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Ces divers systèmes ont trouvé leur expression dans la poésie moderne. La plus répandue peut-être et, dans notre poésie occidentale, la plus ancienne, est la conception théologique. Elle consiste à considérer le jeu en quelque sorte mathématique des lois naturelles, à admirer la succession des saisons et le cours régulier des astres. Les mondes lointains, dont les orbites d'or pareils à des ressorts célestes se meuvent avec une immortelle précision, y tiennent une place importante. L'Univers apparaît comme un mécanisme qui décèle un ouvrier d'une puissance et d'une sagesse infinies. L'idée du Créateur et principalement du Régulateur efface celle de la Création; la pensée de la Divinité se substitue à celle de la Nature, et presque toujours la description poétique se termine par un hymne à l'Invisible. C'est la conception chrétienne, celle des esprits religieux, comme Fénelon ou Lamartine909, le lieu commun d'une innombrable quantité de prédicateurs. Dans le domaine plus restreint de la poésie anglaise, c'est la conception de Thomson et celle de Cowper910.

Mais ce n'est pas là un bien profond système de la Nature. En réalité, cette conception tend à supprimer la Nature, à n'en faire qu'un moyen de raisonnement, par lequel se démontre l'existence d'un Dieu personnel. L'esprit ne s'attache pas à elle, il ne la considère pas en elle-même, il ne l'étudie que pour la personne qu'elle lui révèle. L'Univers s'efface pour laisser voir derrière lui une Providence abstraite. Il en est de lui comme du triangle découvert sur une plage déserte, qu'on n'examine pas en soi, mais uniquement pour la main dont il est le signe. L'homme ne reste pas en contact avec la Nature; il n'en perçoit que la régularité abstraite, pour arriver à l'idée d'un législateur. C'est une conception inorganique et presque inanimée du monde, une conception astronomique, et, pour employer l'expression de George Eliot, télescopique911. Les lois qui le régissent apparaissent plus que les faits qui le constituent. Aussi est-elle froide, et si elle prête parfois à l'éloquence, elle manque presque toujours d'accent. C'est la conception vers laquelle Coleridge, impuissant à se soutenir dans le système supérieur de Wordsworth, est retombé dans son Hymne au Mont-Blanc.

Dans un autre système poétique, la Nature absorbe la vie humaine. Celle-ci n'existe pas, ne subsiste pas en dehors d'elle, elle se confond avec elle, y disparaît. Mais il y a deux façons bien différentes d'accepter cette même conviction, et qui ont donné naissance à deux lignées bien différentes de poètes.

Pour les uns, la Nature est la dévoratrice insatiable, le gouffre ouvert toujours où tombent d'interminables multitudes, le néant effroyable ou souhaité dans lequel disparaissent les bonheurs ou les lassitudes de la vie. Ils la regardent avec terreur et avec haine, soit qu'ils se soient haussés à un mépris stoïque comme de Vigny, ou qu'ils soient torturés par une impuissante révolte comme Mme Ackermann. Cette vue toute négative de la Nature, cette façon de n'apercevoir en elle que la destruction indifférente et implacable a produit quelques-unes des plus puissantes inspirations de la poésie moderne. Nous empruntons, par exception, nos citations à notre littérature, parce que nous ne connaissons pas, dans la littérature anglaise, de passage où ce sentiment soit exprimé avec autant de force. Lorsque de Vigny dit:

 
Ne me laisse jamais seul avec la Nature,
Car, je la connais trop pour n'en avoir pas peur;
 
 
Elle me dit: «Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs;
Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
 
 
Je n'entends ni vos cris, ni vos soupirs, à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
 
 
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
À côté des fourmis, les populations;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J'ignore en les portant les noms des nations.
 
 
On me dit une mère, et je suis une tombe,
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe.
Mon printemps ne sent pas vos adorations.»
 
 
C'est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors, je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe,
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.912
 

Lorsque Mme Ackermann, que de Vigny, ce grand précurseur envers lequel on est ingrat, avait devancée, pousse avant de sombrer le cri déchirant et l'anathème qui fait frissonner l'oiseau et épouvante les vents, lorsqu'elle lance à la Nature son imprécation:

 
Sois maudite, ô marâtre, en tes œuvres immenses,
Oui, maudite à ta source et dans tes éléments,
Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences
Aussi pour tes avortements!
 
