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Robert Burns

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Ne nous y méprenons pas, ce don de l'humour est un des plus grands que puisse avoir un écrivain. C'est presque une marque de génie. À mettre les choses au moins, c'est quelque chose qui s'en rapproche, qui y ressemble, qui en contient une parcelle. Carlyle a dit que c'était la pierre de touche du génie351. Mais Carlyle aime à lancer des aphorismes, dont la vérité qu'ils contiennent est affaiblie parce qu'ils prétendent contenir toute la vérité. Il est incontestable qu'il y a eu des génies, comme Milton et Wordsworth, bien pauvres en humour. Coleridge, dont les jugements foudroyaient moins les choses et les pénétraient davantage, a dit avec plus de mesure et de justesse: «Les hommes d'humour sont toujours, en quelque degré, des hommes de génie.352» C'est qu'en effet il rentre dans l'humour la faculté de percevoir directement la vie, de représenter la réalité, le don d'objectivité. C'est une des aptitudes les plus rares en littérature: le travail ni l'étude ne la fournissent, et le talent n'y atteint pas. Aussi étroit que soit le champ des vrais humoristes, ils sont gens de génie dans leur coin. Sans parler des grands comme Shakspeare, Cervantès, Rabelais, Molière, quel autre mot appliquer à Swift, à Sterne, à Dickens? Et si, pour d'autres comme Goldsmith et Charles Lamb, ce mot semble trop large, combien de termes n'usera-t-on pas pour approcher de la même idée? On dira qu'ils ont du charme, quelque chose d'original, d'inimitable, un je ne sais quoi de particulier. Ne ferait-on pas mieux de dire qu'ils ont un peu de génie, une parcelle, aussi peu que ce soit. Il y a dans leur œuvre, aussi chétive qu'elle puisse être, une essence qui ne se laisse définir qu'ainsi. Ils sont eux parce qu'ils ont vu la vie pour leur propre compte.

Aussi, les humoristes sont-ils des créateurs, et les plus grands d'entre eux ont eu naturellement recours au roman et au théâtre.

III.
QUE LE GÉNIE DE BURNS ABOUTISSAIT AU THÉÂTRE

Burns portait en lui le même besoin. On peut dire qu'il y avait en lui un auteur dramatique qui a vainement essayé de se faire jour à travers des circonstances défavorables, mais qui n'a pas cessé de le tenter.

Il en possédait le premier don: le goût de l'observation morale, la pénétration dans les caractères, le coup d'œil aigu et entrant qui discerne, à chaque instant, les ressorts secrets et leur jeu dissimulé, qui voit derrière les actes les motifs, et derrière les paroles les intentions.

Il s'était fait du discernement des hommes une étude spéciale et avait commencé par s'appliquer à se connaître lui-même. C'était pour lui un des premiers devoirs d'un homme. «Ce fut toujours mon opinion que les grandes et malheureuses fautes et erreurs, au point de vue rationnel aussi bien que religieux, dont nous voyons des milliers d'hommes se rendre chaque jour coupables, sont dues à leur ignorance ou à leur fausse notion d'eux-mêmes. Me connaître moi-même avait toujours été mon étude constante. Je me pesais seul; je me mettais dans la balance avec les autres; je guettais tous les moyens de reconnaître combien de terrain j'occupais comme homme et comme poète; j'étudiais assidûment le dessein de la nature, là où elle semblait en avoir eu un, les diverses lumières et ombres de mon caractère.353» Sa conduite et ses œuvres montrent qu'il se connaissait bien. C'est grâce à cette pleine et stable appréciation de lui-même qu'il avait été si ferme et si digne à Édimbourg. Sa correspondance est constamment remplie de l'analyse de ses sentiments, et les lettres à ses amis contiennent beaucoup plus de récits intérieurs qu'extérieurs. Quand il a parlé de lui-même dans ses vers, il l'a fait avec une justesse et une franchise telles qu'en dernière analyse on est obligé d'y recourir, de les citer comme les jugements les plus définitifs qu'il y ait encore sur lui.

