Za darmo

Le chemin qui descend

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XVI

Elles étaient seules. Rapidement, Élisabeth prit sur son bureau quelques notes, puis tendit des feuillets à Claude:

– Veux-tu, enfant, avoir l'obligeance de revoir ces épreuves de mon rapport? Il me faut les faire partir ce soir; et j'aurai tout juste le temps d'y jeter un coup d'œil avant le dîner.

– Très bien, Élisabeth, donnez. Je vais tout de suite me mettre au travail.

Elle rangeait les cahiers de musique épars sur le piano, replaçait le violon dans sa boîte; mais elle s'arrêta et releva la tête d'un brusque mouvement, à cette question d'Élisabeth:

– Dis-moi, Claude, est-ce que tu as encore promis plusieurs séances à M. de Ryeux?

– Je n'ai rien promis… J'arrêterai quand bon me semblera…

– Ah! bien! Tu es donc parfaitement libre de cesser les séances.

– Cesser? Mais je n'en ai pas l'intention… du moins pour le moment.

Dans son accent, il y avait eu plus que de la surprise, une sorte de révolte frémissante, tout de suite maîtrisée par la volonté qui, aussitôt, s'affirmait.

Très calme, mais avec cette fermeté douce qui avait tant d'autorité, Mme Ronal dit:

– Pourtant cela vaudrait mieux, Claude.

La jeune fille, qui continuait d'aller et venir dans la pièce, s'arrêta court de nouveau; et ses prunelles sombres se posèrent sur le visage de Mme Ronal. Elle répéta:

– «Cela vaudrait mieux…» Je ne comprends pas, Élisabeth. Quelle idée avez-vous là?.. Pourquoi voulez-vous me faire interrompre des séances qui, pratiquement, me sont très avantageuses?

– Oui… pratiquement… Mais à ce point de vue pécuniaire, tu as eu un très bel hiver. Donc le bénéfice de ces… soi-disant leçons est du superflu. D'ailleurs, toi et moi, nous tenons pour secondaires les questions d'argent.

– C'est vrai… Et alors?.. Élisabeth?

Droite, elle se tenait devant la jeune femme, les sourcils soudain rapprochés, durcissant un peu le visage devenu impénétrable. Ses doigts caressaient doucement les violettes, sur la table, près d'elle. Du même accent dont elle avait déjà parlé, Mme Ronal continua:

– Alors, mon enfant, je trouve… et quand je t'aurai dit ma raison, tu penseras sûrement comme moi, qu'il serait préférable de ne pas poursuivre plus longtemps ces séances, puisque la fin de l'hiver t'en fournit une raison plausible.

Une légère flamme était montée aux joues de Claude. Elle attachait sur Élisabeth des prunelles profondes, où luisaient de lointains éclairs.

– Et votre raison, c'est…?

Mme Ronal resta une seconde silencieuse comme si elle eût voulu peser ses paroles. Puis, simplement, elle dit:

– J'ai compris… – un peu trop tard, malheureusement, – que ces séances de musique, suivies de goûter, n'auraient pas dû avoir lieu.

– Parce que?.. Car enfin, Élisabeth, combien de fois ai-je ainsi fait de la musique avec des artistes masculins.

– Oui, avec des professionnels ou des camarades. M. de Ryeux n'est ni l'un ni l'autre. Il m'a suffi de le voir, à l'improviste… près de toi, pour constater qu'il goûte ta personne, pour le moins autant que ton talent.

Obscurément, Claude tressaillit, comme si un souffle ardent, lourd de parfums, eût passé sur son âme.

Élisabeth continuait avec une autorité devenue presque grave:

– Or, tu sais aussi bien que moi où il tend quand il a goûté une femme!.. Alors je ne veux pas que toi, ma «petite», mon enfant, tu sois exposée à te défendre contre son… admiration… Je me reproche beaucoup, à cette heure, de n'avoir pas pensé qu'il était imprudent de le laisser ainsi t'approcher librement…

Avec une vibration de colère dans la voix, Claude dit, hautaine:

– Je vous prie de croire, Élisabeth, que M. de Ryeux a toujours été d'une irréprochable correction avec moi.

