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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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Arrivés à Paris, la marquise de Sévigné et le Bien Bon allèrent descendre chez M. de Coulanges, où toute leur famille et leurs amis les attendaient. Si elle revenait de Vichy avec les mains encore un peu raides, madame de Sévigné en rapportait une seconde jeunesse qui semblait devoir toujours durer, même à faire la part de l'exagération pleine de verve et de cordialité de son joyeux cousin. «Nous la tenons enfin cette incomparable mère-Beauté, écrit le gai chansonnier à madame de Grignan, plus incomparable et plus mère-Beauté que jamais: car croyez-vous qu'elle soit arrivée fatiguée? croyez-vous qu'elle ait gardé le lit? rien de tout cela; elle me fit l'honneur de débarquer chez moi, plus belle, plus fraîche, plus rayonnante qu'on ne peut dire; et, depuis ce jour-là, elle a été dans une agitation continuelle, dont elle se porte très-bien, quant au corps s'entend: et, pour son esprit, il est, ma foi, avec vous, et, s'il vient faire un tour dans son beau corps, c'est pour parler encore de cette rare comtesse qui est en Provence515

Madame de Sévigné s'empressa d'aller visiter son hôtel Carnavalet qu'elle n'avait vu que superficiellement jusque-là. Elle en rend bon compte à sa fille: «Dieu merci, nous avons l'hôtel de Carnavalet. C'est une affaire admirable; nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel air: comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et des petites cheminées à la mode; mais nous aurons une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites Filles bleues qui sont fort commodes516; et nous serons ensemble, et vous m'aimerez, ma chère enfant: je voudrois pouvoir retrancher de ce trésor qui m'est si cher, toute l'inquiétude que vous avez pour ma santé; demandez à tous ces hommes, comme je suis belle517…» Coulanges a répondu pour tous.

Arrivée le 6 octobre, dès le 12 Mme de Sévigné commence son emménagement. «Nous sommes en l'air, dit-elle le 15, tous mes gens occupés à déménager: j'ai campé dans ma chambre, je suis présentement dans celle du Bien Bon, sans autre chose qu'une table pour vous écrire; c'est assez: je crois que nous serons tous fort contents de la Carnavalette518.» Pendant que ce déménagement, sans doute considérable, s'opérait, et qu'on disposait, en même temps, pour les convenances de ses nouveaux hôtes l'hôtel Carnavalet, madame de Sévigné avait pris gîte chez son cousin de Coulanges. Elle y resta plusieurs jours, car le 20, rendant compte à madame de Grignan, de toutes ses fatigues et de ses tracas, elle écrit: «Il faut un peu que je vous parle, ma fille, de notre hôtel de Carnavalet. J'y serai dans un jour ou deux: mais comme nous sommes très-bien chez M. et madame de Coulanges, et que nous voyons clairement qu'ils en sont fort aises, nous nous rangeons, nous nous établissons, nous meublons notre chambre, et ces jours de loisir nous ôtent tout l'embarras et tout le désordre du délogement. Nous irons coucher paisiblement, comme on va dans une maison où l'on demeure depuis trois mois. N'apportez point de tapisserie, nous trouverons ici ce qu'il vous faut: je me divertis extrêmement à vous donner le plaisir de n'avoir aucun chagrin, au moins en arrivant… Je reçois des visites en l'air, des Rochefoucauld, des Tarente; c'est quelquefois dans la cour de Carnavalet, sur le timon de mon carrosse. Je sois dans le chaos; vous trouverez le démêlement du monde et des éléments519.» Huit jours après, tenant sa fille au courant des dispositions prises, et la croyant en route, elle ajoute: «M. de Coulanges est parti ce matin pour aller à Lyon; il vous dira comme nous sommes logés fort honnêtement. Il n'y avoit pas à balancer à prendre le haut pour nous, le bas pour M. de Grignan et ses filles: tout sera fort bien520

