Za darmo

Le chemin qui descend

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XVIII

Charlotte de Ryeux voulait-elle expérimenter, tout d'abord, le degré d'empressement de son mari pour retrouver Claude Suzore?.. Le dîner fini, le café servi dans le petit salon, elle ne parut pas du tout songer qu'elle devait sortir de bonne heure. Nonchalamment, elle buvait le café à lentes gorgées gourmandes, et elle leva des yeux paisibles vers son mari qui rentrait du fumoir et questionnait:

– Charlotte, vous ne vous habillez pas?.. Il est huit heures vingt, nous allons être très en retard…

– Oh! nous arriverons toujours assez tôt.

– Vous oubliez qu'il s'agit d'une première et que je désire naturellement l'entendre en entier, autant que possible… De plus, encore, nous avons une invitée.

– Lola?.. Non, elle vient ce soir avec sa tante. Nous devons nous retrouver seulement au premier entr'acte.

– Je ne parle pas de Lola, mais de Mlle Suzore, qu'il n'est pas correct de laisser seule dans la loge.

Charlotte eut ce rire aigu qui agaçait si fort les nerfs de son mari:

– Vraiment, Raymond, vous avez un souci tout paternel de cette jeune personne!

Entre ses paupières soudain rapprochées, elle le regardait. Mais elle n'était pas de taille à lutter avec lui. Il resta impassible et avec son aisance impertinente, il riposta, très calme:

– Dites mieux, Charlotte, que je prends soin d'être poli avec une personne que j'ai conviée dans ma loge.

– Bah! une fille garçonnière comme Claude Suzore, habituée à courir, sans égide, les salons et les concerts, n'est pas pour s'effaroucher de rester seule quelque temps dans une loge fermée aux étrangers. Si vous êtes à ce point pressé de la chaperonner, partez en avant. Vous me renverrez la voiture et j'irai vous rejoindre à mon heure. Lola ne m'attend que vers neuf heures et demie.

La dernière phrase avait été lancée dans un seul but de taquinerie. Cette fois encore il ne broncha pas; et si tendue que fût l'attention de Charlotte, elle ne put soupçonner la tentation qui grondait en lui de profiter de l'aubaine qu'elle lui offrait soudain.

Ah! oui, c'eût été pour lui une fête inouïe d'écouter de la musique, seul avec cette Claude dont chaque rencontre le rendait plus follement épris, exaspérant peu à peu le désir qu'il avait d'elle, auquel il s'abandonnait, sans jamais s'être demandé où il allait et ce qu'il voulait…

D'abord parce qu'il ne luttait jamais contre son désir, surtout quand il le trouvait assaisonné par une saveur de rareté originale et neuve, qui en avivait le charme. Et c'était ici le cas.

De plus, s'il eût éprouvé quelque scrupule à entreprendre une conquête qu'il souhaitait impérieusement, ses scrupules eussent été dissipés par ce fait que Claude Suzore, si jeune fût-elle, était de taille à se défendre, mieux que la très grande majorité des femmes – et ne lui céderait qu'en connaissance de cause et de son libre consentement. Elle n'appartenait pas à la phalange des naïves brebis qui se laissent imprudemment dévorer, sans avoir vu le danger.

Il était habitué à vaincre: et son orgueil masculin, s'ajoutant à son désir, s'insurgeait devant la maîtrise d'elle-même, voisine du dédain, qu'elle lui opposait avec une tranquille désinvolture.

Vraiment, pour elle, il paraissait à peine plus qu'un étranger – ni un camarade ni un ami… – dont elle appréciait la bonne éducation, les égards courtois; qu'elle jugeait suffisamment intelligent et artiste pour causer volontiers avec lui et trouver agréable de faire de la musique; mais dont les sentiments à son égard lui étaient tout à fait indifférents.

