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Robert Burns

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III

Assurément, l'amour tel qu'il a été chanté par Burns n'est, à tout prendre, ni très profond, ni très élevé. Ce n'est pas là un de ces amours qui ont illustré les cœurs qui les ont éprouvés, et allumé, pour les cœurs nés ensuite, un idéal nouveau de tendresse, très doux ou très éclatant. Il n'y faut chercher ni la chaste constance de Pétrarque, ni l'adoration symbolique de Dante, ni la passion brûlante et raffinée de Shakspeare. Et, pour emprunter d'autres noms à nos temps si préoccupés de la passion souveraine, ni l'admiration prosternée d'Elizabeth Barrett, ni la douloureuse élévation de Musset, ni les tortures ironiques et héroïques de Henri Heine. Ce sont là les plus hautes formes de l'amour dont le cœur humain ait jusqu'à présent donné l'exemple; et les œuvres qui les conservent, qu'elles brillent d'une lueur d'opale comme les sonnets de Pétrarque, ou du feu des rubis comme ceux de Shakspeare, sont des clartés sur le chemin des cieux.

L'amour de Burns ne peut compter parmi eux. Pour être parmi les plus élevés, il lui manque un élément idéal, quelque chose de chaste, une aspiration vers le haut, l'effort pour devenir plus digne de la bien-aimée, le sentiment qu'elle est toute pureté et que le cœur qu'elle habite doit être purifié pour elle; ou le sens plus moderne d'un progrès commun, la joie de gravir ensemble, et en s'aidant l'un l'autre, la colline du mieux. Il lui manque aussi, ce qui est le laurier au front de l'amour, le dévouement, l'oubli et le don de soi-même. Il demeure personnel, égoïste, un moi presque haïssable s'y trahit toujours. Il n'a pas connu la générosité sublime de l'amour, il n'a pas fait largesse de lui-même. Quelque valeur qu'ait une âme humaine, elle la dépasse encore par le fait de s'offrir, et un cœur n'a jamais atteint tout son prix tant qu'il ne s'est pas donné. Ce qui fait l'incomparable beauté des sonnets d'Elizabeth Barrett Browning, c'est sa façon de s'oublier devant celui qu'elle aime, de répandre sa vie à ses pieds comme un parfum. La personnalité toujours arrêtée de Burns est à l'autre extrémité; cette munificence suprême lui a été refusée. D'autre part, pour être parmi les amours profonds, il manque de concentration et de continuité. Il est disséminé, éparpillé; allant à tout le monde, il n'a appartenu à personne. Obligé de se recommencer à chaque fois, il a continuellement repris des départs, et n'a pas dépassé la période de nouveauté. Il a toute la vivacité, mais aussi l'agitation un peu superficielle des débuts. Il n'a pas été jusqu'au bout; il n'a pas connu les états successifs: la calme possession, la sérénité, le mariage harmonieux de deux vies. Il n'a pas su même combien prend de force la passion qui se porte sur un seul point. «J'ai déjà vu, dit Pétrarque, une petite goutte d'eau user, par une incessante persévérance, le marbre et les pierres les plus dures723». Et son doux amour finit par faire une impression plus profonde que d'autres plus violents. Celui de Burns, ainsi qu'une pluie secouée par le vent, a dispersé de tous côtés ses gouttelettes brillantes. Cet éparpillement de son amour en mille amours a ôté à chacun d'eux toute durée. Ils sont courts d'haleine. Ses pièces ne sont que des notations d'émotions, quelquefois violentes, mais passagères; et cela entraîne un défaut d'ensemble. Le soutien, la force groupante de la constance manquant, toutes ces impressions restent détachées, étrangères les unes aux autres, éparses au hasard. Elles y perdent de la beauté, non pas celle des détails qu'elles possèdent achevée, mais une certaine beauté collective qui leur donne un intérêt général et une signification plus large qu'elles. Ce sont des fleurs tombées au pied de l'arbre. Elles sont délicates et ont de fraîches couleurs; elles n'ont pas l'émotion commune, l'harmonie de celles qui se pressent sur une même branche et que le vent fait frémir ensemble. Certes, ce n'est pas là un de ces amours qui se terminent par le triomphe ou la défaite d'une âme, qui l'anoblissent ou la brisent, et lui donnent la beauté d'avoir vaincu la douleur ou le charme de la chérir. De tels amours, s'ils déchirent une vie, l'ouvrent de sillons qui ne restent pas stériles. Il en sort de hauts efforts ou une grande charité. Celui de Burns n'a pas eu d'action réelle en lui, n'a pas pénétré. Sa vie n'en a été affectée qu'extérieurement, par les résultats matériels et les fatalités de situations dans lesquelles l'entraînait la légèreté même de ses aventures.

