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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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Successivement on avait vu paraître plusieurs pièces satiriques contre divers personnages de la cour, pièces que, nous ne savons pourquoi, on appelait des logements. Comme la réputation de médisance de Bussy était, quoi qu'il fît, indélébile, on les lui attribua. Il en fut avisé par le duc de Saint-Aignan, à la fois son ami et son collègue à l'Académie française, qualité qu'il cumulait avec celle de membre de l'académie d'Arles. C'est le roi lui-même qui avait appris ce fait au duc, un jour où cet infatigable intermédiaire lui présentait un rondeau de la composition de Bussy, humble et suppliant, sur le mot Pardonnez-moi, et assez mauvais pour que Louis XIV fût autorisé à l'attribuer à l'un des plus ridicules poëtes de son royaume: Bussy, en effet, ne mettait pas dans ses vers l'esprit et l'arrangement de sa prose. Mais cette scène vaut la peine d'être reproduite.

«J'ai trouvé ce matin, lui écrit le duc de Saint-Aignan le 9 février, l'occasion favorable de donner votre lettre au roi, Monsieur, avec le rondeau. Sa Majesté n'a pas cru d'abord qu'il fût de vous; et lorsque je lui ai dit en riant que les académiciens étoient obligés à se servir les uns les autres, surtout auprès de leur protecteur, Sa Majesté m'a répondu: «Ce n'est donc pas de l'académie royale d'Arles?» J'ai répliqué: «Non, Sire, c'est de l'Académie françoise.» Le roi m'a dit, toujours d'un visage fort ouvert: «C'est de l'abbé Cottin?» Enfin, je me suis expliqué, et je lui ai dit que c'étoit de vous. Sa Majesté a pris l'un et l'autre, et a dit qu'il les verroit, ajoutant avec un air qui témoignoit ne le pas croire, qu'il s'étoit fait des logements qu'on vous attribuoit. Je lui ai répondu que cela ne pouvoit pas être, mais que, comme on prenoit le temps pour dérober que les bohémiens étoient en quelque lieu, je ne doutois pas qu'on n'en usât ainsi maintenant que vous étiez à Paris; et comme je voulois continuer, le roi m'a interrompu pour me dire qu'une marque qu'il ne croyoit pas cela de vous, étoit qu'il vous laissoit à Paris; et là-dessus, lui voyant ouvrir votre lettre, je suis sorti du cabinet. Voilà, Monsieur, le détail de ce qui s'est passé ce matin, dont j'attends un heureux succès par les paroles et les manières douces et honnêtes que le roi a employées en parlant de vous405

Le duc de Saint-Aignan avait fait œuvre d'amitié et aussi de justice en défendant, à cette occasion, ce pauvre médisant, victime de son mauvais renom. Il eût pu ajouter que Bussy, qui n'était pas un sot, n'aurait point été si mal avisé que de choisir précisément le moment de sa présence à Paris pour faire courir des satires à l'adresse de ses ennemis: dès qu'elles circulaient, lui présent, il est clair qu'elles n'étaient pas de lui. C'est ce qu'il répond lui-même à son ami, en lui rappelant un semblable précédent de son premier séjour à Paris, et, sur ce point, sa justification est complète: «Ne vous souvenez-vous pas, Monsieur, qu'en 1673, le roi m'ayant permis de venir ici, Sa Majesté vous dit, quelque temps après, qu'on m'attribuoit des chansons qu'il savoit bien que je n'avois pas faites? Voici une pareille rencontre, où le roi ne se laisse pas surprendre aux méchants ni aux sots. J'admire Sa Majesté de voir, en un moment, le vraisemblable de ce qu'on lui dit de moi. Il sent bien que j'ai l'âge et la raison qui sont nécessaires pour faire sage tout le monde, et que j'ai, par-dessus cela, une longue pénitence, qui me fait plus sage que tous les barbons. S'il savoit la reconnoissance que j'ai dans le cœur, de la justice qu'il me fait, il me feroit peut-être des grâces. Quoi qu'il fasse, je l'aimerai toujours comme mon bon maître, aux châtiments duquel je dois ce qui me manquoit de bonnes qualités406.» On ne parle pas différemment de Dieu.

Mais Bussy ne tarda pas à connaître à qui il devait ce mauvais office. Ce n'était rien moins que la sœur de la sultane encore régnante, madame de Thianges, à laquelle l'unissait une parenté d'alliance, et qui, selon lui, avait été poussée à cela par ses ennemis, en tête desquels il place toujours M. de la Rochefoucauld, et le prince de Marsillac, son fils; mais c'est sans administrer aucune preuve qu'il accuse ces solides amis de madame de Sévigné.