Jamais, avec lui, elle ne montrait une ombre même de coquetterie, – il était expérimenté! – ni esquissait les moindres frais, à son endroit. Sa seule impression, elle suivait. Il avait pu la voir attentive, intéressée dans leurs causeries; ou gaiement accueillante, franche à livrer sa pensée, avec une spontanéité soudaine… C'est qu'en ces moments-là, elle était ainsi disposée; mais elle n'avait nullement cure de ses dispositions à lui…

Il eût été bien en peine de dire si elle avait conscience du charme violent qu'elle exerçait sur lui. Elle ne paraissait pas se douter qu'elle le grisait par la grâce de son jeune corps, de ses mouvements, de la moindre de ses attitudes. Elle ne semblait pas avoir soupçon, qu'en lui, l'homme était altéré, parfois jusqu'à la souffrance même, du contact de sa chair dans laquelle il avait l'envie de mordre… Que, pour lui, c'était une jouissance, le baiser qu'à l'arrivée et au départ, il mettait sur sa main; ou le frôlement passager de son bras, toujours nu sous la manche arrêtée au coude, parfois, quand elle tournait une feuille de musique ou lui indiquait quelque chose sur le cahier qu'ils regardaient ensemble. La femme qu'elle était, physiquement, lui plaisait pour le moins autant que sa personnalité morale dont l'imprévu le séduisait à un point qu'il n'aurait jamais prévu; l'éprenant d'elle comme, rarement, il l'avait été ainsi d'une femme.

Que celle-ci fût une vierge, il n'y pensait même pas, tant elle lui apparaissait l'Ève moderne, forte devant l'homme dont elle se jugeait l'égale. Avec elle, une attaque brusque, ou simplement trop franche, eût tout perdu. Il fallait sur elle une insensible emprise, et les difficultés mêmes de cette conquête le passionnaient, apportant en sa vie de blasé un intérêt nouveau.

Lola, avec sa perspicacité de petite fille rusée, avait bien deviné que la raison d'une politesse à faire, n'avait été pour lui qu'un prétexte afin de la retrouver; un prétexte ainsi qu'il s'ingéniait à en créer sans cesse, adroit comme un chasseur en quête d'une proie de haute valeur. Il était d'autant plus impatient de la revoir, d'être seul, si possible, un instant avec elle, que depuis plus de deux semaines, il n'avait pu que l'entrevoir aux vendredis de sa femme; car elle ne lui avait indiqué aucun rendez-vous pour leurs séances de musique, lui disant qu'elle était trop occupée pour l'instant; et par son attitude très naturelle, sa réserve qui arrêtait toute question comme indiscrète, elle avait rendu l'insistance impossible.

D'ailleurs, il savait bien qu'elle avait une volonté qui ne transigeait que devant son consentement…

Mais d'être ainsi privé d'elle, soudain, il devenait la bête affamée par le jeûne. Et à l'idée de se retrouver avec elle dans l'ombre d'une loge solitaire où il pourrait lui parler librement, toute prudence l'abandonnait.

Charlotte eut peut-être l'intuition de l'aubaine qu'elle lui offrait délibérément, car elle reprit aussitôt:

– Après tout, je pense qu'il vaut mieux que je parte en même temps que vous. En somme, comme vous me le faites remarquer, il s'agit d'une première. La circonstance mérite un effort…

Il eut contre elle un sursaut de colère. Si un souhait avait suffi, elle aurait été instantanément projetée vers un très lointain espace. Mais la civilisation et l'éducation avaient fait de lui un homme toujours correct; et négligemment, il répondit:

– Comme vous voudrez. Seulement, en ce cas, ayez la bonté de vous dépêcher un peu dans votre toilette; sinon pour Mlle Suzore que nous mettons hors de cause… du moins pour moi, qui souhaite connaître l'opéra en entier…

Peut-être elle avait peur qu'il ne se ravisât et ne partît sans elle pour passer un moment seul avec Claude; elle ne fut vraiment pas longue à parfaire la petite œuvre d'art que réalisait sa toilette; malgré son envie de faire mesurer à son mari, qu'elle savait connaisseur, la différence entre l'élégance raffinée d'une femme du monde et les modestes intentions d'une artiste sans fortune.

Si, vraiment, elle avait espéré triompher aux yeux de Raymond, elle dut s'avouer que son espoir était vain; Claude Suzore pouvait soutenir comparaison avec n'importe quelle brillante mondaine.

Quand la porte de la loge s'ouvrit, elle tourna la tête et se dressa.

Elle était tout en blanc, fine dans l'étoffe soyeuse qui s'attachait étroitement à la ligne du corps svelte; des roses pourpres glissées dans le satin de la ceinture… A la vue de ses hôtes, un loger sourire éclaira sa bouche et ses larges prunelles qui gardaient le reflet du plaisir d'art qu'elle venait de goûter; mais elle resta silencieuse.

