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Le chemin qui descend

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– Oh! non! pas de ces manières entre camarades!.. Réservez-les pour les belles dames qui flirtent…

Et elle rentra dans la salle.

Il l'avait regardée disparaître, le front creusé d'un pli volontaire, une lueur au fond de ses prunelles, où le désir luisait.

XII

Au-dessus de la porte vitrée, il y avait écrit: «Restaurant Saint-Jacques», souligné par ces mots «Société coopérative, ouverte seulement aux femmes».

Claude tourna vivement le bouton, car elle était en retard au rendez-vous que lui avait donné Lily Switson. Au sortir du cours de Daubières, à la Sorbonne, elle s'était trop attardée à discuter, avec d'autres étudiantes, une opinion émise par le professeur.

La porte s'ouvrit sous sa main pressée. La salle était pleine; jeunes filles, jeunes femmes, même femmes âgées, assises par groupes autour des tables proprement servies, avec une simplicité monacale, dans la pièce claire, coupée de larges fenêtres. Malgré les vasistas ouverts, l'atmosphère était bien celle d'une pièce où déjeunent une quarantaine de convives; et Claude eut, en entrant, une moue inconsciente, si habituée qu'elle fût à fréquenter ce très modeste restaurant. Des yeux, elle cherchait Lily parmi tous ces visages dont beaucoup lui étaient familiers. Des travailleuses, toutes rassemblées là. De rares ouvrières; mais des employées, et surtout des étudiantes, étrangères en majorité; des Suédoises aux cheveux de soie pâle; des Russes les traits larges, avec des airs de volonté tenace; quelques lourdes Allemandes, des Américaines, d'allure indépendante; des Anglaises garçonnières.

Claude, soudain, aperçut Lily qui, au bruit de la porte, avait tourné la tête et lui faisait signe, sa délicate figure éclairée d'un sourire. Près d'elle, était assise Sonia Lavernof qui, en attendant le déjeuner, feuilletait une revue.

– Bonjour, dit Claude, approchant vivement. Je m'excuse de vous avoir fait attendre. J'ai oublié l'heure, en discutant, après le cours. Daubières nous avait lancé une théorie bien masculine et révoltante sur la suggestion que la femme subit fatalement du fait de l'homme.

– Je crains qu'il n'ait, en somme, raison, fit tranquillement Sonia, en repoussant la brochure qu'elle venait d'examiner.

– Sonia! protesta Claude indignée.

La Russe ne se troubla pas.

– Quoi?.. pourquoi vous insurgez-vous? Claude. Dans l'espèce humaine, comme dans l'espèce animale, la femelle subit, de par son organisme même, l'influence, la loi du mâle. Il n'y a là, ni à s'indigner, ni à se révolter. C'est un fait dû à une cause normale.

Claude la regardait, à demi amusée, à demi courroucée:

– Dans les espèces animales, oui, peut-être. Mais, tout de même, si physiologiste que vous soyez, vous admettez bien, je suppose, que, dans l'espèce humaine, la pensée, le sentiment, la volonté peuvent victorieusement contre-balancer l'instinct!

Toujours paisible, Sonia concéda, ferme en son opinion:

– Évidemment, cela peut arriver. Mais c'est plutôt rare et ne se produit guère, – sauf exception, bien entendu, – que chez les individus dont le tempérament ne possède pas la vigueur normale.

– Alors, vous considérez comme fatal que la femme… bien équilibrée… cède à l'homme… Sonia… Sonia, vous êtes abominable! Une mauvaise sœur!

Lily intervint.

– Si, au lieu de discuter, nous déjeunions maintenant, pour ne pas nous mettre en retard? Devant nos assiettes, nous pourrons reprendre la conversation.

Les deux adversaires se mirent à rire.

– Oui… vous avez raison, sage Lily. Que mangeons-nous?

– Voici le menu d'aujourd'hui. Claude, regardez et choisissez.

Lily passait la feuille, sur laquelle était inscrite la liste des plats offerts ce jour-là aux appétits féminins, pour des prix très modiques.

– Prenez ce que voudrez, fit-elle, indifférente.

Elle avait été habituée par Élisabeth à n'attacher aucune importance aux mets qui lui étaient offerts.

