Za darmo

Le chemin qui descend

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Alors, ainsi que le programme l'avait décidé, elle commença cet Aria de Bach, qu'ils avaient, lui et elle, joué si souvent durant l'hiver, qu'ils avaient joué encore le soir précédent…

Aux premières notes, les têtes se dressèrent vers la tribune. Elle ne regardait pas; et cependant, elle vit se tourner vers elle, – invisible, – le visage de l'homme qui l'aimait…

«Qui l'aimait…» Elle le savait bien, ce que, pour lui, aimer signifiait! Alors, comment ne l'avait-elle pas souffleté, au lieu de demeurer entre ses bras, pareille à une esclave docile?..

La pensée déchira son cerveau et une flamme lui empourpra les joues. Mais aussitôt, résolument, elle chassa l'humiliant souvenir et chercha le baume de la musique. Peu à peu, comme toujours, l'harmonie prenait tout son être d'artiste. Ah! que c'était bon d'oublier la honteuse minute et de se ressaisir!..

Jusqu'à la fin de la messe, elle demeura ainsi, la volonté tendue, pour ne pas se souvenir, ni penser, dans les intervalles où elle ne jouait pas. Elle songeait seulement:

– Si je pouvais partir tout de suite… ne plus le voir…

Partir?.. Mais ce lui était impossible! Il fallait encore qu'elle jouât au Salut, à trois heures; elle s'y était engagée. Et jusque-là, elle ne pouvait pourtant se terrer dans sa chambre pour être sûre qu'il n'arriverait pas à l'approcher…

– Ce serait trop lâche! Est-ce que je ne suis pas capable de le tenir à distance?

Les cloches vibraient en sonneries, joyeuses, annonçant la fin de la cérémonie… Les mêmes cloches qu'elle avait entendues, là-bas, dans le sentier, près de la clairière…

– Oh! mademoiselle Suzore, quel talent vous avez! dit l'organiste enthousiasmé.

Ainsi, elle avait bien joué. Elle n'en avait pas eu conscience… Elle avait joué dans l'orage. Mais la musique, pour elle, était la langue de son âme; et dans son jeu, il y avait eu l'écho de l'ouragan qui grondait en elle.

Tous les hôtes de la Saulaye l'attendaient. Lui aussi, enfermé dans son personnage d'homme du monde, alors que, courtoisement, il lui adressait ses félicitations, au vu et su de tous… Ce clubman strictement bien élevé, était-ce le même homme qui, trois heures plus tôt, penchait vers elle un visage brûlé de passion? Puis, il demanda avec une tranquille aisance:

– Mademoiselle Suzore, vous qui aimez la campagne, revenez-vous à pied?

– Non, si j'ai le choix… J'ai été debout presque toute la matinée. Je suis un peu lasse…

Sans insister, il ouvrit devant elle, la portière du break, où étaient déjà Charlotte, Lola et les plus jeunes invitées de Mme de Ryeux… Et puis lui-même sauta près d'elle, prenant la dernière place vide.

– Comment, Raymond, vous revenez en voiture? jeta Charlotte, surprise.

– Pourquoi non, puisqu'il y a une place pour moi? Cela ne m'amuserait pas du tout de rentrer tout seul, comme un gamin en pénitence. J'espérais que Mlle Suzore aurait la générosité de venir me tenir compagnie.

Elle ne répondit pas. Elle causait avec Lola qui, à son ordinaire, lui manifestait une chaude admiration et assombrissait ainsi le visage de Charlotte de Ryeux.

La Saulaye était tout près de l'église, et, bien vite, apparut la haute allée de tilleuls, puis la terrasse. Mme de Ryeux et les douairières déjà ramenées par le confortable landau, y causaient avec une jeune femme, debout, toute mince dans son costume sombre.

A sa vue, une exclamation de joie, presque de délivrance, monta aux lèvres de Claude:

– Oh! Élisabeth!

Tout à coup, il lui semblait être protégée, défendue contre lui et contre elle… Sans toucher la main qu'il lui tendait, elle sauta en bas de la voiture et monta en courant les degrés de la terrasse.

– Oh! Élisabeth, quelle bonne idée vous avez eue là, de venir!