Même, elle eut un tressaillement d'impatience, en entendant Mme de Ryeux dire à voix presque haute, sans souci de la musique:

– Asseyez-vous, mademoiselle, je vous prie… Tenez, ici, vous serez très bien. Il y a longtemps que vous êtes arrivée?

D'une loge voisine, on fit un «Chut!» impérieux qui saisit si fort Charlotte de Ryeux, qu'elle se tut, dominée. Son mari sourit sous sa moustache et murmura:

– Allons, Charlotte, asseyez-vous en silence pour ne pas attirer les foudres de vos voisins…

Comme si elle n'eût pas entendu, lente elle s'installait, remuant les chaises. Habilement, elle avait manœuvré de telle sorte qu'elle se trouvait placée entre Claude et son mari. Ils ne pouvaient échanger un mot qu'elle ne l'entendît. Elle était bien certaine de lui être désagréable ainsi et cette idée la réjouissait. Quant à Claude, elle semblait tout à fait indifférente à cet arrangement; déjà reprise par l'étude de l'opéra joué devant elle, la tête un peu penchée en avant, elle ne quittait pas des yeux l'orchestre et la scène.

Charlotte coula un coup d'œil vers son mari. Il était debout au fond de la loge; son regard était posé sur Claude. Et elle pensa, rageuse:

– Eh bien, qu'il la contemple!.. C'est tout ce que je lui accorderai d'elle, ce soir! S'il espérait plus, je vais lui infliger un bon petit supplice de Tantale!..

Elle était si affairée dans sa surveillance qu'elle s'étonna de voir le rideau s'abaisser lentement sur la fin du premier acte, dont elle n'avait pas entendu une note.

Et aussitôt, une bruyante rumeur emplit la salle.

– Maintenant, je puis vous dire bonjour, sans me faire gronder, dit Raymond se rapprochant de Claude, lui tendant la main.

 

Elle donna la sienne qui était dégantée et il posa ses lèvres sur la peau tiède qui sentait la jeunesse et les fleurs, sans avoir conscience que le lent baiser qu'il y appuyait était plus long que ne l'autorisait la simple politesse. Il savait seulement qu'en lui, la tentation criait de laisser sa bouche errer follement sur le bras nu, chercher les lèvres qui, en cette minute, avaient leur mystérieux sourire.

Lola arrivait, amenant sa tante, une lourde Argentine constellée de diamants et de perles. D'autres visiteurs aussi envahissaient l'étroit salon. Mme de Ryeux ne s'appartenait plus. Obligée de recevoir ses hôtes, elle ne pouvait empêcher, entre son mari et Claude, un aparté dont il lui devenait impossible de percevoir les paroles et elle murmura à Lola:

– Va donc troubler un peu le duo, là-bas!

Ravie, Lola se rapprocha. Mais ni lui ni elle n'en parurent gênés; ils discutaient l'opéra nouveau, avec une vivacité de connaisseurs. Distraite, Claude serra la main de Lola qui, d'ailleurs, s'exclamait avec sa fougue coutumière.

– Bonjour!.. Vous êtes rudement jolie avec cette robe blanche!.. N'est-ce pas? Raymond.

Paisible, il dit audacieusement:

– Moi, je trouve toujours bien Mlle Suzore, car ce ne sont pas ses robes que je vois, mais elle!

– Même que vous l'aimeriez peut-être encore mieux sans robe du tout! glissa-t-elle entre haut et bas, la lèvre retroussée par un impertinent sourire.

Un éclair traversa les prunelles de Raymond. Mais il laissa passer le propos qui tombait si juste…

Claude, elle, ne paraissait pas avoir entendu. Elle s'était détournée et lorgnait dans la salle.

Sans s'occuper de Lola, Raymond se pencha vers elle et la voix assourdie lui murmura:

– Ne soyez pas farouche et laissez-moi vous dire… vous connaissez ma frivolité… que je suis comme Lola… et vous trouve, ce soir, mieux encore que belle… délicieuse à rendre un homme fou de désir…

Elle eut un mouvement. Il continua.

– Non, ne bougez pas… Je sais qu'en ce moment vous avez des yeux irrités qui me regarderaient durement, une bouche dédaigneuse prête à me jeter de sévères paroles… Alors j'aime beaucoup mieux voir votre nuque dont j'adore la ligne fière… Devinez-vous que je suis ravi de vous avoir ainsi, ce soir, mais exaspéré de n'être pas seul pour entendre la musique avec vous…

– Vous êtes trop exigeant! dit-elle; et l'indéfinissable sourire errait sur sa bouche.