– Alors, nous prenons le moins cher, ne pensez-vous pas? Je demande le bœuf bouilli et les légumes.

– Si vous voulez, dirent Sonia et Claude, qui avaient recommencé à causer.

Lily interrogea encore:

– Et le dessert, vous désirez?

Elle regardait ses compagnes qui eurent le même mouvement négatif de la tête.

– Alors, continua Lily, si vous consentez, nous mettrons cet argent dans le tronc pour celles qui ne peuvent pas payer.

Elles approuvèrent du geste, toutes à leur conversation.

La jeune servante en bonnet blanc, – bien blanc! – apportait les trois portions demandées et les posait sur la toile cirée claire, rayée de lignes rouges pour imiter le linge.

– Attendez, dit Claude à ses compagnes. Nous allons fleurir notre table.

Elle détachait le gros bouquet de violettes qui parfumait le duvet de sa veste de fourrure; et prenant son verre, elle le remplit d'eau et posa l'humble vase au milieu de la table.

– Ce sera plus joli, ainsi, ne trouvez-vous pas?.. Avec Élisabeth, nous avons la luxueuse habitude de croquer toujours notre pitance, avec des fleurs devant nous…

– Ce doit être vous, Claude, qui avez donné ce goût au Docteur!

– Un jugement téméraire, Lily. Pas plus que moi, Élisabeth ne sait se passer de fleurs! Leur vue seule nous repose!

Puis, changeant de ton, elle conclut, avec l'appétit de sa belle jeunesse:

– Dieu, que c'est agréable de déjeuner! J'ai une faim!..

Elle dévorait le modeste bœuf bouilli, comme elle eût dégusté une volaille de prix.

Cependant, après quelques bouchées, elle s'arrêta; et sa main, jouant avec les miettes de pain sur la table, elle reprit, revenant au sujet qui l'intéressait:

– Lily, est-ce que vous n'êtes pas révoltée comme moi, de la théorie de Sonia qui prétend que la femme subit toujours, bon gré mal gré, le joug de l'homme? J'espère que oui! c'est une opinion si humiliante pour nous.

Lily, de sa manière douce, annonça:

– Elle vous paraît ainsi, je crois, surtout parce que vous ne connaissez pas l'amour… pas encore!

– Alors, vous vous imaginez qu'il me rendrait esclave, nécessairement?

Lily corrigea avec un petit rire gai:

– Non, pas nécessairement, mais agréablement.

– Oh! Lily! Lily, ma chère, que vous êtes bien du pays du flirt, des baisers sur la bouche, des fiancées amoureuses!.. Votre sweetheart devrait être ici en France, pour vous bénir!

– Il est…

– Oh! oh! alors, voilà le pourquoi de votre docilité enchantée. Vous êtes retombée sous le charme…

Lily dressait sa tête délicate:

– Suis-je si docile?.. Pourquoi imaginez-vous cela? Nous sommes libres, Norman comme moi… Seulement, deux associés qui trouvent bon et bien de vivre ensemble pour se prêter aide s'il faut, aide de cerveau, de cœur et d'argent aussi… Mais, bien entendu, nous gardons chacun notre pensée, nos actes, notre volonté, dans une entière indépendance. Vous ne trouvez pas bien cette manière?

Claude se mit à rire:

– Et si votre associé vous trompe… ou vous lâche?.. Ça arrive, ces choses-là, même simplement, en affaires… Seulement, alors, le résultat n'est guère qu'une perte d'argent… Dans le mariage, c'est de la souffrance! Et la souffrance ne se supporte aisément que quand on l'inflige aux autres, il faut bien l'avouer… Non… votre programme conjugal ne me tente pas du tout… Il me plaît de faire mon chemin toute seule…

– Peut-être, vous changerez, Claude.

– Peut-être, oui… Tout arrive, disent les bonnes gens. Mais pour le présent, je suis plus ambitieuse que vous, Lily. Il ne me suffirait pas que l'homme me sente son égale, qu'il comprenne bien que je me refuse toute – et avec allégresse! – à son emprise. J'ai la tentation d'arriver à mon tour à le dominer…

– Dominer? pourquoi?.. Ce serait l'injustice sous une autre forme. Des égaux, tous les êtres pareillement doués doivent l'être…

– Dominer l'homme, ce serait notre revanche, à nous, qu'il a si longtemps tenues comme des manières d'esclaves… Sonia, vous ne dites rien! Vous ne devez pas vous contenter de manger vos légumes… Que pensez-vous?

