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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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Louis XIV reçut avec une sorte de compassion cette épître qui lui fut remise par M. de Pomponne. C'est ce qu'on peut induire de la réponse de ce ministre à Bussy: «J'ai satisfait, monsieur, à ce que vous désiriez de moi. J'ai lu au roi la lettre que vous avez bien voulu m'adresser pour Sa Majesté. Elle étoit telle et si pleine de zèle et de passion pour sa gloire et pour son service, qu'elle m'a paru en avoir été agréablement écoutée. Personne, assurément, monsieur, ne peut mieux traiter que vous le grand sujet que vous proposez de l'histoire de Sa Majesté557

Bussy se pare de ce résultat négatif auprès de tous ses amis, ou de ceux qu'il croyait tels, quêtant de doubles félicitations, pour la lettre qu'il avait écrite et la banale réponse qui lui était faite. Sa cousine, en lui payant le tribut charitable et usité de ses louanges, lui donne quelques détails plus flatteurs pour son amour-propre sur l'accueil fait à sa mémorable épître par le roi et son bienveillant ministre. «Je loue fort, lui dit-elle, la lettre que vous avez écrite au roi; je l'avois déjà dit à son ministre, et nous avions admiré ensemble comme le désir de l'immortalité et de ne rien perdre de toutes les grandes vérités que l'on doit dire de son règne, ne l'a point porté à vouloir un historien digne de lui. Il reçut fort bien votre lettre, et dit en souriant: «Il a bien de l'esprit; il écrira bien quand il voudra écrire.» On dit là-dessus tout ce qu'il faut dire, et cela demeure tout court. Il n'importe, je trouve votre lettre d'un style noble, libre et galant, qui me plaît fort. Je ne crois pas qu'autre que vous ait jamais conseillé à son maître de laisser dans l'exil son petit serviteur, afin de donner créance au bien qu'on a à dire de lui, et d'ôter tout soupçon de flatterie à l'histoire qu'on veut écrire.» Le fidèle et compatissant Corbinelli ajoute aussi son coup d'encensoir et renchérit encore sur le style de madame de Sévigné, sachant bien qu'avec cet amour-propre robuste, il n'y a pas d'exagération à craindre, et qu'on ne peut jamais outrer la condescendance ni l'éloge. «J'ai lu, monsieur, lui dit-il, la lettre que vous écrivez au roi; je l'ai trouvée charmante par les sentiments, par le tour, par le style, par la noble facilité, et par tout ce qui peut rendre un ouvrage de cette espèce incomparable. Je n'y ai rien vu dont on se pût passer, ni rien non plus à y ajouter. Le roi devroit vous commander d'être son unique historien558

C'est chose risible de voir l'épanouissement de satisfaction et de reconnaissante tendresse qui se manifeste chez Bussy enivré par de telles complaisances. «Je voudrois, répond-il d'abord à sa cousine, que vous vissiez avec quelle joie je reçois vos lettres, madame; tout ce que je vous dirai jamais de plus tendre ne vous persuaderoit pas si bien que je vous aime, ni toutes les louanges que je vous donnerai, ne vous feront pas tant voir combien je vous estime… Je suis charmé de l'approbation que vous donnez à la lettre que j'ai écrite au roi; c'est, à mon gré, mon chef-d'œuvre, et je trouve que quand Sa Majesté ne seroit pas touchée de ce que je fais pour elle, son intérêt propre l'obligeroit à quelque reconnoissance pour moi ou pour ma maison. Je crois que mes Mémoires, et particulièrement cette dernière lettre, seront à la postérité une satire contre lui s'il est ingrat; et j'ai trouvé plus sûr, plus délicat et plus honnête de me venger ainsi des maux qu'il m'a faits, en cas qu'il ne veuille point les réparer, que de m'emporter contre lui en injures que j'aurois de la peine à faire passer pour légitimes559.» Et dans un post-scriptum, à l'adresse de Corbinelli, Bussy saisit encore l'occasion de varier son double thème sur ses mérites propres et sur les obligations du roi: «J'ai trouvé ma lettre au roi fort belle, monsieur, quand je l'eus écrite; mais on ne peut jamais mieux connoître si elle l'est effectivement que vous le faites, ni le mieux dire. Il ne me paroît pas que Sa Majesté me dût commander de faire son histoire. Il devroit, seulement, avoir de la reconnoissance pour la manière dont je parle de lui, qui lui fera bien plus d'honneur que tout ce que diront les Pellisson, les Despréaux et les Racine. Qu'il soit aussi long qu'il voudra à reconnoître ce que je fais pour lui, sa lenteur à me faire du bien ne me ralentira pas à en dire de lui, et j'ai mes raisons de dire la vérité jusqu'au bout. Je fais depuis vingt ans tout ce que je puis pour faire dignement son éloge, et lui, il fait tout ce qu'il peut par son ingratitude pour faire de cet éloge une satire560