«Deux jours après avoir écrit cette lettre (dit-il dans l'annotation dont nous parlions tout à l'heure) mademoiselle de Grancey me manda, par un de ses amis et des miens, que, s'étant trouvée dans la chambre de madame de Montespan, où étoit le roi, il y avoit sept ou huit jours, et la conversation étant tombée sur les logements qui couroient dans le monde, madame de Thianges avoit dit qu'on ne voyoit de ces sortes de médisances-là que quand j'étois à Paris, et je connus par là que le roi ne savoit cela que de madame de Thianges.

«Je savois déjà que cette femme avoit eu la lâcheté de m'abandonner, depuis cinq ou six ans, moi son parent et son ami, après s'être réchauffée pour moi et m'avoir promis de s'employer fortement aux occasions pour m'attirer des grâces; mais je ne croyois pas qu'elle fût assez infâme pour me vouloir couper la gorge, et pour inventer des choses contre moi, dans un temps où des accusations de cette nature me pourroient faire un tort irréparable dans l'esprit du roi; contre moi, dis-je, qui n'avois jamais manqué de respect ni d'amitié pour elle. Après avoir bien cherché les raisons qu'elle pouvoit avoir de sa rage, je n'en trouvai point d'autres, sinon que les Marsillac, qui me haïssoient et qui me craignoient, prenant la peine de vouloir satisfaire à sa sensualité, elle n'avoit osé refuser d'entrer dans la bassesse de leurs passions, et peut-être avoit-elle le cœur assez bas pour l'avoir fait sans contrainte.

«Dans ce temps-là, les plus clairvoyants de la cour demeuroient d'accord que madame de Montespan étoit fort baissée dans les bonnes grâces du roi, et disoient, pour appuyer leur opinion, qu'elle pleuroit souvent, qu'elle avoit sur le visage une tristesse profonde, que le roi paroissoit avoir un air plus dégagé que de coutume, qu'il se communiquoit plus aux courtisans, qu'il passoit moins de temps qu'à l'ordinaire dans la chambre de madame de Montespan, qu'il se couchoit de meilleure heure, qu'il étoit plus curieux en beaux habits depuis deux ou trois mois qu'il n'avoit encore été, et que cela faisoit voir qu'il cherchoit fortune. Pour moi qui ne voyois ces choses-là que de loin, je m'en fusse rapporté au jugement des gens qui étoient sur les lieux, si l'assassinat que me venoit de faire madame de Thianges, ne m'eût fait croire que sa sœur n'étoit pas sur le point de tomber, puisqu'en cet état on a bien d'autres choses à songer qu'à faire du mal aux gens qui ne contribuent pas à notre décadence407

Mesdames de Sévigné et de Grignan n'étaient pas au nombre des personnes dont parle Bussy, qui se trouvaient sur les lieux, c'est-à-dire au sein même de la cour. La première n'y paraissait qu'en de rares occasions: quant à la gouvernante de la Provence, sa jeunesse, sa beauté fraîche encore, quoique à la veille de subir une éclipse, les intérêts de son mari, lui avaient fait jusque-là un devoir de s'y produire, mais une affection de poitrine qui vint l'affliger dans le cours de cet hiver la tint éloignée de Versailles et de Saint-Germain. D'ailleurs les plaisirs de la cour, avant la fin même du carnaval, se trouvèrent subitement interrompus par le départ inattendu du roi pour l'armée de Flandre, qui eut lieu le dernier jour du mois de février408.

En commençant ainsi brusquement, et contre toute habitude, la campagne au sein même de l'hiver, Louis XIV avait voulu surprendre les ennemis, et c'était pour mieux cacher ses projets qu'il avait multiplié les fêtes à sa cour. On voit dans le fidèle Mercure l'agitation de ce départ précipité: «On s'y attendoit si peu qu'on avoit fait quantité d'agréables parties pour la fin du carnaval, qui furent rompues par la nécessité où chacun se trouva de songer à son équipage409

Sévigné partait guidon, comme devant. Quant au chevalier de Grignan, il obtenait enfin la récompense de sa conduite dans la journée d'Altenheim. A la veille de l'ouverture de la campagne, il fut nommé brigadier de cavalerie, ce qui tenait le milieu entre le grade de colonel et celui de maréchal de camp, en même temps que Catinat, son camarade, était fait brigadier d'infanterie, et que le marquis de La Trousse, ce cousin de madame de Sévigné, qui était le colonel de son fils, était promu au grade de lieutenant général410.

