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Robert Burns

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IV.
LES ASPECTS NOBLES DE LA VIE. – L'ÉCHO DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. – BURNS POÈTE DE LA LIBERTÉ ET DE L'ÉGALITÉ. – LA POÉSIE DES HUMBLES

On pourrait croire que le côté comique et le don d'observation familière, presque terre à terre, ont à peu près exclusivement constitué le génie de Burns. Ce serait une erreur. Il avait également, quoique à un degré moindre, le don de voir la noblesse des choses, les parties de beauté qu'offre la vie. Il pouvait dégager les éléments délicats et les moments plus purs, qui sont épars dans l'ordinaire et le laid. Il était sensible à l'aspect artistique du monde, et, à côté du puissant caricaturiste, il y avait un peintre charmant. Il importe, pour être juste, d'en marquer le mérite, et, pour ne pas être excessif, d'en marquer les limites.

C'est le don et l'application de certains poètes de dégager, de leur mélange avec le vulgaire, les traits et les instants de beauté, de les représenter comme si ces traits seuls composaient les êtres, et ces instants toute la vie. C'est le privilège de certains esprits de vivre ainsi dans une sorte de luxe et de somptuosité intérieurs. Ils produisent un monde où tout est délicat et merveilleux, où rien n'habite que la Beauté. Les œuvres de poètes comme Spenser ou Keats, par exemple, ne sont qu'un déroulement de fresques magnifiques; celle d'un poète comme Tennyson n'est qu'une collection de visions délicates et élevées. Le défaut de ces nobles artistes est qu'en épurant trop la vie, ils lui enlèvent beaucoup de sa réalité et de son action. Il y en a d'autres, moins exclusivement consacrés à ce culte et plus humains, comme Shakspeare ou Browning, chez lesquels se trouvent cependant des passages d'artistes, suspendus çà et là comme de riches tableaux. Burns est loin des uns et des autres. Pour être semblable aux premiers, il avait trop le sens de la réalité; sa gloire n'a pas à le regretter. Pour prendre rang parmi les seconds, il lui manquait non-seulement le commerce des œuvres d'art, qui est devenu un élément si important dans la composition des poètes, mais même la lecture de l'antiquité qui reste la révélatrice et l'inspiratrice du beau. La Renaissance elle-même, avec ses profusions d'éclat et son goût moins pur, lui était ignorée. Il n'était guère familier qu'avec la littérature du XVIIIe siècle, abstraite, terne, personne sage qui faisait de grandes économies de couleur, que la littérature de ce siècle-ci, comme une fille prodigue, a dépensées d'un coup. Ce n'est qu'à la fin de son séjour à Édimbourg qu'il connut Spenser463, le plus grand peintre des Anglais, et, en Angleterre, le véritable représentant du mouvement artistique de la Renaissance. C'est surtout à dater de ce moment que paraît en lui une certaine recherche du brillant et du coloris, comme dans ses jolies pièces à Miss Cruikshank. Le milieu protestant où il vécut, n'était pas fait non plus pour développer sa faculté du pittoresque. Son sens artistique est resté replié, ou tout au moins, n'a pas atteint son plein épanouissement, par manque d'un milieu favorable.

Cependant il avait une nature trop heureusement douée pour que cette aptitude à saisir dans les choses ce qu'elles contiennent de beau ne se trahît pas, en dépit de tout. Il avait, peut-être à cause de ses origines celtes, l'instinct de la couleur, du détail brillant, le goût, bien celte aussi, de la grâce dans le mouvement et des sons harmonieux. Cela passe rapidement, en simples traits, ou en courts tableaux, glisse à travers un morceau, au moment où l'on s'y attend le moins, comme on voit fuir dans l'eau «les truites tachetées d'une grêle cramoisie.464»

 
«Vous légères, joyeuses, délicates demoiselles,
Qui, sur les bords des ruisselets de Castalie,
Sautez, chantez, et lavez vos jolis petits corps.465»
 

Sa susceptibilité musicale se retrouve, brièvement aussi, dans des strophes comme celle-ci:

 
Chèrement acheté est le trésor caché
Que des sentiments délicats nous donnent;
Les cordes qui vibrent le plus suavement au plaisir,
Frémissent des plus profondes notes d'angoisse466.
 

ou encore:

 
Puisse dans ton cœur aucun sentiment grossier,
Discordant, ne troubler les cordes de ton sein;
Mais que la Paix accorde et calme ton âme suave,
Ou que l'Amour, extasié, y chante son chant séraphique.467
 

Assez naturellement, ce goût pour la Beauté se portait vers la Beauté féminine. Bien que ses poésies d'amour forment un chapitre spécial, nous pouvons cependant y choisir quelques passages où apparaît surtout le sens de la grâce extérieure. C'est certainement un artiste d'un talent très coloré, très net et très sobre, que celui qui a tracé ces jolies miniatures féminines. La première est toute en touches noires et roses:

 
Ses cheveux ruisselants, noirs comme l'aile du corbeau,
Pendent sur son cou et sa gorge.
Quelle douceur de se presser sur cette poitrine,
De mettre ses bras autour de ce cou.
 