Il portait sur les autres la même application, et en eux la même pénétration. Il devait ce penchant à son père. Il disait que celui-ci, dans ses longues années de vie errante, coupée de séjours çà et là, avait ramassé une grande provision d'observation et d'expérience, auxquelles il devait presque toutes ses propres prétentions à la sagesse. Il avait, ajoutait-il, «rencontré peu d'hommes qui comprissent aussi bien les hommes, leurs façons et leurs voies.354» Il avait commencé de bonne heure à faire son métier d'observateur, à regarder les visages; à en démêler l'expression; à rebâtir, sur quelques indications des traits ou du costume, le caractère entier et la vie précédente; à s'attacher à un homme qu'on suit à travers les groupes et dont on pressent les gestes et les paroles; à s'égarer et à s'oublier dans les foules, les yeux mi-clos, afin d'atténuer l'effort du regard et d'empêcher que les gens ne se sentent observés. Attrayante occupation, si l'on ne discernait, sur tant de visages, des indices de maladie ou des traces de chagrin! Dès la ferme de Lochlea, il écrivait à son maître Murdoch: «J'oublie que je suis un pauvre diable insignifiant qui se promène obscur et ignoré par les foires et les marchés, lorsqu'il m'arrive d'y lire une page ou deux du Genre Humain, et de saisir les manières vivantes, au fur et à mesure qu'elles naissent, tandis que les hommes d'affaires me bousculent de tous côtés comme un encombrement en leur chemin.355» Et c'était sciemment, avec une sorte de parti pris et de dilettantisme curieux, que déjà il étudiait les hommes, car, dans cette même lettre, il disait ces paroles encore plus singulières chez un jeune paysan de vingt-quatre ans à peine: «Je me fais l'effet d'un être envoyé dans le monde pour voir et observer; je m'arrange volontiers avec le filou qui me vole mon argent, s'il y a en lui quelque chose d'original qui me montre la nature humaine sous un jour différent de ce que j'ai vu. La joie de mon cœur est d'étudier les hommes, leurs mœurs, et leurs façons, et, pour ce sujet favori, je sacrifie joyeusement toute autre considération356.» Il était, au milieu des lourdes natures qui l'entouraient, fier de ses pouvoirs d'observation et de remarque. Lorsqu'il était tombé à Édimbourg au milieu d'un autre monde, et qu'il s'était trouvé mélangé à des classes d'hommes bien différentes et toutes nouvelles pour lui, il était encore tout attention à en saisir les manières357. Le journal qu'il avait commencé s'ouvre par ces mots: «Comme j'ai vu beaucoup de vie humaine à Édimbourg et un grand nombre de caractères qui sont nouveaux pour quelqu'un qui a été comme moi élevé dans les ombres de la vie, j'ai pris la résolution de fixer mes remarques sur le champ358.» Et plus loin: «J'esquisserai tous les caractères qui me frapperont de quelque façon359.» À la suite de ces déclarations se trouvent les portraits exacts et précis de Blair, de Dugald Stewart, de Robertson, de Greenfield, et de Creech360. Plus tard, lorsqu'il entra à l'Excise, il écrivait qu'un des avantages de sa nouvelle position était la connaissance qu'elle lui donnait des diverses nuances des caractères humains361. Il ne perdait aucune occasion de se trouver au milieu des foules et de les observer. À un moment d'élections, il écrivait à un de ses amis, prévôt de Lochmaben: «Si vous pensez avoir une réunion dans votre ville, un jour où les ducs, comtes, et chevaliers, font leur cour aux tisserands, tailleurs, et savetiers, j'aimerais à le savoir deux ou trois jours à l'avance. Je me soucie de la politique comme des trois sauts d'un roquet, mais j'aimerais voir une pareille exhibition de nature humaine362

 