– Je pense que vous oubliez de compter avec le génie de l'espèce…

Claude eut un mouvement d'impatience.

– Alors, vous l'estimez décidément plus puissant que la volonté? Qu'est-ce que vous en faites alors, de la volonté?

– Une force, huit fois, mettons sept fois, pour vous être agréable, inférieure à celle de l'instinct. Voyez combien peu résistent jusqu'au bout, toujours, des femmes que sollicite l'appel de l'homme; même parmi celles qui s'étaient sincèrement armées pour la résistance!

– C'est qu'elles ne voulaient pas vraiment résister! interrompit Claude, qui ne capitulait pas.

Toujours souriante, Sonia affirma:

– Mais si, mais si…; quelquefois même elles luttaient, très sincères, bien plus même que les apparences ne le feraient croire. Mais le tempérament est un terrible facteur dans la question. Très souvent, c'est lui, le vrai coupable. C'est lui qui culbute les résolutions les plus ferventes, les plus fières!.. Ah! Claude, quelle téméraire confiance vous avez dans votre vouloir!

– Dans mon vouloir? Oui, si je suis résolue à le faire agir… Mais, surtout, en cet instant de ma vie, je suis bien gardée par mon besoin d'indépendance et ma résolution d'arriver au premier rang, coûte que coûte. Non, oh! non, je ne désire pas d'associé, comme dit Lily… Peut-être parce que les associés mâles, toujours, par un côté ou un autre, prétendent se souvenir, et me faire souvenir, que depuis des siècles, ils sont les maîtres. Ouf! ce temps de servage est fini! C'est délicieux de n'avoir à compter que sur soi-même.

Lily intervint encore:

– Vous ne pensez pas, Claude, qu'aux heures difficiles, il est bienfaisant d'avoir un associé qui prend sa part de votre fardeau…

 

– Mais, confiante Lily, combien y en a-t-il qui la prennent?.. Vous oubliez l'égoïsme masculin! Presque toujours, c'est nous qui les soutenons… Bien plus qu'eux, nous sommes résistantes sous l'épreuve…

– Claude, vous n'êtes pas modeste!

Elle se mit à rire.

– C'est bien possible!.. Je vous dis tout bonnement ce que je pense, voilà tout! Maintenant, je ne m'engage pas à ne jamais changer…! Ce que la vie fait des êtres et de leurs résolutions, qui peut le prévoir?..

– D'autant que vous, Claude, remarqua Sonia, vous êtes, j'en ai l'idée, une créature faite pour subir l'amour.

Claude sursauta et regarda sa compagne, mi-fâchée, mi-rieuse.

– Sonia, vous êtes une insolente!

– Non…! Nous faisons de la psychologie. Ne soyez pas froissée si je crois que le jour où le désir vous… vous mordra, vous répondrez au désir, pourvu que vous n'écoutiez pas votre orgueil de femme libre.

– Vraiment!!.. Et vous croyez cela parce que?..

– Vous avez des yeux qui distillent la tentation; et des lèvres gourmandes, si souples qu'elles semblent avoir été créées pour le baiser… un beau corps nerveux fait pour les enlacements…

– Et puis, quoi encore?.. Sonia, je vous défends de m'insulter davantage!

La Russe eut un rire muet.

– Je ne vous insulte pas… Je constate des faits. C'est convenu, que nous disons toujours librement notre idée… Eh bien, j'estime que vous êtes une saine créature, admirablement constituée pour remplir, dans sa plénitude, votre rôle de femme. Car sous votre enveloppe de vierge indépendante, il y a une nerveuse sensuelle, une passionnée et une curieuse, avide d'impressions neuves. Alors, concluez vous-même.

– Je conclus que vous êtes une impitoyable physiologiste et un oracle effrayant… Par bonheur, les oracles ne sont pas infaillibles!.. Est-ce que vous mettez Lily à mon enseigne?

– Lily a le tempérament beaucoup plus froid et le côté sentimental bien plus développé. C'est une vraie volonté forte.