– Je n'en doute pas… Je ne te fais pas l'injure, mon enfant, de penser que, autrement, tu lui aurais permis de revenir ici. Mais il est évident que… – pour employer le jargon mondain… – il te fait la cour.

Claude haussa les épaules.

– Il est ainsi avec toutes les femmes. Je l'ai vu à l'œuvre aux vendredis de Mme de Ryeux.

– Oui, avec des femmes de son monde, habituées à être ainsi traitées… Toi, qui es obligée de te garder seule, tu ne dois pas accepter cette attitude.

– Je n'ai ni à accepter ni à refuser ce qui est sa manière d'être. Je ne puis la changer.

– Et cette manière d'être, en somme, ne te déplaît pas, dit Mme Ronal d'un ton qui faisait de ses paroles plus une réflexion qu'une question.

Avec une sorte de franchise altière, Claude prononça:

– Il ne me déplaît pas… même, il me plaît, qu'il me traite comme son égale, socialement, et ne me laisse jamais souvenir que je vais chez lui gagner ma vie en distrayant ses invités…

Élisabeth eut un geste indifférent:

– Tu donnes ton talent dont la valeur est supérieure à tout argent.

– A notre point de vue, oui, jeta Claude avec un petit rire bref; pas à celui du beau monde qui emplit les salons de Mme de Ryeux. Peu importe, d'ailleurs… Ce qui est plus sérieux, c'est votre subit revirement à l'égard de M. de Ryeux. Car, en somme, vous le connaissiez, quand vous avez insisté pour que je réponde à la proposition de sa mère.

– Tu allais chez lui en artiste. Tu le rencontrais dans un salon plein de monde.

Un éclair d'ironie courut dans les prunelles de Claude. Chez Mme de Ryeux, ce n'était pas dans un salon plein de monde qu'elle rencontrait son mari… Il y avait le foyer…

Élisabeth poursuivait:

– Ce n'est pas dans les mêmes conditions que tu le vois ici. J'ai été imprudente, je le répète… Et je l'ai compris tout à l'heure, avec une intensité qui m'amène à te parler comme je le fais. Quand je suis entrée soudain, et vous ai trouvés goûtant et causant, votre tête-à-tête m'est apparu avec un caractère d'intimité qui a choqué tous mes sentiments de mère… de femme aussi…

– Élisabeth! interrompit Claude frémissante.

Mais la jeune femme achevait, comme si elle n'eût pas entendu:

– Sais-tu de quoi vous aviez l'air, devant le feu, auprès de cette table servie, des fleurs autour de vous?..

– De quoi?.. Mais de deux personnes qui goûtent, j'imagine, riposta Claude avec une âpreté ironique.

– Vous aviez l'air de deux amoureux… je ne veux pas dire de deux amants, qui terminent, par un thé réconfortant leur réunion dans quelque garçonnière.

Claude pâlit. Une lueur d'orage flambait dans ses prunelles.

– Oh! Élisabeth!.. Comment vousvous… pouvez-vous me calomnier ainsi… Et lui aussi!

Mme Ronal eut vers elle un geste d'apaisement.

– Je ne te calomnie, ni ne t'accuse, enfant. Je te dis tout simplement ce que j'ai éprouvé, parce que tu dois le savoir… Tu ne peux être tout à fait bon juge en la circonstance, ma Claude. Alors, moi, ta grande amie, je t'avertis… Je sais que, comme moi, tu n'accepterais jamais de servir de distraction à M. de Ryeux dont tu connais la réputation… et la valeur morale, puisque vous avez beaucoup causé cet hiver…

– Si je le distrayais, lui aussi me distrayait; nous sommes quittes; et ma dignité qui semble vous préoccuper, Élisabeth, est bien sauve, je vous assure!

