Za darmo

Le chemin qui descend

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Quand il se tut, elle releva un peu sa tête penchée; et la voix de contralto vibra avec une âpreté amère:

– Maintenant, Étienne, – je dois être loyale envers vous comme vous l'êtes envers moi… – maintenant, cet idéal, il a cessé d'être le mien… Je ne puis plus m'illusionner…

– Claude! oh! Claude!

Le nom lui était échappé, semblable à un cri de détresse devant la soudaine conscience que l'être cher est emporté à la dérive, vers le gouffre. Du même accent, elle poursuivit, ne paraissant pas même l'avoir entendu:

– Je le vois clairement… oh! chaque jour, plus clairement!.. la vie où vous auriez souhaité m'entraîner, cette vie m'apparaît comme le ferait… comment dirais-je?.. une mine noire, éclairée seulement par quelques pauvres lampes, éparses dans la nuit… Une nuit où s'agiteraient des travailleurs utiles mais pitoyables, qui font une tâche profitable aux autres, mais qui ne leur apporte aucune joie, à eux… Une tâche qui leur est un affreux labeur, imposé par la nécessité, s'ils ne veulent mourir de faim… Eh bien, moi, il me faut de la lumière, de la belle lumière!.. Tous les jours, je découvre, plus impérieux en moi, le besoin de connaître, de posséder, de savourer pendant que je suis jeune, tout ce que la vie peut offrir de bon… même de mauvais!.. à mon cerveau, à mon cœur, à mon âme, à tout mon être!.. Me comprenez-vous un peu? Étienne.

Bouleversé, il la contemplait. Était-ce bien Claude Suzore, d'ordinaire si jalouse de l'intimité de sa pensée, qui, soudain, la trahissait, avec cette espèce d'emportement désespéré?

Alors, lui aussi, livra toute la sienne:

– Claude, vous m'effrayez! Prenez garde… En vous abandonnant ainsi, Dieu sait où vous vous laissez emporter… Vous allez vers l'avenir comme une enfant aveuglée…

Une lueur courut dans les prunelles sombres, sillon de feu, dans la nuit d'orage.

– Non, pas comme une enfant aveuglée! Je sais très bien que ce n'est pas toujours la seule volonté qui nous mène, du moins qui demeure maîtresse… Oh! oui, je le sais…

Elle s'interrompit une seconde… Oui, elle le savait maintenant, combien peut être impuissante, une volonté, si forte semble-t-elle être…

– Donc, quoi qu'il m'arrive, je l'aurai prévu. Étienne, je vois très bien qu'en ce moment, je suis sur une pente… Je comprends ce qui peut m'attendre si je continue à descendre… Mais je sens aussi que cette pente me donne le vertige, et qu'il me semble… exquis!.. de me laisser entraîner les yeux clos… comme font les petits, vous savez, qui, fous de plaisir, se font glisser, en bas d'un talus gazonné, le cerveau vide, sans crainte, grisés par leur élan… Et…

Il l'arrêta d'un geste d'autorité:

– Claude, Claude, vous déraisonnez! Qu'avez-vous fait de votre belle vaillance?.. de votre souci du devoir?..

Encore une fois, elle eut ce rire qui était triste comme un sanglot.

– Tout cela, maintenant, tout cela me paraît des mots… des hochets à l'usage des personnes que la nature a créées vertueuses… Je ne pourrais plus me résigner à n'avoir pour horizon que le cercle de devoirs dans lequel, tous, autour de moi, vous trouvez tout naturel que je sois enfermée… Sans doute, je ne suis pas à votre hauteur. Je suis une créature d'essence inférieure qui veut sa liberté, même…

– Même?

– Même pour en faire un mauvais usage… peut-être!

Cette fois, il ne répondit pas. Avec une sorte de colère, il la regardait, conscient de son impuissance, sachant que toutes ses paroles arriveraient jusqu'à elle, comme s'il les eût prononcées en une langue étrangère… Puis, tout haut, il reprit:

– Ah! quel mal vous a fait de Ryeux!