On voit ce qu'il y avait sous cette résignation factice et toute d'apparat. Bussy, quoi qu'il en ait dit, ne cessa jamais d'espérer, non pas seulement son retour à la cour, mais sa réintégration dans ses emplois. En attendant, il multipliait les prétextes de solliciter quelques faveurs pour ses deux fils, l'un d'épée et l'autre d'église, qu'on lui fit attendre, et qui furent médiocres, car le roi se contenta de donner au premier une compagnie de cavalerie, et une abbaye au second.

La marquise de Sévigné avait le sien à la guerre qui se poursuivait avec des succès constants. Quelques jours après la prise de Gand, le roi avait en personne attaqué Ypres, qui, malgré une vive défense, fut obligé de se rendre le 25 avril 1678561. Ce dernier succès décida de la paix, et Louis XIV retourna à Versailles pendant que les négociateurs de Nimègue activaient sérieusement leur œuvre, conduite jusque-là avec tant de lenteurs calculées. Mais toutes les puissances coalisées ne se rendirent point en même temps. La Hollande, qui avait le plus souffert depuis le commencement de la lutte, céda la première, et, le 10 août, un traité fut signé entre les envoyés des États généraux et les plénipotentiaires de la France, au grand dépit du tenace Guillaume d'Orange, qui, connaissant probablement (on l'en a accusé) la conclusion de la paix, quatre jours après n'en voulut pas moins combattre une dernière fois les Français qui tenaient la campagne sous le commandement de Luxembourg, dans le voisinage de Mons: il espérait en avoir bon marché, en les surprenant dans la croyance où ils étaient de la cessation des hostilités.

Madame de Sévigné donne sur cette rencontre inattendue des détails où la belle conduite de son fils tient une grande et maternelle part. «Où est votre fils, mon cousin (écrit-elle à Bussy)? Pour le mien, il ne mourra jamais, puisqu'il n'a pas été tué dix ou douze fois auprès de Mons. La paix étant faite et signée le 9 août, M. le prince d'Orange a voulu se donner le divertissement de ce tournoi. Vous savez qu'il n'y a pas eu moins de sang répandu qu'à Senef. Le lendemain du combat, il envoya faire des excuses à M. de Luxembourg, et lui manda que, s'il lui avoit fait savoir que la paix étoit signée, il se seroit bien gardé de le combattre. Cela ne vous paroît-il pas ressembler à l'homme qui se bat en duel à la comédie, et qui demande pardon à tous les coups qu'il donne dans le corps de son ennemi. Les principaux officiers des deux partis prirent donc, dans une conférence, un air de paix, et convinrent de faire entrer du secours dans Mons. Mon fils étoit à cette entrevue romanesque. Le marquis de Grana (il commandait le contingent espagnol dans l'armée coalisée) demanda à M. de Luxembourg qui étoit un escadron qui avoit soutenu, deux heures durant, le feu de neuf de ses canons, qui tiroient sans cesse pour se rendre maîtres de la batterie que mon fils soutenoit. M. de Luxembourg lui dit que c'étoient les gendarmes-Dauphin, et que M. de Sévigné, qu'il lui montra là présent, étoit à leur tête. Vous comprenez tout ce qui lui fut dit d'agréable, et combien, en pareille rencontre, on se trouve payé de sa patience. Il est vrai qu'elle fut grande; il eut quarante de ses gendarmes tués derrière lui. Je ne comprends pas comment on peut revenir de ces occasions si chaudes et si longues, où l'on n'a qu'une immutabilité qui nous fait voir la mort mille fois plus horrible que quand on est dans l'action, et qu'on s'occupe à battre et à se défendre. Voilà l'aventure de mon pauvre fils, et c'est ainsi que l'on en usa le propre jour que la paix commença. C'est comme cela qu'on pourroit dire de lui, plus justement qu'on ne disoit de Dangeau: «Si la paix dure dix ans, il sera maréchal de France562.» Dangeau était devenu général sans presque avoir vu le feu: on ne pouvait mieux se moquer d'un avancement militaire obtenu seulement par des services de cour563.