 
Qu'envahissant les cieux, l'Immobilité morne
Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau,
Puisque d'un univers magnifique et sans borne
Tu n'as su faire qu'un tombeau.913
 

Tous deux ils traduisent, avec une tristesse hautaine ou un emportement farouche, la sombre poésie qu'il y a dans cette conception. À la vérité, c'est peut-être moins regarder la Nature en soi que la vie humaine par rapport à elle. Car, en admettant que nos vies sont des bulles éclatant à la surface des forces, il se peut que des âmes plus résolues ou plus résignées soient heureuses de participer à ce renouvellement de l'être et de se sentir emportées par cette onde immense d'existences qui déferle à travers les temps.

C'est ce qui arrive à d'autres esprits. Pour eux aussi la vie humaine n'est pas plus que le moindre des bourgeons; elle s'ouvre un instant et périt pour jamais. C'est encore le matérialisme avec l'engloutissement irréparable de l'homme. Mais ils envisagent les choses par la face de la reproduction plutôt que de la destruction; ils considèrent le rajeunissement éternel plutôt que la décrépitude. Dans le cercle alternativement noir et blanc de naissance et de mort qui forme le travail de l'Univers, ils disent que la seconde n'est que la condition de la première, et pour eux les nuits ne sont pas les tombeaux des jours, mais des berceaux d'aurores. Ils ne sont pas sensibles à la terreur que leur existence sera un jour supprimée, mais à la joie qu'elle ait été produite. Ils sont heureux de prendre part un moment à la vie universelle, dont ils sentent en eux le tressaillement profond; et, reconnaissants d'avoir existé, ils retombent sans regrets dans le courant des métamorphoses. Cette façon de voir dans la Nature une évocation infatigable de l'être, une profusion, un épanouissement, une floraison de forces suffit pour remplacer une révolte inutile par une satisfaction tranquille. La plupart des âmes humaines sont, il est vrai, trop encastrées dans leur personnalité pour faire autre chose que de comprendre cette idée. Elles sont impuissantes à la ressentir: trop captives pour se perdre en elle, et trop étroites pour la recevoir en soi. Elles se contentent de l'exprimer dans une forme intellectuelle qui déjà ne manque pas de grandeur. Elles en tirent une fermeté tout humaine, semblable à celle que put éprouver une âme comme Littré, quelque chose comme la gratitude du convive rassasié dont parle noblement le poète latin.

Mais, lorsque cette idée tombe dans une âme comme celle de Shelley, capable de toutes les métamorphoses, les plus ténues et les plus puissantes, fluide, mobile, légère, impressionnable, incirconscrite et universelle comme l'air, susceptible comme lui d'être une brise ou un orage, recevant toutes les teintes, s'embrasant avec les soleils et plus rêveuse que les pâles étoiles, une des plus étonnantes âmes humaines qui aient existé et la plus éperdue de nature qui fut jamais, alors on a un exemple unique de la poésie que peut contenir ce sentiment de la vie universelle. Shelley a eu, vis-à-vis des forces de la Nature, la même flexibilité que Shakspeare vis-à-vis des âmes humaines. C'est le poète des existences élémentaires. Son affinité avec elles est un phénomène psychologique. Pour la première fois, du moins en occident, on a vu une âme humaine, perdant ses contours, sa conscience, se plonger passionnément dans la Nature. Elle est descendue plus bas que les existences déjà individualisées des plantes ou des animaux; la folie aérienne de l'alouette ou la tristesse pensive de la plante sensitive sont encore trop concrètes914. Elle a pénétré jusqu'aux existences plus vagues, plus diffuses, plus rudimentaires. Elle est redevenue primitive, antérieure à toute forme, elle s'est faite semblable aux éléments, aux flottants phénomènes de l'atmosphère. Elle a été le crépuscule, la nuit, L'éclair, la neige, que les rayons des étoiles bleuissent sur les sommets silencieux des monts915, l'automne pensif916, elle a crié au vent d'ouest, au sauvage vent d'ouest, alors que sa large haleine passait sur la terre:

 
 
«Sois, ô esprit farouche,
Mon propre esprit, sois moi-même, ô impétueux!917».
 