Qu'était-ce donc que cet amour dans sa source invisible au fond de la poitrine? C'était moins de l'amour qu'un grand besoin d'aimer. Il était tout intérieur, plutôt produit par une impérieuse aspiration que par aucun attrait du dehors. Une célèbre mystique prétendait qu'il y avait en elle une telle plénitude de grâce, qu'elle se comparait à un bassin d'où l'eau surabondante rejaillit et se répand724. Il en était un peu de même de Burns. Ce qui s'est manifesté de tendresse chez lui n'était que le surplus d'une tendresse restée inconnue et sans emploi. Il a contenu beaucoup d'amour, sans jamais réellement aimer personne. Celles qu'il a célébrées étaient des femmes qui passaient par là avec des cruches; elles ont recueilli ce qui débordait; mais leurs bras n'ont pas plongé dans la fontaine elle-même. Il n'a rien reçu d'elles, et il leur a donné, à y bien regarder, peu de lui-même. Elles sont restées pour lui étrangères et lointaines. Il a continué, après le passage de chacune d'elles, à ressentir le même amour. Le mot de saint Augustin est resté vrai pour lui, jusqu'au bout: «Il a aimé à aimer.» Son cœur a été frustré dans toutes ses tentatives pour sortir de lui-même.

C'est une infériorité pour son œuvre de poète amoureux. Elle n'a rien de cette force prolongée qui, se développant de sonnets en sonnets, de pièces en pièces, forme un poème et un drame. Elle est fragmentaire, sans lien intérieur, sans intérêt dramatique. Si on excepte Jane Armour, qui a tenu dans sa vie la place qu'on a vue, la femme à laquelle il a dédié le plus de pièces est une de celles qu'il a aimées le plus légèrement, et il a écrit pour elle onze pièces. Pour les autres, jamais plus de cinq ou six. Ce ne sont que des étincelles qui, d'un cœur toujours ardent, volaient au premier choc dans toutes les directions. Cette poussière enflammée n'a pas l'unité, l'individualité d'une flamme. Aussi, qu'il y a loin de ces instants de passion à cette passion continue, à cette marche d'une destinée, à cette histoire entière d'une vie, qui se déroulent dans Pétrarque. Et même qu'il y a loin d'eux à la crise des Sonnets de Shakspeare ou des Nuits de Musset.

Involontairement, on se demande ce qu'il serait advenu de ce cœur, et s'il en serait sorti d'autres chants. Car il faut, à un certain tournant de la vie, que l'amour se transforme ou qu'il meure. Au fur et à mesure que la passion baisse chez l'homme et que la domination de la tête s'y accroît, il ne peut conserver ses émotions que reprises et gardées par l'intelligence. Elles passent alors lentement dans l'esprit, recevant quelque chose de sa hauteur et lui donnant un peu de leur flamme. Ainsi se font ces prolongements d'amour, qui colorent et embellissent les déclins de la vie. Il semble qu'il manquait à Burns ce qui transforme l'amour en pensée et en sérénité. Le sien était trop purement passionnel, trop dénué de l'élément idéal qui est le levain de cette métamorphose. La faculté d'aimer n'aurait pas su vieillir en lui, et déjà on percevait, dans ses dernières pièces, quelque chose de discordant entre leur ton et son âge, qui les rend presque pénibles. Danger plus grave, elle n'aurait pas pu rester ce qu'elle était. Après la flambée de la jeunesse, il faut que la passion s'affine, et se transforme en tendresse, sous peine de s'épaissir et de s'alourdir, parce que l'épuration même de la flamme de plus en plus se retire d'elle. Il est probable que Burns serait descendu vers plus de sensualité, vers des liaisons plus grossières. Il avait déjà commencé. Il touchait à l'alternative à laquelle sont réduits les hommes qui ne savent pas dépasser la forme juvénile de l'amour: ou ils continuent à aimer et ils vont vers le ridicule, quelquefois l'odieux; ou ils sont contraints de renoncer à l'amour entièrement. Mais que vaut alors l'existence qui, à leurs yeux, n'avait de prix que par lui? Burns lui-même ne disait-il pas:

 
Qu'est la vie s'il lui manque l'amour?
C'est la nuit sans matin.
L'amour est le soleil d'été
Qui orne gaiement la nature?725
 

Que devient donc le monde quand ce soleil s'éteint brusquement, et qu'on ne s'est pas ménagé d'autres clartés? Amours sans souvenirs, jours sans crépuscules, il leur manque l'heure la plus poétique et la plus attendrie, celle aussi qui, mariant les clartés et les ombres, les charmes aux tristesses, mène sereinement à la nuit. Sans elle, la vie se ferme tout à coup, ténébreuse et froide. On ne peut s'empêcher de penser que Burns n'était pas fait pour connaître cette graduelle et douce approche du soir.