 

Cette belle conduite de Charles de Sévigné, qui inaugurait dignement ainsi son premier commandement militaire, est attestée par un journal soigneux d'enregistrer les nouvelles de guerre, et qui trouve moyen de joindra à l'éloge du sous-lieutenant des gendarmes-Dauphin, celui de sa mère et de sa sœur. «M. le marquis de Sévigné, dit l'auteur du Mercure galant à sa correspondante anonyme, commandant la compagnie de monseigneur le Dauphin, demeura exposé pendant trois heures à neuf pièces de canon des ennemis, qui tuèrent ou blessèrent quarante cavaliers de son escadron. On ne peut montrer plus de fermeté qu'il n'en fit paroître en cette rencontre. Vous n'en serez pas surprise après ce que je vous ai dit de lui dans plusieurs de mes lettres. Elles vous ont appris qu'il s'est souvent distingué, et on est aisément persuadé, par tout ce qu'il a fait, qu'il n'a pas moins de cœur qu'il y a de beauté et d'esprit dans sa famille564

Le procédé de Guillaume d'Orange fut diversement apprécié dans cette circonstance. «Les amis du prince, dit le chevalier Temple, firent, aussi bien que ses ennemis, plusieurs réflexions sur cette bataille. Quelques-uns dirent que Son Altesse savoit, avant le commencement du combat, que la paix avoit été signée; qu'il avoit trop hasardé les forces des États (de Hollande) et fait un trop grand sacrifice à son honneur, puisqu'il ne lui en pouvoit revenir aucun avantage. D'autres dirent que les lettres que les États écrivoient au prince pour l'avertir que la paix avoit été conclue, étoient, à la vérité, arrivées au camp au commencement du combat, mais que le marquis de Grana les avoit interceptées et les avoit cachées au prince, dans l'espérance que cette action pourroit empêcher les effets du traité. Je n'ai jamais pu être informé de la vérité de cette affaire; ce qu'il y a de certain, est que le prince d'Orange ne pouvoit finir la guerre avec plus de gloire, ni témoigner un plus grand ressentiment qu'on lui arrachât des mains une si belle occasion, en signant si précipitamment la paix, qu'il n'avoit jamais cru que les États pussent signer sans le consentement de l'Espagne565.» «Mais (ajoute le diplomate anglais, lequel, malgré sa mauvaise humeur, ne marchande pas les louanges à la France, c'est-à-dire à son chef, qui, avec tant de succès et de gloire, faisait alors ses destinées), l'Espagne fut contrainte, d'une nécessité indispensable, d'accepter les conditions de paix que les Hollandois avoient négociées pour elle, ce qui laissa la paix de l'Empire et la restitution de la Lorraine entièrement à la discrétion de la France. Tout ce que je viens de rapporter me fait encore conclure que la conduite des François dans toute cette affaire a été admirable, et qu'il est très-vrai, selon le proverbe italien, que gli Francesi pazzi sono morti566

Les négociations ayant pour objet de procurer une paix générale prirent encore près d'une année. Enfin les premiers mois de 1679 virent successivement à Paris les cérémonies, les compliments et les fêtes pour la signature des divers traités avec la Hollande, l'Espagne, l'empereur d'Allemagne et le marquis de Brandebourg, qui n'était point encore roi de Prusse, traités où la France intervenait comme la puissance prépondérante en Europe. Ce furent dans tout le royaume, comme à Paris, des réjouissances infinies567. On était heureux et fier d'une aussi glorieuse issue de dix ans de guerres, qui avaient accru le renom de la France, tout en augmentant son territoire. Louis XIV en reçut ce nom de Grand, qui étonnait moins l'Europe qu'il ne nous étonne, et qu'elle traduisait à sa façon, en appelant le roi celui qu'il est de mode aujourd'hui d'amoindrir, parce qu'on ne veut voir que les malheurs et les fautes de sa vieillesse, trop oublieux des grandes choses accumulées dans les vingt-cinq années de sa splendeur. On sait que Louis XIV avait pris, ou, pour mieux dire, qu'on lui avait donné le soleil pour emblème. M. Clément, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, fit à propos de la paix générale une nouvelle devise pour lui. Elle se composait de l'arc-en-ciel, brillant après l'orage, avec ces mots: Solis opus568. Tout le monde applaudit à cette devise si bien trouvée.

La paix publiée, les armées rentrèrent en France, et la plupart des corps furent licenciés. Sévigné et le chevalier de Grignan revinrent à Paris, et contribuèrent pour leur part à l'agrément de l'hôtel Carnavalet, qui, grâce aux nombreux amis de madame de Sévigné et de sa fille, commençait à devenir l'un des centres de la vie parisienne, qu'il ne faut pas confondre avec la vie de cour.

Pendant ces deux radieuses années de 1678 et 1679, la mère et la fille furent témoins de plusieurs événements publics et privés, bien faits, les derniers surtout, pour provoquer leur intérêt, car ils concernaient des amis ou des connaissances dont les noms reviennent souvent dans ces Mémoires.

