Za darmo

Jim Harrison, boxeur

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– Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral?

– Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la tête. À combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele?

– À deux contre un.

– Je vous le prends à cent par unité.

– Voilà Sir John qui se couvre, s'écria mon oncle, en se retournant vers nous avec un sourire.

– Allez! dit Jackson.

Ce round-là fut notablement plus court que le précédent.

Évidemment, Berks avait reçu la recommandation d'engager la lutte de près à tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait sa supériorité de poids, avant que l'avantage que donnait à son adversaire sa supériorité de forme pût faire son effet.

D'autre part, Jim, après ce qui s'était passé dans le dernier round, était moins disposé à faire de grands efforts pour le tenir à distance d'une longueur de bras.

Il visa à la tête de Berks qui se lançait à fond, le manqua et reçut à rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima sur les côtes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges.

Comme ils se rapprochaient, Jim saisit à l'instant sous son bras la tête sphérique de son adversaire et y appliqua deux coups du bras ployé, mais grâce à son poids le professionnel le fit sauter par-dessus lui et tous deux roulèrent à terre, côte à côte, essoufflés.

Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis que Berks, étourdi par ses excès de ce soir, se dirigeait vers son siège en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le Hollandais.

– Soufflets de forge à raccommoder, s'écria Jem Belcher. Et maintenant qui tient quatre contre un?

– Donnez-nous le temps d'ôter le couvercle de notre poivrière, dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit.

– Voilà qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a déjà un oeil de fermé. Je tiens un contre un que mon garçon gagne.

– Combien? crièrent plusieurs voix.

– Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant tout ce qu'il possédait en ce monde.

Jackson cria une fois de plus.

– Allez!

Tous deux furent d'un bond à la marque, Jim avec autant de ressort et de confiance et Berks avec un ricanement fixé sur sa face de bouledogue et un éclair de féroce malice dans l'oeil qui pouvait lui servir.

Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un halètement rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus.

– Allez-y, mon garçon, bourrez-le sans relâche, hurlèrent Belcher et Harrison.

– Ménagez votre souffle, Berks! Ménagez votre souffle, criaient les Juifs.

Ainsi donc nous assistâmes à un renversement de tactique, car cette fois c'était Jim qui se lançait avec toute la vigueur de la jeunesse, avec une énergie que rien n'avait entamée, tandis que Berks, le sauvage, payait à la nature la dette qu'il avait contractée, en l'outrageant tant de fois.

Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge, sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour respirer tout en étendant son long bras gauche et reployant son bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux antagoniste.

– Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez- vous tomber et prenez un instant de repos.

Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu de Berks. Il avait toujours été une courageuse brute qui dédaignait de s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses jambes.

Il tint Jim à distance avec ses longs bras et si bien que Jim bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il était arrêté comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces.

Maintenant, chaque instant gagné était un avantage pour Berks.

Déjà il respirait plus librement et la teinte bleuâtre s'effaçait sur sa figure.

Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques rapides comme l'éclair, sans pouvoir vaincre la résistance passive que lui opposait le professionnel expérimenté.

C'était alors que la science du ring trouvait son application. Heureusement pour Jim, il avait derrière lui deux maîtres de cette science.

– Portez votre gauche sur sa marque, mon garçon, et visez à la tête avec le droit, crièrent-ils.

Jim entendit et agit à l'instant.

– Pan!

Son poing gauche arriva juste à l'endroit où la courbe des côtes de son adversaire quittait le sternum.

La violence du coup fut atténuée de moitié par le coude de Berks, mais elle eut pour résultat de lui faire porter la tête en avant.

– Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de billard qui en heurte une autre.

Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en une vaste masse de chair sur le sol.

Ses seconds s'élancèrent aussitôt et le mirent sur son séant. Sa tête se balançait inconsciemment d'une épaule à l'autre et finit même par tomber en arrière le menton tendu vers le plafond.

Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents, pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient le faire sortir de cette insensibilité sereine.

Le mot: «Allez!» fut prononcé au moment prescrit et les Juifs, voyant que l'affaire était finie, lâchèrent la tête de leur homme qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta étendu, ses gros bras, ses fortes jambes allongés, pendant que les Corinthiens et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la main de son vainqueur.

De mon côté, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'était pas une tâche aisée pour l'homme le plus faible qu'il y eût dans la pièce.

Tout autour de moi, des discussions animées s'engageaient entre amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son avenir.

