qui alors attiraient tout Paris. «Nous sommes occupées présentement, (écrit en février, au même, la marquise de Sévigné) à juger des beaux sermons: le père Bourdaloue tonne à Saint-Jacques de la Boucherie; il falloit qu'il prêchât dans un lieu plus accessible; la presse et les carrosses y font une telle confusion, que le commerce de tout ce quartier-là en est interrompu606

 

La joie de la paix était encore accrue par les bruits répandus de grâces prochaines. La pensée se reportait vers les disgraciés, les exilés, les prisonniers. Louis XIV était triomphant, l'opinion le faisait clément. Après avoir vaincu l'extérieur, il voulait, disait-on, remporter sa dernière victoire sur le cœur de ses sujets. Madame de Sévigné recueillait avidement tous ces bruits, son regard tourné vers la Bourgogne et Pignerol. Ce n'est pas elle, toutefois, qui annonce à son cousin, son seul correspondant de cette date, et, de plus, fort intéressé à la chose, la nouvelle des premières grâces faites par le roi; c'est le marquis de Trichâteau, gouverneur de Semur, l'un des voisins de terre du disgracié, lequel lui apprend, dans une lettre du 13 janvier 1679, qu'on lui mande de Paris que «le roi a fait revenir d'exil MM. d'Olonne, de Vassé, Vineuil, les abbés d'Effiat et de Bellébat607,» éloignés des résidences royales, comme soupçonnés d'avoir pris part à des intrigues de cour pendant la jeunesse de Louis XIV.

Ce bon traitement envers des personnages relativement obscurs, ouvrait les cœurs à l'espérance pour d'autres absents plus célèbres et plus malheureux. C'était un sujet d'entretien toujours saisi avec empressement par la marquise de Sévigné. Le 27 février, elle mentionne à Bussy une conversation tenue à cet égard chez un personnage qu'elle ne désigne point, ce qui nous laisse flotter entre M. de Pomponne, M. de La Rochefoucauld, ou plutôt le cardinal de Retz, à cause de certains vœux de mauvaise fortune, formés à l'encontre de gens puissants: «J'étois, l'autre jour, en un lieu où l'on tailloit en plein drap sur les grâces que le public attendoit de la bonté du roi. On ouvroit des prisons, on faisoit revenir des exilés, en remettoit plusieurs choses à leur place, et on en ôtoit plusieurs aussi de celles qui y sont. Vous ne fûtes pas oublié dans ce remue-ménage, et l'on parla de vous dignement. Voilà tout ce qu'une lettre vous en peut apprendre608.» Et comme présage de cet avenir souhaité, elle est heureuse de mander que celui qui tient évidemment une place privilégiée dans ses préoccupations et dans ses vœux, vient enfin d'obtenir une première faveur. «Savez-vous, reprend-t-elle, l'adoucissement de la prison de MM. de Lauzun et Fouquet? Cette permission qu'ils ont de voir tous ceux de la citadelle, et de se voir eux-mêmes, de manger et de causer ensemble, est peut-être une des plus sensibles joies qu'ils auront jamais609.» Est-ce le hasard ou une sorte d'affectation d'indifférence en parlant à l'homme le plus malicieux et le mieux disposé à ne rien laisser tomber, qui lui fait ainsi nommer Lauzun, dont elle se soucie peu, avant Fouquet, toujours son ami?

Le premier, on le sait, après l'éclair de faveur extraordinaire qui faillit lui faire épouser la cousine germaine de Louis XIV, s'était par ses violences envers madame de Montespan, à laquelle il attribuait sa déconvenue, attiré le courroux royal, et au mois de novembre 1671 il avait été enfermé dans la citadelle de Pignerol, à côté du surintendant, qui resta neuf ans à se douter d'un pareil voisinage610. Fouquet obtint bientôt d'autres adoucissements que ceux dont parle son ancienne amie. Il put recevoir les habitants de Pignerol: enfin sa famille fut autorisée à le visiter et même à demeurer avec lui. Déjà son frère, l'abbé Fouquet, avait vu lever la défense qui, depuis vingt ans, pesait sur lui d'habiter Paris611.