– Avant de le connaître, je changeais déjà… Vous lui faites trop d'honneur… Et, une dernière fois, je vous prie de ne pas ainsi le rapprocher de moi, dans vos paroles… Dans votre pensée, naturellement, vous en êtes libre… si vous n'avez pas peur d'être injuste!..

– Je vous jure, Claude, que je voudrais bien l'être!.. Et je vous croirai, si vous me dites que je le suis…

Elle sentit qu'il attendait ardemment une réponse. Mais elle dit seulement:

– Comment nous entendrions-nous? Vous jugez en homme et en moraliste… plus même, en catholique! Avant tout, en catholique!.. Et, de religion, moi, je n'en ai pas… Oui… petite fille, j'ai connu les jours de grande ferveur… Et puis, plus tard, j'ai trop voulu questionner les dogmes… trop discuté, lu, cherché… Surtout j'ai trop vécu pour la seule vie présente… Alors vos croyances sont devenues pour moi lettres mortes, de lointaines étrangères… qui me repoussent par leur austérité, par ce qu'elles demandent, imposent de règles, de devoirs, de renoncements. Étienne, je n'ai pas voulu mon incroyance. Elle m'est venue d'un involontaire travail de ma pensée.

Dans le regard un peu dur d'Hugaye, il y avait une expression douloureuse.

– Pourtant, Claude, quelquefois, je vous ai aperçue dans notre chapelle de la rue de la Plaine…

Elle eut la vision de la singulière petite église, construite comme un chalet suisse, qui, élevée pour des travailleurs, portait sur ses murs, derrière le tabernacle, les images qui leur étaient familières; les horizons du Paris populeux, d'humbles faces d'ouvriers derrière lesquelles se dressaient, imprévues, la silhouette effilée de la tour Eiffel, les cloches gigantesques des réservoirs du gaz.

– Oui… vous avez pu m'apercevoir là. A certains jours, j'aime à y aller penser… Étienne, j'ai voulu être sincère avec vous, parce que vous avez songé à faire de moi votre femme… Maintenant, ni l'un ni l'autre, n'est-ce pas, nous ne reparlerons de ce que nous nous sommes dit, ce soir, – par hasard… Car nous n'avions certes pas prévu une telle conversation! Quel que soit l'avenir, elle restera pour nous deux le souvenir d'un moment où nous nous sommes parlé comme deux êtres qui s'estiment, si différents qu'ils soient.

Elle s'arrêta. Un coup de timbre pressé résonnait à la porte d'entrée.

– Voici Élisabeth.

Instinctivement, tous deux écoutèrent. Le pas rapide et ferme de Mme Ronal s'entendait sur les dalles du vestibule.

Alors Claude tendit ses deux mains à Étienne et dit tout bas:

– Merci…

Il y avait des larmes dans ses yeux fiers. Il les prit; mais sans les baiser, il y cacha un instant son visage…

Puis, il les laissa retomber. Élisabeth ouvrait la porte.

XXIII

– Docteur, vous direz à Claude que je me plains de ne plus la voir! dit, avec un sourire, Sonia qui prenait congé de Mme Ronal sur le petit perron du dispensaire. Tantôt, j'espérais l'apercevoir en venant vous parler.

– Elle est très occupée, en ce moment. Elle prépare une tournée de concerts avec Rita Delviani.

– Faites-lui toutes mes amitiés. Imaginez-vous que, l'autre jour, j'ai été sur le point de hâter le pas pour rejoindre une jeune femme qui descendait d'une somptueuse auto de maître, près du Louvre, sur le quai. Elle lui ressemblait, à jurer que c'était elle!.. Heureusement, je me suis arrêtée, car la jeune dame était accompagnée, – je m'en suis aperçue à temps… – d'un beau monsieur, d'aussi haute allure que l'auto elle-même. Racontez ma méprise à Claude… Au revoir, docteur.