Le 3 novembre, madame de Grignan n'était point encore arrivée, car sa mère écrit à Bussy: «Je suis logée à l'hôtel de Carnavalet. C'est une belle et grande maison; je souhaite d'y être longtemps, car le déménagement m'a beaucoup fatiguée. J'y attends la belle comtesse521.» Ce ne fut point impunément que, dans sa vive impatience d'être plus tôt prête à recevoir son idole, madame de Sévigné avait multiplié les fatigues; elle fut prise tout à coup d'une assez sérieuse indisposition que, malgré son habituelle répugnance pour les remèdes, elle attaqua avec une grande vigueur, voulant surtout guérir avant l'arrivée de sa fille, dont elle craignait évidemment les reproches. C'est ce qu'on lit dans cette lettre adressée à M. et à madame de Guitaud, qui venaient de quitter Paris pour retourner en Bourgogne: «Comment vous portez-vous, monsieur et madame, de votre voyage? Vous avez eu un assez beau temps; pour moi j'ai eu une colique néphrétique et bilieuse (rien que cela) qui m'a duré depuis le mardi, lendemain de votre départ, jusqu'à vendredi. Ces jours sont longs à passer, et si je voulois vous dire que, depuis que vous êtes partis, les jours m'ont duré des siècles, il y auroit un air assez poétique dans cette exagération, et ce seroit pourtant une vérité. Je fus saignée le mercredi, à dix heures du soir, et parce que je suis très-difficile, on m'en tira quatre palettes, afin de n'y pas revenir une seconde fois; enfin, à force de remèdes, de ce qu'on appelle remèdes, dont on compteroit aussitôt le nombre que celui des sables de la mer, je me suis trouvée guérie le vendredi; le samedi on me purgea, afin de ne manquer à rien; le dimanche je vais à la messe avec une pâleur honnête, qui faisoit voir à mes amis que j'avois été digne de leurs soins; et aujourd'hui je garde ma chambre et fais l'entendue dans mon hôtel de Carnavalet, que vous ne reconnoîtriez pas depuis qu'il est rangé. J'y attends la belle Grignan dans cinq ou six jours522

Madame de Grignan arriva, en effet, vers le milieu du mois de novembre, seule, son mari étant retenu encore par son service en Provence. Elle prit possession, à son tour, d'une maison que la mère et la fille conservèrent pendant vingt ans, et qui fut la dernière habitation de madame de Sévigné à Paris: grande illustration pour cette demeure que nous décrirons dans l'un des chapitres suivants. Cette considération que madame de Sévigné y passa le reste de son existence, nous a paru justifier l'espèce d'historique qui précède.

CHAPITRE VIII
1678-1679

Mauvaise santé de madame de Grignan. – Bussy console sa mère. – Madame de Sévigné veut faire nommer son cousin historiographe du roi. – Le baron de Sévigné se distingue à la bataille de Mons. – Paix de Nimègue. – Apogée de Louis XIV. – La Princesse de Clèves. – Retour de Retz à Paris. – Mort de d'Hacqueville. – Le coadjuteur d'Arles prêche devant le roi. – Grâces aux exilés et aux prisonniers. – Mademoiselle de Fontanges. – Nouvelles discussions entre madame de Sévigné et sa fille. – Mort du cardinal de Retz.

Madame de Sévigné garda sa fille deux ans avec elle, en proie à de nouvelles inquiétudes sur cette santé si chère, moins sérieusement compromise qu'elle ne se le figurait, mais cependant assez sérieusement atteinte pour altérer une beauté qui non-seulement était son orgueil, mais faisait sa sécurité. «La belle Madelonne523 est ici (dit-elle le 8 décembre 1677 à Bussy, son correspondant assidu pendant ces deux années), mais comme il n'y a pas un plaisir pur en ce monde, la joie que j'ai de la voir est fort troublée par le chagrin de sa mauvaise santé. Imaginez-vous, mon pauvre cousin, que cette jolie personne, que vous avez trouvée si souvent à votre gré, est devenue d'une maigreur et d'une délicatesse qui la rend une autre personne, et sa santé est tellement altérée, que je ne puis y penser sans en avoir une véritable inquiétude. Voilà ce que le bon Dieu me gardoit, en me redonnant ma fille524

 