 
Ses lèvres sont des roses humides de rosée,
Oh! quel festin est sa jolie bouche!
Ses joues ont une teinte plus céleste,
Un cramoisi encore plus divin468.
 

La seconde est dans des tons plus clairs, rien que de l'or et des blancheurs auxquelles se mêle un peu de rose:

 
Ses cheveux étaient comme des anneaux d'or,
Ses dents étaient comme l'ivoire,
Ses joues comme des lis trempés dans le vin,
À la fillette qui a fait mon lit.
 
 
Sa gorge était de la neige chassée,
Deux tas de neige si beaux à voir,
Ses membres étaient de marbre poli,
À la fillette qui a fait mon lit469.
 

On sent aussi et on a vu de reste dans sa biographie qu'il percevait la perfection de la stature et, plus encore peut-être, la grâce de la démarche et l'harmonie des mouvements. On se rappelle ces vers:

 
Ses boucles étaient comme le lin,
Ses sourcils, d'une teinte plus sombre,
Malicieusement surmontaient
Deux yeux rieurs d'un joli bleu.
 
 
Sa démarche est une harmonie,
Sa jolie cheville est un traître
Qui dénonce de belles proportions
Qui feraient qu'un saint oublierait le ciel470.
 

Il trouve, pour rendre cet aspect de la beauté, des comparaisons charmantes où il marie inconsciemment le rythme et les ondulations de l'allure à la musique, donnant ainsi la formule de la danse:

 
Aussi doucement se meuvent ses jolis membres
Que les notes de musique dans des hymnes d'amoureux;
Les diamants de la rosée sont dans ses yeux si bleus,
Où l'amour rieur nage folâtrement471.
 

Et ailleurs:

 
 
Mon amour est comme une rouge, rouge rose,
Qui est nouvellement éclose en juin;
Mon amour est comme la mélodie
Qui est doucement jouée en mesure472.
 

Peut-être le tableau le plus purement artistique qu'il ait donné est-il le suivant? On y trouve comme un reflet de l'élégance presque classique d'Allan Ramsay, dont nous avons vu des exemples. Cela est toujours sobre et bref; on n'a, pour saisir le contraste, qu'à comparer cette rapide vision de beauté aux luxuriantes descriptions de Keats quand il rencontre un sujet analogue473.

 
Sur un talus en fleurs, par un jour d'été,
Et pour l'été légèrement vêtue,
La jeune Nelly, dans sa fleur, était couchée,
Accablée par l'amour et le sommeil.
Ses yeux clos, comme des armes remises au fourreau,
Étaient enfermés dans un doux repos;
Ses lèvres, tandis qu'elle respirait son haleine embaumée,
Coloraient d'un reflet plus riche les roses;
Les lis jaillissants, doucement pressés,
Follement, gaiement, baisaient sa gorge, leur rivale…
Sa robe, ondulant un peu dans la brise,
Embrassait ses membres délicats,
Sa forme adorable, son aisance native,
Toute harmonie et grâce474.
 

Le plus souvent, ces indices sont perdus dans ses pièces ordinaires. Dans la seconde période de sa vie, il lui est toutefois arrivé de détacher complètement une scène et de s'y complaire.

Celle-ci n'a-t-elle pas l'air d'un fin tableau hollandais, familier de dessin, mais baigné d'une demi-teinte de pourpre riche, et harmonisé par la lumière?

 
Ô mon cher, mon cher rouet,
Ma chère quenouille et mon dévidoir;
De la tête aux pieds, il m'habille
Et m'enveloppe doucement et chaudement le soir.
Je m'assieds et je chante et je file,
Tandis que, bien bas, le soleil d'été descend,
Heureuse de mon contentement, de mon lait et de ma farine,
Ô! mon cher, mon cher rouet!
 