 

Cependant, à cause de cette absence même de mélange intellectuel, cet amour est singulièrement curieux. Il a des qualités moins hautes, mais qui, peut-être, sont plus rarement rencontrées. Il est toujours sincère, parce que, dès qu'il va cesser de l'être, il a déjà changé. Passant continuellement d'un objet à un autre, il rajeunit la convoitise par la nouveauté. S'il est étranger au sentiment de bien-être et de stabilité que l'habitude donne aux affections, il n'en connaît pas non plus le relâchement et comme le sans-gêne. Il est toujours ardent, empressé et expansif. Il a connu l'émotion qui se recommence sans cesse, parce qu'elle se souvient peu d'elle-même, qui est toujours joyeuse de se reformer parce qu'elle se perd sans cesse. Pour la même raison, il est toujours direct et actuel, toujours dans le moment présent, et, pour ainsi dire, pris sur le fait. Il diffère en cela des amours de la plupart des poètes, chez lesquels on trouve beaucoup plus les traces que les explosions de la passion. Si on cherchait un contraste, on pourrait l'opposer à celui de Lamartine, qui ne se manifeste que sortant du passé, repris par un souvenir, reflété dans une mélancolie, comme en un poétique clair de lune. Ici, c'est le plein soleil avec ses rayons droits. Ils seront éteints ce soir, mais qu'importe? Demain en ramènera d'aussi jeunes et d'aussi brûlants, insoucieux de ceux de la veille. N'est-ce pas aussi une rare qualité que ce quelque chose de gai et de sain qui frappe en lui? L'intelligence introduit, dans les sentiments auxquels elle se mêle, les tristesses qu'elle a lentement acquises. Elle les touche de l'amoindrissement dont l'expérience frappe ce qui nous entoure. Mais lui, tout fait de désir, sans retour en arrière, sans pensée d'avenir, sans scrupules, échappe à cet attristement. Il reste entier, joyeux d'exister et insouciant. C'est pourquoi, parmi tant de notes variées, il y a une note qu'il n'a pas: c'est l'amertume. Des tristesses, des douleurs, des déceptions, des désespoirs, il en a éprouvé. C'est l'inévitable résultat des aventures du cœur. Mais il n'a pas connu le dédain, le doute, le dénigrement de ce qu'il a chéri. Il est toujours resté, pour le cœur où il renaissait sans trêve, quelque chose de cher et de précieux, l'embellissement, la joie et la fête de la vie.

Aussi, le trait qui le distingue par-dessus tous, c'est qu'il est l'amour le plus franc, le plus impersonnel, le plus général qui ait jamais existé. Il est fait d'émotion pure, de passion sans mélange. C'est par la pensée qu'ils contiennent que les amours sont particuliers et portent l'empreinte de tel ou tel esprit. Ici, la pensée n'apparaît pas. C'est l'amour simple, l'amour en soi, l'amour élémentaire, débarrassé de tout; c'est le fonds commun de désir, ce qu'il y a de primordial, de primitif, d'essentiel dans tous les amours; c'est de la pure passion, sans idée, sans nuage, nue comme un baiser. Jamais l'amour ne s'est manifesté sous une forme aussi dépouillée. C'est de l'amour terrestre sans doute, peu langoureux, mais fort, et substantiel. C'est l'amour de tout le monde, accessible à tous, et le plus universel qu'un poète ait encore exprimé.

Cela suffit pour faire de Burns un poète d'amour original et unique. Dans la littérature anglaise, il a rendu à cette passion son ardeur et sa violence. Depuis longtemps, depuis la Renaissance, elle vivait de finesses, d'élégances et d'esprit. Cowley, Herrick, Lovelace, Suckling, qui sont de vrais et charmants chanteurs, lui avaient apporté de gracieuses mignardises, de délicats détails de sentiment, de plaisants jeux d'imagination, et de jolies sensualités un peu minces, Burns a écarté d'un coup de main ces mièvreries et ces fadeurs; il a aimé robustement, avec la fougue des sens et du cœur. Si, après lui, la sincérité de la passion s'est retrouvée dans la poésie contemporaine; s'il y a dans Shelley, dans Wordsworth, dans Tennyson, des pièces d'amour touchantes et simples, elles sont loin de sa véhémence et de son emportement. Elles ont toutes passé par l'intelligence. La part de pensée, de réflexion, de souvenir, y est grande. Les larmes qu'ils ont versées étaient véritables, mais ils les ont conservées dans des gouttes d'ambre. Celles de Burns tombent sur nos mains et les brûlent. Byron seul a eu un élan comparable au sien, mais l'amertume, le scepticisme, le dédain l'ont arrêté, tandis que Burns a, jusqu'à la fin, aimé naïvement et de bonne foi. En sorte que, s'il l'emporte sur les autres poètes par la force de la passion, il l'emporte également sur le seul qui aurait pu lui être comparé, par sa confiance en elle. Pour trouver son pareil, il faudrait aller aux anciens, jusqu'à la simplicité concentrée de Catulle et de l'Anthologie. Il restera, par excellence, le poète de l'amour jeune, franc, frais, sincère, joyeux ou malheureux par lui-même, de l'amour qui n'est que de l'amour, de celui des vingt ans, celui dont le mois, selon le mot de Shakspeare, est toujours Mai726.