Il allait répondre. La voix haute de Charlotte appela:

– Raymond, n'avez-vous donc pas vu entrer Mme Alviradès?.. Je ne crois pas que vous soyez venu la saluer…

Il étouffa une exclamation de colère, mais maître de lui-même, se rapprocha un peu du groupe des hôtes de sa femme, disant de sa manière caressante:

– Aurais-je vraiment été aussi coupable avec Mme Alviradès?.. J'en serais bien confus!.. Madame, s'il en est ainsi, veuillez agréer mes très humbles excuses.

Il s'inclinait galamment sur la grosse main alourdie par les bagues, puis échangea quelques shake-hands ou saluts avec les visiteurs qui bavardaient dans le petit salon de la loge. Et cependant, une révolte furieuse bondissait en lui parce que les brefs instants de l'entr'acte filaient et qu'il ne pouvait en profiter près de Claude, demeurée assise un peu à l'écart, au premier rang de la loge.

– Est-ce que l'on ne sonne pas la fin de l'entr'acte? dit quelqu'un.

Il ne répondit pas; résolu, il revenait vers Claude; et presque violemment, sous la tension de ses nerfs, il demanda:

– Pourquoi est-ce que vous ne m'indiquez aucun rendez-vous pour faire de la musique? Serions-nous donc fâchés?

– Fâchés?.. Oh! non… A quel propos, le serions-nous?

– Est-ce que je sais?.. Mais alors je ne comprends pas pourquoi vous m'éloignez. Qu'ai-je fait?

– Rien! oh! rien… Je vous en prie, n'imaginez rien!.. Je vous ai dit ce qu'il en était. En ce moment, je suis trop occupée… Je prépare plusieurs concerts. Toutes mes heures sont remplies… Je ne puis vous recevoir…

Toujours cette même raison qu'elle lui présentait, évidemment très plausible… Alors, pourquoi se refusait-il à l'admettre? Pourquoi cette obscure et invincible certitude qu'elle se dérobait, l'écartant par un prétexte. Et avec une sorte d'autorité frémissante, il lui murmura, se penchant vers elle:

– Donnez-moi vos yeux que j'y lise la vérité… Car je ne vous crois pas! Je ne peux pas…

Lentement, elle tourna la tête vers lui… Les prunelles de sombre velours avaient leur regard de sphinx. Elles souriaient un peu moqueuses, affolantes par leur mystère, brûlantes de la flamme qui semblait irradier tout le visage.

– Voici les yeux demandés, fit-elle légèrement.

Dans la pénombre de la loge, leurs regards se croisèrent; et dans tous deux, un éclair luisait…

La sonnerie de l'entr'acte éclatait, stridente, en marquant la fin.

– Raymond! appela Charlotte; voulez-vous reconduire Mme Alviradès jusqu'à sa loge?

Il obéit, se maîtrisant encore une fois. Quand il revint, le rideau se relevait. Claude, assise près de son hôtesse, regardait vers la scène et ne se détourna pas au bruit de la porte. Lui reprit sa place au fond de la loge.

Bien vite, il avait pénétré les machiavéliques intentions de sa femme qu'il avait vue à l'œuvre maintes fois, en semblable occurrence. Mais, peu à peu, un énervement s'exaspérait en lui, devant cette impossibilité de jouir de la présence de Claude pendant cette soirée… Comment avait-il pu espérer qu'il en serait autrement?

C'est qu'aussi, il ne prévoyait pas cette attitude nouvelle de Charlotte. Sûrement, sa malveillance avait été mise en éveil; et il la connaissait trop bien pour ne pas prévoir la petite guerre, voilée et incessante, qu'elle lui déclarait et qu'il avait espéré éviter, en ne trahissant rien de sa folle attirance vers Claude Suzore.

Même par la musique, il ne pouvait plus se distraire, les nerfs à vif. En vain, il essayait de s'intéresser à l'œuvre qui se jouait devant lui. Les sons n'arrivaient qu'à bercer sa fièvre sinon à l'aviver; tandis qu'il demeurait dans l'ombre, les yeux arrêtés sur le troublant visage qui ne livrait rien des secrets de l'âme. Pourrait-il, pendant les brèves minutes du prochain entr'acte, obtenir d'elle ce rendez-vous prochain qu'il voulait impérieusement?.. Rien n'était moins sûr… Alors il se réfugiait dans l'idée qu'il aurait un retour solitaire avec elle, quand il la reconduirait; car il ne la laisserait pas regagner seule les lointaines régions de Charonne… Ah! quelle ivresse ce serait de la voir enfin librement!..