– Oui, je la lui raconterai, dit Élisabeth, la voix un peu lente, – comme si elle réfléchissait. – Toutes mes amitiés, Sonia.

La jeune Russe salua Mme Ronal de son sourire lumineux de bonté. Puis, traversant le jardinet, elle sortit.

Sur le perron, Élisabeth était demeurée immobile. Les yeux songeurs, elle regardait, sans les voir, des roses qui fleurissaient le petit massif de la pelouse. Un pli creusait son front que baignait la brise, chaude encore, du couchant.

Mais une sonnerie, brusquement, la rappela à elle-même. Dans son cabinet, Hugaye l'attendait, avec beaucoup de travail!.. Et elle s'en alla aussitôt vers lui, sa forte volonté obligeant le cerveau à s'absorber dans la tâche imposée.

Seulement, quand au bout d'une grande heure, tous les chiffres du rapport furent alignés et les décisions prises, Élisabeth, repoussant les papiers amoncelés sur le bureau devant elle, interrogea soudain:

– Hugaye, je ne veux pas vous demander de médisances… vous me connaissez trop pour le supposer… Mais j'ai besoin d'un renseignement qui, pour moi, est important. Aussi, je vous prie de me répondre en toute sincérité.

Il acquiesça du geste. Un peu surpris, il attendait, étonné de l'expression qu'avait prise le visage de la jeune femme. Un si lourd souci semblait peser sur elle…

– Étienne, estimez-vous M. de Ryeux incapable d'une vilaine action?

– Qu'entendez-vous, madame, par une vilaine action?

– Le croyez-vous, par exemple, capable de séduire une jeune fille?

Leurs yeux se rencontrèrent. Il y eut un silence. Il n'avait pas répondu. Elle insista, et ses traits s'altéraient plus encore:

– Étienne, la vérité… Il me la faut!

Grave, il articula:

– Je crois que, quand une femme le charme profondément, il n'existe aucune loi qui l'empêche d'aller à elle et de tenter… tout ce qui est en son pouvoir, pour l'avoir à lui…

– Mais il n'est pas homme… à prendre une femme de force?..

– Oh! non!.. Seulement, il a le don… redoutable de l'ascendant.

– Sur certaines, oui…

– Sur presque toutes, madame.

De nouveau, tous deux se turent. Puis, brusquement, Élisabeth interrogea:

– Pensez-vous que Claude lui plaise?.. Vous les avez vus ensemble, dans le monde, bien plus que moi!

Une contraction crispa les traits d'Étienne.

– Oui, elle lui plaît!.. Comment en serait-il autrement?.. Elle ressemble si peu aux femmes qu'il a coutume de rencontrer! Il ne pouvait manquer d'être attiré…

– Et à elle, plaît-il?.. Croyez-vous?

L'étau se resserrait autour du cœur d'Élisabeth Ronal.

– Il l'intéresse…

– Il l'intéresse seulement?.. Alors, si vous ne vous trompez pas, le mal n'est peut-être pas irrémédiable encore…

 

Entre haut et bas, elle avait parlé, comme pour elle seule. Lui, hésitait à poursuivre, craignant de paraître indiscret. Mais il sentait en elle une si douloureuse anxiété, et lui aussi l'éprouvait si intense, cette anxiété… qu'il reprit, sa réserve vaincue:

– Claude a forcément fait attention à lui, car tout l'hiver, il l'a enveloppée de ses hommages… de son admiration… Mais l'été va les séparer… Et, avant même, ils vont l'être; car il part ces jours-ci, pour une randonnée en auto dans le Midi, Dauphiné et Provence, je crois.

– Dans le Midi?.. Ah!.. Il part avec Mme de Ryeux?

– Oh! non!! Il part seul.