– J'ai pu m'échapper pour quelques heures; et vite, j'en ai profité. Qu'il fait bon ici!

– Je suis sûre, grande amie, que vous vous en trouvez déjà reposée!

– Tu te moques de moi! petite fille, sans te douter que tu dis là, pourtant, l'absolue vérité!

Gaiement, Mme Ronal riait, aspirant l'air parfumé qui rosait un peu la pâleur de son visage fatigué.

Mais Claude n'eut pas alors le loisir de lui parler davantage. Les hôtes de la Saulaye les entouraient; Hugaye venait à elle, lui disant, de sa manière brusque et franche, l'impression qu'il avait éprouvée à l'entendre, dans la petite église; et un éclatant carillon appelait au déjeuner, servi en grande pompe.

Un déjeuner où l'élément ecclésiastique dominait; car, en l'honneur de Monseigneur et de la cérémonie d'inauguration, Mme de Ryeux avait convié le curé et le vicaire de son église; et aussi, d'autres prêtres de Paris et de la région qui figuraient singulièrement auprès de Charlotte de Ryeux et de Lola très modern style, dans leur élégance. Quant à Claude, sa qualité d'artiste semblait rendre naturelle l'originalité de son type.

En d'autres circonstances, comme la veille au soir, elle se fût distraite à observer toutes ces personnalités diverses; à suivre la conversation dont la seule présence d'Élisabeth Ronal élevait le niveau. Car il y avait en elle une richesse de pensée qui, partout, toujours, agissait comme une force suggestive et invincible.

Mais de tellement loin, Claude entendait les paroles dites autour d'elle, qui lui semblaient prononcées dans une langue étrangère…

Tous ces êtres que préoccupaient la religion, la politique, leurs devoirs, qui vivaient obéissants au joug des lois morales, qu'avaient-ils de commun avec la créature révoltée qui, obscurément, se dressait en elle?.. Tout à coup, avec une espèce d'épouvante, elle découvrait, qu'en somme, peu lui importaient les distinctions qu'on lui avait apprises, entre ce que ses maîtres appelaient le bien ou le mal. Docile, par le consentement de sa volonté, elle les avait écoutées. Mais la conviction n'était pas à l'essence de son être; et sous un choc mystérieux, ces idées, implantées en elle par l'éducation, chancelaient, s'évaporaient comme le parfum emprisonné dans un flacon soudain ouvert…

Voici qu'il lui apparaissait que ce devait être une jouissance merveilleuse, de s'enivrer d'amour, sans rien penser, sans réfléchir, ni lutter, ni craindre, les paupières closes, tressaillante aux baisers qui caressent et qui brûlent.

– Mademoiselle, est-ce que nous aurons encore le bonheur de vous entendre tantôt?

C'était le timide vicaire, son voisin, qui risquait cette question.

– … Quand vous jouez, on se croirait en paradis!

Elle leva sur lui ses prunelles brûlantes et dit, machinalement:

– Oui, tantôt, au Salut, je dois jouer encore.

Puis, d'un élan brusque, elle continua, elle si «fermée» d'ordinaire:

– Monsieur l'abbé, qu'appelez-vous la tentation?

Il la regarda, effaré par la soudaine question.

– Oh! mademoiselle… mademoiselle… la tentation?.. Mais vous savez comme moi… comme tout le monde, ce que c'est… Le désir souvent très violent… d'une chose qui nous est interdite…

– Est-ce que vous pensez, monsieur l'abbé, que les mauvais chrétiens peuvent y résister?

Une seconde encore, il la considéra, interdit:

– Je crois, mademoiselle, que ce leur est plus difficile qu'aux âmes très pieuses, parce que, peut-être, ils implorent mal le secours de Dieu.

– Et vous êtes convaincu que Dieu vient au secours de ses créatures en péril?

– Oh! toujours, mademoiselle, quand elles le lui demandent avec foi, avec amour, avec humilité.

Elle répéta:

– Avec foi… amour… humilité… Il faut ces trois qualités… Alors, cela fait bien des conditions!.. Et la seule volonté humaine vous paraît insuffisante?

– Elle est bien peu de chose, je crois, quand la tentation est très forte et que Dieu ne soutient pas, par sa grâce, l'être en péril.