Il est évident que cette observation intérieure l'attirait plus que toute autre. Partout et toujours, il cherchait le personnage humain. C'était presque la seule chose qu'il notât. Dans ses voyages, il est moins frappé par l'aspect pittoresque du pays ou même par les souvenirs historiques que par les caractères qu'il rencontre. Les journaux de ses tours sur les Borders et dans les Highlands se composent presque uniquement de remarques sur les personnes, et de courtes esquisses de caractères tracées en quelques mots. On trouve constamment des notes comme celles-ci: «Le vieux M. Ainslie, un caractère peu commun; ses manies: l'agriculture, la physique et la politique363». – «Un M. Dudgeon, poète à ses moments, un digne et remarquable caractère, pénétration naturelle, beaucoup de connaissances, quelque talent, une extrême modestie364». – «Mrs Brydone, une femme très élégante de personne et de manières; les tons de la voix remarquablement doux365». – «M. Scott, exactement le corps et le visage qu'on prête d'ordinaire à Sancho Pança, très sagace dans les affaires de fermage; assez souvent il rencontre ce qu'on pourrait appeler une solide idée plutôt qu'une idée spirituelle366». Et ainsi de suite à travers tout son journal. Les impressions qu'il note le soir sont toujours des aperçus et des esquisses de caractères. Quelquefois on sent qu'il a cherché sans bien rencontrer; il s'est trompé, il en éprouve un léger dépit et il retient l'observation. «Un cousin du propriétaire, un individu dont l'aspect est pareil à celui qui m'a abusé dans un gentleman à Kelso, et qui m'avait déjà trompé plus d'une fois: un corps et un visage heureux et beaux, qui portent à leur prêter des qualités qu'ils n'ont pas367». Il ne se prononce pas cependant à la légère. Il lui faut quelque temps pour examiner et pénétrer son sujet, sinon, il préfère y renoncer: «Vu une course de chevaux et fait visite à un ami de Nicol, un bailli Cowan dont je connais trop peu de chose pour essayer son portrait368». Quelquefois il ne sait à quoi se prendre pour fixer un caractère. «Dîne avec le prévôt Fall, un marchand notable et un personnage très respectable, mais qu'on ne peut décrire, parce qu'il n'offre pas de traits marqués369». Le déchiffrement si difficile des hommes avait été chez lui une occupation constante, et était devenue une habitude. Partout où il allait, il notait les âmes, comme d'autres prennent des paysages ou des récits.

Afin d'arriver au fond de chaque homme, il avait vu qu'il faut le dépouiller des titres, des honneurs, des richesses, de tout ce qui le cache et recouvre, écarter tout l'attirail étranger, pour pénétrer jusqu'à lui et, selon le mot de La Bruyère, «le voir sans ce grand nombre de coquins qui le servent et ces six bêtes qui le traînent370». Il s'était, du premier coup, attaché à cette méthode, plus difficile, pour dire vrai, à appliquer qu'à découvrir. Il se piquait d'y avoir réussi: «J'estime les différents acteurs dans le grand drame de la vie, uniquement d'après la façon dont ils remplissent leur rôle. Je peux regarder un duc qui n'est qu'un misérable avec un mépris sans restriction, et je puis considérer un honnête balayeur de rues avec un sincère respect371.» Il aurait dit avec Montaigne: «Il ne faut pas estimer un homme tout enveloppé et empaqueté; qu'il se présente en chemise372». Il n'y avait pas de qualité qu'il estimât davantage chez les autres que cette poigne du coup d'œil qui saisit un individu, le déshabille et l'expose tel qu'il est. Il admirait beaucoup Dugald Stewart, et il y avait, chez cet homme aimable et sage, un grand nombre de qualités également admirables. Mais d'elles toutes, c'est celle-ci qu'il retire toujours et qu'il place en avant: «Des choses extérieures, des choses totalement étrangères à l'homme, se glissent dans le cœur et les jugements de presque tous les hommes, sinon de tous. Je ne sais qu'un seul exemple d'un homme qui considère pleinement et vraiment «le monde entier comme un théâtre et tous les hommes et les femmes comme de simples acteurs373», et qui n'estime ces acteurs, les dramatis personæ, qu'ils édifient des cités ou qu'ils plantent des haies, qu'ils gouvernent des personnes ou surveillent des troupeaux, que selon qu'ils remplissent leurs rôles374.» Il y revient à plusieurs reprises375. On comprend cet enthousiasme. Il était, sous ses habits de paysan et dans sa vie obscure, un des quelques individus supérieurs de son époque. Il devait souffrir, et avait plus d'une fois souffert, d'être traité d'après son costume grossier et son nom de paysan. Mais son cœur conservait un sourire et une gratitude aussi profonde que son orgueil pour celui qui avait vu en lui une âme humaine de premier ordre, et l'avait traité en ami.