Élisabeth ne répondit pas; même à un ami tel qu'Hugaye, elle ne voulait pas livrer le soupçon qui, impérieusement, venait de pénétrer en elle. Raymond de Ryeux partait dans le Midi… Et Claude aussi, y allait, pour cette tournée qu'elle avait voulue, avec Rita Delviani…

Habituée à l'empire absolu sur elle-même, elle dit simplement:

– Merci de votre confiance, Hugaye. Vous avez raison, je redoute un fantôme… Mais, comme le prétend le docteur Delbeau, à l'égard de Claude, je ne suis qu'une «mère poule».

Elle souriait faiblement; et Hugaye comprit qu'elle avait hâte d'être seule.

Elle le laissa partir sans lui donner aucun rendez-vous pour la continuation de leur travail. Une pensée prenait toute l'attention de son cerveau:

– Il faut que je parle à Claude.

Elle était trop éclairée pour ne pas comprendre qu'une heure grave approchait.

La jeune fille rentra tard; au moment même du repas du soir; et elles dînèrent vite, presque silencieusement. Cela leur arrivait quand l'une ou l'autre, ou toutes deux avaient des préoccupations absorbantes. D'autant qu'elles possédaient une égale terreur des conversations oiseuses; et après leurs laborieuses journées, le silence les reposait.

En arrivant, Claude avait expliqué son retard, en disant que la répétition, pour son concert, s'était beaucoup prolongée. Elle n'en paraissait pas fatiguée, d'ailleurs, et son visage avait un tel éclat que Mme Ronal en fut saisie. Dans ses yeux, il y avait une sorte de fièvre qui les faisait sombres, superbement… Mais comme elle semblait isolée en elle-même! mangeant à peine; distraite à ce point, qu'elle ne remarquait pas l'attention préoccupée d'Élisabeth.

Leur repas fini, elles passèrent comme de coutume dans le studio; mais Claude dit aussitôt:

– Je vais, un instant, dans le jardin, Élisabeth.

Mme Ronal ne la suivit pas. Elle s'assit à sa table de travail. Seulement, elle ne prit aucun des papiers disposés devant elle. Grave, réfléchissant, elle suivait la lente promenade de Claude, autour du jardinet.

Dix heures sonnaient quand la jeune fille enfin rentra, disant:

– Il fait bien lourd, ce soir!.. Je me suis laissé entraîner à rester dehors. Vous travaillez? Élisabeth. Est-ce que je vous gênerais en faisant un peu de musique? J'ai besoin de me reposer les nerfs avec mon violon. Je sens l'orage.

– Non, tu ne me gênes jamais… Mais avant que tu commences à jouer… je voudrais te faire une question à laquelle je te prie de répondre en toute franchise.

Élisabeth perçut, chez Claude, un frémissement que, tout de suite, d'ailleurs, elle domina:

– Demandez, Élisabeth.

– Serait-il vrai que tu sois sortie en auto avec M. de Ryeux? Tu ne m'en avais jamais parlé?..

Le visage de Claude prit, instantanément, son masque de sphinx. Mais elle n'avait pu empêcher une fugitive rougeur de colorer, une seconde, l'ivoire pâle de la peau.

– Je ne raconte pas tout ce que je fais, Élisabeth; surtout quand il s'agit de choses sans intérêt.

– Ce qui te concerne m'intéresse toujours. Tu te souviens, sans doute, que le jour où je vous ai trouvés, M. de Ryeux et toi, en train de prendre le thé ensemble – et seuls, – je t'ai dit que je jugeais… fâcheuses… ces petites séances…

– Et je les ai interrompues aussitôt.

– Oui; mais tu t'es arrangée pour rencontrer ailleurs M. de Ryeux. Et je m'en étonne. Je ne comprends pas ta conduite, Claude. Pourquoi donc étais-tu en auto avec Raymond de Ryeux?

Un silence tomba dans la pièce. Mme Ronal eut conscience que la jeune fille hésitait sur la réponse à faire. Mais ce ne fut qu'un instant. Jamais elle ne reculait devant la lutte; et, inconsciemment hautaine, elle dit:

– Oh! la chose est bien simple… j'étais allée à Chantilly revoir le Musée. J'y ai trouvé M. de Ryeux qui a été assez aimable pour m'accompagner dans ma visite; et comme lui-même rentrait à Paris, en auto, il m'a offert de me ramener, pour éviter la chaleur du wagon. Voilà tout!.. Les espions n'ont pu vous en dire plus long! Élisabeth.