CHAPITRE IV

LE SENTIMENT DE LA NATURE DANS BURNS

I.
CE QUE BURNS A VU DE LA NATURE

Si jamais poète a vécu au sein de la nature ce fut Burns. On peut dire qu'il a été élevé par elle. Il a passé son existence, non seulement à la contempler mais à la travailler, à lui donner sa sueur et ses pensées, à recevoir d'elle des récompenses ou des angoisses. Il a été celui dont parle le poète,

 
exercetque frequens tellurem atque imperat arvis727.
 

Il est curieux de rechercher comment il a su l'aimer. C'est une étude qui a d'autant plus d'intérêt que Burns peut être regardé comme le représentant des hommes de sa classe; il a exprimé avec conscience et clarté ce que ressentent obscurément, confusément, depuis des siècles, une grande quantité d'hommes qui labourent et remuent la terre. Il se peut même qu'il exprime plus encore et que, par la singularité unique de son éducation, il nous ait rendu un mode de comprendre la nature, très primitif, depuis longtemps abandonné par la poésie, parce que la forme agricole de société ayant disparu, ou plutôt ayant été recouverte par d'autres formes: militaire, religieuse, industrielle, il y a longtemps que les poètes n'écrivent plus pour les paysans, et plus longtemps encore que les paysans ne sont plus poètes. Par un accident unique, Burns nous rendrait donc une façon très ancienne de sentir la nature. Ce n'est pas qu'on ne puisse trouver, dans des vers d'autres paysans, des traces d'un sentiment pareil, mais ce sont des ébauches grossières et gauches qui demeurent à l'état de bégaiement obscur. Lui seul a fait des sentiments d'un paysan des œuvres d'art. Essayons donc de déterminer ce qu'il a su voir de la nature que sa contrée lui a présentée, pendant ses voyages aussi bien que pendant ses années de résidence, et comment il l'a vue.

Burns n'a pas compris les paysages des Hautes-Terres d'Écosse, dans leur splendeur ou leur mélancolie puissantes. Il a pourtant vu, car il les a traversés à la floraison automnale des bruyères, ces horizons de montagnes cramoisies qui s'étendent, lorsque le soleil couchant ajoute sa pourpre à la leur, en un paysage d'une somptuosité souveraine. Rien n'égale le saisissant effet de ces gradins gigantesques qui se prolongent dans un vaste embrasement. Tout est immobile, sauf parfois, dans la rougeur du ciel, le coup d'aile bronzé d'un aigle. C'est un spectacle d'une calme magnificence, qui appartient bien au pays écossais. Burns avait également vu ces contrées, dans leurs heures d'indicible tristesse, quand la teinte grise des roches se répand sur les flancs des montagnes, quand les brouillards arrivent, que tout s'assombrit et se mêle. C'est alors le pays mélancolique d'Ossian, plein de voix et de plaintes. Les clameurs des vents et des torrents s'élèvent de toutes parts; les vagues courent et mugissent sur le bord des lochs; le pâle regard de la lune perce à travers les nuées; tout est gémissant et fugitif; on croirait que les ombres des morts traversent l'espace728. Ce charme de terreur, Macpherson l'avait déjà révélé avec une éloquence aujourd'hui trop peu comprise, et Macpherson avait été un des auteurs favoris de Burns. Cependant, Burns a traversé ces montagnes sans percevoir les deux grands aspects qu'elles revêtent, sans être frappé de leur pompe ou de leur tristesse, sans être troublé des secrets éternels qu'elles semblent garder. Les pièces qu'il a écrites pendant ses tours aux Hautes-Terres n'ont rien reçu de la grandeur des lieux. Ses vers sur Taymouth ne sont que la description d'un parc où la nature a conservé quelques-unes de ses grâces sauvages. C'est dans une de ses chansons que se trouve, à nos yeux, le paysage qui approche le plus de ceux des montagnes.