Les grâces que devait amener la paix se bornèrent là, et Bussy attendit encore trois ans avant de voir arriver son tour.

D'autres préoccupations vinrent bientôt captiver l'attention de la cour. C'est à l'année 1679 que se place le commencement du règne éphémère de cette beauté d'esprit simple, qu'on appelait mademoiselle de Fontanges. La première mention que l'on trouve d'elle se lit dans le Mercure du mois d'octobre 1678. En annonçant sa réception comme fille d'honneur de MADAME, seconde duchesse d'Orléans, De Visé, louangeur intrépide, lui accorde un témoignage qu'il ne craint pas d'étendre de sa personne à son esprit. «Le roi, dit-il, étant parti pour Versailles, le 16 de ce mois, Leurs Altesses Royales vinrent ici (à Paris) le lendemain, et reçurent mademoiselle de Fontanges à la place de mademoiselle de Mesnières, à présent duchesse de Villars. C'est une fort belle personne. Elle est grande, blonde, a le teint vif, les yeux bleus, et mille belles qualités de corps et d'esprit dans une grande jeunesse. M. le comte de Roussille, son père, est d'Auvergne612. Elle devait être présentée par madame la princesse Palatine, qui l'a donnée; mais, comme elle étoit malade, madame la duchesse de Ventadour l'a présentée au lieu d'elle»613. Née en 1661, mademoiselle de Fontanges avait alors dix-huit ans. MADAME confirme, en un point, ce portrait de l'auteur du Mercure: «Elle était, écrit-elle, belle des pieds jusqu'à la tête;» mais (ajoute-t-elle aussitôt) «elle avait peu de jugement»614. De plus, MADAME lui accorde «un fort bon cœur.» Elle ne parut pas plaire d'abord au roi: «Voilà un loup qui ne me mangera pas,» dit-il en riant à sa belle-sœur615.

Mais son éclatante beauté, sa jeunesse radieuse, ne tardèrent pas à fixer tous les regards. «Mademoiselle de Fontanges fait bruit à la cour,» mande le 23 novembre madame de Scudéry616. Six mois ne s'étaient pas écoulés que des scènes vives et multipliées entre madame de Montespan et le roi, vinrent faire connaître à tous un amour que Louis XIV désirait tenir caché, amour violent comme une passion dernière de jeunesse attardée. Voulant surtout tenir de madame de Sévigné, si curieuse de tels faits, si bien renseignée de ces mystères, l'histoire de la nouvelle galanterie royale, nous renvoyons au chapitre suivant tous détails à cet égard, que nous fournira avec abondance sa correspondance bientôt reprise avec sa fille, et qui ici nous fait défaut. Il en sera de même de l'affaire dite des Poisons, qui commença aussi vers le même temps, et dont madame de Sévigné, une fois sa fille partie, lui déroule au long l'histoire vraiment inouïe.

Au mois de mai de cette année 1679, madame de Grignan avait formé le projet de s'en retourner en Provence, car le désir du duc de Vendôme de ne point encore quitter sa vie de plaisirs, y rappelait son mari. Le 29 du mois la marquise de Sévigné annonce en ces termes à Bussy une douleur pour elle toujours nouvelle: «Il y a dix jours que nous sommes tous à Livry par le plus beau temps du monde: ma fille s'y portoit assez bien; elle vient de partir avec plusieurs Grignans; je la suivrai demain. Je voudrois bien qu'elle me demeurât tout l'été: je crois que sa santé le voudroit aussi, mais elle a une raison austère qui lui fait préférer son devoir à sa vie. Nous l'arrêtâmes l'année passée, et, parce qu'elle croit se porter mieux, je crains qu'elle ne nous échappe celle-ci617.» Mais dès la lettre suivante elle reprend: «Ma fille ne s'en ira qu'au mois de septembre. Elle se porte mieux. Elle vous fait mille amitiés. Si vous la connoissiez davantage, vous l'aimeriez encore mieux618

 

Qu'est-ce qui décida ainsi tout d'un coup madame de Grignan à prolonger de quatre mois son séjour à Paris, et fit aussi consentir M. de Grignan, pressé pourtant de retourner à son poste, à attendre sa femme pendant tout ce temps? Il y a là un petit mystère d'intérieur qui n'a jamais été recherché, ni même, ce nous semble, soupçonné, et qui nous paraît emprunter quelque lumière de certains points négligés de la correspondance de madame de Sévigné.