– Jamais tu n'as été «espionnée», mon enfant. Une personne, bien innocemment, m'a dit avoir cru te reconnaître, descendant d'une auto privée, sur le quai du Louvre. Alors, j'ai voulu savoir, de toi, si le fait était vrai… Car il m'étonne beaucoup… oh! oui, beaucoup!

– Pourquoi?.. Vous m'avez toujours laissée libre d'agir comme je décidais de le faire.

L'accent de Mme Ronal prit une autorité presque sévère.

– Oui; mais à la condition que tu décides… bien!.. Et, en la circonstance, tu as mal décidé! Une fille de ton âge ne circule pas seule en auto avec un homme qui a la réputation de M. de Ryeux.

De nouveau, une rougeur monta, telle une flamme, aux joues de Claude. Elle eut un rire bref. Un pli barrait son front, rapprochant les deux sourcils:

– C'est sa mère elle-même qui m'a envoyée, la première, en auto avec lui!

– Les mères ne se rendent pas toujours bien compte de ce que sont leurs enfants; et Mme de Ryeux est incapable d'imaginer le mal!

Claude laissa tomber un geste indifférent:

– Soit!.. C'est tout ce que vous vouliez me dire? Élisabeth.

– Non.

– Ah! vraiment; il y a encore autre chose?

– Oui… Tantôt, incidemment, le hasard d'une conversation m'a appris que M. de Ryeux…

– Encore lui!

– Que M. de Ryeux partait pour une excursion en auto, dans le Midi, Dauphiné et Provence…

– Eh bien?

Cette fois, elle était très pâle, comme si le sang eût soudain reflué au cœur; mais les traits avaient une résolution inflexible.

– Il part dans la région où tu vas pour tes concerts. Tu le savais?

Elle inclina lentement la tête.

– Oui, il me l'a dit.

– Claude! il va te retrouver!

– Il va dans le Midi parce qu'il lui convient d'y aller.

Élisabeth l'enveloppa toute de son regard si pénétrant qu'il semblait descendre tout droit dans l'âme qui prétendait se dérober. Une angoisse tremblait dans sa voix, si ferme, d'ordinaire, en sa douceur.

– Claude, pour la première fois de ma vie, je doute de toi!.. Je n'ai plus confiance. Quelque chose qui ne doit pas être, existe entre Raymond de Ryeux et toi. Toutes tes paroles, assurances, dénégations, promesses n'iraient pas contre cette certitude!

– Je ne vous en ai pas fait entendre une seule, Élisabeth, interrompit-elle, orgueilleuse.

– Je ne t'avais jamais rien encore demandé… Tu as plu à cet homme. Aujourd'hui, il te veut… Et soudain, il me vient la peur, la peur horrible! qu'il ne soit arrivé à prendre ton cœur… tout au moins…

Claude ne répondit pas. Elle semblait regarder en elle-même… si profondément!..

– Claude, tu l'aimes!..

Lentement, elle articula, comme si elle déchiffrait un mystère dans son âme:

– Non… je ne le crois pas… mais j'aime qu'il m'aime… j'aime…

– Quoi?

– J'aime à le sentir ivre de moi, à me sentir toute-puissante sur lui… Et aussi…

Elle parlait avec le même accent; mais une sorte de désespoir farouche assourdissait tragiquement sa voix.

– … Et aussi, j'aime à me sentir brûlée par son amour… J'aime la morsure et la caresse de son baiser…

– De son baiser!.. Claude, oh! Claude, tu ne vas pas me dire que tu es sa maîtresse!

Il y avait une épouvante dans les yeux d'Élisabeth.