Dès le premier jour, ce sont les mêmes alarmes, les mêmes exagérations qu'au voyage précédent, si rempli de craintes démenties par l'événement. Bussy ne prend point ainsi au tragique l'état de maigreur et d'épuisement de madame de Grignan, et il en fait le texte de quelques plaisanteries conjugales, dont le ton seul devait scandaliser sa cousine, car, au fond, elle pensait comme lui, et avait plus d'une fois fait, auprès de son gendre, acte de belle-mère indiscrète et grondeuse. «Ce que vous me mandez de la belle Madelonne, lui répond-il, me touche extrêmement pour son intérêt et pour le vôtre, car je vous aime fort toutes deux. Je vous disois, quand vous me mandâtes le dessein que vous aviez de donner votre fille à M. de Grignan, que vous ne pouviez mieux faire, et que je ne trouvois rien à redire en lui, sinon qu'il usoit trop de femmes. En effet, n'est-ce pas une honte, et un honnête assassinat de faire six enfants à une pauvre enfant elle-même, en neuf ans? Dieu me garde d'être prophète!.. mais quand il ne lui feroit d'autre mal que de l'avoir mise dans l'état où elle est, c'en seroit assez pour diminuer l'amitié que j'avois pour lui. Cependant, madame, il faut avoir grand soin de cette infante; il la faut surtout réjouir… Mais cela est plaisant que je m'embarque à vous dire pour une simple maigreur, tout ce qu'on diroit pour les plus grands malheurs. C'est vous qui m'avez surpris en vous lamentant pour cela, comme si c'étoit un mal incurable. Cependant le plaisir de vous voir, et Paris, engraisseront, avant qu'il soit deux mois, la belle Madelonne; un peu de célibat lui seroit fort salutaire; je ne sais, pourtant, si elle n'aimeroit pas mieux le mal que le remède: mais, n'est-ce pas assez parler d'elle pour une fois525?..»

Le mois suivant, à cause de la rigueur exceptionnelle de l'hiver, revinrent les grandes inquiétudes au sujet de la poitrine de madame de Grignan. «Je vous avoue, redit avec douleur sa mère à Bussy, que la mauvaise santé de cette pauvre Provençale me comble de tristesse; sa poitrine est d'une délicatesse qui me fait trembler, et le froid l'avoit tellement pénétrée, qu'elle en perdit, hier, la voix plus de trois heures; elle avoit une peine à respirer qui me faisoit mourir. Avec cela elle est opiniâtre, et refuse le seul remède qui la pourroit guérir, qui est le lait de vache: je crois que la nécessité l'y contraindra à la fin; en attendant, il est bien triste de la voir dans l'état où elle est526

Bussy qui, malgré de grandes protestations de paroles, n'est pas bienveillant pour madame de Grignan, laquelle, sous les mêmes apparences amicales, le lui rendait bien, cherche à rassurer sa mère par des arguments où il y a plus de malice enveloppée que de véritable intérêt. «Une égratignure avec du chagrin, lui dit-il, fait plus de mal que la fièvre quarte avec un esprit content d'ailleurs. Je vous parle ainsi, ma chère cousine, parce que je crois que tous les maux de la belle Madelonne viennent de sa tête. Tant qu'elle a été la plus jolie fille de France527, elle a été la plus saine; elle est encore jeune, et cela me fait assurer qu'il n'y a que son esprit qui rende ses maux incurables. Son opiniâtreté est un bon témoignage; si elle vouloit guérir, elle ne résisteroit pas aux conseils des habiles gens en ces matières. Qu'elle se retourne de bon cœur à Dieu, en lui demandant la patience; qu'elle aime à vivre et à vivre gaiement. Je ne lui conseille rien que je n'aie pratiqué depuis douze ans528

Bussy voulait dire par là que madame de Grignan s'ennuyait en Provence, et regrettait Paris. «Je crois (lui écrivait-il trois ans auparavant, pendant le deuxième séjour de la jeune gouvernante auprès de sa mère), que vous aimeriez mieux aller et demeurer en Provence, que de faire la moindre des choses contre votre devoir; mais je crois que vous souhaiteriez extrêmement que votre devoir s'accordât à demeurer à Paris529.» Dans ce même voyage de 1678, madame de Grignan ayant cru mander une douceur à Bussy en lui disant qu'il faisait fort mal de passer ses hivers en Bourgogne, quand elle passait les siens dans la capitale: «Vous savez aussi bien que moi (lui réplique-t-il avec une vivacité peu courtoise et un malicieux sous-entendu) que n'est pas à Paris qui veut530!..»

Pour qui connaît Bussy, Paris ne veut pas signifier ici madame de Sévigné, mais la cour; et ce ne serait peut-être pas calomnier ce bon parent que de dire qu'à ce moment il lui passait dans l'esprit, pour en faire un sujet de regret à sa cousine, quelque souvenir des projets gratuitement attribués à Louis XIV, et qui le portaient à écrire à madame de Montmorency avec autant de joie que peu de scrupule: «Je serois fort aise que le roi s'attachât à mademoiselle de Sévigné, car la demoiselle est fort de mes amies, et il ne pourroit être mieux en maîtresse531.» M. Walckenaer a déjà désintéressé Louis XIV de ce dessein, et, par conséquent, il n'y a rien à en dire quant à madame de Grignan. En la tenant donc pour ce que la reconnaît Bussy, pour une femme qui mettait le devoir avant tout, il n'y aurait point à la blâmer d'avoir souhaité, ce qu'elle chercha inutilement à obtenir, une charge de cour pour son mari, qui l'eût fait elle-même vivre et probablement briller sur un théâtre plus digne d'elle, lui eût donné les moyens de relever la fortune de ses enfants, et surtout lui eût permis de passer sa vie avec sa mère.