– C'est le plus beau début que j'aie jamais vu, depuis le jour où Jem Belcher se battit pour la première fois avec Paddington Jones à Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril, dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps, avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes.

– Cette belle figure que voila me coûte bel et bien cinq cents livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait d'une façon si cruelle?

– Malgré cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe Berks avait été à jeun, il l'aurait mangé. En outre, le jeune gars était en plein entraînement, tandis que l'autre était prêt à éclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait été touché. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en pareille condition. Mettez les hommes à l'entraînement et votre casseur de têtes sera comme une poule devant un cheval.

Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler. D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion passionnée s'engagea autour de moi.

Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme à un signal donné, la majorité de la compagnie gagna la porte.

Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin où Jim finissait sa toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie sur les joues, l'aidait à remettre son pardessus.

– En quatre rounds! ne cessait-il de répéter dans une sorte d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze à Jem Belcher!

– Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais bien dit que j'irais à Londres et que je m'y ferais un nom.

– C'était splendide, Jim!

– Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux fixés sur moi. Vous n'êtes pas changé avec tous vos beaux habits et vos vernis de Londres.

– C'est vous qui avez changé, Jim. J'ai eu de la peine à vous reconnaître quand vous êtes entré dans la salle.

– Et moi aussi, dit le forgeron. Où avez-vous pris tout ce beau plumage, Jim? Je sais pour sûr que ce n'est pas votre tante qui vous aura aidé à faire les premiers pas vers le ring et ses prix.

– Miss Hinton a été une amie pour moi, la meilleure amie que j'aie jamais eue!

– Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez à me rendre témoignage sur ce point quand nous retournerons à la maison. Je ne sais pas trop ce que… Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus rien… Après tout, elle est… À présent que le diable emporte ma langue maladroite.

Je ne saurais dire si c'était l'effet du vin qu'il avait bu au souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim, mais Harrison était très agité et sa physionomie d'ordinaire placide avait une expression de trouble extrême.

Ses manières semblaient tour à tour trahir la jubilation et l'embarras.

Jim l'examinait avec curiosité et évidemment, se demandait ce qui pouvait se cacher derrière ces phrases hachées et ces longs silences.

Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait été débarrassé.

Jem Belcher était resté à causer d'un air fort grave avec mon oncle.

– C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, à portée de mon oreille.

– Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le fameux pugiliste.

Et tous deux se dirigèrent vers nous.

– Je désirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez à être mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de Gloucester, dit mon oncle.

– Ce que je désire, sir Charles, c'est la chance de faire mon chemin.

– Il y a de gros enjeux, de très gros enjeux sur l_event_, dit mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela vous convient-il?

– Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher.

 

Belcher se mit à rire de bon coeur.

– Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais c'était chose assez aisée pour vous, ce soir, de battre un homme qui avait bu et qui n'était pas en forme.

– Je ne tenais pas du tout à me battre avec lui, dit Jim en rougissant.

– Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre avec n'importe quel bipède. J'en étais sûr dès que mes yeux se sont arrêtés sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez à vous battre avec Wilson, vous aurez affaire à l'homme de l'Ouest qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a les mouvements aussi vifs et la portée de bras aussi longue que vous, et il s'entraîne jusqu'à sa demi-once de graisse. Je vous en avertis dès maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me charger de vous…

– Vous charger de moi?

– Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti à vous entraîner pour la prochaine lutte, si vous consentiez à laccepter.

– Certainement, et je vous en suis très reconnaissant, dit Jim avec empressement; à moins que mon oncle ne veuille bien m'entraîner, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers.

– Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en sait bien plus long que moi en fait d'entraînement. Où se logera- t-on?

– Je pensais que si nous choisissions l'hôtel Georges à Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, en dehors de Molesey Hurst, ou peut-être du creux de Smitham, il n'y a guère d'endroit plus convenable pour un combat. Êtes-vous de cet avis?

– J'y adhère de tout mon coeur, dit Jim.

– Alors, vous m'appartenez à partir de cette heure, voyez-vous, dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez à faire tout ce qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure à perdre, car Wilson est au demi entraînement depuis le mois dernier. Vous avez vu ce soir son verre vide.

– Jim est prêt au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux à Crawley demain. Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles.

– Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez à Crawley me voir dans mon lieu d'entraînement, n'est-ce pas?

Je lui promis avec empressement que je viendrais.

– Il faut être plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant que nous roulions vers la maison dans son vis-à-vis modèle. En première jeunesse, on est quelque peu porté à se laisser diriger par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me paraît un jeune homme des plus convenables, mais après tout il est apprenti forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fossé entre sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui faire sentir que vous êtes son supérieur.

– Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, monsieur. Nous avons passé notre jeunesse ensemble et nous n'avons jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant à lui montrer que je suis son supérieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car je vois bien qu'il est le mien. – Hum! dit sèchement mon oncle.

Et ce fut la dernière parole qu'il m'adressa ce soir-là.

XII – LE CAFÉ FLADONG

Le petit Jim se rendit donc au Georges à Crawley pour se remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et s'entraîner en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de Gloucester.

Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les salons de bars comment il avait paru, à un souper de Corinthiens et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks.

Je me rappelai cet après-midi de Friar's Oak où Jim m'avait dit qu'il se ferait un nom, et son projet s'était réalisé plutôt qu'il ne s'y était attendu, car, quelque part qu'on allât, on était certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualités des deux combattants probables.

Les paris en faveur de Wilson haussaient régulièrement, car il avait à son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait qu'une victoire.

Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, étaient d'avis que la singulière tactique défensive qui lui avait valu son surnom, était très propre à déconcerter son antagoniste.

Pour la taille, la force, et la réputation d'endurance, on eût eu peine à décider entre eux, mais Wilson avait été soumis à des épreuves plus rigoureuses.

Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon père fit la visite à Londres qu'il avait promise.

Le marin ne se plaisait point dans les cités. Il trouvait plus de charme à se promener sur les dunes, à diriger sa lunette sur la moindre voile de hune qui se montrait à l'horizon qu'à s'orienter dans les rues encombrées par la foule.

Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'après celle du soleil et trouvait qu'on était à chaque instant arrêté dans ses calculs.

Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser son influence auprès de Lord Nelson dans le cas où un emploi se présenterait pour lui ou pour moi.

Mon oncle venait de se mettre en route, vêtu, comme c'était son habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons d'argent, chaussé de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffé de son chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval à queue coupée court.

J'étais resté à la maison, car j'avais déjà reconnu, à part moi, que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable.

Ces hommes-là, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs façons dépourvues de naturel, m'étaient devenus insupportables et mon oncle, lui-même, avec ses airs de froideur et de protection, m'inspirait des sentiments fort mêlés.

Mes pensées se reportaient vers le Sussex.

Je rêvais de la vie cordiale et simple qu'on mène à la campagne, quand tout à coup, on frappa à la porte et j'entendis une voix familière, puis j'aperçus sur le seuil une figure souriante, au teint hâlé, aux paupières ridées, aux yeux bleu clair.

– Eh bien! Roddy, s'écria-t-il, comme vous voilà grand personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces manchettes.

– Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, père.

– Cela me réchauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous mettrons à sa recherche et nous lui rafraîchirons la mémoire. Mais où est votre oncle?

– Il fait sa promenade à cheval au Mail.

Une expression de soulagement passa sur l'honnête figure de mon père, car il ne se sentait jamais complètement à son aise en compagnie de son beau-frère.

– Je suis allé à l'Amirauté et je compte avoir un navire quand la guerre éclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis attendu chez Fladong, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de là Méditerranée.

Quand on se rappelle que, dans la dernière année de la guerre, nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarqués, que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la moitié de ce nombre avait été licencié, quand le traité de paix d'Amiens mit leurs navires à l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien que les ports de mer, étaient pleins de gens de mer.

On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces hommes à figures de bohémiens, aux yeux vifs, dont la simplicité de costume dénonçait la maigreur de la bourse, tout comme leur air distrait témoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcée, si contraire à leurs habitudes.

Ils avaient l'air complètement dépaysés, dans les rues sombres aux maisons de briques, comme les mouettes qui, chassées au loin par le mauvais temps, se montrent dans les comtés du centre.

Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans leurs opérations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un emploi en montrant à l'Amirauté leurs figures hâlées, ils continuaient à aller par Whitehall avec leur allure de marins arpentant le pont, à se réunir le soir pour discuter sur les événements de la dernière guerre où les chances de la guerre prochaine, au café Fladong, dans Oxford Street, qui était réservé aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter l'était à l'armée et celui d'Ibbetson à l'église d'Angleterre.

Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste pièce, où nous soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me causa quelque étonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus diverses, dans toutes les régions du globe, de la Baltique aux Indes Orientales, étaient tous coulés dans un moule unique, qui les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est ordinairement entre frères.