Le 16 mars 1678 parut, chez Barbin, un ouvrage annoncé d'avance, longtemps attendu avec impatience, et connu sans doute de madame de Sévigné par des lectures faites dans l'intimité. Nous voulons parler de la Princesse de Clèves de madame de La Fayette569. Il faut lire dans la notice exquise dont M. Sainte-Beuve a orné cette galerie de portraits de femmes qu'il a pris le temps de faire courts, et qui est un véritable écrin littéraire, il faut lire, disons-nous, tout ce qui est relatif à la composition, à l'apparition, au succès, à la portée et à l'influence de ce délicieux roman, qui accomplit la révolution du genre570. Malgré quelques prétentions de coopération attribuées à Segrais, et que ce juge à l'œil sûr écarte d'une manière définitive, la Princesse de Clèves, ainsi qu'il le dit, «fut bien reçue comme l'œuvre de la seule madame de La Fayette, aidée du goût de M. de La Rochefoucauld.» Madame de Sévigné avait trop de goût elle-même, et aimait trop les auteurs, pour ne pas apprécier favorablement leur livre; aussi en écrit-elle d'abord à Bussy sur le ton du plus complet éloge: «C'est une des plus charmantes choses, dit-elle, que j'aie jamais lues.» Mais Bussy trouve à redire; il distingue, il épluche, et, sur la demande de sa cousine, il lui envoie sa critique, assez bénigne toutefois. «Votre critique de la Princesse de Clèves est admirable, mon cousin, lui répond-elle un peu vite; j'y ai trouvé ce que j'en ai pensé571…» C'est là un de ces traits qui ont fait accuser madame de Sévigné de prendre assez facilement l'opinion des gens, de hurler parfois avec les loups. Non dans cette circonstance; et c'est bien plutôt une approbation de formule, telle qu'elle est depuis quelque temps dans l'habitude d'en prodiguer à Bussy.

Elle se montra moins facile à lui donner gain de cause sur le compte d'un autre ami dont le retour à Paris réalisait l'un de ses vœux les plus ardents, mais scandalisait fort ceux qui avaient admiré et approuvé sa disparition du monde. Après avoir longtemps hésité, le cardinal de Retz s'était enfin décidé à quitter sa retraite de Commercy, et, non content du séjour de Saint-Denis, était venu prendre gîte chez sa vraie nièce, à l'hôtel Lesdiguières, où il se dédommageait, paraît-il, de sa longue contrainte. C'est madame de Scudéry, toujours friande de détails malicieux, qui annonce cette nouvelle à Bussy en ces termes, à la date du 29 avril 1678: «Le cardinal de Retz est ici logé avec M. et madame de Lesdiguières; c'est une maison qui fait grosse figure, et le seul réduit (lieu de réunion) de Paris. Toute la France y est tous les soirs572.» Bussy, qui avait cru à l'éternelle retraite de Retz, se répand en exclamations: «Le cardinal de Retz a donc jeté le froc aux orties. A qui se fiera-t-on après cela? Je n'ai jamais vu une vocation qui eût non-seulement tant d'apparence de sincérité, mais encore de durer jusqu'au tombeau. On m'a dit que le roi lui avoit fait mille amitiés. Je vois bien qu'on n'est dévot que jusqu'aux caresses d'un grand prince573.» Toujours courtisan sous cachet: il sait bien que la poste a peu de respect et de scrupules et il veut avoir les bonnes grâces du Cabinet noir.

 

Quelques jours après l'arrivée de Retz à Paris, la marquise de Sévigné en écrit à l'un de ceux auxquels elle ouvre son cœur avec le plus de confiance. Cette lettre curieuse, qui fait connaître les motifs du retour du cardinal, ou du moins le tour que ses amis voulaient donner à sa rentrée dans le monde, ainsi que le mécontentement du public en regard de la joie un peu isolée de madame de Sévigné, ne se trouve pas dans la correspondance générale de celle-ci. On la lit dans le recueil particulier des Lettres inédites, publiées une première fois par Millevoye en 1814, et qui devront, quoi qu'en ait pensé le plus savant des éditeurs de notre illustre épistolaire, être comprises intégralement dans toute nouvelle édition de sa Correspondance574. Voici cette lettre, envoyée de Paris, le 28 avril, à M. le comte de Guitaud:

«J'ai épuisé tout mon esprit à écrire à mes hommes d'affaires, vous n'aurez que le reste. M. le cardinal de Retz est arrivé tout tel qu'il est parti: il loge à l'hôtel Lesdiguières. Il est allé, ce matin, à Saint-Germain; il a un procès à faire juger, qui achève de payer ses dettes, cela vaut bien la peine qu'il le sollicite lui-même. Je crois qu'il sera à Saint-Denis pendant le voyage du roi, qui s'en va le dixième de mai. Tout le monde meurt d'envie de trouver à reprendre quelque chose à cette Éminence; et il semble même que l'on soit en colère contre lui, et qu'on veuille rompre à feu et à sang. Je ne comprends point cette conduite, et, pour moi, j'ai été extrêmement aise de le voir: je ne suis point payée ni députée de la part de la forêt de Saint-Mihiel pour la venger de ce qu'il n'y passe point le reste de sa vie; je trouve que le pape en a mieux disposé qu'il n'auroit fait lui-même: le monde tout entier ne vaut pas la peine d'une telle contrainte, il n'y a que Dieu qui mérite qu'on soutienne ces sortes de retraites. Je lui fais crédit pour sa conduite; tous ses amis se sont si bien trouvés de s'être fiés à lui, que je veux m'y fier encore; il saura très-bien soutenir la gageure par la règle de sa vie. Vous ne le verrez point de ruelle en ruelle soutenir les conversations et juger les beaux ouvrages; il sera retiré de bonne heure, fera et recevra peu de visites, ne verra que ses amis et des gens qui lui conviennent, et qui ne seront point de contrebande à la régularité de sa vie. Voilà de quoi je trouve qu'on doit s'accommoder: pour moi, j'en suis contente, et j'aime et honore cette Éminence plus que jamais. Il m'a témoigné beaucoup d'amitié; la méchante santé de ma fille l'a empêchée de pouvoir rendre ce premier devoir par une visite575

Cette espèce de plaidoyer adressé par madame de Sévigné au comte de Guitaud, qui évidemment ne le lui demandait pas, indique la situation d'esprit des amis du cardinal de Retz: ils le défendent plus qu'on ne l'attaque, tant ils sentent le côté faible de sa conduite. On voit aussi, dans cette lettre, la confirmation qui va devenir plus formelle tout à l'heure, de cette négociation pressentie des amis de Retz, pour obtenir du pape qu'il usât envers lui d'une autorité qui devait trouver peu de résistance.

C'est dans ces circonstances que Bussy, voulant avoir le cœur net sur la réapparition qu'on lui disait très-mondaine, d'un homme dont il avait fort loué la retraite, s'adressa à sa cousine, qui, mieux que personne, pouvait le renseigner à cet égard. «Mais je vous supplie, lui écrit-il le 14 juin, de me mander ce que c'est que le retour du cardinal de Retz dans le monde; cet homme que nous ne croyions revoir qu'au jour du jugement, est dans l'hôtel de Lesdiguières avec tout ce qu'il y a d'honnêtes gens en France576. Expliquez-moi cela, madame, car il me semble que ce retour n'est autre chose que ce que disoient ceux qui se moquoient de sa retraite577.» – «Pour le cardinal de Retz (répond madame de Sévigné reprenant les choses d'un peu haut), vous savez qu'il a voulu se démettre de son chapeau de cardinal. Le pape ne l'a pas voulu, et non-seulement s'est trouvé offensé qu'on veuille se défaire de cette dignité quand on veut aller en paradis, mais il lui a défendu de faire aucun séjour à Saint-Mihiel, à trois lieues de Commercy, qui est le lieu qu'il avoit choisi pour demeure, disant qu'il n'est pas permis aux cardinaux de faire aucune résidence dans d'autres abbayes que dans les leurs. C'est la mode de Rome; et l'on ne se fait point ermite al dispetto del Papa. Ainsi Commercy étant le lieu du monde le plus passant, il est venu demeurer à Saint-Denis, où il passe sa vie très-conformément à la retraite qu'il s'est imposée. Il a été quelque temps à l'hôtel de Lesdiguières; mais cette maison étoit devenue la sienne. Ce n'étoient plus les amis du duc qui y dînoient, c'étoient ceux du cardinal. Il a vu très-peu de monde, et il est, il y a plus de deux mois, à Saint-Denis. Il a un procès qu'il fera juger, parce que, selon qu'il se tournera, ses dettes seront achevées d'être payées ou non. Vous savez qu'il s'est acquitté de onze cent mille écus. Il n'a reçu cet exemple de personne, et personne ne le suivra. Enfin, il faut se fier à lui de soutenir sa gageure. Il est bien plus régulier qu'en Lorraine, et il est toujours très-digne d'être honoré. Ceux qui veulent s'en dispenser l'auroient aussi bien fait, quand il seroit demeuré à Commercy, qu'étant revenu à Saint-Denis578