Quand il avait écarté les oripeaux, et ainsi mis à nu les hommes véritables, cachés derrière les personnages sociaux, il estimait les caractères en eux-mêmes. Pour les apprécier, il les décomposait, et les réduisait à leurs principaux éléments constitutifs. Il dégageait la faculté maîtresse, comme on dirait aujourd'hui, groupait les parties constituantes, dans leurs proportions. Il les notait, pour ainsi dire, avec leurs coefficients, dans une sorte de formule chimique. En parlant de Dugald Stewart, il dit: «Je crois que son caractère, partagé en dix parties, se divise ainsi: quatre parties Socrate, quatre parties Nathaniel, et deux parties le Brutus de Shakspeare376». En parlant d'une jeune fille rencontrée sur les Borders: «Elle unit trois qualités qu'on trouve rarement ensemble: une pénétration aiguisée et solide; de l'observation et de la remarque malicieuse et spirituelle; et la modestie féminine la plus douce et la moins affectée377». De son libraire Creech: «Le personnage que je mentionnerai ensuite, mon digne libraire, M. Creech, est un caractère étrange et multiple. Ses passions dominantes, du côté gauche, sont: une extrême vanité et quelques-unes des plus innocentes modifications de l'égoïsme378

 

Pour atteindre les esprits, on voit qu'il s'était attaché à l'étude des visages, si difficile et si attirante. Trouver quelque ordre dans la confusion toujours mouvante de physionomies innombrables; discerner les analogies inconnues qui rassemblent et assortissent les traits autour de certains types; reconnaître «ce rapport secret des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et l'air de la personne»; découvrir ou tout au moins démêler la signification des traits, les rapports de leur forme avec certains caractères, et de leur jeu avec certains sentiments; saisir çà et là sur des physionomies des indications qui serviront à en interpréter d'analogues, mais de plus enveloppées; deviner par l'expression permanente des traits, les habitudes d'un esprit, et par leur expression présente, ses mouvements; demander aux rides elles-mêmes des renseignements et des confidences; chercher dans tout des signes imperceptibles, et comme les lettres éparses d'un alphabet mystérieux et infini qui donnerait la clef et la lecture des âmes; voilà ce que suppose un pareil examen. Travail incroyablement délicat qui demande la finesse des organes et la rapidité de pénétration, et en même temps immense. La science commence à peine à y toucher avec hésitation. Les observations des poètes et des peintres en donneraient les éléments, s'il n'était tellement complexe qu'il devient indécomposable, comme les opérations de l'instinct, et que ses résultats restent toujours personnels et intransmissibles.

Burns, inconsciemment sans doute, s'y était appliqué. Il est facile de se rendre compte de l'attention avec laquelle il regardait les faces humaines, à la façon dont il les décrit. «Miss Lindsay, une aimable fille et de belle humeur, un peu courte, et de l'embonpoint, mais belle et extrêmement gracieuse; d'admirables yeux couleur de noisette, pleins d'animation, et brillants d'un délicieux éclat humide, un tout ensemble attirant, qui annonce qu'elle appartient au premier rang des âmes féminines379». Et cette autre étude, plus fine encore et d'un si joli coloris, d'un autre visage de jeune fille: «De Charlotte, je ne puis parler en termes ordinaires d'admiration; elle est non seulement belle, mais adorable. Sa forme est élégante, ses traits ne sont pas réguliers, mais ils ont au plus haut point le sourire de la douceur et la bienveillance tranquille de la bonne humeur; sa complexion, maintenant qu'elle a recouvré sa santé habituelle, est aussi belle que celle de Miss Burnet. Après notre promenade à cheval, jusqu'aux chutes, Charlotte était exactement comme la maîtresse de Dr Donne:

 
«Son sang pur et éloquent
Parlait sur ses joues, et agissait si visiblement
Qu'on aurait presque dit que son corps pensait.»
 

Ses yeux sont fascinants, à la fois expressifs de bon sens, de tendresse, et d'un noble esprit380». Et qu'on ne croie pas que ce fût seulement de jeunes et aimables visages qu'il regardait de si près. Il mettait peut-être quelque complaisance à les décrire, mais il observait aussi les autres. Il rencontre Neil Gow, célèbre joueur de violon populaire: «Neil Gow joue: un corps des Hautes-Terres, court et solidement bâti, avec des yeux grisâtres éclairant son front honnête et sociable, une face intéressante, dénotant beaucoup de jugement, une ouverture de cœur bienveillante, mêlés à une simplicité qui ignore la défiance381». On voit ainsi qu'il dégageait sur les visages qu'il observait l'expression marquante et caractéristique, celle qui y est mise par la continuité des mêmes préoccupations, ce qu'un physionomiste moderne appelle l'expression de profession. «Mrs Scott, tout le jugement, le goût, l'intrépidité de face, la décision hardie et critique, qui caractérisent généralement les femmes auteurs382».