Claude, cette fois, ne répondit pas… Elle n'avait ni foi, ni amour, ni humilité; et ce prêtre lui disait que la volonté humaine était bien peu de chose… Oh! cela, c'était vrai… Elle en avait bien peur… Alors?..

Elle se prit à parler au petit vicaire, des œuvres de charité de sa paroisse. A travers la distance, encore une fois, elle sentait sur elle, le chaud regard de Raymond de Ryeux qui appelait le sien – et lui murmurait, dans le silence… les choses qu'elle ne voulait pas entendre…

Elle ne pouvait soupçonner la tragique beauté que donnait soudain à son jeune visage, la tourmente qui passait sur elle, si violente que sa fière maîtrise d'elle-même chancelait…

Jusqu'à la fin du déjeuner, elle s'appliqua à causer avec le jeune prêtre dont la simplicité et la charité fervente l'apaisaient un moment. Ensuite, comme la veille, elle aida Charlotte et Lola à offrir le café; mais elle laissa la jeune femme servir son mari. Ce fut lui qui vint à elle sous prétexte de lui réclamer le sucrier qu'elle tenait; et hâtivement, la voix suppliante et sourde, il lui jeta, tandis qu'autour d'eux, tous causaient:

– Claude, ne soyez pas cruelle ainsi! Venez un instant marcher dans le parc… Il faut que je vous parle… Je vous jure que… vous pouvez venir avec confiance.

Elle secoua négativement la tête:

– Nous n'avons plus rien à nous dire.

Elle répondait cela… parce que son orgueil le lui dictait; mais, elle entendait, au fond de son cœur, la misérable Claude, surgie en elle, se révolter contre la contrainte qui lui était imposée. Libre, cette Claude-là, elle le sentait bien, fût allée marcher dans le parc, près de l'homme dont les paroles éveillaient en elle une volupté inconnue. Mais elle n'était pas libre. Et la fière Claude Suzore alla s'asseoir entre Élisabeth et Hugaye. Le grand vicaire vint les retrouver. Un cercle se forma autour d'eux. Mais Raymond de Ryeux ne s'y mêla pas. En maître de maison courtois, il s'occupait des hôtes de sa mère, promenait en conscience les amateurs, à travers le parc; et les sombres robes des prêtres se découpaient sur le sable blond des allées. Lola et Charlotte papotaient, un peu à l'écart sur la terrasse, non loin du groupe de Monseigneur et des douairières.

 

L'air était tiède; la douceur printanière baignait les êtres et les choses; dans le bleu limpide du ciel, les hirondelles traçaient des courbes larges. Les premiers papillons voletaient. Claude s'appliquait à causer; mais elle était si évidemment distraite que, tout à coup, Hugaye se pencha un peu vers elle:

– Est-ce que vous êtes souffrante? Claude.

– Souffrante?.. Mais non!.. pourquoi me demandez-vous cela?

Il hésita une seconde, avant de répondre.

– Vous n'avez pas votre visage accoutumé. Et vous paraissez si lointaine.

– Je suis fatiguée, voilà tout… J'ai mal dormi.

Il ne releva pas ses paroles, un peu impatientes. Mais elle devinait l'attention de son esprit observateur. Soudain, la peur la prit de la clairvoyance d'Élisabeth; et brusquement, elle s'enfuit dans sa chambre, avec le prétexte de son sac de voyage à préparer; car elle avait décidé Élisabeth à partir aussitôt le Salut, se dérobant aux instances amicales de Mme de Ryeux, pour les garder jusqu'au lendemain.

Dans sa chambre, enfin, elle était seule avec elle-même! Là, personne ne pouvait épier son attitude… Là elle était bien sûre qu'il n'oserait la chercher… Mais là aussi, rien ne la distrayait plus d'elle-même. Elle s'était jetée sur un fauteuil. Ah! si le sommeil avait voulu la prendre un moment, lui apportant l'oubli.