 
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, mon cœur n'est pas ici;
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, à chasser le cerf,
À chasser le cerf, à poursuivre le daim,
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, partout où je vais.
 
 
Adieu aux Hautes-Terres, adieu au Nord,
Le berceau de la valeur, le pays de la vertu;
Partout où j'erre, partout où je me perds,
J'aime pour toujours les collines des Hautes-Terres.
 
 
Adieu aux montagnes, couvertes de haute neige,
Adieu aux straths729, aux vallées vertes qui sont à leurs pieds,
Adieu aux forêts, aux bois sauvages qui pendent,
Adieu aux torrents, aux ruisseaux retentissants.
 
 
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, mon cœur n'est pas ici;
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, à chasser le cerf,
À chasser le cerf, à poursuivre le daim,
Mon cœur est dans les Hautes-Terres partout où je vais730.
 

Il y a dans ces vers un sentiment de liberté et quelque chose de la nostalgie des montagnes, qui fait penser à la fameuse pièce de Duncan Ban, sur Ben Dorain731. Mais, c'est une note isolée. Les montagnes d'Écosse ne devaient trouver que plus tard leur poète dans Walter Scott. Encore, n'est-ce qu'un poète souvent faux, trop technique et d'une pure fidélité extérieure, «un guide en rimes de l'Écosse», a dit sévèrement Emerson732. Malgré les révélations partielles, qui se trouvent peut-être plus dans les romans de Walter Scott que dans ses poèmes, ces montagnes attendent encore le poète qui les interrogera et leur fera dire leur secret. Si Byron avait vécu parmi elles, il les aurait peut-être chantées au lieu des Alpes; il y avait dans son génie quelque chose de farouche et d'âpre qui leur aurait convenu. Le plus profond sentiment qu'elles aient inspiré se trouve peut-être dans les vers de Duncan Ban, ce garde-chasse illettré, dans l'âme ignorante duquel s'est débattu un grand poète.

 

Une autre beauté de la terre écossaise est la côte ouest, avec ses îles nombreuses, ses rochers, ses falaises, ses lochs découpés, et ses promontoires sur chacun desquels rêve une ruine. Merveilleux et magique paysage qui, dans ses aspects infinis et sa beauté toujours ondoyante, semble un paysage de vision et de mirage! Dans les jours de calme, lorsque la mer est d'azur ou d'argent immobiles, les îles prochaines, se reflétant avec tous leurs détails, créent un double monde dont l'esprit est troublé, tandis que les plus lointaines, d'un vert tendre, impalpable, transparentes comme des émeraudes, complètent l'illusion d'une vision aérienne. Dans les jours sombres, la mer et le ciel déploient des gris infinis. Sur la première, glissent des courants d'un vert pâle, d'une douceur inexprimable; dans les brouillards et les brumes, où éclosent des lueurs argentines et d'incessants arcs-en-ciel, des roches humides et des falaises tremblantes passent dans les couleurs du prisme. C'est la région des lumières fugitives, des étranges crépuscules verdâtres et lumineux, où les objets se fondent comme des rêves, hantée de légendes, habitée par une race solennelle et superstitieuse, où Staffa ouvre son portail, où Iona l'île mystique dressait ses centaines de croix dans d'innombrables iris733. C'est un paysage spiritualisé, plein d'une mystérieuse fascination. Wordsworth était assez délicat pour le percevoir, mais trop lent et solennel de mouvement pour saisir ses fugitifs sourires. Shelley seul avait une nature assez légère et féerique, assez immatérielle pour le poursuivre. Robert Buchanan en a rendu éloquemment quelques aspects. Il a fallu, pour fixer ces insaisissables nuances, la longue éducation du regard moderne, son sens des couleurs. Encore n'y arrive-t-on qu'imparfaitement734. Il est clair que Burns n'a pu rendre cette nature. Il l'avait du reste peu vue et seulement pendant son voyage fait avec le souvenir de Mary Campbell.

Mais il avait vécu, au bord de cette même mer, un peu plus bas, et si elle n'a pas, sur les côtes de l'Ayrshire, la poésie qu'elle prend sur les côtes de Skye, elle a cependant déjà sa grandeur. Avec ses vastes baies, ses falaises abruptes, le vieux château de Greenan, le roc d'Ailsa Craig, et la masse puissante de l'île d'Arran, derrière laquelle se couche le soleil, elle a un caractère de rude vigueur fait pour émouvoir un poète. Cette mer-là, Burns la connaissait. Il avait été élevé devant elle, il avait erré maintes fois sur ces rivages. La Muse, dans La Vision, lui dit:

 
Je t'ai vu chercher la grève retentissante,
Charmé par les mugissements des houles735.
 