Mais Bussy n'aime point madame de Grignan. A la mère il proteste «qu'en quelque lieu que sa fille et lui se trouvent, il l'aimera et l'estimera toujours extrêmement532:» sa correspondance de 1678 nous fournit deux exemples de cette tendresse, qui n'ont pas été relevés dans la biographie de madame de Grignan, et qui doivent trouver place ici, car ils constituent un de ces contrastes, entre ce qu'on dit et ce qu'on pense, qui sont à la fois plaisants et tristes.

Afin d'empêcher un luxe désordonné, auquel même les femmes qui passaient pour les plus sages prenaient part, le roi avait, sous peine d'amende, défendu le port des étoffes d'or et d'argent533. C'est à ce propos que l'une des nombreuses amies de Bussy, madame de Seneville, lui mande de Paris, le 25 avril: «Je ne saurois fermer ma lettre sans vous dire que votre belle cousine de Grignan, étant ces jours passés au Petit Saint-Antoine, toute couverte d'or et d'argent, malgré l'étroite défense et la plus exactement observée que jamais, essuya la réprimande et les menaces d'un commissaire qui en étonna tout le monde, et dont la dame fut fort embarrassée534.» «Cela est bien imprudent à madame de Grignan, répond Bussy, de s'exposer à recevoir un affront; mais je ne comprends pas que le commissaire se soit contenté de la menacer, et ne lui ait pas fait payer l'amende. Cette femme-là a de l'esprit, mais un esprit aigre, d'une gloire insupportable, et fera bien des sottises. Elle se fera autant d'ennemis que sa mère s'est fait d'amis et d'adorateurs535.» Trois mois après, et madame de Grignan à peu près guérie mais toujours très-maigre, l'amie la plus assidue de Bussy lui mande à son tour: «Je rencontrai, l'autre jour, madame de Sévigné, en vérité encore belle. On dit que madame de Grignan ne l'est plus, et qu'elle voit partir sa beauté avec un si grand regret, que cela la fera mourir536.» Bussy reprend, toujours affectueux pour la mère, mais fort peu tendre au chagrin de la fille: «Ce n'est pas seulement le bon tempérament de madame de Sévigné qui la fait encore belle, c'est aussi son bon esprit. Je crois que quand on a la tête bien faite, on en a le visage plus beau. Pour madame de Grignan, je la trouve bien folle de ne vouloir pas survivre à sa beauté537.» Ces rudesses, qui révèlent le fond du cœur, ont été raturées avec soin par Bussy ou par les siens538 sur le manuscrit où il a copié de sa main les lettres qu'il écrivait et celles qu'il recevait, et qui, à défaut des missives autographes, a servi de texte original au dernier éditeur de sa correspondance. Il faut remercier celui-ci d'avoir, par une habile lecture, rétabli ces passages caractéristiques ainsi que plusieurs autres fragments intéressants que n'avaient pu déchiffrer ses devanciers. Bussy se gardait bien de faire connaître de tels blasphèmes à madame de Sévigné, et il continua à simuler pour la fille une grande tendresse, tout en éprouvant pour la mère une sincère et touchante affection, que l'âge ne faisait qu'accroître, affection mutuelle dont on trouve des marques nombreuses dans leur correspondance suivie de ces deux remarquables années 1678 et 1679539.

 

Ces deux années virent le point culminant de la grandeur de Louis XIV et de la prospérité de l'ancienne monarchie. Les victoires antérieures n'avaient pu encore décider l'Europe à la paix. Dans la campagne de 1678, Louis voulut frapper un grand coup qui décourageât toutes les espérances et forçât toutes les volontés. La guerre fut reprise, au cœur même de l'hiver, en Allemagne et en Flandre. Le roi partit lui-même, dès le 7 février, pour aller faire le siége de Gand, qui ouvrit ses portes le 9 mars, en même temps qu'on investissait Mons, Namur, Charleroy et Ypres, par une ruse de guerre dont l'ennemi fut complètement la dupe540.