– Quel besoin peux-tu avoir de distractions, offertes par M. de Ryeux?.. Et quelles peuvent être ces distractions?.. Je ne vois pas…

– Oh! n'imaginez rien d'extraordinaire, je vous en prie, Élisabeth… Tout simplement, il me plaît de causer avec lui, parce que je lui trouve une forme de pensée neuve, qui m'intéresse… Et aussi, il me plaît beaucoup… c'est vrai, de faire de la musique avec lui, parce qu'il est remarquablement artiste… Voilà tout… Êtes-vous rassurée?

Les yeux de Mme Ronal gardaient une sorte de gravité pensive:

– Ah! comme tu tiens à ces réunions! Claude.

– J'y tiens?.. Où prenez-vous cela? Élisabeth.

– Dans la façon dont tu les défends et te refuses à y renoncer…

Avec une sorte de hauteur, Claude prononça:

– Mais je n'ai rien refusé… Je suis chez vous. Je ferai naturellement ce que vous voudrez…

– Claude! De quel accent tu parles… Tu sais bien que jamais, je n'impose ma volonté… C'est un conseil que je t'ai donné, m'adressant à ta dignité et à ta raison pour que tu le suives… parce que je suis certaine d'être dans la vérité.

Claude ne répondit pas. Elle le savait bien qu'Élisabeth Ronal voyait juste… Un danger existait, qu'obscurément, elle avait la curiosité, la tentation de connaître, n'en ayant pas peur, orgueilleusement confiante en elle-même…

Mais jamais, elle n'eût imaginé qu'elle tenait ainsi à ces séances de musique… A l'idée de les terminer, de voir finir les causeries qui les entremêlaient, une espèce de révolte criait en elle, dont la violence la saisissait elle-même…

Mais tout de suite, aussi, la certitude s'imposait à son âme frémissante que lui n'accepterait jamais de ne plus la retrouver dans cette intimité qu'Élisabeth condamnait.

Dans sa pensée, elle eut la vision précise du regard audacieux et caressant; elle entendit les sonorités de la voix impérieusement douce, si habile à exprimer toutes les pensées… Jamais cet homme-là ne devait renoncer à ce qui lui plaisait…

Un apaisement brusque et bizarre se fit en elle, dont son visage ne trahit pas le secret.

En silence, elle était allée s'asseoir devant la table à écrire et prenait les feuillets préparés. Elle les regarda, puis de son accent habituel, elle demanda:

– Je puis me rapporter, Élisabeth, au texte qui est avec les épreuves?

– Oui, absolument. A ce soir, ma petite Claude.

Ni l'une, ni l'autre n'avaient plus une allusion même à l'explication qui venait d'avoir lieu.

Elles s'étaient dit tout ce qu'elles jugeaient avoir à se dire; et leur volonté à chacune demeurait libre et ferme.

XVII

– Lola, as-tu goûté?.. Veux-tu une goutte de frontignan ou du champagne pour te réchauffer?.. Tu as l'air gelée, demanda Charlotte de Ryeux à Lola Alviradès qui venait d'arriver et, les deux pieds campés sur la bouche du calorifère, serrait autour d'elle les plis de sa jupe que soulevait le souffle chaud.

 

– Un peu de champagne, oui, mon chéri, si tu en as là!

– Il en reste sur le plateau, près des biscuits. Sers-toi, ma Lolita.

La jeune fille se rapprocha de la petite table volante où le goûter avait été placé, et emplit une coupe où ses lèvres, généreusement pourpres, se mouillèrent de mousse.

Toutes deux étaient dans le vaste cabinet de toilette de Charlotte, une sorte de boudoir où elle se plaisait à vivre, y trouvant toutes ses aises: un large divan bourré de coussins, doux à son indolence; de hautes glaces qui lui permettaient de soigner et de contempler sa beauté blonde; des tables cernées de guipure où s'étalaient tous les menus bibelots, utiles ou chers à sa coquetterie; le bureau où elle griffonnait sa correspondance mondaine.