– Lily, chère, saluez!

Lily riait. Claude, une flamme aux joues, interrogea encore:

– Et vous, Sonia, êtes-vous une volonté, un cerveau ou une pauvre guenille de mon espèce?

– Moi?.. Moi, je suis la servante très pauvre, et très laide, de l'humaine souffrance. Je ne puis rien voir d'autre dans la vie…

Une clarté irradiait ses yeux clairs.

– Alors, vous ne ferez pas comme Lily?.. Vous ne deviendrez pas l'associée?

– Je ne pense pas… A moins que je ne puisse ainsi mieux remplir ma tâche… Car, par-dessus tout, je l'aime. Je ne pourrais pas accepter de vivre dans un bonheur qui ne serait que pour moi… pendant que tant de mes frères souffrent, alors qu'il m'est possible de les soulager un peu…

– Sonia, vous n'avez pas l'illusion de croire que vous arriverez à supprimer la souffrance? Tous vos efforts seront une goutte d'eau dans l'océan…

Les larges traits de Sonia prenaient une beauté imprévue sous le mystique rayonnement de l'âme.

– Si chacun faisait comme moi, beaucoup de douleur, je vous assure, disparaîtrait du monde.

– Vous parlez comme Élisabeth! C'est que vous êtes des créatures d'exception. Il faut toujours… humblement!.. en revenir là!.. Élisabeth s'est dévouée ainsi parce qu'elle a souffert… Vous…

– Moi, Claude, quand j'étais une petite enfant, j'ai connu la misère, la maladie sans secours, l'isolement… Alors, j'ai pitié…

– Et vous pensez, Sonia, que cet idéal vous suffira toujours?

Sincère, elle inclina la tête, fervente en sa foi.

– Je suis sûre que oui… Il est si beau! Comment l'oublier, quand on l'a entrevu! Empêcher de souffrir!.. Pouvez-vous concevoir une jouissance comparable à celle-là!

Il y eut un silence entre les trois jeunes filles. Elles avaient fini leur pauvre repas. Mais elles ne songeaient pas encore à partir, absorbées toutes par l'Idée. Et Claude demanda, respirant la senteur des violettes qu'elle venait de reprendre et approchait de son visage:

– Lily, que pensez-vous de tout cela?

– Je pense que chacun doit suivre son chemin tel qu'il le voit, en la sincérité de sa conscience. Je ne pourrais pas, moi, vivre comme Sonia, ni comme vous, Claude, dans le voisinage constant de la misère. Puisque je dois gagner ma vie, j'ai besoin que ce soit en cherchant la beauté, par l'art, avec le moins d'égoïsme possible.

Un cri jaillit de l'être de Claude:

– Oh! Lily, comme je vous comprends!

Sonia les regardait, inconsciemment dédaigneuse, un peu.

– La beauté, elle est aussi dans le bien que vous faites à une créature douloureuse.

– Sonia, vous êtes hantée par l'idée de la souffrance! Moi, quand je ne peux rien pour la soulager, je m'applique de toutes mes forces à l'oublier, tant elle me fait horreur!

– Pourquoi?.. Vous ne devez pas. En y songeant, vous en prenez votre part. Ne pouvant plus, vous donnez votre pitié.

– Sonia, vous cherchez le luxe de la charité!

Mais brusquement, elles s'interrompirent et changèrent de ton:

– Tiens, voici Claire Hardouin!.. Comment arrive-t-elle si tard?..

Toutes les trois tournaient la tête vers la nouvelle venue.

Celle-ci était une pauvre épave de l'enseignement. Venue de province avec l'espoir de mieux faire son chemin, elle luttait héroïquement pour atteindre les leçons qui semblaient fuir devant elle, acceptait les plus misérables salaires, prête à tous les labeurs, pour ne pas mourir de faim; et cela, sans jamais une plainte, ni une révolte, doucement énergique, entêtée à ne pas retourner dans la toute petite ville où végétaient ses parents, de pauvres travailleurs qu'elle souhaitait aider et près desquels son cerveau s'enliserait, elle le savait bien.