On a vu tout son culte pour le cardinal de Retz; on connaît aussi les sentiments affectueux et publiquement manifestés de celui-ci pour cette amie si ancienne et si fidèle, ainsi que pour sa fille619. Gondi avait presque fait le mariage de mademoiselle de Rabutin-Chantal avec le marquis de Sévigné, son parent. Il avait voulu être le parrain du troisième enfant de madame de Grignan qu'il se plaisait à appeler sa nièce, quoiqu'il n'y eût, au fond, entre eux, qu'une alliance fort éloignée. On lui attribuait des intentions testamentaires favorables à la maison de Grignan; mais ce n'était point à Pauline, sa filleule, que l'on pensait qu'il laisserait une portion, peut-être la totalité d'une fortune considérable encore, malgré de grands payements de dettes effectués depuis quelques années. Le cardinal avait paru s'attacher d'une manière toute particulière au jeune marquis de Grignan, qui annonçait une intelligence heureuse et un charmant caractère. Il lui avait déjà témoigné de loin de bienveillantes dispositions: la gentillesse de ses sept ans ne fit qu'accroître, à ce premier voyage à Paris, un attachement tout paternel et plein d'espérances. Comme la duchesse de Lesdiguières, la plus proche parente du cardinal de Retz, n'avait qu'un fils déjà puissamment riche, rien ne faisait obstacle à ce que celui de madame de Grignan fût choisi pour l'héritier du prélat.

C'était là l'un des rêves les plus choyés de madame de Sévigné, qui devinait, plus encore qu'elle ne la connaissait, la position gênée de son gendre. En vue de sa réalisation, elle ne négligeait rien de tout ce que pouvaient lui inspirer son amour passionné pour sa fille, son tact, son adresse, qu'amnistiait en ceci son véritable dévouement pour le cardinal de Retz. Elle trouvait un aide dans Corbinelli, pleinement associé à ses vœux et à ses projets, et employant sans restriction, dans l'intérêt des Grignan, son influence récente, mais réelle, sur l'esprit du cardinal.

Quoique désirant fort pour son fils une fortune si nécessaire à son avenir, madame de Grignan était loin de mettre à sa poursuite la vivacité et les soins de sa mère. La tournure de son caractère, sa susceptibilité, sa roideur, la rendaient peu propre à ce manége obstiné, au moyen duquel les gens experts savent attirer à eux les successions les plus éloignées, les plus improbables. Incapable, autant qu'elle, de rien tenter d'excessif et de déloyal, madame de Sévigné eût voulu que sa fille se montrât, du moins, prévenante, polie sinon gracieuse, pour un homme dont l'amitié présente, indépendamment de tout futur bienfait, était à ses yeux un honneur et une source d'avantages.

Françoise de Sévigné avait été élevée à aimer le cardinal de Retz. Mais, depuis son mariage, elle paraissait avoir apporté dans ses relations avec lui une réserve, une tiédeur que n'expliqueraient pas suffisamment les restrictions prudentes mises par Retz à l'assentiment qui lui était demandé pour l'union de sa nièce avec le comte de Grignan, dont il pressentait les embarras de fortune. Le médiocre penchant, parfois visible, de celui-ci pour l'Éminence trop avisée, est-il un indice que cette opinion peu favorable lui fut connue? Quoi qu'il en soit, on peut trouver d'autres raisons du peu de cordialité qu'il éprouvait et que très-probablement il contribua à inspirer à sa femme, et c'est ici que se placent quelques aperçus, que nous croyons nouveaux, que l'on trouvera vraisemblablement hasardés, et dont nous ne nous dissimulons pas la délicatesse, sur la biographie de la fille de madame de Sévigné.