La plus grande preuve surtout du soin avec lequel il étudiait les figures, c'est qu'il les retenait, qu'il les rapprochait, qu'il les comparait, les classait en quelque sorte, retrouvait des traits communs, des ressemblances d'expression, des airs de famille et des affinités sur des physionomies diverses. «Une vieille dame de Paisley, une Mrs Dawson ressemble à la vieille lady Wauchope, et plus encore à Mrs C. – sa conversation déborde de jugement solide et de remarques justes, mais, comme elles, un certain air d'importance et une duresse383 dans l'œil semble indiquer, comme la brave femme d'Ayrshire l'observait de sa vache, que «elle a ses idées à elle384». À chaque instant, ce travail de rapprochement se faisait dans son esprit: «Mr Grant, ministre à Calder, ressemble à Mr Scott d'Inverleithen385». – «Mr Ross, un charmant homme, ressemble au professeur Tytler386». – «Miss Ben Scott, ressemble à Miss Greenfield387». – Mrs Monro, jeune femme aimable, raisonnable et douce, ressemble beaucoup à Mrs Greenson388». Et ailleurs, en parlant d'une jeune fille: «J'ai rarement vu une ressemblance aussi frappante qu'entre elle et votre petite Beenie, particulièrement la bouche et le menton389». Il n'y a pas, je crois, de plus forte preuve du soin avec lequel on regarde, que ces analyses de visages; et c'est en même temps une chose curieuse de voir que les grands observateurs se rencontrent dans leurs procédés et leur méthode. «Pour garder facilement le souvenir d'un visage, il faut d'abord comparer dans beaucoup de têtes, la bouche, les yeux, le nez, le menton, la gorge, le cou et les épaules et faire des comparaisons390». Ces lignes sont de Léonard de Vinci.

Il se flattait de connaître les caractères et de les juger impartialement. Quand il lui arrivait de se tromper, il avait l'air d'en ressentir de la vexation: «Étrange! comme nous sommes disposés à nous laisser aller à nos préjugés, dans nos jugements sur les autres. Même moi qui me pique de mon habileté à distinguer les caractères… la peu commune valeur de Mrs. K. m'avait échappé391.» Le fait est qu'il était arrivé à une sûreté et à une promptitude de jugement remarquables. Rien n'est plus curieux, à cet égard, que les journaux de ses deux tours des Borders et des Highlands. Ils tiennent au large dans une dizaine de pages; ce sont des notes rapides, prises le soir en quelques lignes, souvent en quelques mots. Ce qu'il y a d'observations humaines, de portraits, de caractères saisis rapidement et fixés d'un trait, est véritablement incroyable. Nous avons fait le relevé des personnes qu'il a ainsi observées, pénétrées et peintes, en une seule rencontre et du premier coup d'œil; il n'y en a pas moins d'une centaine.