Cependant cette fréquentation de la mer n'a pas laissé beaucoup de traces en lui. À peine si on rencontre, épars dans son œuvre à de grandes distances, quelques traits de paysage maritime. Ils sont rapides et sommaires; ils montrent l'Océan de loin et surtout vers le soir. On est tenté de les rapporter aux heures où, après la journée de travail, le jeune paysan songeait devant la porte de Mount-Oliphant ou de Mossgiel, avec la mer lointaine sous les yeux. C'est ainsi qu'il a vu le «sombre sentier de la tempête passer sur le sein des vagues736», «le soir dorer la houle de l'océan737», et «la pâle lune se coucher derrière la blanche vague738». Quand Clarinda s'embarqua pour les Indes, il retourna sur le rivage.

 
sur la grève solitaire,
Tandis que les oiseaux de mer volent et crient autour de moi,
Par-delà les flots roulants, écumants et mugissants,
Vers l'ouest, je tournerai mon œil pensif739.
 

Par ci, par là, un souvenir de son séjour à Irvine et de ses rapports avec les matelots; encore est-ce plutôt une image d'activité humaine et une comparaison technique de métier qu'une impression de nature. Il dit quelque part:

 
Avec bon vent et la marée en poupe,
Vous filez tout droit au large,
Mais faire voile contre l'un et l'autre,
Cela fait étrangement louvoyer740.
 

Et ailleurs:

 
Mais, pourquoi commencer à parler de mort?
Maintenant, nous sommes vivants, solides et robustes,
Allons! hunier et grand hunier, hissons les voiles,
Par-dessus bord l'Ennui,
Au large, devant la brise du plaisir,
Prenons la mer!741
 

C'est là tout à peu près. Cette indifférence pour la mer a étonné Keats742. Il oubliait que Burns était un paysan, et que le paysan même des côtes appartient tout entier à la terre. Le campagnard et le matelot peuvent vivre dans le même hameau; mais l'un tourne le front et l'autre le dos à la mer. Ce n'est pas la distance, ce sont leurs occupations qui les rendent dissemblables. La vie des matelots, avec ses loisirs et son spectacle uniforme, ouvre les âmes à quelques grandes impressions. Les paysans, courbés vers leur sillon, toujours réclamés par les exigences des saisons, tendant leur esprit à mille petits faits, ont le sens de l'activité minutieuse et peu de rêverie. Aussi près de la mer qu'ils habitent, elle leur reste une étrangère; elle leur cause plutôt un malaise. Leur finesse et leur âpreté s'accommodent mal de ce qu'il y a d'impersonnel dans son influence. Ils ne l'aiment pas, lors même qu'ils vivent à un jet de pierre d'elle. D'ailleurs un labeur continuel ne leur laisse jamais de temps pour ces contemplations prolongées, pendant lesquelles elle nous envahit lentement.

Les paysages que Burns a compris ne sont pas si grandioses. Ce sont ceux des Lowlands, et, dans ceux-ci encore, il faut faire un choix. Il n'a pas touché aux Borders, à la chaîne des Cheviot, où le paysage, avec sa bordure de donjons délabrés, se redresse, devient plus farouche, et prend un intérêt historique. Ce qu'il a connu de plus élevé est la ligne des hauteurs moyennes qui relient les Cheviot aux Grampians, séparent les sources de la Clyde de celles de la Tweed, et, de chaque côté, viennent mourir en ondulations à une faible distance de la mer. Elles n'ont pas le caractère puissant des montagnes des Hautes-Terres, ni le rude aspect de celles des Borders. C'est une suite de hautes collines pastorales, avec leurs ruisseaux, leurs plaques de bruyère, leurs creux tout tremblants de fougères; sur leurs flancs semés d'innombrables chardons se répandent des troupeaux, et parfois un berger se détache sur leur ciel. Elles ont à leurs pieds les landes réjouies par la chanson incessante de l'alouette. Elles sont sauvages encore, mais sans terreur et sans sublimité; elles ont une tristesse et un abandon plus humains; elles semblent regretter que l'homme leur manque, tandis que les autres solitudes semblent s'irriter qu'il les trouble. Elles sont plus accessibles; elles ont des traits moins puissants et que l'esprit peut saisir sans s'oublier. C'est en même temps un paysage où le détail reparaît, reprend sa place, et non plus un spectacle fait d'une seule sensation gigantesque qui l'écrase.