Madame de Sévigné rend bon compte à Bussy, son correspondant militaire, de ce nouveau succès: «Que dites-vous de la prise de Gand? Il y avoit longtemps, mon cousin, qu'on n'y avoit vu un roi de France. En vérité, le nôtre est admirable, et mériteroit bien d'avoir d'autres historiens que deux poëtes: vous savez aussi bien que moi ce qu'on dit en disant des poëtes? Il n'en auroit nul besoin; il ne faudroit ni fable ni fiction pour le mettre au-dessus des autres; il ne faudroit qu'un style droit, pur et net d'un homme de qualité et de guerre comme j'en connois. J'ai toujours cela dans la tête, et je reprendrai le fil de la conversation avec le ministre, comme le doit une bonne Françoise541.» Ce ministre était M. de Pomponne, et madame de Sévigné veut parler ici d'un projet que, dans sa sollicitude de parente, elle avait formé d'obtenir pour Bussy le titre d'historiographe du roi, espérant qu'il y trouverait quelque occasion de profit ou de faveur.

Elle en avait déjà entretenu son cousin, quelques mois auparavant, en lui annonçant que le roi venait de charger Boileau et Racine d'écrire son histoire, et c'est à ceux-ci qu'elle fait allusion dans le passage que nous venons de transcrire. «Vous savez bien, lui disait-elle, que le roi a donné deux mille écus de pension à Racine et à Despréaux, en leur commandant de tout quitter pour travailler à son histoire, dont il aura soin de leur donner des mémoires. Je voudrois déjà voir ce bel ouvrage542.» – «Je ne pense pas, riposte Bussy, que Despréaux et Racine soient capables de bien faire l'histoire du roi; mais ce sera sa justice et sa clémence qui le rendront recommandable à la postérité; sans cela on découvriroit toujours que les louanges qu'on lui auroit données ne seroient que des flatteries543.» Le bel esprit, le capitaine-académicien, le Mestre de camp de la cavalerie légère et Maréchal de France in petto, en parle avec moins de modestie encore à son ami le duc de Saint-Aignan: «On m'a mandé que le roi avoit chargé Racine et Despréaux de travailler à son histoire. Sans parler du caractère de ces gens-là, que je tiens plus propres à des vers qu'à de la prose, j'avois cru qu'il falloit de plus nobles mains que les leurs pour cet ouvrage. Outre qu'un homme de guerre n'eût pas eu besoin de consulter personne pour parler en termes du métier, il me paroît que les actions du plus grand roi du monde devoient être écrites par un de ses principaux capitaines, si lui-même, comme César, ne s'en vouloit pas donner la peine544

Dix-sept ans auparavant Bussy-Rabutin avait conçu de lui-même le dessein formé dans ces derniers temps par l'amitié de sa cousine. C'est lui qui nous l'apprend en ces termes dans une lettre à Corbinelli: «Quand je priai le duc de Saint-Aignan, en 1664, de dire au roi qu'en attendant que je pusse recommencer à le servir dans la guerre, je suppliois Sa Majesté de trouver bon que j'écrivisse son histoire, il me fit réponse qu'il n'avoit pas encore assez fait pour cela, mais qu'il espéroit me donner un jour de la matière545.» Aujourd'hui que la matière commençait à devenir suffisamment riche, Louis XIV avait mieux aimé confier le soin de sa renommée aux plumes respectées de Racine et de Boileau, qu'à celle de l'historien de madame de Montglat et de la comtesse d'Olonne.

Il est vrai que l'auteur d'Andromaque et son fidèle ami s'annonçaient un peu trop en poëtes, c'est-à-dire en exagérateurs, ainsi que le sous-entend madame de Sévigné. Sa réponse à Bussy en note un exemple: «Vous me parlez fort bien, en vérité, sur Racine et sur Despréaux. Le roi leur dit, il y a quatre jours: «Je suis fâché que vous ne soyez venus à cette dernière campagne; vous auriez vu la guerre et votre voyage n'eût pas été long.» Racine lui répondit: «Sire, nous sommes deux bourgeois qui n'avons que des habits de ville; nous en commandâmes de campagne, mais les places que vous attaquiez furent plutôt prises que nos habits ne furent faits.» Cela fut reçu très-agréablement. Ah! que je sais un homme de qualité à qui j'aurois bien plutôt fait écrire mon histoire qu'à ces bourgeois-là, si j'étois son maître: c'est cela qui seroit digne de la postérité546!» Il n'est pas possible de prendre au sérieux de telles exclamations. Parents, amis, avons-nous dit, traitent cette vanité comme une maladie incurable. On passe tout à un homme qui ne doit point guérir. Madame de Sévigné suivait, cependant, avec sincérité, son projet auprès de M. de Pomponne, pressé par elle de pressentir le roi. En se faisant appuyer par Corbinelli, elle demande à son cousin, dans l'espoir de le faire parvenir au maître, un fragment choisi de ses Mémoires, comme échantillon de son savoir-faire, ce que Bussy s'empressa de lui envoyer, en y joignant un commencement de l'histoire de Louis XIV, qu'il avait essayé pendant son séjour à la Bastille547.