Elle a été la nue, puisant aux ruisseaux et à la mer de fraîches averses pour les fleurs altérées, la fille de la terre et de l'eau, qui change et ne peut mourir, la nue aux mille métamorphoses918. Elle s'est perdue dans toutes les manifestations les plus indécises, les plus originaires, les plus profondes de la force inconnue.

Shelley a eu un instinct si puissant de la vie générale qu'il ne s'arrêtait pas aux attributs de forme ou de couleur des phénomènes. Il a pénétré jusqu'à leur vie intime, leur âme obscure, leurs aspirations inconscientes, le sens épars de leur fonction et la vague allégresse de leur course, car peut-être le mouvement est la joie des choses. Aussi jamais la matière n'a été plus immatérialisée. La force inchoative, la vie centrale, y perce partout, en sorte que, derrière la mince matérialité des attributs, on rencontre l'immatériel. La profondeur même de ce matérialisme conduit à quelque chose qui ressemble à du spiritualisme. La matière disparaît presque, se pénètre de vie et de mouvement, perd sa pesanteur qui, en réalité, n'est qu'une idée humaine, prend sa vraie légèreté, son bondissement, son allégresse cosmiques. Alors, tous les phénomènes allégés, spiritualisés, vus par leur face intérieure et impalpable, passent, se croisent, comme s'ils étaient purement lumineux et des jeux rapides de forces. À cet enivrement de mouvements infinis, s'ajoute l'idée qu'ils sont eux-mêmes dans un autre mouvement plus vaste, qui les soulève vers le progrès; l'idée d'une transformation, d'un déroulement du Monde vers la perfection. On a non-seulement l'exaltation d'appartenir à la grande vie, mais l'enthousiasme d'être emporté par l'immense roue de l'Univers courant au mieux. C'est pourquoi, lorsqu'il parle de la Nature, Shelley ne trouve d'autre moyen d'expression que le lyrisme violent et tendu. Des hymnes seuls peuvent rendre cette ivresse de panthéisme. Il a ainsi donné la poésie de la Nature la plus vraie, la plus centrale, la plus organique, la plus riche, qui ait jamais paru. Il chante au cœur même de la Nature. La chétive vie humaine disparaît entièrement, ne devient plus qu'une des voix qui célèbrent la vie immense.

Enfin, il y a un troisième système qui, bien que dérivé des philosophies, est, en poésie, la création et le glorieux domaine de Wordsworth. Dans cette conception nouvelle l'homme et la Nature existent également; il ne la supprime pas au profit de la Divinité; elle ne l'absorbe pas. Tous deux vivent: la Nature dans sa richesse; lui, dans son indépendance vis-à-vis d'elle. Mais il est toujours en contact avec elle; il y a entre eux une sorte d'harmonie préétablie; il est créé pour la percevoir; elle, pour être perçue par lui.

 
Avec, quelle délicatesse l'Esprit individuel
(Et peut-être tout autant les facultés progressives
De l'espèce entière) au Monde extérieur
S'adapte; avec quelle délicatesse aussi,
(Et ceci est un thème que les Hommes ont pu entendre)
Le monde extérieur s'adapte à l'esprit919.
 

Il y a donc une sorte d'ajustement, de fiançailles, d'union, entre l'esprit humain et la Nature. Il la perçoit dans sa vie innombrable et splendide; mais cette vie n'est pas tout: la raison d'être de l'Univers n'est pas comprise en lui-même, ni sa signification; il n'est que la révélation de quelque chose de plus grand. Cette manifestation est tout ce qu'il nous est donné de saisir. Nous ne pouvons connaître que la Nature; mais elle nous parle de quelque chose d'au-delà d'elle. Dans son langage mystérieux et immense, elle nous révèle l'existence d'une force supérieure, de modes d'être inconnus, d'une puissance lointaine et invisible. Dès lors, la Nature n'est pas seulement un fait, elle est un signe; il ne suffit pas de la regarder, il faut l'interpréter; un élément idéal se mêle par là à son étude.