Les règles du service exigeaient qu'on fût constamment rasé de près, que chaque tête fût poudrée, que sur chaque nuque tombât la petite queue de cheveux naturels attachés par un ruban de soie noire.

Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient réuni leur influence pour leur donner un teint foncé, en même temps que l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prêts à reparaître avaient imprimé sur tous le même caractère d'autorité et de vivacité.

Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux officiers avaient des figures sillonnées de rides profondes et des nez imposants qui faisaient, à la plupart d'entre eux, une figure d'ascètes austères et durcis par les intempéries comme ceux du désert.

Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute camaraderie, avaient laissé leurs marques sur ces figures de Peaux-Rouges.

Pour ma part, j'étais si occupé à les examiner, que je touchai à peine à mon souper. Malgré ma grande jeunesse, je savais que, s'il restait quelque liberté en Europe, nous la devions à ces hommes, et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le résumé de ces dix années de luttes qui avaient fini par faire disparaître de la mer le pavillon tricolore.

Lorsque nous eûmes fini de souper, mon père me conduisit dans la grande salle du café où étaient réunis une centaine d'autres officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues pipes de terre en faisant une fumée aussi épaisse que celle qui règne sur le pont supérieur quand on combat bord à bord.

Comme nous entrions, nous nous trouvâmes face-à-face avec un officier d'un certain âge qui allait sortir.

C'était un homme aux grands yeux intelligents, à figure pleine et placide, une de ces figures que l'on attribuerait à un philosophe, à un philanthrope, plutôt qu'à un marin guerrier. – Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon père.

– Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton très cordial le fameux amiral. Je vous ai à peine entrevu, depuis que vous vîntes à bord de l_Excellent_ après Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de vous trouver aussi sur le Nil, à ce qu'on m'a dit?

– J'étais troisième sur le Thésée, sous Millar, monsieur.

– J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y être point trouvé. J'ai eu bien de la peine à m'en remettre Quand on pense à cette brillante expédition!.. Et dire que j'étais chargé de faire la chasse à des bateaux de légumes, aux misérables bateaux chargés de choux, à San Lucar.

– Votre tâche valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une voix derrière nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle.

Sa figure de mâtin était agitée par l'émotion et, en parlant, il hochait piteusement la tête.

– Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y compatir.

– J'ai passé cette nuit-là dans le tourment, Collingwood, et elle a laissé ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'à ce qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile à voile. Dire que j'avais mon beau Culloden échoué sur un banc de sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule bordée, sans même ôter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai ouvert ma boîte à pistolets pour me faire sauter la cervelle, et deux fois j'ai été retenu par la pensée que Nelson pourrait encore peut-être memployer.

 

Collingwood serra la main du malheureux capitaine.

– L'amiral Nelson n'a pas été longtemps sans vous trouver un emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre siège de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos canons, sans tranchées ni parallèles, et tiré à bout portant par les embrasures.

La mélancolie disparut de la large face du gros marin et son rire sonore remplit la salle.

– Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs façons en zigzag, dit-il. Nous nous sommes placés bord à bord et nous avons foncé sur leurs sabords jusqu'à ce qu'ils aient amené pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, où avez-vous été?

– Avec ma femme et mes deux fillettes, à Morpeth, là-haut dans le Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se passer dix autres années, je n'en sais rien, avant que je les revoie. J'ai fait là-bas de bonne besogne pour la flotte.

– Je croyais, monsieur, que c'était dans l'intérieur, dit mon père.

– C'est en effet dans l'intérieur, dit-il, mais j'y ai fait néanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce qu'il y a dans ce sac.

Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita.

– Des balles, dit Troubridge. – C'est quelque chose de plus nécessaire encore à un marin, dit l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans le creux de la main.

«Je l'emporte dans mes promenades à travers champs et partout où je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain profondément avec le bout de ma canne. Mes chênes combattront ces gredins sur l'eau quand je serai déjà oublié. Savez-vous combien il faut de chênes pour construire un vaisseau de quatre vingt canons?

Mon père secoua la tête.

– Deux mille, pas un de moins. Chaque navire à deux ponts qui amène le drapeau blanc, coûte à l'Angleterre tout un bois. Comment nos petits-fils arriveront-ils à battre les Français si nous ne leur préparons pas de quoi construire leurs vaisseaux?

Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de

Troubridge, il franchit la porte avec lui.