On connaît, par ce qu'il en a dit lui-même après beaucoup d'autres, la réputation galante de l'abbé de Gondi: coadjuteur, il n'en perdit rien; devenu cardinal, il en garda quelque chose, et, quoiqu'il ne fût plus jeune, on l'eût difficilement vu, sans soupçon injuste ou fondé, rendre des soins assidus à une jeune et jolie femme, qui, de son côté, se fût montrée heureuse ou seulement flattée de ses assiduités. M. de Grignan n'avait donc nul désir que sa femme se prêtât aux empressements souvent manifestés par Retz, qui, sous le couvert d'une parenté illusoire, eût pu prétendre à de faciles et dangereuses privautés. Rien ne permet de supposer au prélat des desseins, encore moins des entreprises, dont nulle trace sérieuse ne subsiste dans les souvenirs écrits du temps. Mais tout dans la conduite de madame de Grignan dénote une préoccupation, un souci, une crainte même de l'opinion, qui est à nos yeux la seule cause et l'explication plausible de sa froideur pour la chère Éminence de sa mère.

Cette froideur était intermittente, et la comtesse de Grignan en témoignait plus ou moins suivant les oscillations de l'opinion et de la médisance parisiennes. Parfois elle semblait répondre à l'affection affichée de cet oncle pour rire. Nous en trouvons un exemple dans ce passage d'une lettre de la vigilante madame de Scudéry, écrite quatre ans auparavant, à l'époque où le prince de l'Église, selon ses prôneurs pleinement dégoûté, préludait par la démission de son chapeau à une retraite que l'on disait sans retour: «Notre ami, le cardinal de Retz, quitte prochainement son chapeau, mais il ne quitte point, dit-on, madame de Grignan ni madame de Coulanges. Il passe le jour avec ces dames. Que dites-vous de cette retraite620?» Madame de Scudéry fournit aussi la preuve que, même à l'époque où ce récit est parvenu, après le retour si peu édifiant de Commercy, Retz n'avait rien rabattu de ses allures mondaines, on pourrait dire de ses habitudes galantes: le vieil homme subsistait toujours, sa pénitence au désert n'avait pu le changer. «On dit, écrit à Bussy sa fidèle amie, le 23 novembre 1678, que notre ami le cardinal de Retz ne bouge de chez madame de Bracciano. Cela n'est-il pas étrange qu'il faille de ces amusements-là toute la vie? qu'est-ce qui paroissoit avoir mieux renoncé à tout cela que lui?»621 Bussy s'en explique d'abord avec son voisin de Semur, M. de Trichâteau: «On me mande, lui dit-il, que le cardinal de Retz achève de faire sa pénitence chez madame de Bracciano, qui, comme vous savez, étoit madame de Chalais, fille de Noirmoutier. Si cela est, je ne désespère pas de voir l'abbé de La Trappe revenir soupirer pour quelques dames de la Cour622.» Dans sa réponse à madame de Scudéry, il manifeste encore son étonnement de voir le cardinal, dont il avait admiré le renoncement, quitter la voie de l'abbé de Rancé pour s'attacher aux pas de la future princesse des Ursins. «Si le cardinal de Retz, ajoute-t-il, va au paradis par chez madame de Bracciano, l'abbé de La Trappe est bien sot de tenir le chemin qu'il tient pour y aller»623. C'est en tout bien tout honneur, nous voulons le croire, que le cardinal de Retz fréquentait avec cette assiduité l'hôtel de la duchesse de Bracciano, encore jeune et belle; mais le peu de réserve de sa vie et la curiosité dont ses moindres actions étaient l'objet, suffisent pour expliquer et nous dirons justifier la conduite de madame de Grignan, amoureuse de sa bonne renommée.