Le roi avait emmené avec lui, au siége de Gand, ses deux historiens-poëtes, qui avaient eu tout le temps de s'équiper en guerre. La marquise de Sévigné s'égaye à leurs dépens, prenant le ton de la noblesse militaire, laquelle ne pensait pas que des bourgeois, ce qui veut alors dire tout ce qui n'était pas d'épée, eussent qualité pour parler des choses de la guerre: «Ces deux poëtes-historiens suivent donc la cour, plus ébaubis que vous ne le sauriez penser, à pied, à cheval, dans la boue jusqu'aux oreilles, couchant poétiquement aux rayons de la belle maîtresse d'Endymion. Il faut cependant qu'ils aient de bons yeux pour remarquer exactement toutes les actions du prince qu'ils veulent peindre. Ils font leur cour par l'étonnement qu'ils témoignent de ces légions si nombreuses, et des fatigues qui ne sont que trop vraies. Il me semble qu'ils ont assez de l'air des deux Jean Doucet548. Ils disoient l'autre jour au roi, qu'ils n'étoient plus si étonnés de la valeur extraordinaire des soldats, qu'ils avoient raison de souhaiter d'être tués pour finir une vie si épouvantable. Cela fait rire, et ils font leur cour. Ils disoient aussi qu'encore que le roi craigne les senteurs, ce Gand d'Espagne ne lui fera point de mal à la tête. J'y ajoute qu'un prince moins sage et moins grand que Sa Majesté, en pourroit bien être entêté, sans avoir de vapeurs. Voilà bien des sottises, mon cher cousin; je ne sais comme Racine et Despréaux m'ont conduite sans y penser; c'est ma plume qui a mis tout ceci sans mon consentement549.» N'y avait-il pas là, de la part de madame de Sévigné, quelque légère pointe de rancune contre l'impitoyable bourreau de ce pauvre Chapelain, son maître, et contre le compagnon de joyeuse jeunesse de son fils, un confrère en Champmeslé, et, de plus, rival heureux de notre vieil ami Corneille?

Dans son beau travail sur madame de Maintenon, M. le duc de Noailles a reproduit une page des souvenirs de Racine fils qui doit figurer en cet endroit, car elle fait bien connaître toutes les circonstances de ce curieux épisode d'histoire littéraire, où se trouvent mêlés le nom de madame de Montespan et celui de sa rivale, avec des détails qui se rattachent à la chute de l'une et à l'élévation de l'autre:

«A cette époque (1677) on eut l'idée de faire une histoire par les médailles, des principaux événements du règne. «Ce projet, dit Louis Racine dans ses Mémoires sur la vie de son père, se changea bientôt en celui d'une histoire suivie du règne entier. C'est chez madame de Montespan qu'il fut agité et résolu. C'était elle qui l'avait imaginé, et, lorsqu'on eut pris ce parti, ce fut madame de Maintenon qui proposa au roi de charger du soin d'écrire cette histoire Boileau et mon père. Le roi, qui les en jugea capables, les nomma ses historiographes en 1677. Les deux historiens se mirent aussitôt à l'œuvre, et quand ils avaient écrit quelque morceau intéressant, ils allaient le lire au roi. Ces lectures se faisaient chez madame de Montespan. Tous deux avaient leur entrée chez elle aux heures que le roi venait y jouer, et madame de Maintenon était ordinairement présente à la lecture. Elle avait, au rapport de Boileau, plus de goût pour mon père que pour lui, et madame de Montespan avait, au contraire, plus de goût pour Boileau que pour mon père; mais ils faisaient toujours leur cour ensemble, sans aucune jalousie entre eux. Lorsque le roi arrivait chez madame de Montespan, ils lui lisaient quelque chose de son histoire; ensuite le jeu commençait, et lorsqu'il échappait à madame de Montespan, pendant le jeu, des paroles un peu aigres, ils remarquèrent, quoique fort peu clairvoyants, que le roi sans lui répondre regardait en souriant madame de Maintenon, qui était assise vis-à-vis de lui sur un tabouret, et qui enfin disparut tout à coup de ces assemblées. Ils la rencontrèrent dans la galerie, et ils lui demandèrent pourquoi elle ne venait plus écouter leur lecture. Elle leur répondit fort froidement: «Je ne suis plus admise à ces mystères.» Comme ils lui trouvaient beaucoup d'esprit, ils en furent mortifiés et étonnés. Leur étonnement fut bien plus grand lorsque le roi, obligé de garder le lit, les fit appeler avec ordre d'apporter ce qu'ils avaient écrit de nouveau sur son histoire, et qu'ils virent en entrant madame de Maintenon assise dans un fauteuil, près du chevet du roi, s'entretenant familièrement avec Sa Majesté. Ils allaient commencer leur lecture, lorsque madame de Montespan, qui n'était point attendue, entra, et après quelques compliments au roi en fit de si longs à madame de Maintenon que, pour les interrompre, le roi lui dit de s'asseoir; «n'étant pas juste, ajouta-t-il, qu'on lût sans vous un ouvrage que vous avez vous-même commandé.» Son premier mouvement fut de prendre une bougie pour éclairer le lecteur. Elle fit ensuite réflexion qu'il était plus convenable de s'asseoir et de faire tous ses efforts pour paraître attentive à la lecture. Depuis ce jour le crédit de madame de Maintenon alla en augmentant d'une manière si visible que les deux historiens lui firent leur cour autant qu'ils la savaient faire550.» Dans ce rôle étudié, dans ce courroux concentré de madame de Montespan, on pressent la jalousie, les éclats, la colère dont nous serons bientôt les témoins.

Ce projet d'histoire confié au double talent de Boileau et de Racine, qui devaient se consulter avec Pellisson, déjà chargé précédemment de la même mission, n'aboutit point551. Quinze ans après, l'abbé de Choisy en parle comme d'un travail en cours d'exécution et dont on attendait encore les premières feuilles552. Brossette s'entretient souvent avec son ami de cette œuvre longue et difficile qui paraît avoir rebuté deux hommes pourvus de tous les dons de l'écrivain, mais à qui la nature avait refusé le génie tout particulier de l'histoire553.

Soit que Louis XIV n'acceptât point l'offre qui lui était faite au nom de Bussy, soit que M. de Pomponne se souciât peu d'intervenir dans cette délicate affaire, madame de Sévigné en fut pour ses peines et ses vœux. Mais Bussy avait pris goût au projet; il s'y entêta, et, comme il s'était créé lui-même maréchal de France, il s'adjugea la mission plus loisible et mieux justifiée d'écrire l'histoire du roi. Il voulut l'en aviser directement par une lettre des plus bizarres, datée de son lieu d'exil, et où, entre autres choses, il lui dit ce qui suit: «Ce qui donnera encore beaucoup de créance à ce que j'écrirai de vous, Sire, ce sera de voir que je ne suis pas payé pour en parler, et de peur même qu'on ne croie, un jour, que c'étoit pour être rappelé que j'en disois tant de bien, je supplie Votre Majesté très-humblement de me laisser ici le reste de ma vie; où je la servirai mieux que la plupart de ceux qui l'approchent tous les jours. J'ai de la naissance et de l'esprit, Sire, aussi bien que M. de Comines, pour faire estimer ce que j'écrirai, et j'ai plus de services à la guerre que lui, ce qui donnera plus de poids à des mémoires qui traitent des actions d'un grand capitaine aussi bien que d'un grand roi554.» Pour n'être pas d'un poëte, le lecteur voit qu'il ne manque rien à cet éloge. Quant à la bizarrerie du tour employé pour faire agréer sa demande, Bussy en donne, lui-même, une explication qui, sous le peu de modestie des termes, révèle toute l'habileté d'un courtisan sans cesse en quête de combinaisons capables de rappeler cette folle de Fortune à qui véritablement il déplaît555. «Cette lettre (dit-il en la transcrivant et en l'annotant sur ses manuscrits pour l'édification de la postérité) paroîtra si extraordinaire à la plupart du monde qui ne regardent que le dehors des affaires, que je veux dire les raisons qui me l'ont fait écrire. Premièrement, il faut qu'on sache que je ne voudrois pas avoir permission de retourner à la cour ou seulement à Paris, si l'on ne me donnoit, en même temps, des honneurs et du bien; car j'aurois beaucoup plus de peine de voir de près des gens, qui ont toujours été au-dessous de moi, tenir un plus grand rang et marcher d'un plus grand air, que je n'en ai de demeurer dans une province où les emplois que j'ai eus me distinguent de tout le monde; et quand même on me donneroit le bien et les honneurs que je devrois avoir, à quoi je ne vois nulle apparence, je m'en soucierois fort peu. L'âge que j'ai (soixante et un ans) et les injustices qu'on m'a faites me donnent un grand mépris de tout cela: cependant je voudrois bien établir mes enfants, et c'est ce qui m'oblige de faire au roi un grand sacrifice, en apparence, qui ne me coûte guère en effet, croyant ou qu'il ne se voudra pas laisser vaincre en honnêtetés, et qu'il me fera justice, ou qu'au moins il fera quelque chose pour ma famille. Si l'on examine cette lettre on la trouvera délicate et fine, et si elle ne fait pas l'effet qu'on en devroit attendre, ce seroit la faute de la Fortune, sans laquelle les desseins les mieux concertés et les mieux conduits ont toujours un méchant succès556