 

Louis XIV se proposait de prendre encore quelques-unes des principales villes de la Flandre. Avec une activité chaque jour plus habile et plus exigeante, Louvois lui avait tout préparé, hommes, approvisionnements, matériel. «Grâce à lui, ajoute le Mercure, cinquante mille hommes de cavalerie et d'infanterie ont trouvé toutes sortes de provisions dans une saison peu avancée, dans un pays ruiné, et sur des terres encore couvertes de neige. Cependant rien n'a manqué, et une place abondante en toutes choses, considérable par ses fortifications, difficile à prendre à cause de sa situation, défendue par un brave gouverneur qui avoit toute la résolution qu'il falloit pour soutenir un long siége, et par une nombreuse garnison composée d'Espagnols, de Walons et d'Allemands, et de quantité de noblesse du pays, a été prise d'assaut après huit jours411.» C'est de l'importante place de Valenciennes qu'il est ici question. Vauban dirigeait ce siége, sous Louis XIV, qui était, en outre, assisté des maréchaux de Schomberg, de Lorges, de la Feuillade, d'Humières et de Luxembourg. Les assiégés se croyaient à l'abri de toute surprise. «Les bourgeois, fiers de tout ce que nous avons marqué qui leur servoit de défense, donnèrent les violons sur leurs remparts, le jour de carême-prenant, pour se moquer des troupes qui avoient investi la place; mais on leur répondit, quelques jours après, avec d'autres instruments qui leur ôtèrent l'envie de danser412.» Le huitième jour de l'ouverture de la tranchée, le 10 mars, eut lieu l'assaut de l'un des principaux ouvrages de la place. L'attaque était conduite par le marquis de la Trousse et le comte de Saint-Géran. Les assiégés ne purent résister à l'élan des Français, qui emportèrent le bastion attaqué, en chassèrent les ennemis, les poursuivirent dans la ville, où ils entrèrent pêle-mêle avec eux, de telle sorte que le roi apprit la prise de Valenciennes presque en même temps que celle de ses ouvrages avancés. Il préserva les habitants du pillage, et accorda à la garnison les honneurs militaires. Tous ceux auxquels madame de Sévigné s'intéressait se distinguèrent à ce siége mémorable. Son fils même y reçut une blessure: «M. le marquis de Sévigné, dit en finissant la relation que nous avons sous les yeux, a aussi été blessé, à la tête des Dauphins, en portant des fascines avec une intrépidité sans exemple413

Le reste de la campagne répondit à ce brillant début. En moins de deux mois, les deux fortes places de Saint-Omer et de Cambrai tombèrent en notre pouvoir, et MONSIEUR, frère du roi, eut la bonne fortune de battre dans une véritable bataille rangée le prince d'Orange, qui voulait secourir la première de ces villes. Nous emprunterons seulement quelques lignes, sur cette campagne, aux mémoires de celui qui y commandait le corps où servait le baron de Sévigné:

«Monsieur, dit le marquis de la Fare, attaqua Saint-Omer, et le roi, Cambrai: ces deux conquêtes ne furent pas si faciles. Le prince d'Orange marcha, avec trente mille hommes, au secours de Saint-Omer, mais Monsieur le battit bien à Cassel: après quoi le roi fit à son aise le siége de la ville et de la citadelle de Cambrai, et s'en retourna glorieusement à Versailles, non sans mal au cœur de ce que Monsieur avoit par-dessus lui une bataille gagnée. On remarqua qu'après la prise de Cambrai, étant venu voir Saint-Omer et Monsieur qui y étoit, il fut fort peu question de cette bataille dans leur conversation; qu'il n'eut pas la curiosité d'aller voir le lieu du combat, et ne fut apparemment pas trop content de ce que les peuples, sur son chemin, crioient: Vivent le roi, et Monsieur qui a gagné la bataille! Aussi a-ce été et la première et la dernière de ce prince; car, comme il fut prédit dès lors par des gens sensés, il ne s'est retrouvé de sa vie à la tête d'une armée. Cependant il étoit naturellement intrépide et affable sans bassesse, aimoit l'ordre, étoit capable d'arrangement, et de suivre un bon conseil. Il avoit assez de défauts pour qu'on soit obligé en conscience de rendre justice à ses bonnes qualités414