Quel inutile souhait! Elle était aussi incapable de repos que d'activité; son cerveau, son âme, tout son être meurtri par le tourbillon d'impressions et de pensées qui se heurtaient en elle…

Un coup frappé à sa porte la dressa soudain. La femme de chambre venait l'avertir que la voiture attendait pour la ramener à l'église. Déjà!.. Tant de minutes avaient donc coulé?.. Si absolument, elle avait perdu la notion du temps…

Vite, elle mit son chapeau, prit son violon et descendit. Devant le perron, comme le matin, le break attendait; déjà étaient montées Charlotte, Lola et Mme Ronal… Les vieilles dames et les prêtres étaient partis depuis un long temps pour assister au début des vêpres.

Ni Hugaye, ni lui n'étaient là… Ainsi, il avait renoncé à l'approcher… Tout juste, elle le reverrait sans doute au milieu de tous, à la minute de son départ. C'était bien ainsi, très bien…

Alors pourquoi, obscurément, en elle, cette sorte d'anxiété, pareille à un indéfinissable regret, à la pensée que, de la sorte, ils se sépareraient?.. Elle l'avait voulu.

A l'entrée de l'église, elle laissa les jeunes femmes, pour monter à la tribune où l'attendait l'organiste qui accompagnait le chant des vêpres.

Elle poussa la porte, entra et, sur le seuil même, s'arrêta court. Debout près de l'organiste, à qui il parlait, se tenait Raymond de Ryeux.

Au bruit de la porte qui se fermait, il tourna la tête. Leurs regards, pour la première fois depuis le matin, se croisèrent, tout pleins d'une sorte de défi.

A la seule expression de son visage, elle comprit qu'elle n'éviterait pas son approche. Aussi clairement que s'il eût parlé, elle savait qu'il était venu l'attendre. Elle était trop fière pour se dérober; et la lutte, le danger l'attiraient toujours; mais ses traits prirent une impénétrable et dure expression.

Elle l'entendit murmurer à l'organiste:

– Je vous laisse; avant de descendre, j'ai un mot à dire à Mlle Suzore.

Le vieil homme inclina la tête. Alors lui vint à elle qui, lentement, préparait son violon. Avant qu'elle eût pu prononcer une parole, tout bas, il articulait, une prière passionnée dans la voix:

– Claude, écoutez-moi… Il est impossible que nous nous séparions ainsi… Je ne peux pas… et je ne veux pas le supporter!

Elle ne fit pas un mouvement. Ses lèvres restèrent closes. Il semblait qu'un sceau les eût à jamais fermées pour lui… Droite, dans l'ombre de la tribune, elle se tenait immobile, sa main serrant le dossier de la chaise qui portait son violon. Mais de ses larges prunelles, elle le regardait et dans ce regard, presque sévère, une lueur étrange brûlait.

La voix de l'orgue les enveloppa, chantant la béatitude des âmes dont la pureté cherche Dieu.

Lui continuait, du même accent assourdi et frémissant:

– Depuis ce matin, vous me fuyez… Alors puisque là-bas, à la Saulaye, vous ne m'avez pas permis de vous approcher, il m'a bien fallu venir vous attendre ici… Claude, si je vous ai offensée, je vous en demande pardon.

Cette fois, elle parla; ses lèvres tremblaient:

– Si vous m'avez offensée?.. Vous en doutez?..

– Oui, car ce n'est pas offenser une femme que de l'adorer…

– Si!.. quand on n'a le droit ni de l'adorer… ni de le lui dire… n'étant pas libre.

Il haussa les épaules et martela:

– Libre?.. Mais je le suis autant que vous-même, Claude. Et vous le savez bien.

Elle secouait négativement la tête. Il se pencha vers elle:

– Claude, en dépit des apparences, je suis un pauvre dans la vie!.. A l'heure présente, ma richesse, le trésor que je veux garder… à tout prix… c'est vous… Claude. Vous l'êtes devenu, malgré moi, malgré vous… par je ne sais quelle fatalité contre laquelle il m'est inutile de lutter… Maintenant, je ne puis pas consentir à ce que vous sortiez de ma vie…

Elle articula:

– Vous ne pouvez pas!.. Dites que vous ne voulez pas, surtout…

Encore une fois, il haussa les épaules, avec emportement:

– Est-ce qu'il est possible de vouloir perdre ce qui vous est une ivresse?.. Écoutez ceci, Claude… Claude, mon amour…

Elle eut un geste violent, comme pour l'arrêter. Mais il n'y prit pas garde. Il continuait, en paroles ardentes et pressées, presque bas:

– Écoutez ceci, c'est la vérité même… Vous êtes pour moi ce que pas une femme… pas une! vous entendez… pas une n'a jamais été!.. Peut-être, est-ce que je commence à prendre une impitoyable conscience de la fuite de mes années?.. Je veux maintenant sauvagement, tout ce qu'elles peuvent encore m'accorder… Près de moi, Claude, vous êtes une petite fille, une enfant… Alors, je ne puis vous demander que de vous laisser aimer… Claude, ma précieuse Claude, parce que je vous ai confessé mon fol amour, ne me refusez pas de vous voir. Et… je vous donne ma parole de gentilhomme… de ne plus chercher vos lèvres… malgré vous… de m'appliquer à n'être qu'un ami…

Elle tressaillit toute, et arrêta sur lui un regard plein d'une curiosité incrédule et brûlante:

– Vous seriez capable d'un pareil effort?.. Vous?

– Oui… pour ne pas vous perdre…

Elle ne répondit pas. Elle avait détourné la tête et contemplait l'autel étincelant, la foule recueillie de ceux qui priaient, l'âme paisible.

Elle?.. elle ne priait pas… A quoi bon?.. Pour aider ses créatures en péril, le Dieu qu'invoquaient tous ces croyants, voulait être imploré avec foi, avec amour, avec humilité… Et en elle, il n'y avait rien de pareil… Seulement l'impression que son cœur avait été, jusqu'alors, emprisonné dans des glaces qui fondaient sous le feu d'une flamme qu'elle avait ignorée. Et elle le sentait qui battait follement, qui tressaillait comme un prisonnier libéré, qu'enivre l'allégresse de la délivrance…

Un peu surpris, l'organiste coulait un coup d'œil vers leur groupe. Les chants liturgiques reprenaient… Mais ç'allait être au violon de se faire entendre; et timidement, il risqua:

– Mademoiselle Suzore, voici le moment.

Les traits de Raymond se contractèrent:

– Claude, ma parole, je vous la donne. Je vous en supplie, avant que je vous quitte, promettez que je vous reverrai…

Très pâle, elle murmura, prenant son violon:

– Peut-être, plus tard… quand vous serez tout à fait sûr de vous… alors oui, nous pourrons nous revoir… Oui, peut-être…

Elle disait «peut-être»… Et en prononçant le mot, elle comprenait qu'elle mentait. C'était bien sûr, qu'elle le reverrait… Elle savait que ce serait bientôt!.. Et en l'intimité de son misérable cœur, elle n'eût jamais accepté qu'il en fût autrement…

XXII

Si Monsieur veut entrer. Madame n'est pas encore de retour; mais Mademoiselle est là.

Et Caroline entr'ouvrit la porte du studio devant Étienne Hugaye, qui s'arrêta, hésitant. Du seuil, dans la lumière voilée du crépuscule, il avait aperçu Claude assise sur le divan, inactive, les mains jointes sur ses genoux, si évidemment absorbée en elle-même que les paroles de Caroline, annonçant le visiteur, avaient dû lui arriver dépourvues de sens. Car au bruit de la porte, sans y répondre, elle commença, et une sorte de colère tremblait dans sa voix:

– Pourquoi revenez-vous?.. Je ne veux pas…

Elle s'interrompit net, reconnaissant Hugaye, et se leva. Il eut un geste de protestation:

– Claude, ne vous dérangez pas pour moi, je vous en prie. Mme Ronal m'avait fait demander pour cinq heures et demie. Je suis venu. Elle n'était pas rentrée. Comme Caroline m'a dit que vous-même étiez… occupée, je suis parti… Et je reviens.

– Élisabeth avait beaucoup de visites tantôt; elle aura été retenue plus qu'elle ne pensait… Il nous est venu hier au dispensaire une file de nouveaux malades à surveiller. Vous pouvez l'attendre ici. Puisqu'elle vous a donné rendez-vous, sûrement, elle va rentrer.

– Je ne voudrais pas vous déranger.

– Oh! je vais travailler dans ma chambre. Le studio vous appartient.