Elle aperçut Claude et un sourire détendit son visage chétif, ravagé par le travail, le souci et les privations… Claude lui faisait signe d'approcher; et, toutes trois, la saluèrent d'une exclamation amicale:

– Comme vous venez tard! Claire. C'est dommage! Vous auriez déjeuné avec nous!

Elles échangèrent un coup d'œil, et s'étant comprises, Claude continua:

– Il faut maintenant rattraper le temps perdu, vite! Nous avons encore un moment à rester avec vous. Nous vous invitons… Commandez ce que vous désirez…

Elle rougit un peu, mais ne se déroba pas. Elle savait l'offre faite de tout cœur et elle était trop misérable pour se montrer inutilement fière.

Sonia, compatissante, l'observait tandis qu'elle mangeait avec une hâte qui trahissait la faim, un peu de rose revenant alors à ses joues pâles.

– Claire, dit Sonia, je suis bien aise de vous voir; j'allais vous écrire; car, un camarade à moi, fortuné celui-là! va avoir besoin d'un copiste. J'ai pensé à vous… Auriez-vous du temps?

– Oh! oui, j'en ai toujours.

– Eh bien, je dois le revoir tantôt. Je lui donnerai votre adresse.

– Merci, Sonia. Mais ce serait trop beau de réussir à être agréée.

Lily dit, réconfortante:

– Allons, Claire, ne soyez pas ainsi pessimiste. Les mauvais jours ne sont qu'un moment à passer! Plus ou moins, toutes nous les traversons.

– Et nous réagissons!.. Il faut que toutes, nous arrivions à réaliser la destinée que nous souhaitons.

Et le visage de Claude eut une expression d'inflexible volonté.

Claire remarqua doucement:

– Toutes deux, vous avez du talent!.. Moi, pas… Alors, c'est bien plus difficile de réussir…

– Ah! que sait-on?.. Lily et moi, nous appartenons à la catégorie des objets de luxe. Vous, Claire, vous êtes une indispensable utilité. Alors, bon gré, mal gré, on recourra à vous.

Claire Hardouin écoutait avec un pauvre sourire sceptique. Elle avait perdu la faculté d'espérer; mais, comme les malheureux reçoivent l'aumône, elle recueillait les paroles de ses compagnes.

Une nouvelle visiteuse approchait de leur table, une jeune femme, Denise Charlannes, jolie sous ses cheveux oxygénés dont les lourds bandeaux enveloppaient la ligne souple de l'ovale, velouté par le duvet de la poudre.

– Bonjour, je suis contente de vous apercevoir!

Elle leur souriait de ses lèvres empourprées par le crayon qu'elle venait d'y passer. Veuve, avec deux petits à élever, elle servait de dactylographe à Bronstedt, le célèbre auteur dramatique. Et Claude questionna:

– Qu'est-ce que vous faites de votre grand homme?

– Un mufle, comme d'ordinaire. Hier, il s'est à peu près battu avec Régine.

C'était sa maîtresse et son interprète favorite, avec laquelle il formait un ménage troublé par de perpétuels orages.

– C'est leur affaire. Respectons le mur de la vie privée. Sa pièce nouvelle sera-t-elle bonne?

Malicieuse, la jeune femme dit:

– Elle sera très poétique. Il ne parlera plus à Régine dans une langue de charretier; mais il lui adressera des paroles infiniment douces et courtoises. Hier, après la bataille, il y a eu, justement, lecture de la pièce. C'était pour moi, spectatrice de la tempête précédente, une représentation nouvelle, d'un comique très savoureux!

– Et il ne se doutait pas que vous vous f… de lui?

La jeune femme eut un éclat de rire:

– Il n'y pensait pas du tout! Vous savez, je suis pour lui une quantité négligeable… Rien de plus qu'une vivante machine à écrire.

– Hum!.. hum! glissa Claude, taquine; il ne vous regarde donc jamais?

– Il m'a regardée les premières fois. Et puis, il a constaté que c'était bien inutile; il y a renoncé. Pour se venger, il se borne à m'appeler Mme l'Affranchie.

– Ah! à propos d'affranchie, j'ai bien envie de voir la Libérée que donne l'Odéon. Lily, voulez-vous y venir ce soir?

Lily eut une petite moue de dépit.

– C'est que je ne suis pas très en fonds pour l'instant! C'est ruineux, les feux d'hiver!