Il est aisé de voir que cette doctrine diffère des autres. Avec le système de Cowper, il n'y a ni étude de la Nature pour elle-même, ni interprétation donnée à ses millions de formes. On ne s'arrête pas à elle. Il n'y a pas de relation continue; dès qu'on a trouvé, par l'idée de loi, l'idée d'un Régulateur, on a tout découvert; il n'y a plus qu'à chanter ses louanges. Ici, au contraire, la Nature reste au premier plan. Elle est l'objet d'une lecture constante, comme un texte qu'on ne se lasse pas de relire et de commenter, pour en pénétrer le sens. Le système qu'on a appelé «Wordsworthien» conserve l'homme, conserve la Nature, et ne ferme pas toute ouverture sur l'inconnu. On comprend qu'il offre au point de vue poétique plus de ressources, qu'il est en quelque sorte plus large et plus hospitalier. Il est réaliste, car il s'attache à la Nature, il tire d'elle tout ce qu'il sait, vit de sa vie, s'élargit en la connaissant plus, a besoin d'être constamment nourri par son observation. Il est idéaliste, car, prenant la Nature comme une révélation et un signe, il met derrière ses faits des pensées; il la spiritualise constamment, et, en laissant subsister sa réalité sur quoi tout s'appuie, il en tire des enseignements et de l'espérance. En même temps, il reste en quelque sorte dans le rayon scientifique des faits, car il ne tire de la Nature que ce que celle-ci peut donner: quelque chose de confus, de vague, de lointain, de mystérieux, l'idée de cet Inconnaissable redoutable qui est de l'autre côté des murs flamboyants du monde. Rien de défini, de précis, d'humain comme le Dieu de Cowper, qui est plutôt fourni par la révélation; mais la présence devinée d'une impérissable puissance dont la Nature n'est que le voile de notre côté. C'est, après tout, l'idée de plus d'un philosophe scientifique; Wordsworth l'a exprimée dans une image qui en rend à la fois le grandiose et l'obscur.

 
J'ai vu
Un enfant curieux, qui vivait dans une plaine
À l'intérieur des terres, appliquer à son oreille
Les spirales d'un coquillage aux lèvres lisses;
Silencieux, suspendu, avec son âme même,
Il écoutait intensément; et bientôt son visage
S'éclaira de joie, car il entendait sortir du dedans
Des murmures, par quoi le coquillage exprimait
Une union mystérieuse avec sa mer natale.
Pareil à ce coquillage est l'univers lui-même
À l'oreille de la Foi; et il y a des moments,
Je n'en doute pas, où il vous communique
D'authentiques nouvelles de choses invisibles,
De flux et de reflux, d'une puissance éternelle
Et d'une paix centrale, subsistant au cœur
D'une agitation sans fin. Alors vous restez debout,
Vous révérez, vous adorez, sans le savoir,
Pieux au-delà de l'intention de votre Pensée,
Religieux au-dessus du dessein de votre Volonté920.
 

Pour mesurer l'importance de la Nature aux yeux de Wordsworth, il faut ajouter qu'il en a tiré toute une psychologie et toute une éducation morale. Pour lui, la Nature est faite de sérénité, de mystère, de grandeur, de majesté; et l'âme humaine est, selon son expression, bâtie par les impressions de la Nature921. Elles entrent en elle, s'y déposent comme une lente alluvion de beauté, de calme et de douceur. La splendeur des couchers de soleil, la pensivité des soirs, la fraîcheur des matins, les diverses qualités des paysages y pénètrent, s'y perdent, et, par superpositions successives, l'édifient sans qu'elle s'en doute. Ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, ce qui le soutient et l'anoblit, n'est que l'accumulation de ces rêveries devant la Nature, et la somme de ces moments rares et bénis. Ces instants grandioses, il faut aller au-devant d'eux, mais non pas délibérément, avec le parti pris de les rencontrer à telle heure ou à tel endroit. Ils se manifestent quand il leur plaît. Il faut aller s'offrir à eux, s'exposer sur une éminence, sur la rive d'un lac, quand les premières étoiles commencent à se mouvoir le long des collines922. Il faut mener son âme devant la Nature, et là, l'ouvrir toute grande, se mettre en état de sage passivité. Alors, sans que nous le sachions, des influences secrètes agissent sur nous; mille voix, mille spectacles, le silence même, entrent en nous et secrètement y déposent des germes de sagesse et de patience.