Ainsi le biais donné à la résurrection de cet ermite à bout de voies, c'était que Commercy se trouvant trop accessible et trop mondain, et Saint-Mihiel n'étant point sa propre abbaye, le cardinal, par esprit d'obéissance et un plus grand amour de la solitude, avait dû venir se loger à Saint-Denis, dont il était abbé titulaire, mais en subissant l'obligation d'en sortir lorsque ses affaires l'appelleraient à Paris, ce qui, quoi qu'en dise son heureuse, indulgente et peut-être candide amie, lui arrivait souvent. La considération du procès était pourtant réelle, si toutefois la présence de Retz eût été indispensable pour assurer le succès d'une cause juste. Ce procès fut gagné, et l'ancien dissipateur put achever de payer ses dettes. «Je suis bien aise (répond Bussy, décidé à se contenter de peu, évidemment pour plaire à sa cousine), que vous m'ayez éclairci de la conduite du cardinal de Retz, qui, de loin, me paroissoit changée, car j'aimois à l'estimer, et cela me fait croire qu'il soutiendra jusqu'au bout la beauté de sa retraite579.» On voit combien Bussy est accommodant d'appeler retraite ce nouveau genre de vie dont Retz ne se départit point.

Le contentement de la marquise de Sévigné fut douloureusement troublé par la perte d'un ami unique, qui était aussi pour le cardinal de Retz l'un des trois fidèles qui, lors de son départ, lui avaient fait la conduite jusqu'à la frontière de la Lorraine580. Nous voulons parler de ce d'Hacqueville, révélé seulement mais pour toujours connu par la correspondance de madame de Sévigné: cet ami si dévoué, si obligeant, «trésor de bonté, de capacité, d'application, d'exactitude et d'impénétrable discrétion;» cet homme adorable, sans pareil, inépuisable, qui «faisoit des affaires de ses amis les siennes propres», et même, «n'aimoit que ceux dont il étoit accablé»; si allant, si venant, toujours courant, si habile à se multiplier qu'on l'avait surnommé les d'Hacqueville, dans l'impossibilité de croire qu'un seul pût rendre tant de services à la fois, et que madame de Sévigné, dans sa reconnaissance bien justifiée, nomme à son tour le grand d'Hacqueville581.

Les lettres où elle devait parler de la perte de cet ami ne nous sont point parvenues. Son meilleur éditeur, sans rien rapporter des circonstances de cette mort, nous apprend qu'une note ancienne, inscrite sur une lettre adressée à la comtesse de Guitaud par d'Hacqueville, énonce que celui-ci était mort subitement à Paris, le 31 juillet 1678582. On trouve, à cet égard, dans la nouvelle Correspondance de Bussy et de ses amis, quatre lignes négligées par les précédents éditeurs, que nous reproduisons, malgré la nature des détails qu'elles nous font connaître: «M. d'Hacqueville, écrit le 5 août M. de Gaignères583, est mort en sept heures de temps, après avoir pris un lavement: chacun l'a cru empoisonné; cependant on l'a ouvert, et l'on a trouvé que le lavement avoit fait crever un abcès qu'il avoit dans le boyau584.» Bussy repousse cette idée d'un empoisonnement si étrange. «Il faut avoir bien envie, répond-il, de trouver des causes étrangères à la mort de d'Hacqueville pour l'attribuer au poison. Pour moi je m'étonnois qu'avec le visage qu'il avoit il y avoit si longtemps, il eût tant vécu, outre qu'il étoit si généralement aimé que personne n'en vouloit à sa vie585

C'est une des premières fois, depuis la Brinvilliers, que revient, dans les correspondances du temps, ce mot sinistre d'empoisonnement, qui, avant un an, va de nouveau épouvanter Paris586. Le passage si précis et si peu destiné à déguiser la vérité, de Gaignères, doit suffire pour enlever à la mort de d'Hacqueville tout caractère extraordinaire. Cependant les soupçons dont parle le correspondant de Bussy ont été recueillis par un autre contemporain, l'abbé Blache, qui dans des Mémoires inouïs, non-seulement affirme que d'Hacqueville serait mort empoisonné, mais l'accuse lui-même (ceci est tout un monde de menées et d'horreurs souterraines) d'avoir été le complice du cardinal de Retz et de la marquise d'Assérac, dans un complot ourdi pendant de longues années, pour faire périr par le poison d'abord le cardinal Mazarin, et plus tard Louis XIV et le Dauphin son fils587. Des preuves, l'abbé Blache n'en donne point dans son œuvre, qui offre souvent des caractères d'évidente extravagance; mais il nous a semblé que nous ne devions rien déguiser au lecteur de ce qui concerne les principaux personnages de cette histoire588.