– Bah! nous grimperons. Vous connaissez les places à vingt sous?.. On y entend très bien et on y voit fort suffisamment. Si vous voulez, j'irai tantôt en chercher. Claire, je vous emmène; la Libérée, c'est une pièce pour nous!

Mme Charlannes la regardait avec amusement.

– Claude, vous m'avez l'air d'une jeune personne très émancipée; et je ne vous vois pas encore sur le chemin du mariage.

Claude secoua sa tête bouclée, avec un rire joyeux.

– Est-ce que vous avez vu des gens courir de plein gré vers la prison? Devenir la chose d'un homme? Ah! non!!

Claire avait fini de déjeuner. Ses amies lui firent apporter une tasse de café brûlant. Toutes alors se levèrent, et leurs modestes dettes acquittées, elles passèrent dans le parloir, attenant à la salle du réfectoire, envahi par toutes celles que le travail ne réclamait pas, dès le repas fini.

Un instant, elles y restèrent debout. La pièce, pas bien grande, était bourdonnante des conversations que des rires coupaient. C'était le moment où toutes ces laborieuses prenaient contact les unes avec les autres, pour se soutenir ou simplement se distraire; et les personnalités s'accusaient.

Il y avait là des isolées qui luttaient péniblement, destinées à être vaincues; les unes, parce qu'incapables ou faibles; les autres, parce qu'elles subiraient l'entrave d'une intransigeante honnêteté… Certaines, au contraire, parce que, brisées de lassitude dans leur effort solitaire, elles succomberaient devant l'homme. Celles-là avaient de la fièvre dans le regard; non pas la résignation morne, désespérée ou dure qui imprégnait le regard de leurs compagnes.

Il y en avait de presque élégantes et de presque misérables, sous l'apparence correcte qu'elles s'appliquaient à garder; il y avait de pauvres visages dont l'épreuve avait à jamais tué la jeunesse. Il y en avait aussi où le travail avait creusé sa farouche empreinte mais qu'animait la sécurité du lendemain; et d'autres encore, ceux des femmes, à l'automne de leur vie, – sur lesquelles pesait déjà l'angoisse du jour approchant où tout labeur deviendrait impossible.

Autour de Sonia, que sa charité rendait très populaire, un petit groupe, tout de suite, s'était formé; des consultations lui étaient demandées qu'elle donnait largement, dans la mesure où il lui était possible.

Lily et Claude continuaient à causer avec Denise Charlannes, qui leur racontait drôlement les potins de théâtre qu'elle apprenait tous chez Bronstedt. Très honnête, elle n'était pas prude, ne s'effarouchait plus de rien, sachant bien que, pour réussir, dans le milieu où sa destinée l'avait conduite, il faut savoir tout entendre. Mais cette journaliste que sa profession obligeait à fréquenter les théâtres, les bouibouis, tous les endroits où s'amuse la foule, cette femme était une admirable mère qui, fièrement, sans secours, élevait ses deux petits.

Quelques jeunes femmes et jeunes filles étaient venues se joindre au groupe, des élèves des Beaux-Arts; et soudain, apparut la belle Rita qui voulait parler à une artiste qu'elle savait une habituée du restaurant coopératif.

 

A la vue de Claude, elle eut une exclamation joyeuse:

– Ah! ma petite, quelle chance de vous trouver! J'allais vous envoyer un bleu pour vous demander si vous êtes libre le 26? J'ai une soirée où je suis chargée de choisir les artistes. Alors, tout de suite, j'ai pensé à vous. Chez des Russes, gens un peu rasta, à mon avis, mais très cossus. Ça vous va-t-il?

– Cela va toujours, oui… Merci… Je suis vôtre!

– Vous avez commencé les thés chez les de Ryeux?

– Non, c'est pour la semaine prochaine.

Mais ici, Lily, ayant regardé sa montre, rattachait vite son manteau:

– Deux heures!.. Je me sauve… J'ai donné rendez-vous!

– Moi aussi, je me sauve!.. J'ai un article à écrire pour Élisabeth. Au revoir, Rita… Venez mercredi, voulez-vous? J'ai à vous parler pour un concert qui vous plairait, je crois.

– Entendu! A mercredi…

Et elles se séparèrent.