 
L'œil ne peut s'empêcher de voir,
Nous ne pouvons commander à l'oreille de cesser d'agir,
Nos corps sentent partout où ils se trouvent,
Contre ou avec notre volonté.
 
 
Je pense de même qu'il y a des pouvoirs
Qui d'eux-mêmes font impression sur nos esprits,
Et que nous pouvons nourrir notre esprit
Dans une sage passivité.
 
 
Pensez-vous, dans cette puissante somme
Des choses qui parlent sans cesse,
Que rien ne viendra de soi-même,
Et qu'il nous faut toujours courir après?
 
 
Ne demandez donc plus pourquoi ici,
Conversant comme je le peux,
Je reste assis sur cette vieille pierre grise,
Et perds mon temps à rêver923.
 

Cette manière inconsciente d'apprendre est supérieure à la science et à son travail analytique. Celle-ci n'est qu'une façon de voir les objets «dans une disconnection morte et inerte»; divisant toujours de plus en plus, elle brise toute vie et toute grandeur, jamais satisfaite tant que la dernière petitesse peut encore devenir plus petite924. Elle est impuissante à rendre la complexité et la beauté des choses, qui sont la réalité et la seule vérité. Les laisser entrer en soi, telles qu'elles sont dans leur ensemble et dans leurs rapports, c'est étudier mieux que dans tous les livres.

 
 
Et écoutez! comme joyeusement la grive chante!
Elle aussi est un bon prédicateur,
Venez, venez à la lumière des choses,
Que la Nature soit votre préceptrice.
 
 
Elle a tout un monde de trésors préparés
Pour enrichir les cœurs et les esprits:
Une sagesse spontanée, exhalée par la santé,
La vérité exhalée par la gaîté.
 
 
Une impression venant d'un bois printanier
Peut vous enseigner plus sur l'homme,
Plus sur le bien et le mal moraux,
Que tous les sages ensemble.
 
 
Douce est la science que donne la Nature;
Notre intelligence affairée
Déforme la beauté des choses,
Et tue afin de disséquer.
 
 
Assez de Science et d'Art,
Fermez ces froids feuillets,
Venez, sortons, et apportez avec vous
Un cœur qui veille et qui sache recevoir925.
 

On pourrait croire qu'il est à peine possible de saisir cette insensible pénétration de l'homme par la Nature, ces moments où elle s'épand en nous en noyant notre conscience, ces minutes trop profondes pour des mots. Wordsworth les a pourtant aperçus, avec une délicatesse et une subtilité qui font de lui un psychologue presque aussi pénétrant qu'il est grand peintre de la Nature. Avec quelle finesse il note ce petit choc imperceptible et cette surprise, par lesquels une âme perdue se réveille tout à coup et s'aperçoit qu'elle déborde de nature.

 
Alors quelquefois, dans ce silence, lorsqu'il était suspendu
À écouter, un faible choc de douce surprise
A transporté loin dans son cœur la voix.
Des torrents montagneux; ou bien la scène visible
Entrait, sans qu'il le sût, dans son esprit,
Avec son décor solennel, ses rochers,
Ses bois, et ce ciel mouvant, reflété
Dans le sein de l'immobile lac926.
 

Ces heures de divine réceptivité, ces moments mémorables et consacrés, Wordsworth les a décrits avec de merveilleuses ressources de langage. Il a su exprimer des états d'âme presque inexprimables et qui n'avaient jamais été révélés. C'est une contemplation qui, peu à peu, se spiritualise; la scène extérieure, tout en persistant avec sa netteté et ses détails, s'affine, devient immatérielle, se change en rêve; elle passe du dehors dans l'âme qui la contemple, avec une ineffable douceur, entrant en elle, se transformant en elle. Sensations intraduisibles et désespérantes pour les lourds termes humains, et que Wordsworth a su rendre dans une transparente immatérialité et avec précision.

 
Oh alors, l'eau calme
Et sans un soupir s'étendit sur mon âme
Avec une pesanteur de plaisir, et le ciel
Qui n'avait jamais été si beau descendit
Dans mon cœur et me tint comme un rêve927.
 

Et ailleurs parlant «d'un de ces jours célestes qui ne peuvent pas mourir928».