Ce point est important, car c'est par le détail que les lieux saisissent les esprits nets, peu ouverts aux vagues impressions panthéistes. Burns a mieux compris ces collines moyennes; elles reparaissent volontiers dans sa poésie. Le plus souvent, comme dans sa vie, elles sont aperçues de loin:

 
Gaiement l'œil d'or du soleil
Regardait par dessus les hautes montagnes743.
 

Parfois ce sont quelques-uns des aspects sombres dont elles sont souvent revêtues. C'est l'hiver qui vient:

 
Le brouillard paresseux pend au front de la colline,
Il cache le cours assombri du ruisseau tortueux.
Combien semblent languissantes les scènes naguère si vives,
Quand l'automne passe à l'hiver l'année pâlie,
Les forêts sont dépouillées, les prairies sont brunes,
Et toute la brillante afféterie de l'été est envolée744.
 

Ou quelque orage qui éclate:

 
Abandonnés sur les collines sombres, les troupeaux errants
Fuient le farouche ouragan et s'abritent parmi les rochers.
Les ruisseaux écumants se précipitent, rougeâtres, cinglés par la pluie,
Les pluies amassées crèvent au-dessus de la plaine lointaine;
Sous la rafale, les forêts dépouillées gémissent.
 

Ou bien encore c'est un joli coin des vallons qui se trouvent au pied des derniers replis de ces hauteurs, comme dans ce charmant paysage de gorge pleine de verdure:

 
Que les terres étrangères vantent leurs bosquets de myrtes suaves,
Où les étés resplendissants répandent leurs parfums,
Bien plus cher m'est ce ravin de fougères vertes
Où le ruisseau glisse sous les longs genêts jaunes.
 
 
Bien plus chers me sont ces humbles buissons de genêts,
Où la jacinthe et la pâquerette se cachent invisibles;
Car là, marchant légèrement parmi les fleurs sauvages,
Et écoutant le linot, souvent vient errer ma Jane745.
 

La description la plus complète et la plus haute qu'il ait fait de ces régions de montagnes se trouve dans les strophes suivantes qu'on a déjà vues mais qu'on peut relire ici, au point de vue spécial qui nous occupe. C'est un joli tableau, et, pour la sincérité et la vérité des traits, bien supérieur à tous ceux de Walter Scott.

 
Ces sauvages montagnes aux flancs moussus, si hautaines et si vastes,
Qui nourrissent dans leur sein les jeunes sources de la Clyde,
Où les grouse conduisent leurs couvées à travers la bruyère,
Et le berger garde ses troupeaux en jouant sur son roseau.
Où les grouse conduisent leurs couvées à travers la bruyère
Et le berger garde ses troupeaux en jouant sur son roseau.
 
 
Ni les riches vallées de Gowrie, ni les bords soleilleux du Forth,
N'ont pour moi les charmes de ces moors sauvages et moussus;
Car là, près d'un clair ruisseau, solitaire et retiré,
Vit une douce fillette, ma pensée et mon rêve.
 
 
Parmi ces sauvages montagnes sera toujours mon sentier,
Chaque ruisseau écume dans son ravin étroit et vert;
Car là, avec ma fillette, j'erre toute la journée,
Tandis qu'au-dessus de nous, inaperçues, passent les rapides heures de l'amour;
Car là, avec ma fillette, j'erre toute la journée,
Tandis qu'au-dessus de nous, inaperçues, passent les rapides heures de l'amour746.
 

Ces plaques de mousse qui couvrent les flancs de ces montagnes, la bruyère traversée par les grouse, le berger solitaire, ces ruisseaux écumants qui ont chacun son petit ravin vert, sont des traits charmants et exacts. Mais ce tableau est unique dans Burns; c'est, avec les autres traits que nous avons cités plus haut, presque tout ce qu'il a donné sur les montagnes. Toutefois il eût été injuste de les passer sous silence.