 
De chaque côté, les ruisseaux trottinent,
Et se rencontrent au-dessous de ma chaumière;
Le bouleau odorant et l'aubépine blanche
Unissent leurs bras par-dessus le bassin,
Pour abriter le nid des petits oiseaux,
Et le refuge plus frais des petits poissons;
Le soleil jette un bon regard dans la chambre
Où, joyeuse, je tourne mon rouet.
 
 
Sur les hauts chênes, les ramiers gémissent,
L'écho apprend par cœur leur triste histoire;
Les linots, dans les noisetiers des berges,
Heureux, rivalisent dans leurs chants.
Le râle de genêt dans la luzerne,
La perdrix bruyante dans la jachère,
L'hirondelle voletant autour de mon abri,
M'amusent, assise à mon rouet.
 
 
Avec peu à vendre et moins à acheter,
Au-dessus du besoin, au-dessous de l'envie,
Oh! qui voudrait quitter cet humble état
Pour tout l'orgueil de tous les grands?
Parmi leurs brillants et vains jouets,
Parmi leurs joies bruyantes et gênantes,
Peuvent-ils ressentir la paix et le plaisir
De Bessy à son rouet?475
 

Cette petite fileuse, joyeuse de son sort, qui chante en tournant son rouet, tandis que les oiseaux s'aiment, les ruisseaux s'unissent, les branches se marient, au dehors, et que le soleil regarde avec bonté dans la chambre, n'est-elle pas charmante? La moelleuse caresse de la lumière enveloppe toutes ces caresses. N'est-ce pas, surtout avec cette riche demi-teinte de pourpre, un intérieur d'un Peter de Hooch villageois?

Lorsque la réalité, généralement assez laide, le laissait échapper, Burns se trouvait plus à l'aise pour laisser jouer sa faculté d'embellir les choses et de les rendre plus légères. Quelques-unes de ses plus délicates peintures ont pour sujet des êtres fantastiques, des fées, des elfes, des esprits. Nous ne reviendrons pas sur l'apparition de la Muse, dans la Vision. Tout le commencement est plein de grâce; et la fin est d'une vraie beauté simple. Voici une jolie et lumineuse cavalcade de fées et de lutins, qui bondissent follement dans des rayons de lune, et qui font penser au cortège de Titania. C'eût été un sujet de tableau pour Sir Noël Paton476.

 
Pendant la nuit dans laquelle les fées légères
Dansent sur les dunes de Cassilis,
Ou, par les champs, dans une lumière splendide,
Caracolent sur de vifs coursiers,
Ou bien prennent le chemin de Colean,
Sous les pâles rayons de la lune,
Pour y errer et courir dans la caverne,
Parmi les rocs et les ruisselets
Et y folâtrer cette nuit-là477.
 

De même, dans les Deux Ponts d'Ayr, on voit arriver sur la rivière toute couverte de glace une troupe d'esprits.

 
Une troupe féerique apparut en ordre brillant,
Sur la rivière scintillante; ils dansaient dextrement,
Leur pied touchait si légèrement le cristal de l'eau
Que la jeune glace pliait à peine sous leurs pas478.
 

Ce cortège qui avance ainsi ne manque pas de beauté. Il fait penser à quelques-unes des processions de Spenser, bien qu'il y ait ici, cela est entendu, beaucoup moins de la pompe, de la splendeur de robes et d'armures, du déploiement d'étoffes, de la richesse d'attributs, de la majesté de défilé, de la magnificence, qui font ressembler les allégories de la Reine des Fées à des tapisseries peintes par Rubens.

 
Le Génie de la Rivière apparaît le premier,
Chef vénérable avancé en années;
Sa tête chenue est couronnée de nénuphars,
Sa jambe virile porte la jarretière nouée.
Puis, venait le couple le plus beau du cortège,
La douce Beauté Féminine, la main dans la main du Printemps;
Puis, couronnée de foin fleuri, venait la Joie Rurale,
Et l'Été, avec ses yeux ardents et rayonnants;
L'Abondance réjouissante, tenant sa corne débordante,
Menait le jaune Automne, coiffé d'épis mouvants;
Puis, les cheveux gris et blancs de l'Hiver se montraient,
Près de l'Hospitalité au front serein.
Ensuite, suivait le Courage d'un pas martial…
Enfin, la Paix, en robe blanche, couronnée d'une guirlande de noisetier,
Passait à la rustique Agriculture,
Tout brisés, les instruments de fer de la mort479.
 