 
Souvent, dans ces moments, un calme si profond et si saint
Se répandait sur mon âme, que les yeux du corps
Étaient entièrement oubliés, et que ce que je voyais
M'apparaissait comme quelque chose en moi-même, un songe,
Une perspective dans l'esprit929.
 

En accumulant ainsi de nobles impressions et de beaux spectacles, l'âme s'enrichit, se fait des provisions de calme, de santé et de haute jouissance. Elle en est profondément pénétrée comme d'une fraîcheur. Dans chacun de ces moments, il y a de la vie et de la nourriture pour les années futures. Et cette influence, qui sait jusqu'où elle peut s'étendre? Jusqu'aux moindres actes de la vie quotidienne. Elle affecte la continuité même de l'âme.

 
Ces beaux spectacles,
Pendant une longue absence, n'ont pas été pour moi
Comme un paysage pour l'œil d'un homme aveugle;
Mais souvent, dans les chambres solitaires, parmi le fracas
Des villes et des cités, je leur ai dû,
Dans les heures de lassitude, des sensations douces,
Ressenties dans le sang, ressenties jusqu'au fond du cœur,
Qui passaient jusque dans la partie la plus pure de mon esprit,
Me réconfortant tranquillement. Je leur ai dû ainsi des sentiments
De plaisir non remémoré, de ceux qui, peut-être,
N'ont une influence ni légère, ni triviale,
Sur cette meilleure portion de la vie d'un honnête homme,
Ses petits actes, ignorés, oubliés,
De bonté et d'amour930.
 

Peu à peu, ces extases mûrissent en un plaisir plus calme; l'esprit devient une demeure pour toutes les formes aimables; la mémoire est l'habitation de sons et d'harmonies pleines de douceur. L'âme, remplie de ces belles choses, devient belle à son tour. Elle en est pour ainsi dire construite et chaque nouvelle impression la rend plus complète et plus noble. Elle prend les habitudes mêmes de la Nature. Elle devient sereine, calme, pleine de bonté, de pardon, d'indifférence aux petites choses, pleine de sérieux, de gravité, et d'un sentiment de respect religieux.

La Nature fait encore davantage. Elle enseigne également à l'homme ses devoirs envers ses semblables, ou plutôt elle le façonne également envers eux. C'est une des originalités de Wordsworth que d'avoir suspendu à l'étude de l'Univers sa sympathie pour l'homme. L'esprit, fait à ces contemplations sublimes, est rendu incapable de sentiments inférieurs et plus étroits. Il s'y sent mal à l'aise, dans une atmosphère moins haute. Il est, au milieu de l'envie et de la haine, ainsi qu'un exilé. Le poète a marqué le lien qui rattache la bonté pour les autres à l'amour de la Nature dans le magnifique passage qui clôt le quatrième livre de l'Excursion, et peut-être que quelque chose de son éloquence peut se faire sentir même à travers notre prose. Pour lui, l'homme qui est en communion avec les formes de la Nature, qui ne connaît et n'aime que des objets qui n'excitent ni les passions morbides, ni l'inquiétude, ni la vengeance, ni la haine, cet homme doit forcément ressentir si profondément la joie de ce pur principe d'amour que rien de moins pur et de moins exquis ne saurait désormais le satisfaire. Malgré lui, il cherchera dans ses semblables les objets d'un amour et d'une joie pareils. Le résultat est que, par degrés, il s'aperçoit que ses sentiments d'aversion s'amoindrissent et s'adoucissent; une tendresse sacrée envahit et habite son être. Il regarde autour de lui, cherchant le bien, et il trouve le bien qu'il cherche, jusqu'à ce que la haine et le mépris deviennent des choses qu'il ne connaît que de nom; s'il entend sur d'autres bouches le langage qu'ils parlent, il est plein de compassion. Il n'a pas une pensée, pas un sentiment qui puisse subjuguer son amour. La Nature ne l'éloigne jamais de l'homme. Au milieu d'elle, il ne cesse pas d'entendre «la tranquille et triste musique de l'humanité931». Quand il assiste au riant travail un jour de printemps, il ne peut se défendre d'avoir des pensers mélancoliques. Au milieu de la joie de tous les êtres, il ne cesse jamais de songer que l'homme seul, par ses souffrances, désobéit au dessein de bonheur universel.