Nous ne pensons pas que celle-ci eût fait à sa mère la confidence de son for intérieur et de ses scrupules à l'endroit du mondain prélat. Madame de Sévigné, qui croyait à la vertu de sa fille, comme elle croyait à son esprit et à sa raison, c'est-à-dire avec une foi tenant du culte, n'eût point accordé aux plus malintentionnés le pouvoir d'effleurer même sa pure réputation: d'un autre côté elle tenait son ami pour incapable d'autoriser tout mauvais jugement; c'était donc sans préoccupation aucune qu'elle poussait madame de Grignan à rendre au cardinal des soins plus assidus, et par reconnaissance d'une affection qu'elle lui certifiait, et à cause des espérances qu'elle avait conçues pour son petit-fils, dernier soutien d'une maison chancelante.

Déjà, en 1675, la marquise de Sévigné avait entretenu sa fille des dispositions favorables de leur ami commun, mais dans des termes indiquant qu'alors c'était à madame de Grignan, elle-même, que Retz voulait laisser tout ou partie de sa fortune. On va voir dans le passage suivant le peu de penchant qu'avait celle-ci à cultiver avec suite et bonne grâce ces chances de succession: «Pour ce que vous me dites de l'avenir touchant M. le cardinal, il est vrai que je l'ai vu fort possédé de l'envie de vous témoigner en grand volume son amitié, quand il aura payé ses dettes; ce sentiment me paroît assez obligeant pour que vous en soyez informée; mais, comme il y a deux ans à méditer sur la manière dont vous refuserez ses bienfaits, je pense, ma chère enfant, qu'il ne faut point prendre des mesures de si loin: Dieu nous le conserve et nous fasse la grâce d'être en état, dans ce temps, de lui faire entendre vos résolutions; il est fort inutile, entre ci et là, de s'en inquiéter.624» Évidemment c'était là aux yeux de madame de Grignan un héritage compromettant.

Sa répugnance sur ce point allait jusqu'à repousser les présents en apparence les plus innocents. M. Walckenaer a déjà parlé du refus de cette cassolette d'argent, de forme gothique, valant trois cents francs à peine, et que le cardinal de Retz, partant pour Saint-Mihiel, avait voulu envoyer comme souvenir à sa nièce625: rien ne put décider madame de Grignan à accepter ce mince cadeau, ni les instances du prélat, ni les prières et même les reproches de sa mère. «Il n'y a rien de noble à cette vision de générosité, lui écrivait celle-ci; je crois n'avoir pas l'âme trop intéressée, et j'en ai fait des preuves, mais je pense qu'il y a des occasions où c'est une rudesse et une ingratitude de refuser: que manque-t-il à M. le cardinal pour être en droit de vous faire un tel présent? à qui voulez-vous qu'il envoie cette bagatelle? Il a donné sa vaisselle à ses créanciers; s'il y ajoute ce bijou, il en aura bien cent écus; c'est une curiosité, c'est un souvenir, c'est de quoi parer un cabinet: on reçoit tout simplement avec tendresse et respect ces sortes de présents, et, comme il disoit cet hiver, il est au-dessous du magnanime de les refuser; c'est les estimer trop que d'y faire tant d'attention626.» Le cardinal, sans doute pour forcer la main à madame de Grignan, s'étant obstiné à lui faire adresser dans son château ce présent malencontreux, celle-ci n'hésita pas à le lui renvoyer627. «Savez-vous bien, lui dit sa mère avec humeur, que vous n'avez pas pensé droit sur la cassolette, et qu'il (le cardinal) a été piqué de la hauteur dont vous avez traité cette dernière marque de son amitié! Assurément vous avez outré les beaux sentiments; ce n'est pas là, ma fille, où vous devez sentir l'horreur d'un présent d'argenterie: vous ne trouverez personne de votre sentiment, et vous devez vous défier de vous quand vous êtes seule de votre avis628.» Nous dirons encore ici que ce don avait trop peu de valeur pour que le refus vînt uniquement d'une excessive et même ridicule générosité de caractère.