Mais ce ne sont là que des indices d'une faculté qui n'a jamais trouvé sa large issue et ne s'est pas déployée dans son jeu complet. Elle ne s'est manifestée librement que dans les pièces d'amour où nous la retrouverons. Il nous suffit de montrer maintenant qu'elle existait, qu'il ne lui manquait que des occasions pour prendre tout à fait conscience d'elle-même. Ce que nous en rencontrerons encore mélangé à d'autres sujets, en venant se réunir à l'indication que nous en donnons ici, complétera l'idée qu'il est juste que nous en ayions.

C'est d'un tout autre côté qu'il faut chercher la partie noble de la poésie de Burns. C'est dans une région pour ainsi dire plus abstraite, où sont les idées morales, les sentiments généreux, les hautes aspirations. Ce poète d'une si grande puissance graphique dans la réalité ordinaire, ce peintre si pittoresque dans le comique, perd en partie ces qualités quand il s'élève. Il les remplace par une poésie fière, par des traits énergiques et une ardeur condensée de passion. L'éloquence se substitue à la représentation artistique des choses, les idées générales, les plaidoyers aux tableaux particuliers; les considérations sur la vie à la vie elle-même. C'est surtout aux idées sociales, aux sentiments humanitaires que s'attache l'esprit de Burns. Il a célébré ou réclamé la liberté, l'égalité parmi les peuples, et le secours fraternel que les hommes se doivent entre eux. Il a pris sa place dans le chœur puissant des poètes anglais qui, à la fin du dernier siècle, ont salué d'accents immortels la Révolution et ses promesses. C'est un mouvement commun qu'il faut reconstituer dans son ensemble pour comprendre la place qu'y occupe Burns et la note particulière que sa voix a donnée dans cette admirable acclamation. C'est un des plus beaux chapitres de la poésie anglaise qu'il nous faut entreprendre de retracer480.

Cette tendance humanitaire et libérale s'était manifestée d'abord dans Cowper. Cette âme timide, que la tendresse pour les malheureux rendait audacieuse, avait attaqué tous les maux que les hommes imposent aux hommes. Il avait réprouvé l'injustice sous toutes ses formes; maudit l'esclavage, l'oppression et la guerre. Son indignation lui a donné des paroles éloquentes et fortes, qui dépassent le charme familier et moyen de ses pages ordinaires. On se rappelle le passage dans lequel il souhaite une retraite dans quelque vaste solitude, sous quelque immense suite d'ombrages, où les rumeurs de l'oppression et de la fraude ne puissent l'atteindre481. Son cœur souffre du récit des outrages dont la terre est remplie. Avec douleur il se lamente de ce que le lien de la fraternité humaine est détruit, comme le lin qui se coupe touché par le feu. Hélas! l'homme enchaîne l'homme, l'écrase de travail, exige sa sueur, avec des coups que la Pitié pleure de voir infliger à une bête. Et il s'écrie, avec la simplicité sincère et l'accent personnel dont son éloquence est faite:

 

Je ne voudrais pas avoir un esclave pour bêcher ma terre, Pour me porter, pour m'éventer quand je dors, Et trembler quand je me réveille, pour toute la richesse Que les muscles achetés et vendus ont jamais gagnée! Non, toute chère que m'est la liberté, et bien que mon cœur, En une juste estimation, la prise au-dessus de tout prix, J'aimerais beaucoup mieux être moi-même l'esclave Et porter les chaînes, que de les attacher sur lui482.

Bien que ces vers aient précédé de cinq ans les premiers efforts de Wilberforce483, l'infâmie de l'esclavage était trop flagrante pour qu'on s'étonne qu'un cœur chrétien en ait été révolté. Mais Cowper alla plus loin. Il avait un sens plus précis des injustices, qui déshonorent la terre sous des formes plus acceptées. Dès 1783, il avait écrit le passage célèbre où il souhaitait et prévoyait la chute de la Bastille. Ce sont des vers importants dans l'histoire de la littérature anglaise. Ils marquent le commencement de cette poésie politique qui s'est développée, en devenant de plus en plus républicaine, à travers les œuvres de Wordsworth, de Coleridge et de Shelley, et se continue aujourd'hui, avec un caractère démocratique et socialiste, dans les œuvres de Swinburne.