 
Sur des touffes de primevères, dans ce petit bois,
La petite pervenche traînait ses guirlandes,
Et c'est ma croyance que chaque fleur
Jouit de l'air qu'elle respire.
 
 
Les oiseaux autour de moi sautillaient et jouaient,
Je ne puis mesurer leurs pensers,
Mais le moindre mouvement qu'ils faisaient
Semblait un frisson de plaisir.
 
 
Les rameaux bourgeonnants ouvraient leurs éventails
Pour saisir la brise légère;
Et je ne pouvais m'empêcher de penser
Qu'il y avait du bonheur autour de moi.
 
 
Si cette croyance est envoyée du ciel,
Si tel est le plan de la Nature,
N'ai-je pas raison de me lamenter
De ce que l'homme a fait de l'homme932.
 

C'est ainsi que la Nature est l'éducatrice de l'homme. Elle le forme et le compose, à la lettre. Elle lui donne non-seulement la Piété naturelle, l'Humilité, le Calme, l'Indifférence pour les biens passagers, la Sérénité et la Joie; elle lui verse encore, comme une mère intarissable, ce qu'on a appelé le lait de la bonté humaine. C'est ainsi que le noble poète a pu dire qu'un instant avec elle peut donner plus que des années de raison travaillante933; c'est ainsi qu'il a pu dire que son école favorite avait été les champs, les routes, les sentiers agrestes934, et qu'il a pu lui rendre un hommage de reconnaissance presque filiale,

 
Heureux de reconnaître
Dans la Nature et le langage des sens
L'ancre de mes plus pures pensées, la nourrice,
La conductrice, la gardienne de mon cœur, l'âme
De tout mon être moral935.
 

Avec ces éléments, Wordsworth a créé la poésie de la Nature la plus complète, la mieux enchaînée et la plus profonde que l'esprit humain ait encore produite. Comme l'univers est un livre qu'il faut étudier et lentement comprendre, sa poésie devait être méditative, de même que celle de Shelley a été lyrique. Le mouvement, l'élan, la passion sûrement y sont moindres. C'est qu'en effet, elle est, par un côté, inférieure à celle de Shelley. L'idée du progrès que fera l'esprit humain dans l'intelligence du monde y est bien; le progrès du monde lui-même n'y saurait trouver place. La Nature n'est pas une improvisation continuelle, un discours qui se déroule, profitant à chaque instant de sa clarté et de son éloquence acquises; c'est un livre écrit pour jamais. Le sens en est arrêté. Il n'y aura d'avancement que dans l'explication de son texte mystérieux.

De quelque côté pourtant qu'entraînent les préférences, eux deux sont de beaucoup les deux plus grands poètes de la Nature, on pourrait presque dire les deux seuls. Chez tous les autres, chez Cowper, chez Byron, chez Keats, chez Coleridge, chez Tennyson, il y a des fragments exquis ou puissants; mais combien l'ensemble est inférieur en richesse et en fidélité, moins substantiel, souvent même composé d'éléments contradictoires. Les deux noms de Shelley et de Wordsworth se dressent au-dessus de tous. Le sentiment moderne de la Nature réside en eux, comme le soleil sur deux pics, les seuls assez hauts pour voir l'aurore et le crépuscule, et connaître le cercle entier du jour.