Ce mois de juillet vit encore le mariage de la fille de l'un des hommes qui figurent souvent dans la correspondance de madame de Sévigné. Mais pour elle ce n'était qu'un ami de province, c'est-à-dire un de ceux à qui elle montrait une bienveillance un peu banale à cause de son séjour à Aigues-Mortes, où il avait été relégué, ce qui lui permettait de donner à madame de Grignan quelques soins dont la mère était reconnaissante. Nous voulons parler de ce brillant et perverti marquis de Vardes, exilé en 1672 pour avoir dévoilé à la reine Marie-Thérèse les amours de son époux et de la Vallière589. Lié depuis bien des années avec le disgracié, Corbinelli avait été choisi par lui pour son résident à Paris et auprès des puissances, et, prudent et de bon conseil, il conduisait ses affaires au contentement de toute la famille590. «C'est lui (écrit madame de Sévigné, deux ans avant, dans cette lettre que nous venons de citer), qui maintient l'union entre madame de Nicolaï (belle-mère de Vardes) et son gendre; c'est lui qui gouverne tous les desseins qu'on a pour la petite (la fille de Vardes); tout a relation et se mène par Corbinelli; il dépense très-peu à Vardes, car il est honnête, philosophe et discret591.» En 1678, Corbinelli avait négocié le mariage de mademoiselle de Vardes, une riche héritière, avec Louis de Rohan-Chabot, duc de Rohan. L'agrément du roi obtenu, il partit pour le Languedoc, afin d'y faire consentir le père, à qui le roi demandait sa charge de capitaine des Cent-Suisses, pour en revêtir le marquis de Tilladet, et le prix probablement en être compté à sa fille. L'exilé voulait, au préalable, obtenir comme compensation son retour à la cour. Corbinelli revint du Languedoc avec la démission de Vardes et son consentement au mariage, qui eut lieu le 28 juillet, en son absence, son rappel devant se faire attendre encore cinq années592.

Les amis de Corbinelli se flattaient que, satisfait de ses services, Vardes, dont la générosité était connue, profiterait de cette occasion pour accomplir, vis-à-vis de son résident, quelqu'un de ces actes de libéralité qu'un gentilhomme pauvre pouvait alors accepter sans honte et sans blâme, d'un plus grand seigneur que lui, favorisé de la fortune, et auquel il appartenait. Il n'en fut rien pour cette fois. Mais un ami, devenu plus magnifique à mesure qu'il avait mis plus d'ordre dans ses affaires, vint au secours d'un dénoûment si philosophiquement supporté jusque-là. «M. le cardinal de Retz, (mande à Bussy madame de Sévigné toute joyeuse et à cause de celui qui reçoit et à cause de celui qui donne), le plus généreux et le plus noble prélat du monde, a voulu donner à Corbinelli une marque de son amitié et de son estime. Il le reconnoît pour son allié, mais, bien plus, pour un homme aimable et fort malheureux. Il a trouvé du plaisir à le tirer d'un état où M. de Vardes l'a laissé, après tant de souffrances pour lui, et tant de services importants, et enfin il lui porta, avant-hier, deux cents pistoles pour une année de la pension qu'il lui veut donner. Il y a longtemps que je n'ai eu une joie si sensible. La sienne est beaucoup moindre; il n'y a que sa reconnoissance qui soit infinie; sa philosophie n'en est pas ébranlée; et comme je sais que vous l'aimez, je suis assurée que vous serez aussi aise que moi593.» Bussy montre, en effet, un contentement égal: «Si vous saviez, dit-il, le redoublement d'estime et d'amitié que j'ai pour M. le cardinal de Retz depuis les grâces que j'ai appris qu'il a faites à notre ami, vous comprendriez combien je l'aime, et je suis si content du cardinal que je lui souhaiterois dix ans de moins que son pensionnaire; ce seroit le compte de tous les deux594.» Lors de la guerre de la Fronde, Bussy avait plus d'une fois utilisé les services de Corbinelli, resté pour lui un ami595. La parenté, prise évidemment pour prétexte par Retz dans cet acte de libéralité, venait du mariage d'Antoine de Gondi avec Madeleine Corbinelli, contracté en 1463, quand les deux familles habitaient ensemble à Florence596. Mais le cardinal de Retz, qui avait curieusement étudié sa généalogie, n'en était pas, en 1678, à découvrir cette particularité de l'histoire de sa maison. Il est plus probable que ce qu'il récompensait d'une pension chez Corbinelli, c'était un dévouement récemment mis à l'épreuve, et une participation habile et discrète aux faits qui avaient amené son retour à Saint-Denis, ou pour mieux dire à Paris.