 
Une honte pour l'humanité, et un opprobre plus grand
Pour la France que toutes ses pertes et ses défaites,
Anciennes ou de date récente, sur terre ou sur mer,
Est sa maison d'esclavage, pire que celle pour laquelle jadis
Dieu châtia Pharaon, – la Bastille!
Horribles tours, demeure de cœurs brisés,
Donjons, et vous, cages de désespoir,
Que les rois ont remplis, de siècle en siècle,
D'une musique qui plaît à leurs oreilles royales,
Des soupirs et des gémissements d'hommes malheureux,
Il n'y a pas un cœur anglais qui ne bondisse de joie
D'apprendre que vous êtes enfin tombés; de savoir
Que même nos ennemis, si souvent occupés
À nous forger des chaînes, sont eux-mêmes libres.
Car celui qui aime la liberté ne restreint pas
Son zèle pour son triomphe, en deçà
De limites étroites; il soutient sa cause
Partout où on la plaide. C'est la cause de l'Homme484.
 

Nobles accents et prophétiques! Curieux aussi pour nous, parce qu'ils nous révèlent combien, même à l'étranger, la sombre forteresse était considérée comme le symbole du despotisme. Lorsqu'on entend le doux poète s'écrier: «Il n'y a pas un cœur anglais qui ne bondisse de joie d'apprendre que vous êtes enfin tombés», et mettre dans ces mots un ton de haine, lui qui était si incapable de haïr, on se rend mieux compte du mouvement d'enthousiasme qui a salué chez nous l'écroulement de ces murs exécrés.

Cowper a été plus loin encore. Il a compris l'unité de la race humaine, la fraternité des hommes, le sentiment qu'un même sang coule dans nos veines et nous fait de la même famille. C'était là un thème nouveau en poésie. Il devait grandir et fournir à des poètes, dont les âmes se formaient alors, et que peut-être ces accents nouveaux formèrent pour leur part, d'amples et splendides motifs de poésie. Mais ni dans Wordsworth, ni dans Shelley, cette idée ne devait prendre une forme plus pressante, plus anxieuse de convaincre. Ce sont parmi les plus tendres vers de Cowper. Il y passe un reflet de sa tendresse pour sa mère; et son amour pour les hommes en prend un air de fraternité émue. Il faut lire les vers qu'il adressait au portrait de cette mère, cinquante-trois ans après qu'elle fut morte, et savoir combien son souvenir était resté profond dans son cœur485, pour comprendre quelle chose sainte et sacrée pour lui c'était de dire qu'il avait puisé la charité dans le lait dont il avait été nourri.

 
Que nous est le monde?
Beaucoup. Je suis né d'une femme et j'ai tiré un lait
Doux comme la charité, à des mamelles humaines.
Je pense, j'articule, je ris et pleure,
Je remplis toutes les fonctions de l'homme.
Comment donc pourrions-nous, moi et n'importe quel homme vivant,
Être étrangers l'un à l'autre? Percez ma veine,
Prenez au flot cramoisi qui y suit ses méandres,
Et interrogez-le. Appliquez votre loupe,
Examinez-le, et montrez que ce n'est pas un sang
Semblable au vôtre, et s'il est tel,
Quelle lame de subtilité peux-tu supposer
Assez affilée, tout savant et habile que tu sois,
Pour couper le lien de fraternité par lequel
Un créateur commun m'a lié à l'espèce?486
 

Toutes les grandes lignes de la poésie sociale moderne se trouvaient donc indiquées dans Cowper. Il ne faut ménager ni le respect, ni l'admiration pour celui qui, à force de sincérité et de tendresse, a découvert des accents nouveaux, et préludé à la puissante poésie qui, en Angleterre, a acclamé notre siècle.

Mais il est permis de remarquer que, pour l'inspiration humaine, Cowper n'est pas encore un poète moderne. Son inspiration est toute religieuse; il parle en croyant plutôt qu'en homme; c'est plutôt un fidèle d'une Église qu'un citoyen du monde. C'est à travers Dieu et en Dieu qu'il aime les hommes. On pourrait prendre, comme l'exposé fidèle de sa doctrine de charité, le passage où la prose de Bourdaloue touche à la poésie. «Je puis et je dois considérer ce vaste univers comme la maison de Dieu, et tout ce qu'il y a d'hommes dans le monde comme une grande famille dont Dieu est le père. Nous sommes tous ses enfants, tous ses héritiers, tous frères et tous, pour ainsi parler, rassemblés sous ses ailes et entre ses bras. D'où il est aisé de juger quelle union il doit y avoir entre nous, et combien nous devenons coupables quand il nous arrive de nous tourner les uns contre les autres jusque dans le sein de notre Père céleste487». Il y a une grande différence entre cette façon d'aimer les hommes à cause de Dieu, et les aimer pour eux-mêmes. Nous ne touchons pas encore au sentiment de la solidarité humaine, qui est le fondement le plus solide, et peut-être le seul, de la morale de notre siècle. Les accents se ressemblent, car la bonté est un sommet, où l'on se rencontre de quelque côté qu'on y parvienne. La route qui y a conduit Cowper était sur un autre versant que celui qui donne sur notre société actuelle.