Et quelle variété! Il y a des fermiers, fermiers amateurs et gros fermiers; des clergymen de diverses espèces, les uns âgés et vénérables, d'autres bruyants, d'autres tristement adonnés au défaut clérical du calembourg; il y a des marchands, des officiers de vaisseau, un prévôt de ville, un intendant «discret, raisonnable et ingénieux», un évêque, un capitaine qui a été des années prisonnier des Indiens en Amérique, «officier très gentleman et très poli», un ancien médecin de marine, vétéran agréable, chaud de cœur, battu par les climats et qui, avec le goût des gens de mer pour les paysages tristes, s'est retiré près «des moors romantiques392»; il y a des ducs, des professeurs, des hôteliers, et jusqu'à «un drôle de corps de vieux cordonnier», et un mineur des mines du Cumberland rencontrés sur une grande route. Ils sont tous croqués magistralement, en quelques traits, indiqués en quelques coups de crayon. C'est le Dr Bowmaker, «un homme de forts poumons, et de remarque assez judicieuse, mais peu habile en bienséance et qui ne s'en doute pas393». C'est M. Brydone, «un très excellent cœur, bon, joyeux et bienveillant; mais avec beaucoup de la complaisance sans choix des Français, et, par suite de sa situation présente et passée, un admirateur de tout ce qui porte un titre splendide, ou possède de grands biens394». C'est M. Hood, «un fermier honnête, digne, et facétieux395»; M. Ker, un veuf avec de beaux enfants, intelligent, distingué, bel homme «en qui tout est élégant396», «son esprit et ses façons ressemblent étonnamment à ceux de mon cher vieil ami, Robert Muir de Kilmarnock»; M. Clarke, «un homme intelligent dont l'air un peu sombre et l'apparence bizarre pourraient prévenir contre lui un observateur ordinaire397»; M. Falconer, «un homme du nord, petit, irascible, enthousiaste, un dissident398»; l'évêque Skinner «dont les façons douces et vénérables sont plus remarquées chez un homme si jeune399». Parfois, c'est plus court encore. Il n'y a absolument que des mots sans phrases, des coups de crayon sans contour pour les réunir et cependant les gens y sont: «Souper: MM. Doig, le maître d'école, et Bell, le capitaine Forrester du château; Doig, singulier corps, un peu du pédant; Bell, un individu gai, insouciant, qui chante bien la chanson; Forrester, un joyeux gaillard, plein de jurons, mélangé de soldat400.» Et d'autres, de toute couleur: des timides, des fats, des bavards décrits d'un mot.

La galerie des femmes est aussi nombreuse et aussi variée. Naturellement, il y a de jolies filles et de très jolies; elles sont au premier rang, aimables, rieuses, gaies, de bonne humeur et de bonne santé, comme il semble qu'il les préférait. Mais, il y a aussi de vieilles dames maternelles, excellentes, judicieuses, joyeuses et aimables, de vieilles filles suries, laides et médisantes, des femmes intellectuelles, des femmes de toutes nuances et que vraiment on croit avoir vues. Voici Mrs Brydone, «une femme très élégante de personne et de manières, les tons de sa voix remarquablement doux401». Voici Mrs Burnside une femme distinguée «simplicité, élégance, bon sens, douceur de caractère, bonne humeur, aimable hospitalité sont les constituants de ses manières et de son cœur402». Il y a la bonne ménagère, Mrs Miller, «une agréable, raisonnable et modeste bonne personne, aussi utile mais pas aussi ornementale que Miss Western de Fielding, pas rapidement polie à la française, mais aisée, hospitalière et domestique403». Il y a la «jeune veuve gaie, franche, raisonnable et faite pour inspirer de l'amour404». Il y a Mrs Belches, étourdie, ouverte, affable, éprise de sport champêtre405». Il y a cette étrange figure d'Esther «la femme d'un simple jardinier, une femme très remarquable pour réciter de la poésie de toute sorte et quelquefois pour faire elle-même des vers en écossais; elle peut répéter par cœur presque tout ce qu'elle a jamais lu, particulièrement l'Homère de Pope d'un bout à l'autre; elle a étudié Euclide toute seule; elle est, en un mot, une femme d'une intelligence très extraordinaire. En causant avec elle, je la trouve au moins égale à sa réputation. Elle est très flattée de ce que je l'ai envoyé chercher et de voir un poète qui fait un livre, comme elle dit. Elle est entre autres une grande connaisseuse en fleurs, et a un peu passé le méridien d'une beauté jadis renommée406». N'est-ce pas une singulière figure et bien évoquée en quelques lignes. Et de quoi de plus joli aussi que le double portrait de Mrs Rose la mère, et de Mrs Rose la fille, qui fait songer à un vers d'Horace: la mère «une vraie femme de chef de clan», et la fille, «son image un peu adoucie»; «la vieille Mrs Rose, bon sens sans alliage, cœur chaud, fortes passions, une honnête fierté, tout cela à un degré rare; Mrs Rose, la jeune, un peu plus douce que sa mère, ceci peut-être dû à ce qu'elle est plus jeune407». Cette esquisse de ces deux femmes brusques, dans lesquelles est le même sang, qui se ressemblent à des moments divers de la vie, n'est-elle pas bien vue? Et cette remarque n'est-elle pas fine et juste aussi que le tempérament de la mère se développera chez la fille, quand la mansuétude et le quelque chose de tendre de la jeunesse l'auront quittée, et que les années de la volonté seront arrivées?