Le vrai pays de Burns, celui qu'il a connu, pratiqué, aimé, et chanté avec sa sincérité habituelle, est la partie agricole de l'Ayrshire. Pays de culture, fait de pentes labourées et de pâturages, parsemé de fermes, avec leurs meules et leurs amas de tourbes, vrai pays de paysans, où tout sent le travail de l'homme, la herse et la charrue; d'ailleurs, très ordinaire. Seuls, les ruisseaux, plus rapides, plus bruyants sur leurs pierres, et bordés d'arbustes touffus, rappellent qu'on est près d'une contrée montagneuse et donnent du pittoresque au paysage. Ce sont eux qui en font toute la beauté. La partie du Dumfriesshire où Burns vécut plus tard n'est pas très différente. Le paysage y est un peu moins disséminé et indécis entre plusieurs cours d'eau; une rivière plus forte le coordonne, lui imprime une direction unique, une allure plus large et plus simple. Il y a moins de variété dans le détail; les lignes générales y ont un peu plus de sens et de repos. Des deux côtés cependant, c'est la campagne, gracieuse par endroits, mais vulgaire, dénuée de caractère, portant partout des traces humaines, sans avoir le sentiment intime, qui, selon la fine remarque de Washington Irving, fait le charme de la campagne anglaise747. Elle n'en possède non plus ni l'éclat de verdure, ni la richesse de végétation, ni les vaporeux horizons. Elle porte encore à présent un certain air d'âpreté, de rudesse, commun à toute l'Écosse, et que Dorothée Wordsworth avait bien noté748. Au temps de Burns, l'absence de haies et de clôtures, qui frappait tous les voyageurs anglais, la faisait plus abandonnée, tandis que des fondrières, des terres en friche, et des espaces aussi jaunes de séneçon que s'ils en avaient été semés749, lui donnaient une apparence plus misérable et plus négligée. C'est en somme la campagne pauvre de maintes de nos régions. Parmi les divers genres de paysages que lui offrait la terre d'Écosse, et alors que la côte lui en présentait un bien plus vaste, voilà le seul que Burns ait réellement compris. Voilà sur quel terrain, dans quelles limites, s'est vraiment exercé son sentiment de la nature. Il nous reste à voir jusqu'à quelle profondeur il a pénétré.

723Pétrarque. Sonnets et Canzones pendant la vie de Madame Laure. Sonnet CCV. (Traduction Francisque Reynard).
724Bossuet. Relation sur le Quiétisme. IIme section. Par 5.
725My lovely Nancy.
726Shakspeare. Love's Labour Lost, Acte IV, Scène III.
727Virgile. Georgiques.
728Voir les belles pages de John Wilson, dans ses Remarks on the Scenery of Scotland.
729Le strath est une vallée large, traversée par un cours d'eau.
730My Heart's is the Highlands.
731Voir sur Duncan Ban, le livre vraiment épris de poésie de John Stuart Blackie: The Language and Literature of the Scottish Highlands, chap. III, p. 156-187. Le poème sur le mont Ben Dorain y est cité en entier. Ce Duncan Ban, après avoir été garde-chasse dans les Highlands, avait fini par obtenir une place dans la garde civique d'Édimbourg, principalement composée de Gaëls. Il était né en 1724 et mourut en 1812. – Voir aussi, sur Duncan Ban, quelques pages de Robert Buchanan: The Hebrid Isles, p. 42-53, où Buchanan cite quelques autres pièces de lui, et le compare à Burns.
732Emerson. English Traits. XIV. Literature.
733Voir, sur cette île, le livre du duc d'Argyle: Iona, en particulier le chapitre II.
734Sur ce paysage des côtes ouest de l'Écosse, voir les Recollections of a Tour in Scotland de Dorothy Wordsworth, Third Week. – On en trouvera quelques traits essentiels et choisis par Wordsworth, dans ses Memorials of a Tour in Scotland, 1803, The Blind Highland Boy, et dans son Yarrow Revisited and Other Poems, en particulier dans la pièce Composed in the glen of loch Etive. – Pour les renseignements géologiques, voir le livre de Archibald Geikie: The Scenery of Scotland, viewed in connection with its Physical Geology, le chapitre III: The Sea and its work on the Scottish Coast Line.– On trouvera de beaux paysages dans A Summer in Skye de Alexander Smith, et quelques jolies descriptions dans A Princess of Thule de William Black. – Mais le livre qui a rendu les aspects et l'âme de cette mystérieuse côte, est le livre de Robert Buchanan: The Hebrid Isles. Il y a des pages absolument admirables et écrites par un grand poète. C'est l'ouvrage qu'il faut lire là-bas. Nous lui devons d'avoir profondément ressenti cette contrée, et nous lui gardons la reconnaissance que nous devons aux esprits qui nous ont ainsi fait un présent.
735The Vision.
736Lament written at a Time when the Poet was about to leave Scotland.
737Smiling Spring come's in rejoicing.
738Oh, open the Door.
739Behold the Hour.
740Address to the Unco' Good.
741Epistle to James Smith.
742Keats. Letter to Thomas Keats, 10-14 July 1818.
743Philis the Fair.
744The Lazy Mist.
745Caledonia.
746Yon wild mossy Mountains.
747Washington Irving. The Sketch book, Rural Life in England.
748Recollections of a Tour in Scotland, by Dorothy Wordsworth, August 22nd, et Friday, Sept. 2nd.
749La présence de cette plante frappait les voyageurs. Voir Recollections of a Tour in Scotland de Dorothy Wordsworth, August 17th, 20th, 1803.