L'acte finissait dans un bruit d'applaudissements, dont il eût été bien empêché de dire le pourquoi. Allait-il cette fois pouvoir mieux lui parler?.. Elle causait avec Charlotte, s'amusant à regarder dans la salle, sans quitter sa place…

Par bonheur, Lola reparut, suivie de visiteurs masculins; et elle s'écarta pour lui céder sa place près de Charlotte, que ses hôtes absorbèrent aussitôt.

Elle se trouvait debout près de lui. Il avait quelques minutes, tandis que les propos se croisaient. Alors, hardiment, il pria de cet accent de gaminerie câline qui, déjà, lui avait permis tant d'audacieuses paroles:

– Puisque nous ne sommes pas brouillés, laissez-moi vous faire une petite visite en attendant que nous recommencions la musique. Je m'ennuie horriblement de vous, de nos causeries, de nos disputes, de notre thé, après le travail… Ne plus vous voir, je ne croyais pas que ce me serait une pareille privation!.. intolérable… Il me semble que je suis mort… un corps sans âme.

Elle avait aux lèvres son étrange sourire et haussa un peu les épaules, railleuse…

– Vous avez cependant la mine d'un homme très vivant.

– Ah! vous riez!.. et vous vous moquez! C'est pourtant la simple vérité que je vous dis là! Mon fantôme continue son existence coutumière. Mais mon vrai moi est tout occupé à vous chercher, à vous attendre, à vous désirer…

Il corrigea aussitôt, très naturel:

– A désirer votre présence…

– Ma présence? Mais vous l'avez eue encore, il y a dix jours, chez Mme de Ryeux…

Il eut un geste d'irritation.

– Au milieu de plus de cinquante personnes… Or j'ai pris, cet hiver, l'habitude de vous avoir un peu à moi tout seul… et tant pis!.. je ne puis plus m'en passer… Je vous en prie, soyez bonne!.. Dites-moi où, et quand, je pourrais aller vous voir un peu…

Elle ne répondait pas; et en lui, s'exaspéra la fièvre de l'impatience, car les minutes lui étaient comptées. Déjà, Lola, taquine, il le devinait, revenait fureter autour d'eux. Tout haut, alors, il interrogea, d'un ton de politesse simple:

– Vous avez des concerts, ces jours-ci?

– La semaine prochaine, mardi…

– Où donc?

– Salle Gaveau…

– Le soir?

– Non, à quatre heures, je crois… C'est pour une œuvre de bienfaisance patronnée par beaucoup de nobles dames…

– Tant mieux, ce me sera une occasion d'aller vous écouter… Je suppose qu'ensuite, il sera permis d'aller vous féliciter au foyer?..

– Oh! bien entendu, les artistes, ces jours-là, appartiennent au public…

Un apaisement brusque se fit en lui. Il la verrait mal; mais enfin il la verrait… Il pourrait lui parler, sans odieuse surveillance. Mme Ronal, trop occupée, ne l'accompagnait jamais…

Lola continuait à bavarder, restant près d'elle qui avait repris sa place.

– Allez-vous samedi au Vernissage? mademoiselle Suzore.

– C'est bien chic pour moi, le Vernissage! Pourtant, j'irai peut-être y faire un tour à la première heure…

Elle s'arrêta. Les yeux de Raymond de Ryeux cherchaient les siens, tout pleins d'une impérieuse prière dont elle percevait bien le sens… Charlotte et ses hôtes se mêlaient à la conversation. Il fit un adroit mouvement qui l'isolait de leur groupe; et debout près d'elle, comme s'il observait la salle, il jeta hâtivement:

– Laissez-moi vous retrouver au Vernissage! A quelle heure y serez-vous?

– Oh… pour l'ouverture, je pense. Si nous sommes destinés à nous rencontrer, vous me verrez avec mon amie, Lily Switson, et son fiancé. Tous deux exposent et insistent pour m'emmener…

Il eut cette contraction de colère qu'elle lui connaissait bien quand elle le bravait.