Elle venait de rentrer un peu avant le dîner; et, nonchalante, enveloppée du souple peignoir qui dégageait la nuque et les bras, pelotonnée au milieu des coussins, elle bavardait avec son amie.

Lola grignotait un biscuit qu'elle trempait dans son verre, tandis que Charlotte allumait une cigarette.

– Donne-moi un peu de champagne… veux-tu? Lolita.

L'Argentine obéit, tout en demandant:

– Est-ce vrai, Lotte, que, ce soir, vous emmenez Mlle Suzore à l'Opéra-Comique?

Charlotte inclina la tête:

– Oui, nous avons offert une place à Claude Suzore. C'est une première, et Raymond a trouvé qu'il était convenable de lui faire une politesse puisque la saison finit et, qu'en somme, elle a été un parfait élément de succès pour mes «Vendredis».

Lola eut un petit rire pour toute réponse. Mme de Ryeux, qui fumait paresseusement, écarta sa cigarette.

– Pourquoi ris-tu? Lolita.

– Parce que je trouve comique ton idée que Raymond veut faire une politesse à Claude Suzore…

Charlotte de Ryeux n'aimait pas du tout qu'on la traitât sans déférence; même, l'impertinente fût-elle Lola; et, un peu sèchement, elle interrogea:

– Elle est comique, mon idée? Je ne vois pas trop en quoi!

– Elle est naïve! fit Lola imperturbable.

– Comment naïve?

– Bien sûr, Lotte chérie… Raymond n'en est plus, avec Claude Suzore, à la période des politesses cérémonieuses. Dans son «quant à lui»… tu peux être sûre qu'il ne pensait qu'à une chose, passer la soirée avec elle… Tu ne t'es donc pas aperçue qu'en ce moment, c'est elle qui tient la corde?

Une seconde, Charlotte cessa de fumer et ses yeux cherchèrent ceux de Lola, désireuse de voir si la jeune fille plaisantait ou non. Puis, tranquillement, elle dit, tiraillant une petite mèche sur la nuque de Lola, assise à ses pieds:

– Tu crois, Lolita, qu'elle est sa maîtresse?

– Ça, non, je ne crois pas!

– Pourquoi?

– A la façon dont il tourne autour d'elle, il ne paraît pas un homme arrivé à ses fins… Mais pour «ses fins…» il les a dans la cervelle… ou ailleurs!..

– Lola!.. oh! Lolita!.. fit Charlotte en riant, que tu es inconvenante! Tu as les yeux horriblement ouverts pour une gamine! C'est drôle, mais je n'avais pas eu du tout ton idée au sujet de Claude Suzore et de Raymond!.. Non, je n'avais pas pensé à cette possibilité. Je le croyais toujours occupé avec Françoise de Gaubes… bonne première.

– L'une n'empêche pas l'autre! marmotta Lola, qui était fort au courant de tous les potinages mondains.

Charlotte ne répondit pas. Elle était toute à l'idée neuve jetée par Lola en son cerveau. Mais ce fut l'accent très sincèrement détaché qu'elle conclut:

– Après tout, celle-là ou une autre!.. Puisqu'il lui faut toujours un joujou, j'aime autant qu'il ne le choisisse pas parmi les amies que je suis obligée de recevoir… C'est plus commode et plus agréable pour moi…

Avec désinvolture, Lola approuva:

– Oui, tu as bien raison!.. En somme, le principal est qu'il soit occupé de quelque objet qui l'absorbe. Ainsi, il nous laisse tranquilles, n'est-ce-pas? ma belle Lotte… C'est à cela, d'ailleurs, que je reconnais son… état d'âme. Depuis qu'il est féru de cette Claude Suzore, il est beaucoup moins grognon avec moi, quand il me trouve ici. Bénissons donc son nouvel emballement puisqu'il nous vaut la liberté… presque la liberté… Tu ne trouves pas? mon chat chéri… Ils sont si bêtes, les hommes, avec leur… leur incompréhension… cela se dit?.. des amitiés féminines… Je me rappelle encore la mine furibonde de Raymond quand je lui ai déclaré que nous nous adorions!.. C'est positif, pourtant, que tu te plais avec moi bien plus qu'avec lui!.. Il est vrai que je suis si gentille!.. Répète-le-moi, Lotte…

– Inutile! fit Charlotte taquine.

Lola bondit de son coussin:

– Comment! inutile? Attends, attends, je vais te punir, méchante ingrate!

Avec des baisers, elle se penchait sur les bras nus de Mme de Ryeux et les mordillait comme un jeune chat rageur.

– Lola! Lola! laisse-moi… Tu es un vrai démon!

– Dis un amour de démon et avoue pourquoi tu trouvais inutile de reconnaître que je suis gentille!

– Parce que tu le sais bien! fit Charlotte, moitié riant, moitié fâchée.

– Et avoue encore que tu aimes bien mieux ma société que celle de Raymond!

– Oh! pour ça, oui!

L'accent de Mme de Ryeux avait une spontanéité et une sincérité qui amenèrent une lueur de triomphe dans les yeux noirs de Lola. D'un de ces élans souples qui lui étaient familiers, elle se pencha et ses lèvres se posèrent sur celles de son amie.

– Cette fois, tu es un amour, ma Charlotte.

La jeune femme ne se déroba pas et accepta paisiblement la caresse.

– Lola, tu sais, tu as pris une bien mauvaise habitude de m'embrasser de cette manière. Si on nous voyait…

– Eh bien, quoi? Où est le mal?.. Saint Alphonse de Liguori dit qu'il n'y a pas péché quand il n'y a pas le frisson.

– Le frisson?

– Oui, le frisson!.. Le frisson de l'amour… expliqua Lola avec une emphase moqueuse. Est-ce que tu l'as, le frisson?..

– Mon Dieu, Lolita, que tu es bête! fit Charlotte amusée; et tendrement, elle regardait la petite Argentine. Mais comment es-tu ainsi au courant des opinions de saint Antoine de Liguori?..

– Non pas saint Antoine, mais saint Alphonse.

– Saint Alphonse, soit… Enfin, dis où tu as découvert son jugement sur le baiser?

– Dans un livre de piété faisant partie de la bibliothèque de ma sage tante. Es-tu satisfaite? Lotte… Oui?.. Eh bien, puisque sans frisson, saint Alphonse autorise… Recommençons… Je veux.

Charlotte ne refusa pas le baiser. Sa froideur naturelle, – elle avait de l'imagination et point de tempérament, – s'y réchauffait agréablement. Ainsi, elle aimait l'approche de la flamme pour ses pieds frileux.

L'amour et ses manifestations ne l'avaient jamais beaucoup charmée; et l'amitié, poussée à l'exubérance, lui agréait bien mieux. Amitié de petite pensionnaire romanesque, un peu sotte, que la méchanceté seule aurait pu incriminer. Les «toquades» de Charlotte de Ryeux étaient souvent stupides, mais point perverses; nées surtout du besoin qu'elle avait d'être adulée.

Ce qu'elle pardonnait le moins à son mari, c'était justement l'absence totale d'admiration qu'elle lui inspirait. Elle l'avait épousé pénétrée de la flatteuse conviction qu'il était fort épris de sa beauté, autant de tous les mérites, charmes, qualités dont elle se jugeait pourvue. Et sa déception à ce sujet, apportée par l'expérience, les avait séparés plus irrémédiablement que les infidélités, dont il s'était révélé prodigue.