Il ne répondit pas. Il la regardait qui rassemblait la musique éparse sur le piano et le divan où était son violon. Elle ne prenait pas garde à lui; seule, avec sa propre pensée.

Qu'y avait-il donc dans cette pensée pour que le visage eût cette étrange expression, hautaine et ardemment songeuse?

D'un élan imprévu, que sa volonté n'eut pas le temps de maîtriser, il interrogea:

– Vous avez vu de Ryeux, tantôt?

– Oui…

– Vous le voyez beaucoup, maintenant.

C'était une affirmation, presque rude, plus qu'une question. Le ton détaché, elle répéta:

– Maintenant?.. Oh! non… Je l'ai vu cet hiver parce que nous faisions de la musique assez régulièrement.

– Oui… c'est vrai. J'avais oublié! Et puis… vous sortez ensemble.

Elle s'arrêta court à travers la pièce et d'un geste brusque, posa le cahier de musique qu'elle tenait.

– Qu'est-ce que vous voulez dire?

Elle le regardait en face, le regard soudain durci. Lui gardait son masque de résolution calme et froide.

– Pas autre chose que ce que je dis. J'étais un matin, au Bois… – c'était avant votre visite à la Saulaye, si je ne me trompe; – je vous ai vue suivre une allée, en compagnie de Raymond.

Elle ne se déroba pas, et dit ironiquement, aussi franche que lui-même:

– Très exact!.. Un policier n'eût pu être mieux informé. J'ai en effet rencontré M. de Ryeux, je me souviens, un matin, au Bois: et nous avons marché ensemble quelque temps. Vous trouvez quelque chose d'extraordinaire à cela?

– Oh! rien… Sauf qu'il n'était pas dans vos habitudes de fréquenter le Bois, tout comme les mondaines désœuvrées que vous jugez de si haut!

– Et comme vous le fréquentez vous-même!

La voix mordante, elle avait lancé la riposte. Il n'en parut pas atteint.

– Oh! moi, de vieille date, je monte tous les matins au Bois. C'est une habitude d'antan.

– Eh bien, mettez que, chez moi, c'est une habitude nouvelle de m'y promener… Et j'imagine que cela m'est permis!

– Parfaitement… Tout comme il est permis à vos… vrais… amis de s'étonner de ce changement soudain et…

Cette fois, il s'arrêta. On eût dit qu'il hésitait à poursuivre.

– Et?.. répéta-t-elle, impérative, une sorte de défi dans la voix.

Heurté par sa maîtrise d'elle-même, il s'irrita, et avec une sévérité rude, il acheva:

– Et de regretter les conditions où vous faites ce changement d'habitude.

Il la vit mordre sa lèvre qui devint railleuse.

– Décidément, votre cousin de Ryeux n'est pas, près de vous, en odeur de sainteté! Car, je suppose, c'est à lui que je dois la mercuriale dont vous me gratifiez. Sans avoir qualité pour le faire!.. Vous l'oubliez un peu trop, vraiment!

Il allait répondre. Elle ne lui en donna pas le temps et continua:

– … Comme vous oubliez, pour me juger, que je ne suis pas une gamine de votre monde, grandie en chartre privée, mais, par la force des circonstances, une étudiante, une artiste, mettez le nom qui vous conviendra… Enfin, une femme qui ne comptant, dans la vie, que sur elle seule, ne doit raison de ses actes qu'à elle seule aussi, et n'a cure de l'opinion du monde, dont elle fait le cas que cette opinion mérite d'ailleurs!.. Donc…

 

Les yeux fixés sur elle, impassible, il l'écoutait, ainsi qu'il eût suivi le développement d'une thèse.

– Donc il se pourrait très bien que vous me voyiez encore, si l'occasion s'en représente, marcher au Bois avec M. de Ryeux, et même aller prendre, sous son escorte, une tasse de chocolat au Pré Catelan… comme je l'ai fait le matin dont vous parlez, la promenade m'ayant donné faim…

– Je savais, en effet, que vous étiez entrée avec lui au Pré Catelan.

– Vous le saviez?

– Oui…

– Comment cela?

Hardiment il dit, toujours impassible:

– Je vous avais suivie.

– Oh! de l'espionnage!.. Et moi qui aurais juré que vous étiez incapable d'une vilenie!