Les troupes furent mises dans leurs cantonnements, et Louis XIV, comme on vient de le voir, s'en revint triomphant à Versailles, vers la fin du mois de mai. Cette rapide campagne, plus brillante encore que celle de l'année précédente, avait frappé tous les esprits. Ce fut un concert unanime de louanges. Tous les corps vinrent complimenter le prince heureux qui avait pleinement prouvé, au profit de la France, qu'il pouvait se passer des généraux jusque-là réputés indispensables. Le peuple était dans l'ivresse au spectacle de cette grandeur nationale croissante, et l'imperturbable prospérité du roi augmentait encore le respect par l'admiration; aussi appela-t-on cette année 1677, l'année de Louis le Grand415. Jours heureux, siècle d'or de la royauté à la fois imposante et populaire! mémorable époque, aussi, pour la France, alors pleinement identifiée avec son roi!

Tous les poëtes s'en mêlèrent. Les recueils du temps sont pleins de vers, sonnets, rondeaux, odes, épîtres, la plupart détestables, à la louange de Louis et de son frère. L'année d'avant Boileau disait au roi:

 
Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire!
 

Il avait chanté Bouchain et Condé terrassés. Corneille, cette année, le devança, et, dans sa reconnaissance ravivée, écrivit ces vers, qui ne se ressentent en rien de la vieillesse de l'auteur:

 
Je vous l'avois bien dit, ennemis de la France,
Que pour vous la victoire auroit peu de constance,
Et que de Philisbourg à vos armes rendu
Le pénible succès vous seroit cher vendu.
A peine la campagne aux zéphyrs est ouverte,
Et trois villes déjà réparent notre perte,
Trois villes dont la moindre eût pu faire un État,
Lorsque chaque province avoit son potentat;
Trois villes qui pouvoient tenir autant d'années,
Si le ciel à Louis ne les eût destinées:
Et, comme si leur prise étoit trop peu pour nous,
Mont-Cassel vous apprend ce que pèsent nos coups.
 
 
Partout vous trouverez son âme et son ouvrage,
Des chefs faits de sa main, formés sur son courage,
Pleins de sa haute idée, intrépides, vaillants,
Jamais presque assaillis, toujours presque assaillants;
Partout de vrais François, soldats dès leur enfance,
Attachés au devoir, prompts à l'obéissance;
Partout enfin des cœurs qui savent aujourd'hui
Le faire partout craindre et ne craindre que lui.
Sur le zèle, grand roi, de ces âmes guerrières
Tu peux te reposer du soin de tes frontières,
Attendant que leur bras, vainqueur de tes Flamands,
Mêle un nouveau triomphe à tes délassements,
Qu'il réduise à la paix la Hollande et l'Espagne,
Que, par un coup de maître, il ferme la campagne,
Et que l'Aigle jaloux n'en puisse remporter
Que le sort des Lions que tu viens de dompter416
 

La plus grande partie de la noblesse revint à Paris en même temps que le roi. Madame de Grignan, avant de partir, put y revoir son beau-frère, qui, selon sa coutume, avait honorablement figuré au siége de Valenciennes et à la bataille de Cassel, et son frère, qui avait à guérir une incommode blessure au talon.

Sévigné, à son retour, obtint ou plutôt se donna, pour son argent, un avancement qui le fit enfin sortir de son éternel guidonage. A la date du 19 mai, sa mère annonce ce changement en ces termes à Bussy, retourné, depuis quelques jours, en Bourgogne, sans avoir pu, cette fois encore, se raccommoder avec ses ennemis: «Mon fils a traité de la sous-lieutenance des Gendarmes de M. le Dauphin, avec la Fare, pour douze mille écus et son enseigne. Cette charge est fort jolie: elle nous revient à quarante mille écus; elle vaut l'intérêt de l'argent. Il se trouve par là à la tête de la compagnie, M. de la Trousse étant lieutenant-général. M. le Dauphin devient tous les jours plus considérable. La paix rendra cette charge encore plus belle que la guerre417.» Les gendarmes-Dauphin étaient une espèce de gardes du corps de l'héritier de la couronne. Le lieutenant avait le grade de brigadier ou de maréchal de camp, et le sous-lieutenant, le rang de colonel. «La charge est jolie, répond Bussy avec son expérience des choses de la guerre, et très-jolie pour un homme de son âge. Vous voyez qu'avec de la patience il n'y a guère d'affaires au monde dont on ne vienne à bout418