Et ce ne sont là que les personnages et les scènes en saillie. Derrière eux, il y a une véritable multitude, une vraie cohue d'indications, noms propres, professions, réunions. Qu'on n'oublie pas, encore un coup, que tout cela est comprimé en une dizaine de petites pages, où, au pied de la lettre, les remarques et les portraits s'étouffent. Qu'on songe que ceci n'est qu'un herbier, que chacune de ces notes représente une impression complexe ou tout une troupe d'impressions, comme la corolle séchée rappelle la fleur vivante et même l'arbuste entier, on aura quelque idée de ce qu'étaient dans le cerveau de Burns, la sûreté, la vitesse et l'activité de l'observation humaine.

Cette qualité d'observation frappait ceux qui l'approchaient, comme un des traits les plus saillants de sa forte intelligence. Dugald Stewart l'avait bien remarqué: «Parmi les sujets auxquels il avait coutume de s'arrêter, les caractères des individus avec qui il lui arrivait de se trouver étaient manifestement un sujet favori. Les remarques qu'il faisait sur eux étaient toujours perspicaces et pénétrantes, quoique penchant fréquemment vers le sarcasme.408» Et le Dr Mackenzie de Mauchline disait encore plus fortement: «Son discernement des caractères dépassait tout ce que j'ai vu chez aucune autre personne que j'aie jamais connue, et je lui ai souvent fait la remarque que cela me semblait de l'intention. Rarement je l'ai vu former une fausse estimation d'un caractère, quand il se faisait son opinion d'après sa propre observation409

Mais cette pénétration ne suffirait pas. Elle peut rester immobile ou fragmentaire, consister en une série de coups d'œil aigus, mais séparés. Il faut quelque chose qui étende et anime cette sagacité. Il faut le plus rare des dons, parce qu'il les comprend tous, le don dramatique, c'est-à-dire, non seulement de voir et de représenter un personnage, mais de le reconstituer, de le continuer, de le posséder au point de vivre en lui; le don d'en créer ainsi plusieurs, de les faire mouvoir à la fois; et en sentant pour chacun d'eux, de leur prêter cependant à tous un mouvement d'ensemble, une vie commune, qui constitue l'organisme d'une œuvre dramatique. C'est le plus vaste et varié don, duquel puisse être favorisé un poète quand il le possède dans son étendue et sa richesse entières. Il semble vraiment que Burns en ait été doué, dans les dimensions moyennes de son génie. On en demeure presque convaincu lorsqu'on fait la lecture de la plus surprenante, peut-être, de ces productions, sa fameuse cantate des Joyeux Mendiants.

L'histoire de ce poème est des plus curieuses. On a vu dans quelles circonstances il avait été composé, en 1785. Burns, passant un soir, avec deux de ses amis, devant un public-house de Mauchline, et entendant des chants, était entré. Il avait trouvé une bande de mendiants et de gueux, qui buvaient et se réjouissaient. Ce tableau l'avait tellement frappé qu'il l'avait presque aussitôt rendu en vers. Un fait réel, comme toujours, se retrouve à l'origine; c'est une remarque qu'il ne faut pas se lasser de faire. Quelques jours après cette rencontre, il avait récité le nouveau poème à son ami Richmond, lequel racontait plus tard que, autant que sa mémoire lui permettait de l'affirmer, il contenait deux chansons qui ne s'y trouvent plus: l'une par un ramoneur, l'autre par un matelot410. Burns lui avait en même temps donné une partie du manuscrit411. Chose singulière, il semble ne s'être pas plus soucié de ce chef-d'œuvre que d'une de ses improvisations de cabaret. Peut-être est-ce parce que, selon le témoignage de Chambers, sa mère et son frère l'avaient médiocrement goûté412. Toujours est-il que cette charmante production disparut, qu'il n'en reparla jamais, et qu'il semble l'avoir complètement oubliée. À une demande de Thomson, qui en avait probablement entendu parler par Richmond, il répondit en 1793, c'est-à-dire, huit ans après: «J'ai oublié la cantate à laquelle vous faites allusion, n'en ayant pas conservé de copie, et, à la vérité, je ne connaissais pas son existence. Cependant, je me souviens, qu'aucune des chansons ne me plaisait, sauf la dernière, quelque chose dans le genre de ceci:

 
Les cours furent érigées pour les lâches.
Les églises bâties pour plaire aux prêtres413.
 