– Ce n'est pas ainsi que je veux vous voir… Et vous le savez bien! Donnez-moi quelques-uns de vos instants, pour moi seul… où vous voudrez… au Salon… au Bois… en attendant que, de nouveau, vous m'ouvriez le cher studio

Sans un mouvement, elle entendait les mots que la voix assourdie martelait. Sa main distraite jouait avec des pétales tombés d'une rose de pourpre sombre, placée dans sa ceinture. Sous l'ombre des boucles, les yeux avaient une mystérieuse profondeur et l'expression du visage était si étrange…

Il se pencha comme pour prendre la lorgnette posée sur l'appui de velours de la loge.

– Je ne vous demande rien d'extraordinaire. Pourquoi ne consentez-vous pas, tout simplement, à une chose si naturelle?

Elle dit, l'accent singulier et songeur:

– C'est vrai, vous ne demandez rien d'extraordinaire… Eh bien, je verrai si je peux me rendre libre un matin…

Une détente de nouveau apaisa son énervement. Il reposa la lorgnette qu'il avait au hasard promenée à travers la salle et laissa les autres hommes se rapprocher d'elle et lui parler, – très empressés. Maintenant qu'il avait un peu d'espoir, arrivé en somme à ses fins, il reprenait l'entière possession de lui-même; et, au dernier entr'acte, il sortit pour aller, à son tour, remplir des devoirs de politesse. Encore un peu de patience; et puis, la pièce finie, Charlotte reconduite, il remmènerait Claude dans la nuit. Alors, il achèverait de gagner sa cause.

Ce soir-là, il eût été bien en peine, – lui, le fervent mélomane! – de dire la valeur qu'il trouvait à l'œuvre dont la représentation se terminait, quand les applaudissements saluèrent le nom de l'auteur, jeté au public.

Debout, il posait les mantes de soie sur les épaules de sa femme et de Claude…

La jeune fille le remercia d'un signe de tête; puis, très polie, exprima à Charlotte son plaisir de connaître, grâce à elle, dès le début, l'opéra nouveau. Charlotte, alors, eut un accès d'amabilité dû à son instinct de femme du monde consommée.

– Mademoiselle, j'ai été charmée de vous avoir et je suis ravie que cette œuvre vous ait intéressée. Maintenant, allons vite retrouver l'auto, que nous vous reconduisions sans tarder…

Raymond tressaillit. Domptant d'un rude effort de volonté, le frémissement de sa voix, il dit:

– Il est bien inutile, Charlotte, que vous alliez à Charonne. Je vous déposerai en passant et accompagnerai Mlle Suzore chez elle.

 

Elle riposta, avec son petit rire aigu:

– Ce ne serait peut-être pas très convenable, et Mme Ronal ne voudrait plus, une autre fois, nous confier Mlle Claude. Je ne suis pas fatiguée.

Raymond de Ryeux mordait si violemment sa lèvre qu'une goutte de sang y jaillit. Un besoin aveugle criait en lui d'user de son autorité maritale et de commander à Charlotte de rentrer. Mais c'eût été une folie qui pouvait être aussi mal prise par Claude elle-même que par sa femme.

Et discipliné par l'expérience, il n'insista pas, malgré la furieuse révolte qui grondait en lui. Il mit les deux femmes en voiture et s'assit devant elles. Pendant le trajet, même il sut causer avec une aisance qui semblait affirmer une parfaite liberté d'esprit. Mais une lueur d'orage flambait dans les prunelles que, dans l'ombre de la voiture, il ne détachait point du visage qui avait, singulièrement accentué, son caractère de sphinx. Seulement, dans les yeux, luisait une brûlante clarté dont le reflet baignait tout le visage. Elle parlait peu, laissant monologuer Charlotte qui donnait, avec l'autorité de l'incompétence, son appréciation sur l'opéra entendu.

Quand il descendit pour l'accompagner jusqu'à la grille du dispensaire, il fut enfin seul une minute avec elle. Alors, hâtivement, il dit, une impérieuse prière dans la voix:

– A samedi, n'est-ce pas?.. Au Vernissage… Je surveillerai l'entrée, dès la première heure de l'ouverture…

– Si vous voulez, oui, au Vernissage, vers dix heures… Je pense bien que j'irai…

Elle lui tendait sa main nue. Il l'effleura d'un baiser. Elle se détourna, car la grille s'ouvrait. Et la porte retomba derrière elle.