Le marquis de la Fare a consigné dans ses mémoires ce fait de la biographie du baron de Sévigné, ainsi que les motifs qui le déterminèrent lui-même à se défaire de sa charge, mais avec une différence relativement au prix mentionné par madame de Sévigné. «En ce temps-là, dit-il, ce général (M. de Luxembourg) ayant demandé que je fusse fait brigadier, attendu que plusieurs autres qui avoient moins de service que moi étoient déjà maréchaux de camp, il me fut répondu sèchement par Louvois que j'avois raison, mais que cela ne serviroit de rien. Cette réponse brutale et sincère du ministre alors tout-puissant, qui me haïssoit depuis longtemps, et à qui jamais je n'avois voulu faire ma cour, jointe au méchant état de mes affaires, à ma paresse et à l'amour que j'avois pour une femme qui le méritoit, tout cela me fit prendre le parti de me défaire de ma charge de sous-lieutenant des gendarmes de monseigneur le Dauphin, que j'avois presque toujours commandés depuis la création de ma compagnie, et je puis dire avec honneur. Je vendis donc cette charge, avec la permission du roi, quatre-vingt-dix mille livres au marquis de Sévigné, enseigne de la même compagnie. C'est ainsi que la haine de Louvois me fit quitter le service, parce que je m'imaginois que cet homme étoit immortel. Il le fit quitter à bien d'autres, qui valoient bien mieux que moi, et, entre autres, au duc de Lesdiguières, un des plus grands seigneurs de France et des plus capables de bien servir419.» Cette femme dont parle le marquis de la Fare était madame de la Sablière, à laquelle il sacrifiait alors sa carrière, et qu'il quitta, hélas! pour le jeu, peu d'années après.

 

S'adressant à un ami, le comte de Guitaud, que nous voyons souvent, à partir de cet instant, figurer dans sa correspondance, madame de Sévigné explique ces chiffres d'une manière qui doit faire préférer sa version à celle de M. de la Fare. Dans cette lettre, à laquelle un éditeur des Lettres inédites a donné, sans désigner le jour, la date du mois de mai 1677, et qui est évidemment antérieure à celle qu'elle écrit à Bussy le 19, madame de Sévigné montre son fils occupé à la fois de céder son guidon à M. de Verderonne, et d'acheter une sous-lieutenance des chevau-légers du roi, ne sachant point alors que M. de la Fare voulait quitter le service. Elle confie à M. de Guitaud que Sévigné «perd quarante mille francs sur sa charge, car il ne la vend que quatre-vingt;» mais, ajoute-t-elle, «les charges sont fort rabaissées420.» Douze mille écus, déjà mentionnés, plus quatre-vingt mille livres, se rapprochent plus des quarante mille écus dont parlait madame de Sévigné, que des quatre-vingt-dix mille livres énoncées par le marquis de la Fare. On voit par là ce qu'étaient les charges militaires, même les plus modestes; et on y voit aussi (c'est surtout ce que nous avons voulu établir), que madame de Sévigné, si dévouée aux intérêts de sa fille, ne reculait devant aucun sacrifice pour améliorer la carrière de son fils, et même pour satisfaire ses seules convenances. Elle avait pour ce fils une réelle et solide tendresse, mais elle était d'une autre nature que cette adoration perpétuelle pour madame de Grignan, dont, au reste, Sévigné n'était nullement jaloux, car il aimait lui aussi tendrement sa sœur.

Le cœur de madame de Sévigné fut mis à une cruelle épreuve pendant ce court séjour de madame de Grignan à Paris. La santé de celle-ci, sa fraîcheur, sa beauté, entières jusque-là, commencèrent à subir des atteintes qui durèrent plusieurs années, dues à ses préoccupations morales, causées à leur tour par le désordre des affaires de sa maison, ou, si l'on adopte une version de Bussy, à ses nombreuses couches, et probablement à ces deux causes à la fois. Il est facile de se figurer les alarmes et les tourments de madame de Sévigné. Au moindre symptôme elle s'inquiétait aussitôt, et madame de Grignan, répugnant à s'avouer malade, se refusait, par système, à tous les soins. Insistance d'un côté, résistance de l'autre: la mère veut que sa fille craigne, afin d'être assurée de sa prudence et de sa docilité, et celle-ci, en dissimulant ses souffrances, prétendait par là ménager sa mère et lui prouver son amour. Depuis la grave maladie de madame de Sévigné, sa fille avait aussi la tendance opposée de croire, au moindre signe, sa mère malade, et voulait exiger d'elle encore plus de précautions et de soins. Ainsi c'était à force de ménagements, d'attentions mutuelles, de sollicitude, de bonne volonté et de délicates intentions, que ces deux femmes en arrivaient à se rendre vraiment malheureuses. Mais cela n'autorise pas à dire, comme on l'a fait, qu'elles passaient leur vie à souhaiter d'être ensemble, et qu'elles ne pouvaient y vivre une fois réunies. On s'est emparé, à cet égard, des lettres très-rares de madame de Sévigné qui portent la trace des malentendus qui ont pu, à deux ou trois reprises, exister entre elle et sa fille, et l'on en a conclu à la froideur de celle-ci et à son manque de gracieuseté pour sa mère.