L'expression de colère méprisante qui contractait la bouche, la vibration de la voix rendaient les mots cinglants comme un coup de cravache en plein visage.

Il pâlit un peu; mais il ne recula pas. Bien en face, gravement, il la regardait:

– Vous vous trompez, Claude, ce n'était pas de l'espionnage, mais de la sollicitude.

– En vérité?

– Oui, car si j'avais jugé que votre… duo fût remarqué… et compromettant pour vous, j'aurais été l'interrompre…

– Sans vous dire que vous vous mêliez de ce qui ne vous regarde point?

– Parce que j'aurais estimé devoir le faire, prononça-t-il si fermement qu'elle eut une révolte de pur sang qui bondit sous la bride, jetée sur lui.

– Et au nom de quoi, le deviez-vous?

– Au nom de l'intérêt, de l'amitié que je vous porte… Vous étiez presque une petite fille encore quand je vous ai connue, il y a cinq ans… Et j'ai pris l'habitude de vous considérer, un peu, comme une jeune sœur… une petite amie imprudente, à qui je dis, aujourd'hui: «Claude, vous jouez avec le danger!»

Si droite qu'elle semblait devenue très grande, elle se tenait devant lui, adossée au chambranle de la cheminée. Ses bras tombaient dans les plis de sa robe et ses mains étaient serrées l'une contre l'autre.

Altière, elle répéta:

– Quel danger?

– Le danger d'être compromise par Raymond de Ryeux.

– Ah! vraiment?.. Compromise?.. Aux yeux de qui?

– De tous les honnêtes gens qui jugent qu'une honnête femme… et plus encore, une jeune fille… n'accepte pas, sans dommage pour elle, sans déchoir! la recherche d'un homme marié qui ne pourrait lui offrir que…

– Que?.. insista-t-elle, violemment.

– Que d'être sa maîtresse.

Un éclair jaillit dans les prunelles de Claude où montait la tempête. Mais elle gardait son orgueilleuse impassibilité, et dans la pensée d'Étienne, passa le souvenir biblique de l'ange révolté, superbe en sa rébellion.

Il la sentait vibrante des pieds à la tête, raidie pour la lutte; mais elle secouait dédaigneusement la tête:

– Étienne Hugaye, soyez sans inquiétude, je ne serai pas la maîtresse de M. de Ryeux… pas plus que la vôtre… ou celle de n'importe qui… Je vous jure que, cet hiver, j'ai encore fait mes preuves, car je l'ai entendu exprimer plus d'une fois dans vos salons!.. l'insultant désir que vous semblez, insolemment, me croire capable d'écouter… Mais il ne monte pas jusqu'à moi… Vous vous alarmez à tort, Hugaye… A moi, à moi seule!.. j'appartiens… et j'appartiendrai…

L'orage, qui allumait des éclairs dans son regard, grondait aussi dans sa voix. Ils se tenaient face à face, comme dans une lutte, également résolus; lui attaquant, elle, ferme sur la défensive.

– Vous êtes bien sûre… vous êtes trop sûre de vous! Claude… Je ne sais quelle force vous vous imaginez être, ni quel vouloir vous croyez posséder. Mais parfois ceux qui nous voient vivre, jugent mieux que nous-mêmes. Je vous connais bien… Et j'ai peur pour vous!.. Claude.

Elle l'interrompit avec une hauteur frémissante:

– Ah! çà, où prenez-vous le droit de me juger de cette injurieuse façon? Je vous le répète encore une fois: comme il me convient, je vis et j'agis!

– Bien entendu, puisque vous êtes une créature libre, pleinement responsable de ses actes dont elle peut apprécier la valeur; et qu'elle est, par suite, amenée à orienter comme elle le doit. Vous me demandez où je prends le droit d'être… sévère avec vous… C'est dans l'affection profonde que je vous porte…

Elle eut un rire insolent:

– Ah! ah! monsieur le censeur austère, vous aussi, vous trouvez que Claude Suzore serait une agréable proie!

Il posa sur elle son regard clair qui jamais n'exprimait autre chose que la sincérité de sa pensée; et ce regard avait une gravité résolue:

– Vous vous trompez! Claude… Si je croyais que vous m'aimiez… même, simplement, si j'espérais qu'un jour, vous finirez par m'aimer, je vous demanderais d'être ma femme.