557Correspondance de Bussy-Rabutin (lettre du 16 mai 1679), t. IV, p. 364.
558SÉVIGNÉ, Lettres (27 juin 1679), t. V, p. 408. —Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 396.
559Correspondance de Bussy-Rabutin (lettre du 4 juillet 1679), t. IV, p. 400.
560Ibid. Cette dernière phrase ne sa trouve point dans le texte publié par M. L. Lalanne, mais on la lit dans l'édition des Lettres de Madame de Sévigné par M. Monmerqué, t. V, p. 412.
561Art de vérifier les dates, éd. in 8o, 2e partie, t. VI, p. 289. Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 80. – Nous ajoutons ici un passage d'une lettre de Pellisson, datée du camp devant Ypres, le 19 mars 1678, qui vient à l'appui de ce que nous avons déjà dit (chap. II, p. 61) sur le calme et le sang-froid de Louis XIV à la guerre: «… Comme le roi regardoit la place avec les excellentes lunettes du capucin de Paris, un boulet de canon passa sur sa tête, mais assez haut. Il remarqua qu'on chargeoit la pièce pour pointer plus bas, et le dit: on n'y manqua pas, et le coup donna à côté et fort proche. Il vit pointer une troisième fois, et dit à ceux qui le suivoient: Otons-nous d'ici; et, un peu après, le coup porta sur l'endroit où il avoit été longtemps arrêté.» (Lettres historiques de Pellisson, année 1678.)
562SÉVIGNÉ, Lettres (23 août 1678), t. V, p. 352. Correspondance de Bussy, t. IV, p. 176.
563Conf. SAINT-SIMON, t. X, p. 207.
564Mercure galant, vol. de septembre 1678, p. 312.
565Mémoires du chevalier Temple. (Coll. Michaud, t. XXXII, p. 158.)
566Mémoires du chevalier Temple (Coll. Michaud, t. XXXII, p. 158.)
567V. le Mercure galant. Les volumes de janvier, février, mars, juin et juillet sont remplis des détails de ces fêtes.
568Mercure galant, volume de janvier 1679.
569Mercure galant, vol. de mars 1678, p. 359.
570Portraits de femmes, par SAINTE-BEUVE (Madame de La Fayette), 2e édition; Paris, 1857, chez Didier et Cie.
571SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 319, 343 et 346.
572Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 101.
573Corr. de Bussy (Lettre du 5 mai 1678), t. IV, p. 104.
574M. MONMERQUÉ les trouve d'un trop mince intérêt.
575SÉVIGNÉ, Lettres inédites (28 avril 1678); Paris, 1814, p. 17.
576Honnêtes gens, personnes de distinction.
577Corr. de Bussy, t. IV, p. 126.
578SÉVIGNÉ, Lettres (27 juin 1678), t. V, p. 339.
579Corr. de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 140.
580SÉVIGNÉ, Lettres (19 juin 1675), t. III, p. 299.
581SÉVIGNÉ, Lettres, t. III, p. 80 et 458; IV, p. 43, 74, 132, 268, 269, 411 et 432; t. V, passim.
582Note de M. Monmerqué à la Lettre du 24 juillet 1680.
583Connu par son zèle pour l'histoire et la Collection qui porte son nom à la Bibliothèque impériale.
584Corr. de Bussy, t. IV, p. 169.
585Corr. de Bussy, t. IV, p. 173.
586La première mention, réellement, se lit dans une lettre de madame de Scudéry à Bussy, à propos de la mort de madame de Monaco: «On l'a crue empoisonnée, dit-elle; mais on n'accuse pas son mari quoique Italien.» Bussy est ou plus crédule, ou plus juste, ou plus cruel; il ne doute pas que madame de Monaco n'ait été empoisonnée: «Elle méritoit de l'être, ajoute-t-il, et son mari est Italien.» (T. IV, p. 124 et 129.)
587Mémoires de l'abbé Blache dans la Revue rétrospective, t. Ier, p. 5 et suiv. – Conf. Corresp. de Bussy-Rabutin, note de l'éditeur, t. IV, p. 488.
588Conf. sur d'Hacqueville WALCKENAER, t. I, p. 219; II, p. 8 et 121; III, p. 339.
589Siècle de Louis XIV. Chap. XXVI.
590SÉVIGNÉ (Lettre du 2 septemb. 1676), t. IV, p. 452.
591Ibid.
592SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 333, 335 et 340. Corr. de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 112, 123, 133, 138 et 140.
593SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 383.
594Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 269.
595Mémoires de Bussy, t. Ier, passim.
596Histoire généalogique de la maison de Gondi, par Corbinelli et Pezay, Paris, 1705.