Par quelques passages relevés dans la correspondance qui suivit immédiatement le départ de madame de Grignan, nous allons faire bien connaître quelle fut leur vie intime pendant ces six mois dont on a invoqué le trouble et l'agitation pour prouver qu'il y avait entre elles une complète incompatibilité d'humeur421. Le lecteur approuvera qu'en cet endroit, comme dans deux ou trois autres qui vont suivre, nous recueillions avec soin toutes les traces de ces discussions. C'est la bonne fortune du cadre élargi, adopté par le premier et savant auteur des Mémoires sur madame de Sévigné, de permettre, à cet égard, le seul exposé complet qui ait été encore donné de ces petits orages intérieurs. Il n'en faut rien négliger, afin que l'on puisse bien juger le procès qui a été fait à la passion proverbiale de la mère, et à la froideur également traditionnelle de la fille.

Voyant donc qu'à force d'attentions réciproques, elles en étaient venues à ne plus s'entendre, M. de Grignan se décida à hâter le départ de sa femme, après s'être bien assuré toutefois auprès des médecins les plus habiles que non-seulement le voyage n'aurait aucun inconvénient pour sa santé, mais qu'il aiderait, au contraire, à un rétablissement que, suivant eux, l'air de la Provence devait infailliblement compléter; car, grâce au ciel, madame de Grignan n'était point atteinte de cette redoutable maladie de poitrine que sa mère, effrayée de sa maigreur soudaine, s'était prise à craindre. Cette opinion des docteurs, partagée par les amis, n'en effraye pas moins madame de Sévigné. Elle croit sa fille perdue, en songeant aux fatigues de la route et à la bise de Grignan. Et si, contre son attente, tout tourne à bien, quelle humiliation que l'on puisse dire que l'éloignement leur est plus salutaire que leur présence! Mais que sa fille guérisse, cela seul importe: elle en aura à la fois la joie et l'affront.

A peine madame de Grignan partie, cette mère éplorée continue avec la plume la conversation interrompue par ce brusque départ:

«Paris, mardi 8 juin 1677.