Il y eut un silence, celui des heures solennelles. Les prunelles, devenues attentives et profondes, elle le regardait aussi, stupéfaite, troublée, incrédule devant l'évidence même, non pas tentée…

Pourtant, elle savait cet homme incapable de prononcer une parole qui ne fût pas rigoureusement vraie… Mais l'avait-elle bien compris?.. Se pût-il que lui, le démocrate, lui que semblaient seuls intéresser les problèmes sociaux, la cause des misérables, que lui aussi eût subi la terrible attirance de l'amour? Et l'eût subie par elle?..

Un doute tremblait dans l'ironie de sa voix:

– Vraiment, vous auriez eu le courage de vous embarrasser d'une fille pauvre, doublée d'une artiste, alors que, dans votre monde, avec votre fortune, vous pourriez choisir n'importe quelle héritière? Vraiment?.. Vous auriez fait cela?..

– Est-ce que, Claude, vous m'avez jamais rangé dans le nombre de ceux qui veulent une femme à cause de son argent?

Sincère autant que lui, elle dit:

– Non, jamais!.. Mais je cherche ce qui vous attirait vers moi…

Il eut un violent geste d'épaules; et avec une sorte de colère, il articula:

– Est-ce que je le sais seulement moi-même… Peut-être, tout simplement, je suis comme les autres!.. J'ai subi votre séduction, votre effrayante séduction de femme… parce que vous avez vingt ans et que j'en ai trente! Ça, c'est le piège de la nature dont je crois… j'espère… j'aurais pu être le maître, bien résolu à ne pas me laisser détourner de la cause à laquelle je me suis voué, si, vivant près de vous, je n'avais vu ce que vous pouvez valoir, ce dont vous êtes capable…

D'un geste impérieux, elle l'arrêta:

– Ce que je vaux?.. Ah! mon pauvre ami, sauf comme artiste, je ne vaux à peu près rien… Vous entendez, rien!.. Tout à l'heure, vous prétendiez que je ne me connais pas… Vous vous trompiez… Je me juge bien plus sévèrement encore que vous ne le faites, même dans le secret de votre pensée. Ah! c'est heureux que je ne vous aime pas!.. Quel lamentable avenir, nous nous serions préparé en unissant nos deux vies!

Il eut un tressaillement qu'il maîtrisa aussitôt:

– Pourquoi croyez-vous cela?

– Parce que, tel que vous êtes, vous auriez exigé de moi ce que je n'aurais pu… ce que j'aurais été incapable de vous donner…

– De l'amour?.. Je le savais…

– De l'amour, oui, d'abord… Pour vous, je n'éprouve que de l'estime, beaucoup d'estime, une profonde amitié de camarade. Et pas plus que les autres hommes, vous ne vous seriez contenté de cette part… La seule que je veuille donner…

– Non, c'est vrai, je ne m'en contenterais pas. J'ai réfléchi, des heures et des heures! pour analyser le coup de folie… vous voyez que je suis aussi sévère que vous-même et me juge sans indulgence… qui me jetait vers vous… Et force m'a été de constater quels éléments y entraient… dont je n'avais pas à être fier, vis-à-vis de moi-même… Mais j'ai vu aussi que, grâce à Dieu, ce n'étaient pas les seuls!

Grave, Claude écoutait passionnément; ses yeux interrogeaient.

– J'ai été encore attiré vers vous parce que nous nous intéressions aux mêmes idées, aux mêmes œuvres, aux mêmes espoirs; nous avions le même souci absorbant de la misère humaine, des humbles qu'il faut aider… le même mépris pour la vie égoïste, pour le vide des existences, selon le monde… Et il y a eu, alors, des instants où il m'a semblé que je ne faisais pas un rêve insensé en pensant que, l'un près de l'autre, nous pourrions réaliser un bel idéal… puisque nous ne vivons pas uniquement pour nous, occupés de nous… Ne le croyez-vous pas? Claude.

Elle l'avait écouté, d'abord marchant à travers la pièce, puis immobile devant la fenêtre, le front appuyé contre la vitre, les yeux arrêtés sur le ciel qui devenait obscur…