Ce n'est qu'en 1799, trois ans après la mort de Burns, qu'on retrouva le reste du manuscrit dont il avait fait présent à un autre de ses amis, et c'est en 1802 seulement que le poème fut publié en entier, complété par la portion qui se trouvait en possession de Richmond414. Il s'en est fallu de peu qu'il ait disparu. Cela prouve avec quelle facilité Burns dispersait alors ses vers, et combien il faisait peu de différence entre ces compositions écrites et ses causeries, qui étaient, au dire de tous, aussi surprenantes.

Le morceau pourrait avoir pour épigraphe ce vers d'un poète auquel Burns nous fera penser plus d'une fois, notre vivant Mathurin Régnier:

351Carlyle. Essay on Jean-Paul-Friedrich Richter.
352Coleridge. Table Talk, 20th August 1833.
353Autobiographical Letter Dr Moore.
354Autobiographical Letter to Dr Moore.
355To Murdoch, 15th Jan 1783.
356To Murdoch, 15th Jan 1783.
357Autobiographical Letter to Dr Moore.
358The Author's Edinburgh Common-place Book, April 9th, 1787.
359The Author's Edinburgh Common-place Book, April 9th, 1787.
360Voir ces portraits dans the Edinburgh Journal.
361To Lady Glencairn, Dec. 1789.
362To Provost Maxwell, Dec. 20th, 1789.
363Border Tour, May 5th, 1787.
364Border Tour, May 5th, 1787.
365Border Tour, Monday May 7th.
366Id. May 10th.
367Id. May 22nd.
368Highland Tour, Saturday 25th Aug 1787.
369Border Tour, 20th May 1787.
370La Bruyère. Du Mérite Personnel.
371To Charles Sharpe, 22nd April 1791.
372Montaigne. Livre I, chap. XLII.
373Shakspeare. As You Like it. Acte II, scene 5.
374To Mrs Dunlop, 4th Nov. 1787.
375Voir le portrait de Dugald Stewart dans l'Edinburgh Journal, et encore dans la lettre to Francis Grose, 1790 (lettre no 1).
376To John Mackenzie, 1st Nov. 1786.
377Border Tour, May 5th, 1787.
378The Edinburgh Journal.
379Border Tour, 9th May.
380To Gavin Hamilton, 28th Aug 1787.
381Highland Tour, Friday 31st Aug 1787.
382Border Tour, May 10th, 1787.
383Ce mot est ainsi écrit en français dans le texte.
384Highland Tour, 25th Aug 1787.
385Id. 6th Sept.
386Id. 10th Sept.
387Id. 14th Sept.
388Id. 25th Aug.
389To Gavin Hamilton. 28th Aug 1787.
390Léonard de Vinci, cité par Mantegazza, dans son ouvrage: La Physionomie et l'Expression des Sentiments, chap. III, p. 39.
391To Miss Chalmers, 7th April 1788.
392Border Tour, 10th May 1787.
393Id. May 6th, 1787.
394Id. May 7th, 1787.
395Id. May 16th, 1787.
396Id. May 12th, 1787.
397Id. 22nd May 1787.
398Highland Tour, 6th Sept. 1787.
399Highland Tour, 6th Sept. 1787.
400Id. 27th Aug. 1787.
401Border Tour, May 7th, 1787.
402To William Nicol, 18th June 1787.
403Highland Tour, 25th Aug. 1787.
404Id. 11th Sept. 1787.
405Id. 15th Sept. 1787.
406Border Tour, 10th May 1787.
407Highland Tour, 6th Sept. 1787.
408Account of Burns, by Professor Dugald Stewart, communicated to Dr Currie.
409Reminiscences of William Burness, by Dr John Mackenzie of Mauchline, from Walker's Memoir of Burns.
410R. Chambers, Life of Burns, tom I, p. 183.
411Scott Douglas, tom I, p. 180 (en note).
412R. Chambers, Life of Burns, tom I, p. 183.
413To Thomson, Sept. 1793.
414Scott Douglas, tom I, p. 180-81 (note).