«Non, ma fille, je ne vous dis rien, rien du tout: vous ne savez que trop ce que mon cœur est pour vous; mais puis-je vous cacher tout à fait l'inquiétude que me donne votre santé? C'est un endroit par où je n'avois pas encore été blessée; cette première épreuve n'est pas mauvaise: je vous plains d'avoir le même mal pour moi; mais plût à Dieu que je n'eusse pas plus de sujet de craindre que vous! Ce qui me console, c'est l'assurance que M. de Grignan m'a donnée de ne point pousser à bout votre courage; il est chargé d'une vie où tient absolument la mienne: ce n'est pas une raison pour lui faire augmenter ses soins; celle de l'amitié qu'il a pour vous est la plus forte. C'est aussi dans cette confiance, mon très-cher comte, que je vous recommande encore ma fille: observez-la bien, parlez à Montgobert (femme de madame de Grignan), entendez-vous ensemble pour une affaire si importante. Je compte fort sur vous, ma chère Montgobert. Ah! ma chère enfant, tous les soins de ceux qui sont autour de vous ne vous manqueront pas, mais ils vous seront bien inutiles si vous ne vous gouvernez vous-même. Vous vous sentez mieux que personne; et si vous trouvez que vous ayez assez de force pour aller à Grignan, et que tout d'un coup vous trouviez que vous n'en avez pas assez pour revenir à Paris; si enfin les médecins de ce pays-là, qui ne voudront pas que l'honneur de vous guérir leur échappe, vous mettent au point d'être plus épuisée que vous ne l'êtes; ah! ne croyez pas que je puisse résister à cette douleur. Mais je veux espérer qu'à notre honte tout ira bien. Je ne me soucierai guère de l'affront que vous ferez à l'air natal, pourvu que vous soyez dans un meilleur état. Je suis chez la bonne Troche, dont l'amitié est charmante; nulle autre ne m'étoit propre; je vous écrirai encore demain un mot; ne m'ôtez point cette unique consolation. J'ai bien envie de savoir de vos nouvelles; pour moi, je suis en parfaite santé, les larmes ne me font point de mal. Adieu, mes chers enfants; que cette calèche que j'ai vue partir est bien précisément ce qui m'occupe, et le sujet de toutes mes pensées!» Madame de la Troche continue: «La voilà, cette chère commère, qui a la bonté de me faire confidence de sa sensible douleur. Je viens de la faire dîner, elle est un peu calmée; conservez-vous, belle comtesse, et tout ira bien; ne la trompez point sur votre santé, ou, pour mieux dire, ne vous trompez point vous-même; observez-vous, et ne négligez pas la moindre douleur ni la moindre chaleur que vous sentirez à cette poitrine: tout est de conséquence, et pour vous et pour cette aimable mère. Adieu, belle comtesse, je vous assure que je suis bien vive pour sa santé, et que je suis à vous bien tendrement.» Madame de Sévigné ajoute le lendemain: «Adieu, mon ange, je vous rends ce que vous me dites sans cesse: songez que votre santé fait la mienne, et que tout m'est inutile dans le monde, si vous ne guérissez422

Vraiment, c'est la mère; mais c'est quelque chose de plus que la tendresse maternelle ordinaire. Il y a dans l'expression un feu, un pathétique qui ne peut venir que d'un cœur dont madame de Grignan a été le seul amour. Qu'on en juge par ces lignes, qui font également honneur à la tendresse de celle-ci, aussi vive que sa mère sur ces mutuelles inquiétudes de santé, quoiqu'elle se montre toujours moins démonstrative, moins facile à l'attendrissement et aux larmes.

«Il me semble que, pourvu que je n'eusse mal qu'à la poitrine, et vous qu'à la tête, nous ne ferions qu'en rire; mais votre poitrine me tient fort au cœur, et vous êtes en peine de ma tête; hé bien! je lui ferai, pour l'amour de vous, plus d'honneur qu'elle ne mérite; et, par la même raison, mettez bien, je vous supplie, votre petite poitrine dans du coton… Songez à vous, ma chère enfant, ne vous faites point de dragons; songez à me venir achever votre visite, puisque, comme vous dites, la destinée, c'est-à-dire la Providence, a coupé si court, contre toute sorte de raison, celle que vous aviez voulu me faire… Quelle journée! quelle amertume! quelle séparation! Vous pleurâtes, ma très-chère, et c'est une affaire pour vous; ce n'est pas la même chose pour moi, c'est mon tempérament. La circonstance de votre mauvaise santé fait une grande augmentation à ma douleur: il me semble que, si je n'avois que l'absence pour quelque temps, je m'en accommoderais fort bien; mais cette idée de votre maigreur, de cette foiblesse de voix, de ce visage fondu, de cette belle gorge méconnoissable, voilà ce que mon cœur ne peut soutenir. Si vous voulez donc me faire tout le plus grand bien que je puisse désirer, mettez toute votre application à sortir de cet état… Adieu, ma très-chère; je me trouve toute nue, toute seule, de ne plus vous avoir. Il ne faut regarder que la Providence dans cette séparation: on n'y comprendroit rien autrement; mais c'est peut-être par là que Dieu veut vous redonner votre santé. Je le crois, je l'espère, mon cher comte, vous nous en avez quasi répondu; donnez donc tous vos soins, je vous en conjure423

Pendant que cette fille adorée chemine sous la conduite prudente de M. de Grignan, et retrouve, à chaque étape, une santé qui l'attendait sur la route, madame de Sévigné se soulage dans ses lettres de la contrainte qu'elle s'est imposée et qu'on lui a imposée; car on lui a fait bien des injustices depuis deux mois! non point sa fille, qu'elle proclame affectueuse et bonne, quoique celle-ci s'accuse du contraire, craignant (madame de Sévigné doit être au fond de cet avis) de n'avoir pas montré assez d'amour à une mère qui en mérite tant.