515SÉVIGNÉ, Lettres (7 octobre 1677), t. V, p. 249.
516Madame de Sévigné veut parler de l'église du couvent des religieuses de l'Annonciade, nommées Filles bleues, de leur costume, qui se trouvait dans la rue Culture-Sainte-Catherine même.
517SÉVIGNÉ, Lettres (7 octobre 1677), t. V, p. 248.
518SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 265.
519SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 272.
520SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 278.
521SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 281.
522Lettres inédites de madame de Sévigné. Ed. Klostermann, p. 113.
523Ce nom, on le sait, était donné à madame de Grignan par Bussy en souvenir de la belle héroïne de Pierre de Provence.
524SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 285.
525Correspondance de Bussy-Rabutin (lettre du 13 décembre 1677), t. III, p. 438.
526SÉVIGNÉ, Lettres (2 janvier 1678), t. V, p. 295.
527C'est le nom que donnait Bussy à mademoiselle de Sévigné.
528Correspondance de Bussy-Rabutin (lettre du 5 janvier 1678), t. IV, p. 2.
529Corr. de Bussy-Rabutin (lettre du 20 mars 1675), t. III, p. 11.
530Ibid. p. 360.
531Correspondance inédite de Bussy-Rabutin, lettre du 17 juillet 1668, citée par Mr le baron WALCKENAER, t. III, p. 92.
532Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 18.
533VOLTAIRE: Siècle de Louis XIV, chap. XVI.
534Correspondance de Bussy, t. IV, p. 99.
535Corresp. de Bussy, t. IV, p. 101 (lettre du 28 avril).
536Corr. de Bussy (lettre de madame de Scudéry du 14 juillet 1678), t. IV, p. 152.
537Correspondance de Bussy, t. IV, p. 153.
538Note de M. Ludovic Lalanne à la lettre de Bussy du 28 avril.
539Elle se compose de quarante trois lettres. Ce sont les deux années qui en fournissent le plus pendant toute la durée des relations de Bussy avec sa cousine.
540SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 60.
541SÉVIGNÉ, Lettres (19 mars 1678), t. V, p. 317. Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 61.
542SÉVIGNÉ, Lettres (13 octobre 1677), t. V, p. 262. —Correspondance de Bussy, t. III, p. 388.
543Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 390.
544Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 424.
545Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 330.
546SÉVIGNÉ, Lettres (3 novembre 1677), t. V, p. 281, et Bussy, t. III, p. 405.
547SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 300. —Correspondance de Bussy, t. IV, p. 14 et 15.
548Personnages de comédie.
549SÉVIGNÉ, Lettres (19 mars), t. V, p. 318. Corr. Bussy, t. IV, p. 61.
550Mémoires sur la vie de Jean Racine, par Louis Racine, son fils, p. 108, cités par M. le duc de Noailles, Histoire de madame de Maintenon, t. Ier, p. 126.
551Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 399, 401, 414 et 417.
552Mémoires de l'abbé de Choisy. (Coll. Michaud., t. XXX, p. 553.)
553Correspondance de Boileau, Despréaux et Brossette publiée par M. Laverdet; Paris, 1858, p. 231, 232, 233, 367 et 387.
554Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 355.
555Corresp. de Bussy-Rabutin (23 déc. 1676) t. III, p. 355.
556Correspondance de Bussy-Rabutin (lettre du 30 avril 1679), t. IV, p. 356.