Trois ans après, comme le cardinal de Retz, toutes ses dettes payées, persistait dans son désir de témoigner à madame de Grignan son amitié «en grand volume», le moment était venu pour elle de refuser, comme elle en avait eu jusque-là le dessein, cette considérable et très-significative marque d'une affection plus redoutée que cultivée. C'est alors, sans doute, que Retz, soit par une inspiration personnelle, soit par suite de quelque maternelle insinuation de madame de Sévigné, soit plutôt par l'effet d'un habile conseil donné par le fidèle et ingénieux Corbinelli, s'arrêta à l'idée d'adopter pour héritier le jeune marquis de Grignan. Cette combinaison sauvait toutes les apparences: madame de Grignan n'était pas en nom, et cependant le bien arrivait à ce qu'elle avait de plus cher au monde. Nous pensons que c'est lorsque cette perspective s'ouvrit devant elle que la comtesse de Grignan, qui était sur le point de partir pour la Provence, se décida, de l'aveu de son mari, à rester à Paris, afin d'y suivre les chances qui se prononçaient en faveur de leur maison.

Mais, en faisant cette concession, madame de Grignan ne put prendre sur elle de changer sa conduite vis-à-vis du cardinal de Retz. Elle eût souhaité que la fortune vînt à son fils, mais sans paraître s'en occuper elle-même; et, bizarrerie que l'on conçoit après ce que nous venons de dire, plus le dessein du cardinal prenait forme et couleur, plus elle affichait de réserve et de froideur. Elle voulait et ne voulait pas. Sa tendresse maternelle lui faisait vivement désirer le succès, la crainte de l'opinion le lui faisait appréhender. Alternativement elle avouait et désavouait sa mère, qui, elle, marchait au but sans hésitation, sans souci jugé superflu. Tantôt elle trouvait le zèle de Corbinelli indiscret, et tantôt elle entrait à son égard dans d'injustes défiances, le prenant pour un faux ami. Que l'on ajoute à cela ce vice de caractère, ce défaut d'expansion, de confiance, de communication relativement à ses affaires domestiques, plus marqués encore à ce dernier voyage; que l'on tienne compte enfin d'une jalousie véritable, non moins vive qu'imméritée, contre l'ami le plus dévoué mais en même temps le confident le plus secret de sa mère, et l'on aura une idée de la situation morale de cette femme, d'ailleurs maladive de corps comme d'esprit, et, par contre-coup, des tribulations, des souffrances de madame de Sévigné.

Ce trouble douloureux a laissé des traces plus accusées encore que la première agitation de 1677, dont nous avons entretenu le lecteur au chapitre précédent, en mettant les textes sous ses yeux629. Nous voulons procéder de même dans cette seconde occasion: il ne faut rien perdre de l'expression de ces orages d'intérieur, car, intérêt de style et éloquence du cœur à part, ce sont des pièces de ce procès d'incompatibilité d'humeur qu'il a paru piquant d'intenter à cette mère idolâtre et à cette fille solidement dévouée.

Voici d'abord une lettre écrite à l'hôtel Carnavalet, d'une chambre à l'autre, après une véritable scène d'amoureux, où l'on s'est dit de désagréables choses, le cœur gros d'impatience, de tendresse, et surtout de larmes, qui débordent le lendemain, dans un assaut de générosité où chacune revendique pour elle seule les torts de la veille:

«J'ai mal dormi; vous m'accablâtes hier au soir, je n'ai pu supporter votre injustice. Je vois plus que les autres les qualités admirables que Dieu vous a données. J'admire votre courage, votre conduite. Je suis persuadée du fonds de l'amitié que vous avez pour moi. Toutes ces vérités sont établies dans le monde, et plus encore chez mes amis. Je serois bien fâchée qu'on pût douter que, vous aimant comme je fais, vous ne fussiez point pour moi comme vous êtes. Qu'y a-t-il donc? C'est que c'est moi qui ai toutes les imperfections dont vous vous chargiez hier au soir; et le hasard a fait qu'avec confiance je me plaignis hier à M. le chevalier que vous n'aviez pas assez d'indulgence pour toutes ces misères; que vous me les faisiez quelquefois trop sentir, que j'en étois quelquefois affligée et humiliée. Vous m'accusez aussi de parler à des personnes à qui je ne dis jamais rien de ce qu'il ne faut point dire. Vous me faites, sur cela, une injustice trop criante; vous donnez trop à vos préventions; quand elles sont établies, la raison et la vérité n'entrent plus chez vous. Je disois tout cela uniquement à M. le chevalier, il me parut convenir avec bonté de bien des choses; et quand je vois, après qu'il vous a parlé sans doute dans ce sens, que vous m'accusez de trouver ma fille tout imparfaite, toute pleine de défauts, tout ce que vous me dites hier au soir, et que ce n'est point cela que je pense et que je dis, et que c'est au contraire de vous trouver trop dure sur mes défauts dont je me plains, je dis: Qu'est-ce que ce changement? et je sens cette injustice, et je dors mal; mais je me porte fort bien et prendrai du café, ma bonne, si vous le voulez bien630

597Mercure galant, volume de décembre 1678, p. 266.
598Ibid., janvier, 1679, p. 300.
599Voir dans ce volume, chap. Ier p. 38.
600Volume de décembre, p. 252.
601Mercure galant, vol. de janvier 1679, p. 161.
602Conf. WALCKENAER, t. III, p. 137.
603SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 371.
604Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII.
605SÉVIGNÉ, Lettres (18 décembre 1678 et 27 février 1679), t. V, p. 385 et 393.
606SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 393.
607Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 280.
608SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 394.
609Ibid.
610Conf. Mémoires sur madame de Sévigné, t. III, p. 241: M. le baron Walckenaer y a traité d'une manière aussi heureuse que complète tout cet épisode des amours de Lauzun et de mademoiselle de Montpensier.
611Conf. WALCKENAER, t. II, p. 277. – Delort, Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres, t. Ier, p. 286. – Notice sur Fouquet, par M. P. Clément, en tête de sa Vie de Colbert; Paris, 1846, p. 67.
612Toutes les biographies disent de Rouergue.
613Mercure galant, oct. 1678, p. 338.
614Correspondance de madame la duchesse d'Orléans. Éd. de M. G. Brunet; Paris, Charpentier, 1859, t. Ier, p. 198, 254 et 390.
615Ibid., t. II, p. 221.
616Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 239.
617SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 401. —Corr. de Bussy, t. IV, p. 371.
618SÉVIGNÉ, t. V, p. 409.
619Conf. WALCKENAER, t. Ier, p. 20.
620Lettre sans date de madame de Scudéry à Bussy, Corresp. de Bussy-Rabutin, t. III, Appendice, p. 435.
621Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 240.
622Correspondance de Bussy, t. IV, p. 244.
623Correspondance de Bussy, t. IV, p. 247. Anne Marie, fille de Louis de la Trémouille, duc de Noirmoutier, veuve en première noces de Talleyrand, prince de Chalais, épousa en 1675 Flavio des Ursins, duc de Bracciano. Connue d'abord sous ce dernier nom, elle prit, vers 1698, celui de des Ursins qu'elle a rendu fameux.
624SÉVIGNÉ, Lettres du 14 juin 1675, t. III, p. 312.
625Mémoires sur madame de Sévigné, tom. V, p. 167.
626SÉVIGNÉ, Lettres (26 juin 1675), tom. III, p. 307.
627SÉVIGNÉ, Lettres, tom. III, p. 336.
628SÉVIGNÉ, Lettres (9 sept. 1675), p. 460.
629V. supra, p. 247.
630Lettres inédites de madame de Sévigné, éd. Klostermann, p. 202, année 1679. – Le second éditeur des Lettres inédites, Bossange, donne à celle-ci la date de 1678; mais nous adoptons de préférence la date de 1679 indiquée par MM. le comte Germain et de Monmerqué sur un exemplaire de M. de La Porte.