«Enfin, ma fille, il est donc vrai que vous vous portez mieux, et que le repos, le silence et la complaisance que vous avez pour ceux qui vous gouvernent, vous donnent un calme que vous n'aviez point ici. Vous pouvez vous représenter si je respire, d'espérer que vous allez vous rétablir; je vous avoue que nul remède au monde n'est si bon pour me soulager le cœur, que de m'ôter de l'esprit l'état où je vous ai vue ces derniers jours. Je ne soutiens point cette pensée; j'en ai même été si frappée que je n'ai pas démêlé la part que votre absence a eue dans ce que j'ai senti. Vous ne sauriez être trop persuadée de la sensible joie que j'ai de vous voir, et de l'ennui que je trouve à passer ma vie sans vous: cependant je ne suis pas encore entrée dans ces réflexions, et je n'ai fait que penser à votre état, transir pour l'avenir, et craindre qu'il ne devienne pis; voilà ce qui m'a possédée; quand je serai en repos là-dessus, je crois que je n'aurai pas le temps de penser à toutes ces autres choses, et que vous songerez à votre retour. Ma chère enfant, il faut que les réflexions que vous ferez entre ci et là vous ôtent un peu des craintes inutiles que vous avez pour ma santé: je me sens coupable d'une partie de vos dragons; quel dommage que vous prodiguiez vos inquiétudes pour une santé toute rétablie, et qui n'a plus à craindre que le mal que vous faites à la vôtre!.. Vous qui avez tant de raison et de courage, faut-il que vous soyez la dupe de ces vains fantômes? Vous croyez que je suis malade, je me porte bien: vous regrettez Vichy, je n'en ai nul besoin que par une précaution qui peut fort bien se retarder; ainsi de mille autres choses… Quant à moi, si j'ai de l'inquiétude, elle n'est que trop bien fondée; ce n'est point une vision que l'état où je vous ai laissée. M. de Grignan et tous vos amis en ont été effrayés. Je saute aux nues quand on vient me dire: Vous vous faites mourir toutes deux, il faut vous séparer; vraiment voilà un beau remède, et bien propre, en effet, à finir tous mes maux; mais ce n'est pas comme ils l'entendent: ils lisoient dans ma pensée, et trouvoient que j'étois en peine de vous; et de quoi veulent-ils donc que je sois en peine? Je n'ai jamais vu tant d'injustice qu'on m'en a fait dans ces derniers temps. Ce n'étoit pas vous; au contraire, je vous conjure, ma fille, de ne point croire que vous ayez rien à vous reprocher à mon égard: tout cela rouloit sur ce soin de ma santé dont il faut vous corriger; vous n'avez point caché votre amitié, comme vous le pensez. Que voulez-vous dire? est-il possible que vous puissiez tirer un dragon de tant de douceurs, de caresses, de soins, de tendresses, de complaisances? Ne me parlez donc plus sur ce ton: il faudroit que je fusse bien déraisonnable, si je n'étois pleinement satisfaite…424»

405Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 209.
406Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 211, lettre du 7 février 1677.
407Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 212.
408Mercure galant, Ier vol. de 1677, p. 66.
409Ibid., p. 67.
410Ibid., p. 170.
411Mercure galant (1677), t. Ier, p. 177.
412Ibid., p. 180.
413Mercure galant (1677), t. Ier, p. 202, et Mémoires de la Fare, coll. Michaud, t. XXXII, p. 285.
414Mémoires de la Fare, coll. Michaud, t. XXXII, p. 285. Voy. aussi sur cette campagne, même collection, t. XXX, p. 559, et Mémoires du maréchal de Villars, t. XXXIII, p. 14.
415Mercure, janvier 1678, p. 1.
416Ces vers ont été donnés pour la première fois dans le Mercure de juillet 1677, p. 166.
417SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 81. Voy. aussi Lettres inédites de madame de Sévigné, 1814, éd. Klostermann, p. 74.
418Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 197.
419Collection Michaud, t. XXXII, p. 285.
420Lettres inédites, éd. Bossange (1819), p. 72.
421Conf. Réflexion sur les Lettres de madame de Sévigné, par M. l'abbé de Vauxcelles, réimprimées en tête de l'édition des Lettres choisies, Paris, 1817, chez Bossange et Masson.
422SÉVIGNÉ, Lettres (juin 1677), t. V, p. 83.
423SÉVIGNÉ, Lettres (11 juin 1677), t. V, p. 87.
424SÉVIGNÉ, Lettres (14 juin 1677), t. V, p. 89.