– Je ne suis pas sa maîtresse!.. Mais si je voulais… je serais sa femme…

– Il t'a dit cela pour te vaincre! Et tu as pu croire ce mensonge?.. Comme le ferait une naïve pensionnaire!.. Toi! qui connais déjà la vie, autant qu'une femme…

Claude secouait la tête.

– Vous vous trompez… C'est la vérité absolue… Vous avez raison, Élisabeth, il me veut… Et pour m'avoir, il est prêt à tout… même au divorce…

– Et tu chasserais une femme de chez elle pour prendre sa place?.. Mais, Claude, dans quel bas-fond es-tu tombée?

Sans bouger, droite devant la table de travail qu'Élisabeth n'avait pas quittée, Claude, d'un geste douloureux, tordait ses mains, serrées l'une contre l'autre.

– Oui, tout cela est misérable et laid!.. Ah! vous pouvez me mépriser, Élisabeth… Autant que je me méprise moi-même; car cette place, dont vous parlez… si elle me tentait… pardonnez-moi! Élisabeth… eh bien, je la prendrais, sans remords, ni pitié… Mais elle ne me tente pas!.. Je ne veux pas du personnage de poupée de salon… J'aime ma vie d'artiste, libre, grisante, si intéressante! A moi seule, je devrai la fortune… Je ne serai pas la femme de M. de Ryeux…

Élisabeth passa la main sur son front; à mesure que Claude cédait à l'élan qui la soulevait, elle devenait calme, avec ce regard clair et profond qu'elle avait près de ses malades, à l'heure suprême du danger.

– Tu ne veux être ni sa femme, ni sa maîtresse… Alors… alors je ne comprends plus… Je me demande quel abominable jeu, tu joues avec cet homme!

– Ah! si c'était un jeu!.. Mais, pour moi, Élisabeth, c'est un drame, terrible et enivrant, qui fait de moi une créature grisée…

– Claude, tu me dis que tu n'es pas sa maîtresse… Peut-être, c'est vrai… Tu ne l'es pas encore… Mais, fatalement, tu le seras, si tu t'abandonnes ainsi!

– Non, car je ne veux pas l'être!

– Tu ne veux pas!.. Mais tu oublies donc qu'il suffit d'une minute de défaillance de ta volonté, de tes nerfs, pour que l'irréparable s'accomplisse… Et alors?

– Alors?.. Je ferai comme tant d'autres malheureuses, je paierai ma lâcheté. A l'avance, j'accepte le prix de la dette, si dur soit-il. Je l'aurai mérité. Et peut-être alors, je redeviendrai vaillante. Aujourd'hui, je ne suis plus qu'une feuille balayée par un vent de tempête… Je ne raisonne plus… Je vis dans l'heure présente. La première fois que, par surprise, ses lèvres ont pris les miennes… ces lèvres, je les ai mordues… pour me défendre… Et maintenant!.. Ah! par quel sortilège a-t-il pu vaincre ainsi ma volonté!

Dans son souvenir, se dressait l'image de la forêt, lumineuse et odorante, où l'auto, un moment, les avait arrêtés. Elle entendait un homme, heureux selon le monde, lui découvrir soudain la misère de sa vie, sans bonheur, sans amour, aussi dévastée qu'une terre maudite… Alors pour cet homme, moralement dénué, autant que les plus pauvres à qui elle faisait l'aumône, elle avait senti une infinie pitié; et sans qu'elle sût comment, dans un instinctif élan, elle avait penché ses lèvres sur la bouche altérée qui implorait le viatique de son baiser; comme l'être tout entier appelait le viatique de son amour.

Mais après… après, il n'y avait plus eu que de la pitié dans l'abandon qui la livrait à la caresse délicieuse. Et Élisabeth avait raison de lui répondre:

– Ce sortilège, c'est ta faiblesse, ta sensualité!..

– Élisabeth, vous ne savez pas ce que c'est d'être attirée par un être brûlé de passion… Vous êtes sage…

D'un geste impérieux, Mme Ronal l'arrêta.