– Voici un homme dont la vie pourrait vous aider à régler la vôtre, dit mon père, comme nous nous installions à une table libre. C'est toujours le même gentleman paisible, toujours préoccupé du bien-être de son équipage et chérissant, dans le fond de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On dit dans la flotte que jamais il n'a laissé échapper un juron, Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il était premier lieutenant, avec un équipage de débutants. Mais tout le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh bien! il n'y aurait qu'à exercer l'enrôlement forcé dans la compagnie présente pour faire à une corvette un équipage d'officiers à pavillon.

«Il y a ici, Rodney, reprit mon père, en jetant les yeux autour de lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le livre de loch de son navire et qui, dans sa sphère, ne s'est pas montré moins digne qu'un amiral d'être cité en exemple. Nous les connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braillé leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de la mer et de talent à se débrouiller dans la conduite d'un cutter que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet homme à l'air calme, à la figure pale, adossé à la colonne. C'est lui qui, avec six bateaux à rames, a coupé la retraite à la frégate l_Hermione_ sous la gueule de deux cents canons de côte dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaqué douze canonnières espagnoles avec son seul petit brick et a forcé quatre d'entre elles à se rendre. Voici Walker, du Cutter la Rose, qui a attaqué trois navires corsaires français avec des équipages de cent cinquante-six hommes. Il en a coulé un, capturé un autre et forcé le troisième a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail? J'espère que vous vous portez bien?

Deux ou trois officiers qui connaissaient mon père et qui étaient assis aux environs, rapprochèrent leurs chaises, et il se forma bientôt un petit cercle où tout le monde parlait à très haute voix et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues pipes de terre à bout de tuyau rouge.

On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant.

Mon père me chuchota à l'oreille que mon voisin était le capitaine Foley, du Goliath, qui marchait en tête à la bataille du Nil, que cet autre grand mince, roux foncé, assis en face, était Lord Cochrane, le plus hardi capitaine de frégate qu'il y eût dans la marine. Même à Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son petit vaisseau le Rapide armé de quatorze petits canons, monté par cinquante-quatre hommes, il avait pris à l'abordage la frégate espagnole Gamo, montée par trois cents hommes d'équipage.

Il était aisé à voir que c'était un homme vif, irascible, emporté, car il parlait de ses griefs d'un ton de colère qui rougissait ses joues piquées de taches de rousseur.

– Nous ne ferons rien de bon sur l'Océan, tant que nous n'aurons pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe à chaque navire de première classe de la flotte, et à chaque frégate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les connais bien avec leurs pièces à la glu, leurs rivets du diable. Ils risquent cinq cents existences pour économiser quelques livres de cuivre. Qu'est-il advenu de la Chance? Et de l_Oreste_ et du Martin? Ils ont coulé en pleine mer et nous n'en avons jamais reçu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs équipages ont été massacrés.

Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un murmure d'approbation, mêlé de jurons lancés avec conviction par des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle.

– Ces coquins de l'autre côté de l'eau savent mieux s'y prendre, dit un capitaine borgne qui avait à la boutonnière le ruban bleu et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tête que lon risque à commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu sortir de Toulon un vaisseau dans l'état où était ma frégate de trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mâts avaient tant de jeu que d'un côté ses voiles étaient raides comme des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitté un port de France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait comparaître devant une cour martiale. Ils aimaient à grogner ces vieux loups de mer, car à peine l'un d'eux avait-il fini dexposer ses griefs, qu'un autre commençait les siens et y mettait encore plus d'aigreur.

– Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble à l'ancre un vaisseau français et un vaisseau anglais et dites ensuite à quelle nation est celui-ci ou celui-là.

– Francinet a son mat de misaine et son grand mat de perroquet presque égaux, dit mon père.

– Dans les anciens vaisseaux peut-être, mais combien y a-t-il de vaisseaux neufs qui sont établis sur le type français? Non, quand ils sont à l'ancre, il est impossible de les déterminer. Mais quand ils mettent à la voile, comment les distinguerez-vous?

– Francinet a des voiles blanches, s'écrièrent plusieurs.

– Et les nôtres sont noires de moisissure. Voilà la différence. Étonnez-vous ensuite qu'ils nous dépassent à la voile, quand le vent passe à travers les trous de notre toile.

– Sur le Rapide, dit Cochrane, la toile était si mince, que quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon méridien à travers le petit hunier et mon horizon à travers la voile de misaine.

Ces mots provoquèrent un éclat de rire général.

Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues bouderies, de ces souffrances supportées en silence qui s'étaient accumulées pendant de nombreuses années de service et que la discipline leur interdisait de révéler tant qu'ils avaient les pieds sur la dunette.