Pour compléter cette esquisse du sentiment moderne de la Nature, il faudrait étudier le retentissement que ces systèmes ont sur les autres sentiments. Ceux-ci en sont affectés diversement, et toute la vie prend une teinte différente selon le ciel qu'on met au-dessus d'elle. Pour ceux qui, comme Cowper, voient surtout dans l'Univers la main et l'intervention d'un Être supérieur, c'est la pensée religieuse mêlée à tout, les moindres actes surveillés par des scrupules, parfois dans l'expression des sentiments les plus sincères, une sorte de contrainte comme de quelqu'un qui se sait observé. Pour ceux qui y voient le néant, c'est toute la vie pétrie d'un levain de désespoir; l'angoisse que donne à toutes les joies le savoir qu'elles sont condamnées; la détresse affreuse de songer que ces étreintes qui se jurent d'être éternelles, vont crouler en poussière; l'amertume de sentir, dans l'amour même, l'arrière-goût de la mort. Ceux qui se réjouissent de participer à la grande vitalité communiquent à leurs passions quelque chose de leur enthousiasme panthéiste. Ils leur prêtent un caractère général, ils les font dépendre d'un instinct immense; leur amour n'est plus qu'une parcelle de l'universel désir, la partie personnelle se perd dans quelque chose de plus vaste. L'amour ainsi compris est peut-être ramené aux vraies proportions des choses; il est dépouillé de son caractère impérieux, absolu; il cesse d'être tout, la passion infranchissable dans laquelle un cœur est enfermé et se débat. Chez ceux enfin que la Nature pénètre de respect et de méditation, les passions humaines s'affaiblissent et s'épurent. Sa sérénité n'accepte pas leurs orages; les âmes qu'elle forme à son image n'acceptent les émotions que tranquilles et raisonnables. Leurs chagrins aussi sont moindres, presque aussitôt sanctifiés par la même influence. Ainsi, de toutes parts, par des voies tumultueuses ou paisibles, ces systèmes aboutissent à la petitesse de la vie humaine. Dès qu'elle se met à considérer la Nature, l'âme humaine a beau faire, elle perd de son importance, elle se néglige et s'oublie. Dans cette contemplation prodigieuse, elle sent son infime existence disparaître, goutte d'eau noyée dans l'immense balancement des mers. Pénétrée d'universel, emportée hors des réalités et loin des mesures humaines, troublée, éperdue, ivre d'enthousiasme, d'épouvante ou d'espérance, elle perd conscience d'elle-même dans son effort pour rejoindre la conscience diffuse et obscure du monde. Le battement de nos petites forces disparaît dans les larges et uniformes pulsations de l'existence infinie. «Des centaines et des centaines de pics sauvages, dans la dernière lumière du jour; tous brillants d'or et d'améthyste comme les esprits géants du désert; là, dans leur silence et dans leur solitude, comme la nuit où le déluge de Noé se dessécha pour la première fois. Admirable, bien plus, solennel était ce spectacle au voyageur. Il contemplait ces masses prodigieuses avec émerveillement, presque avec un élan de désir. Jusqu'à cette heure, il n'avait jamais connu la Nature, et qu'elle était une, et qu'elle était sa mère, et qu'elle était divine. Et comme la lumière pourpre s'évanouissait en clarté dans le ciel et que le soleil était maintenant parti, un murmure d'éternité et d'immensité, de mort et de vie passa à travers son âme; et il ressentit comme si la mort et la vie étaient une, comme si la Terre n'était pas inanimée, comme si l'Esprit de la Terre avait son trône dans cette splendeur, et que son propre esprit avait communion avec lui»936. Où sommes-nous donc? Dans quelles sphères nouvelles de pensée? Dans quel éther et quelles froides sublimités où les passions expirent?

909La fin de l'Homme; La Prière; Dieu.
910Voir l'Hymne qui termine les Saisons de Thomson. Lire, dans Cowper, les 170 derniers vers de The Winter Morning Walk.
911George Eliot. Essay on Young.
912De Vigny. La Maison du Berger.
913Mme Ackermann. L'Homme à la nature.
914Shelley. To a Skylark. The Sensitive Plant.
915Shelley. To a Skylark. The Sensitive Plant.
916Id. Autumn a Dirge.
917Id. Ode to the West Wind.
918Id. The Cloud.
919Wordsworth. Introduction à l'Excursion.
920The Excursion, Book IV.
921Wordsworth. The Prelude, Book I.
922Wordsworth. Poems of the Imagination. There was a Boy.
923Wordsworth. Poems of Sentiment and Reflection. Expostulation and Reply.
924Wordsworth. The Excursion, Book IV.
925Wordsworth. The Tables turned.
926Id. Poems of the Imagination. There was a Boy.
927Wordsworth. The Prelude, Book ii.
928Id. Poems of the Imagination. Nutting.
929Id. The Prelude.
930Id. Lines composed a few miles above Tintern Abbey.
931Wordsworth. Lines written a few miles above Tintern Abbey.
932Wordsworth. Poems of Sentiment and Reflection. Lines written in Early Spring.
933Id. Poems of Sentiment and Reflection. To my Sister.
934Id. The Excursion, Book II.
935Id. Lines composed a few miles above Tintern Abbey.
936Carlyle. Sartor Resartus.