– Tais-toi… Tu parles de ce que tu ignores! Moi aussi, j'ai eu vingt ans… Moi aussi, j'ai été folle d'un homme qui était un misérable… Moi aussi, j'ai connu les baisers qui donnent la sensation d'un néant divin… Et plus encore que toi… puisque j'ai été l'épouse d'un être qui vivait pour la volupté… Ah! quelle boue, tu me fais remuer là! Mais il faut bien te sauver, toi, ma «petite»… Oui, je sais ce que tu éprouves… De plus que toi, je connais les lendemains des ivresses qui sont des hontes… Mon excuse de les avoir subies, c'est que j'étais bien jeune, une pauvre enfant, que personne n'avait éclairée… Toi, tu es habituée à regarder la vie en face… Tu n'ignores pas ce qu'elle est… ce qu'elle apporte aux êtres qui ne peuvent s'aimer qu'en cachant leur amour. C'est pour cela que tu peux, que tu dois lutter contre le danger…

– Lutter… A quoi bon? Je sens que je serai vaincue. Je suis emportée sur un chemin qui me ramène en bas… où est ma place…

– Claude!.. oh! Claude!..

– Il ne sert à rien, Élisabeth, de chercher à se créer une nature autre que la sienne. Après vous, en écolière docile, j'ai répété des leçons, obéi à des commandements auxquels je m'imaginais croire… auxquels je ne croyais pas!.. Savez-vous quand j'ai entrevu tout cela pour la première fois?.. C'est ce dernier été, dans mes longues courses solitaires, à Landemer… J'étais sans vous, sans la protection de votre influence. Alors le renoncement, l'austère idéal que vous m'aviez montré m'est apparu comme une duperie. J'ai compris que, de tout mon être, je voulais impérieusement jouir de la vie, de la vie ardente qui affole, qui brûle, qui dévore… mais qui vaut seule d'être vécue!.. Dans cette enveloppe de sagesse que vous vous appliquiez à me donner, j'étouffais, comme on étouffe dans un vêtement qui n'est pas à votre taille… Eh bien, ce vêtement, je n'ai plus le courage de le porter… Vous avez, ma pauvre grande amie, essayé de me façonner à votre image… Mais le modèle était, pour moi, trop difficile à atteindre… Je n'étais pas de force!..

 

Sa voix se brisa. Elle était haletante de la violence froide et désespérée avec laquelle elle avait parlé.

Élisabeth la contemplait.

– Claude, c'est toi, toi ma fille, qui oses dire de pareilles lâchetés!

– Ah! c'est que je ne suis pas votre vraie fille, Élisabeth… Je suis l'enfant de la pauvre femme que vous avez si généreusement aimée… qui a connu, comme moi, l'irrésistible soif de vivre pleinement la vie…

– Et qui en est morte!.. Ton excuse, Claude, ma pauvre petite Claude, c'est qu'elle a dû te léguer les folles aspirations qui ont fait son malheur… Tu n'es pas tout à fait responsable… quoique tu aies grandi dans un milieu bien autre que le sien, le sien si bohème! où rien ne lui avait appris le sens du devoir… Mais…

Élisabeth s'arrêta. Son visage altéré prenait tout à coup une sorte de gravité douloureuse… Claude, saisie, l'interrogeait de ses prunelles brûlantes.

Des secondes s'enfuirent. La jeune femme semblait réfléchir. Puis, tout à coup, comme si elle eût été résolue enfin, elle acheva, avec une sorte d'effort:

– Mais… c'est que tu es aussi la fille d'un homme qui vivait pour l'amour.

Frémissante, Claude se pencha vers Mme Ronal.

– Élisabeth! oh! Élisabeth… qu'est-ce que vous voulez dire! Mon père n'était-il pas, au contraire, un être si sage… si paisible, que ma pauvre maman s'est trouvée glacée près de lui… qui ne savait pas lui faire aimer leur monotone vie?..