À un autre égard, la différence de point de vue est plus importante. Cowper appartenait à une secte fervente, mais sombre et dure. Il avait vécu sous la direction de John Newton dont le tempérament absolu et violent en exagérait encore l'esprit. La menace puritaine obscurcit toute sa vie, et le fit mourir, lui qui avait été la douceur et l'innocence mêmes, dans l'angoisse, dans une inexprimable épouvante de la damnation. À ses yeux, la nature humaine et ce monde étaient irrémissiblement corrompus. Tout était flétri et écrasé par la colère divine; l'univers entier roulait dans la malédiction. Les efforts de l'homme pour altérer sa condition étaient inutiles et méprisables. Cette vue décourageante devait fermer à Cowper certains aspects de la vie. Elle l'empêchait en premier lieu de s'intéresser aux mouvements politiques. Qu'est la vaine poussière des agitations humaines devant l'inexorable problème de la mort éternelle? Bien qu'il ait vécu jusqu'en 1800, le tonnerre de la Révolution française n'a pas eu d'écho dans son œuvre. C'était un mouvement trop purement humain, trop rationaliste, pour qu'il le comprît.

C'est une autre conséquence de la même préoccupation surnaturelle, qu'il n'a pas compté parmi les croyants au progrès, parmi ceux qui voient des lueurs dans l'avenir. Il était plutôt porté à considérer le monde comme caduc et condamné. Le terme de ce globe ne lui semblait pas éloigné, et les cataclysmes terrestres qui ont marqué la fin du dernier siècle n'étaient que les avertissements de la destruction suprême488.

 
… Un monde qui semble
Tinter le glas de sa propre mort,
Et, par la voix de tous ses éléments,
Prêcher la destruction générale489. Quand les vents
Furent-ils lâchés avec une telle mission de détruire?
Quand les vagues ont-elles si hautainement franchi
Leurs anciennes barrières, pour inonder la terre ferme?
Des feux au-dessus de nous, des météores sur nos têtes,
Effrayants, sans exemple, inexpliqués,
Ont allumé des signes dans les cieux, et la vieille,
La caduque Terre a eu ses accès de tremblement
Plus fréquents, et a perdu son repos accoutumé.
Est-ce l'instant de lutter quand les supports
Et les piliers de notre planète semblent manquer;
Et la Nature, avec un œil voilé et morne,
Attendre la fin de tout?490
 

Il était, on le voit, loin de l'idée moderne d'un progrès infini, sans cesse réalisé par le constant effort de l'Humanité qui subjugue la Nature et s'améliore elle-même.

Il avait bien prédit, il est vrai, qu'un repos viendrait pour ce globe si longtemps travaillé par le mal, le sabbath promis à la Terre491. La harpe des prophéties l'annonçait. Dieu descendrait dans son chariot, sur un chemin d'amour. La malédiction du chardon serait rappelée. La terre, de nouveau, serait riante de sa première abondance. Les animaux vivraient dans la concorde du Paradis Terrestre. Le globe éclaterait d'harmonie, et toutes choses remonteraient à leur perfection originelle. Ce n'est là qu'une vision religieuse et un rêve de l'Apocalypse. Cela n'a aucun rapport avec l'idée du progrès sortant de l'humanité. Les critiques qui revendiquent pour Cowper l'honneur d'avoir le premier exprimé cette idée n'ont pas assez remarqué qu'elle était incompatible avec sa doctrine. Il y avait en lui lutte entre les aspirations de son généreux esprit et sa théologie. Celle-ci l'a tenu à l'écart de la conception moderne de la vie, et l'a empêché d'être un des interprètes de la forme de vérité ou tout au moins d'espérance sur laquelle vit l'humanité présente. Dans l'étude de l'homme comme dans celle de la nature, il n'a été moderne que sur le terrain de l'observation particulière et personnelle, parce que là son âme seule agissait. Dès qu'il a tenté de généraliser, il a été retenu dans un système vieilli et étroit.