Ce besoin d'être encensée était si vif chez elle, qu'il était, neuf fois sur dix, la source des emballements dont elle était coutumière. Elle s'engouait d'une femme dont le compliment lui avait été doux… Et comme elle aimait le rôle de protectrice, elle avait toujours, autour d'elle, une vraie cour de jeunes filles, de femmes, moins pourvues qu'elle aux points de vue fortune et situation mondaine, à qui étaient précieuses les largesses qu'elle leur prodiguait, pour peu qu'elles eussent la reconnaissance admirative. La hautaine réserve de Claude l'avait toujours sourdement exaspérée.

Campée sur le bras d'un fauteuil, Lola avait allumé une nouvelle cigarette; et avec un rire qui découvrait ses petites dents aiguës, elle déclara:

– Tu sais, Lotte, ça m'enchante que Raymond soit furieux de constater combien tu te plais avec ta petite Lola!.. C'est sa punition d'être un mari si peu empressé! Quand on a une jolie Charlotte pour femme, on ne doit pas avoir même la tentation de courir après les Françoise de Gaube, les Claude Suzore et autres! Tant pis pour lui, si notre amitié l'agace et nous suffit! Il devrait s'estimer bien heureux que ta Lola te suffise et que tu n'aies pas envie de t'offrir, pour te distraire, un délicieux amant, en échange de toutes ses maîtresses!

Charlotte de Ryeux eut une moue expressive, tout en s'allongeant au milieu de ses coussins:

– Oh! Lolita… ce serait bien ennuyeux et si fatigant!.. Imagines-tu les difficultés où je me trouverais jetée!.. Ah! bien non, je n'ai pas la moindre envie de donner un successeur à Raymond, même pour me venger!.. Il n'y a pas d'homme qui me paraisse valoir un pareil tracas! Quand je pense qu'autrefois, il m'arrivait de me faire, par-ci, par-là, du chagrin, lorsque j'apprenais une incartade de Raymond… Étais-je stupide! Aujourd'hui…

– Aujourd'hui?.. Continue donc, Lotte.

– Aujourd'hui, il me semble vivre en plein paradis!.. Je ne me soucie plus de lui… Je ne désire même pas le divorce. A quoi bon? Pour ma vie mondaine, il est plus commode d'avoir l'escorte d'un mari; mais j'ai la liberté que je lui octroie; et il n'a pas le droit de me reprocher mes amies, puisque je ne lui reproche pas ses maîtresses. Vraiment, tout est fort bien établi entre nous!

Charlotte de Ryeux en paraissait absolument convaincue. Un éclair de malice luisait dans ses prunelles.

– Imagine-toi qu'hier, il a fulminé quand j'ai dit devant lui que nous nous étions commandé des costumes pareils.

Lola eut une mine enchantée et lança joyeusement une bouffée de sa cigarette. Avec Raymond de Ryeux, elle avait des instincts de petit coq de combat, ravie de triompher de lui, en battant en brèche ses prétentions masculines à l'autorité.

– Parfait, cela! Lotte. Encore une stupidité à l'actif des hommes, cette idée de s'insurger contre notre plaisir à nous habiller de même… sous prétexte que c'est une habitude de grues!

– Cela, c'est vrai, remarqua tranquillement Charlotte. Là-dessus, il a raison. C'est pourquoi, mon petit rat, je n'ai voulu rien dire pour ne pas avoir l'air de lui céder; mais, au fond, je trouvais qu'il valait mieux, tout de même, commander nos costumes un peu différents… Vois-tu, Lolita, ennuyer Raymond, cela n'a aucune importance; mais il est inutile de mettre l'opinion contre nous.

– Oh! l'opinion!.. fit Lola avec un haussement d'épaules expressif. Et ses lèvres si pourpres lancèrent une nouvelle bouffée de sa cigarette, à la hauteur de son mépris.

Mais Charlotte de Ryeux tenait ferme à sa réputation mondaine dont le souci ne la quittait jamais.