Encore un silence… Un silence lourd de tout ce qu'enfermaient deux pensées…

– Ce n'est pas ton père, celui-là… Tu… tu es la fille du prince Michel Démerowsky… Un séduisant homme de plaisir, un vrai frère de Raymond de Ryeux! Un Russe qui a follement adoré ta mère… Et puis, qui l'a torturée… et finalement, abandonnée avec toi, leur enfant…

Dans les prunelles de Claude, devenues immenses, il y avait de l'épouvante et de l'horreur. D'un ton d'enfant, inconnu à ses lèvres, elle murmura:

– Élisabeth, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas, ce que vous dites là?.. C'est pour me punir…

– Oh! Claude, me crois-tu capable de calomnier une morte que j'ai aimée comme une petite sœur très chère… Tant qu'il a été possible, j'ai laissé cette cruelle vérité dans l'ombre, afin que tu l'ignores… aussi longtemps que tu le pourrais. Mais soudain, ce soir, j'ai eu la certitude que tu arrivais à une heure si grave, qu'il fallait que tu saches… Écoute, mon enfant…

– Quoi?.. Oh! Élisabeth, qu'allez-vous encore me révéler?.. Je vous en supplie; ne me faites plus de mal…

Avec toute sa pitié, Mme Ronal regardait le visage décoloré de Claude.

– Je ne veux pas te faire de mal, ma pauvre petite… Je veux seulement essayer de te sauver… Et aussi, j'obéis à ta mère… Quand elle est venue se réfugier près de moi, fuyant la Russie où elle avait tant souffert, elle était déjà très malade, tuée par le chagrin, le dégoût de la vie qu'elle s'était faite… et dont elle voulait à tout prix te garder… Elle avait le pressentiment que tu lui ressemblerais… Puis aussi, peut-être, à ton père… Alors…

– Alors?.. Élisabeth…

– Alors… quelques jours avant sa mort, un soir que nous parlions de toi, elle m'a dit que si la fatalité voulait que toi, «sa petite», tu te trouves devant un péril comme celui qu'elle a connu… alors je te donne à lire son journal et toutes les lettres qu'elle m'a écrites, racontant son roman de cinq années. Avec ces papiers, il y a une lettre close, qu'elle a écrite pour toi, à lire, quand tu connaîtrais son journal… Claude, ce soir, il me semble qu'il faut que je te donne tout cela… comme elle l'a désiré…

Claude inclina lentement la tête. Ses traits étaient devenus rigides comme s'ils eussent été taillés dans le marbre. La voix sourde, elle articula:

– Oui… Donnez, Élisabeth…

Mme Ronal s'était levée et passait dans son cabinet. Quand elle rentra, Claude n'avait pas fait un mouvement. Son regard, tourné vers l'invisible, demeurait attaché sur le ciel obscur, lourd d'orage, que découvrait la fenêtre ouverte.

Mme Ronal lui tendit la grande enveloppe fermée par un cachet, sur laquelle une écriture tremblée avait tracé: «Pour ma fille…»

Une seconde, toutes deux se regardèrent, leurs âmes soudain rapprochées, ainsi qu'aux jours de jadis, – comme elles ne l'avaient pas été depuis bien des mois…

Tout bas, Claude dit:

– Élisabeth, avec tout ce qu'il y a de meilleur en moi, je regrette le mal que je vous fais… Pour vous l'éviter, j'avais décidé que je vous cacherais la vérité… Mais j'éprouvais une telle horreur de vous mentir… de voler votre estime que… je ne peux pas regretter vos questions qui m'ont amenée à vous avouer… ce qui est… Je vous demande pardon, Élisabeth…

La jeune femme eut un geste d'infini détachement. Elle semblait épuisée.

– Oh! moi!.. qu'est-ce que cela fait! C'est toi seule qui importes!.. Va lire ces pages, ma petite… Après, tu décideras de toi-même.

Et d'un geste pareil à une bénédiction, sa main effleura le front de Claude…

Celle-ci prit l'enveloppe et sortit.