Mais, pendant que Cowper se débattait dans les entraves d'une théologie dure, des âmes plus libres et plus ouvertes arrivaient. Au moment où la Task fut publiée, en 1785, Wordsworth avait quinze ans; Walter Scott, quatorze; Coleridge, treize; Southey, onze; Walter Savage Landor en avait dix. Cette génération reprit le mouvement de Cowper, là où celui-ci l'avait abandonné. Ces jeunes âmes étaient hantées de visions merveilleuses et confuses. Elles souhaitaient le Progrès infini, la Liberté, la chute du Despotisme, l'abolition des souffrances dont la source est humaine. Elles portaient en elles l'attente d'un âge meilleur, d'un âge d'or. Ce n'était plus l'arrivée d'une apparition divine, c'était l'œuvre de l'humanité, le triomphe de la justice par la Raison, du progrès accompli par l'effort de tous. Cette espérance était comme un malaise, elle faisait souffrir comme un rêve dont les contours flottants rendent la beauté douloureuse.

La Révolution française éclata. Jamais une aurore n'a transformé plus soudainement des vapeurs indécises en étendards de pourpre, n'a changé plus vite un crépuscule en triomphe. Toutes ces aspirations, ces désirs, ces souhaits, qui flottaient dans ces jeunes vies, prirent une forme, une couleur et une beauté. Cette jeunesse éprise d'un idéal indéterminé sentit le jour se faire en elle, et les pressentiments qu'elle portait s'éclairer, se former en éclatants espoirs. Les âmes s'emplissaient de lumière et devenaient radieuses. Rien ne peut rendre l'impression magnifique, le frisson grandiose qui passa dans les cœurs les plus généreux du pays. Ce qu'ils avaient rêve était là! L'aurore était là! L'aurore de la Justice et de la Paix! Ce fut un cri d'admiration et de foi, un transport d'enthousiasme. Tous les poètes éclatèrent en un chœur de triomphe:

 
L'Europe en ce moment frémissait de joie,
La France était debout sur la cime d'heures dorées,
Et la Nature humaine semblait naître à nouveau492.
 

Ce fut un moment unique et superbe. Ceux qui y vécurent n'en purent jamais parler sans émotion, sans un retour de l'ancienne ivresse. Wordsworth s'écriait plus tard:

 
Ô plaisant exercice d'espérance et de joie!
C'était un bonheur de vivre dans cette aurore,
Et être jeune alors, c'était le ciel même!..
Ce n'étaient pas seulement les lieux favorisés, mais la Terre entière
Qui portait la beauté de la promesse, la beauté qui met
La rose entre-éclose au-dessus de la rose pleine-éclose.
Quel tempérament à cette vue ne s'éveilla pas
À un bonheur inattendu? Les inertes
Furent excités; les natures vives, transportées493.
 

C'est dans Wordsworth, le suprême poète de cette époque, qu'il faut retrouver les mouvements dont les cœurs furent remués. Je ne connais pas de plus admirable poésie, de plus élevée, de plus virile, de plus humaine, que toute la partie du Prélude où Wordsworth raconte ses sentiments pour la Révolution Française. Ce sont de superbes pages d'histoire, palpitantes du souffle de ces temps, d'une ampleur épique, les plus belles, les seules qu'on ait écrites à la taille de cette puissante tragédie. Quelques pages du Roman de Quatre-Vingt-Treize donnent l'idée de ces âmes haussées au-dessus d'elles-mêmes et grandissant avec l'orage; mais c'est avec quelque chose de théâtral. Il y a plus de simplicité, de vérité dans Wordsworth. C'est une lecture inoubliable.

Il était naturellement républicain et lui-même en a donné les raisons. Il avait été élevé dans une région pauvre, où tout le monde vivait dans une simplicité et dans une égalité antiques. Son séjour à l'Université, où les distinctions sont ouvertes à tous, où les règles académiques ont quelque chose de républicain, avait laissé grandir ces premières impressions. L'influence puissante de la Nature, sa vaste égalité, la liberté de ses montagnes, les avaient encore fortifiées494. À son premier voyage en France, il débarqua à Calais, la veille du grand jour de la Fédération495. Avec un ami, le bâton à la main, il poursuivit sa route à travers des hameaux et des villes, ornés des restes de cette fête, de fleurs qu'on laissait se faner aux arcs triomphaux ou aux guirlandes des fenêtres. Partout il trouva la bienveillance et la joie se répandant, comme un parfum quand «le printemps n'a pas laissé un coin du pays sans le toucher». Il vit, sous l'étoile du soir, les danses de la liberté. Il but avec les délégués qui revenaient de «ces grandes fiançailles nouvellement célébrées, dans leur capitale, à la face du ciel» et son cœur s'écria:

 
Honneur au zèle du patriote!
Gloire et Espoir à la Liberté qui vient de naître!
Salut aux puissants projets du siècle!
Glaive infaillible que la Justice manie,
Va et prospère, et vous, feux vengeurs,
Élevez-vous jusqu'aux plus hautes tours de l'Orgueil,
Animés par le souffle de la Providence irritée!496
 

Quand il revint, il entendit le fifre de la guerre qui remuait joyeusement toutes les âmes, «comme le sifflet du merle, dans un bois qui éclate en bourgeons», et il vit les armées du Brabant, en route vers la bataille, pour la cause de la Liberté497. Ces premières émotions si pures et si radieuses couronnèrent ses dispositions républicaines. Il fut gagné à la Révolution Française.

«Il n'y a pas de cœur anglais qui ne bondisse de joie, en apprenant que vous êtes tombées», avait dit Cowper aux murailles de la Bastille. La Bastille s'écroula. Voici comment Wordsworth salua ce que son prédécesseur avait prédit. C'est une magnifique explosion de lyrisme contenu. La traduction ne saurait rendre le mouvement croissant, la ferveur profonde de ce morceau, et cependant, il est, à travers tout, vivant; il palpite d'une allégresse que rien ne peut entièrement effacer. L'élan d'espérance qui sortit de cette chute est admirable, et éclate en un des hymnes les plus puissants que la poésie ait jamais chantés.

463To William Dunbar, April 30th 1786.
464Tam Samson's Elegy.
465Epistle to Dr Blacklock.
466Poem on sensibility.
467To Miss Graham of Fintry.
468Her Flowing Locks.
469The Lass that made the Bed to me.
470She says she lo'es me best of a'.
471My Lady's Gown, there's Gairs upon it.
472A red, red rose.
473Voir les riches tableaux d'Endymion.
474Blooming Nelly.
475Bess and her spinning wheel.
476Les deux curieux tableaux de Sir Noël Paton, à la National Gallery d'Édimbourg, représentant Le Songe d'une nuit d'été, d'une invention si ingénieuse et si touffue.
477Halloween.
478The Brigs of Ayr.
479The Brigs of Ayr.
480On peut lire sur ce mouvement le beau livre de M. Stopford Brooke, Theology in the English Poets.
481Cowper. The Task; The Time-Piece, vers 1-2-5.
482Cowper. The Task; The Time-Piece, v. 29-36.
483C'est en 1788 que Wilberforce commença sa grande lutte pour l'abolition de l'esclavage, en 1789, qu'il proposa cette mesure à la Chambre des Communes où il rencontra une opposition formidable. L'émotion fut grande à Londres; Wordsworth l'avait partagée. Il dit au livre x de son Prélude: Il me plut davantageDe demeurer dans la grande Cité, où je trouvaiL'air général encore troublé de l'agitationDe ce premier assaut mémorable tentéPar une puissante levée de l'humanitéContre les trafiquants de sang nègre;Effort qui, bien que vaincu, avait rappeléAux esprits de vieux principes oubliés,Et, à travers la nation, répandu une chaleur nouvelle.De sentiments vertueux.
484Cowper. The Task; The Winter Morning Walk, vers 379 et suivants.
485Cowper. On the Receipt of my Mother's Picture out of Norfolk.
486Cowper. The Task; the Garden, v. 195-209.
487Bourdaloue. Pensées sur divers sujets de Religion et de Morale; De la charité chrétienne et des amitiés humaines.
488Voir, avec des conclusions différentes, mais inspiré par les mêmes catastrophes, le poème de Voltaire Sur le désastre de Lisbonne.
489Allusion aux calamités de la Jamaïque (note de la Globe Edition).
490Cowper. The Task; the Time Piece, v. 53-65. Ces derniers vers, dit la Globe Edition, font allusion au brouillard qui a couvert l'Europe et l'Asie, pendant tout l'été de 1783.
491Cowper. The Task; the Winter Walk at Noon. Lire les vers de 729 à 817.
492Wordsworth. The Prelude, Book vi.
493Wordsworth. The Prelude, Book XI.
494Voir The Prelude, Book IX.
495Voir tout ce beau voyage de Wordsworth, si plein d'enthousiasme et du frémissement de tous, The Prelude, Book VI.
496Wordsworth. The Prelude, Book VI.
497Wordsworth. The Prelude, Book VI, les derniers vers.