– Lola, tu es un vrai bébé!.. Laisse-moi faire, pour qu'on nous laisse nous aimer en paix. Le public n'a pas besoin de savoir comme nous nous entendons bien. Ça, ne regarde que nous, mon trésor.

– Ça, c'est vrai, ma belle Charlotte…

Le qualificatif amena instantanément un air charmé sur le visage laiteux de Charlotte, qui se plut à caresser les cheveux ondés et soyeux de la petite Argentine.

– Dis, Lolita, fais-toi très jolie, ce soir, pour le théâtre. Je veux que Raymond puisse faire comparaison entre toi et Claude Suzore… Qu'il constate qu'elle n'est pas de notre monde…

– En voilà une chose qui lui est égale! fit judicieusement Lola… Tu sais qu'il va faire de la musique chez elle?..

Mme de Ryeux se redressa un peu sur ses coussins.

– C'est vrai?.. Jamais je ne lui en ai rien entendu dire… Comment l'as-tu appris?..

– Étienne Hugaye l'a raconté l'autre jour devant moi… Je crois, d'ailleurs, que ces séances ne l'enchantaient pas. Il avait, pour en parler, une mine de dogue en colère, très comique… Sur lui aussi, j'en suis bien sûre, elle a fait impression…

– Sur tous, alors! fit Charlotte, agacée cette fois. Elle supportait mal qu'on célébrât une femme devant elle, à moins qu'il ne s'agît de l'objet de son engouement.

– Sur tous, c'est peut-être excessif… Mais sur beaucoup, en tout cas… Et je le comprends!

– Lola, je ne veux pas que tu dises cela! Nous nous brouillerons, si tu te mets à t'emballer pour Claude Suzore.

 

– Mais, ma Charlotte, il ne s'agit pas du tout de moi… Tu le sais bien… puisque c'est toi qui m'emballes… Je parlais pour les hommes… Je crois vraiment qu'elle les prend avec son air de se f… d'eux…

– Lola!.. oh! Lola!

– Quoi?..

– Quel langage!.. se «ficher» d'eux!

Lola éclata de rire.

– Oh! Lotte, je t'en prie! Nous sommes seules; ne fais pas la pédagogue!.. Ça ne te va pas… Tu es bien plus jolie quand tu me dis: «Lolita à moi, je t'adore…» Dis-le, mon amour…

Charlotte savourait la douceur du compliment… Docile, elle répéta:

– Lolita à moi, je t'adore.

Puis, revenant à une idée qui s'était, peu à peu, élaborée dans sa cervelle, elle demanda:

– Est-ce que tu crois, Lola, que Claude Suzore est éprise de Raymond?

– Peuh!.. Que sait-on?.. Ça ne paraît pas… Mais elle est très forte, cette Claude!..

– Je vais les observer ce soir, fit Charlotte. Tu restes à dîner? chérie.

– Mais non, mais non!.. La voiture m'attend en bas. Je te retrouverai ce soir à l'Opéra-Comique.

– Eh bien, alors, Lolita, il est sept heures un quart, tu peux te sauver!.. Tu vas être en retard, et que dira «tante»! Veux-tu sonner Céline qu'elle vienne me mettre ma robe?.. Tout de même, je ne suis pas encore habituée à ton idée d'un emballement de Raymond pour Claude Suzore; c'est une petite fille près de lui. Il a quarante et un ans… et elle, pas même vingt!.. C'est comme s'il s'emballait de toi… Ce serait aussi ridicule!

– Oh! il n'y a pas de danger! s'exclama Lola éclatant de rire; et elle rattacha sa veste.

– C'est égal, ce soir, je vais bien m'amuser à les surveiller!.. Tu as eu une fameuse idée de me raconter cela! Lolita.

Et elles se séparèrent, après un de ces baisers – sans frisson! – qu'autorisait saint Alphonse de Liguori.