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Robert Burns

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Il se peut que la définition qui vient d'être proposée paraisse vague au premier moment. On reviendra peut-être sur ce jugement et on reconnaîtra qu'elle renferme bien les éléments constitutifs de l'humour, si l'on prête attention à la remarque suivante. C'est qu'il suffit de préciser chacun des deux termes dont elle est formée, de les particulariser au moyen d'adjectifs, suivant la marche ordinaire des définitions, pour serrer chacune des variétés de l'humour, et même pour tenir la formule individuelle de chaque humoriste. Si nous mettons une raillerie amère, sombre, presque haineuse, avec une observation impitoyable d'exactitude nue, n'aurons-nous pas défini l'humour de Swift? Si nous joignons une raillerie attendrie à une observation minutieuse, et, comme on l'a dit, microscopique, n'aurons-nous pas celui de Sterne? Le rire joyeux, débordant, torrentiel, ivre et heureux de son propre bruit, avec une observation grossissante qui exagère les dimensions des objets et les tord en mouvements forcenés, n'est-ce pas Rabelais? La gaîté et la bouffonnerie dans le rire, avec la tristesse et les larmes dans l'observation, n'est-ce pas l'étrange contraste de Dickens? La raillerie pleine de bonhomie et l'observation souriante, n'est-ce pas Goldsmith? Le rire niais et finaud, avec l'observation intéressée et grossière de la vie, n'est-ce pas Sancho Pansa? Ne serait-il pas plus facile, en resserrant les deux termes mieux que nous ne pouvons le faire en quelques mots, de trouver la définition exacte de tant de talents ou de génies d'humoristes? Qu'on ajoute que la précision croîtra, si on marque sur quoi porte la raillerie, si c'est sur la vie elle-même, comme dans les humoristes philosophiques tels que Carlyle; ou sur des détails isolés de la vie, comme dans les humoristes de mœurs tels qu'Addison; si l'on détermine enfin à quoi s'attache l'observation, si c'est à des vices et à des méchancetés comme dans Swift; à des attitudes et à des gestes, comme dans Sterne; à des misères et à d'humbles souffrances, comme dans Dickens; à de délicates nuances de sentiment, comme dans Charles Lamb; à des replis d'égoïsme et d'hypocrisie, comme dans Thackeray; à de simples travers et ridicules, comme dans Addison. Ainsi, on verra peu à peu que cette définition, si vague au début, se ramasse, se resserre, jusqu'à saisir étroitement chaque individu de cette foule disparate d'humoristes qu'elle contient cependant tout entière.

Si l'analyse qui précède est exacte, nous avons en main ce qu'il nous faut pour apprécier et classer l'humour de Burns, puisque nous connaissons la qualité de son rire, celle de son observation, et que nous savons que, derrière celle-ci, il y a une large et vraie sympathie.

Ce qui frappe tout d'abord dans l'humour de Burns, c'est la gaîté, et ce n'est pas de la gaîté à fausses enseignes, comme il arrive souvent chez les humoristes. L'enseigne, chez eux, ne fait pas la marchandise. À la porte des uns, s'agite une affiche burlesque, et on entre dans une maison où sont assises des songeries mélancoliques. À celle des autres, pend décemment une affiche de mine grave; entrez, les bouffonneries et les arlequinades vous assaillent, vous gouaillent et vous houspillent. Ici, le signe et l'auberge vont de pair; l'enseigne du rire annonce bien la gaîté. Et quelle gaîté! saine, bruyante, contagieuse, turbulente, pleine d'entrain. Le plaisir produit par la plupart des humoristes est intellectuel et une pure jouissance du cerveau. Ici c'est une gaîté presque physique qui s'empare de tout le corps et le grise de rire. C'est le rire matériel de Falstaff et de Rabelais, mais réduit à des proportions modérées et moyennes. Il n'est pas démesuré et épique; il est de taille ordinaire, mais il est bien du même sang, et, comme eux, heureux de vivre.

Aussi, la raillerie de Burns, sauf dans quelques cas personnels de colère, est-elle sans méchanceté et sans fiel. C'est une gausserie pleine d'une jovialité et d'une bonhomie presque amicales. Ceux mêmes qui en sont l'objet ne sauraient s'en fâcher. Tam Samson ne put en vouloir à Burns d'avoir écrit son élégie; ni Tam de Shanter d'avoir raconté son aventure. Si le Dr Hornbook eut plus de mal à digérer les confidences de la Mort, c'est que les médecins supportent peu qu'on parle mal de leur art; Fagon trépignait quand de Brissac se moquait de la médecine devant Louis XIV327. L'humour de Burns ne laisse pas d'arrière-goût, comme ces rires âcres qui font qu'on s'arrête brusquement, étonné de rire. Ce n'est pas un fruit plein de cendres, ramassé sur des grèves amères. C'est un fruit sain tombé de l'arbre bienfaisant de l'Insouciance. S'il n'en tombait de temps en temps de cette espèce, l'homme mourrait de mélancolie.

Naturellement, cet humour ne porte ni sur des vices, ni sur des travers ou des ridicules. Il n'a aucune prétention morale, aucune visée critique, comme ceux de Swift, d'Addison ou de Thackeray, si divers à d'autres égards. Il ne songe ni à donner des leçons, ni à infliger des réprimandes. Il est aussi désintéressé que celui de Sterne. Il recherche bonnement des situations comiques et des aventures drôlatiques. Burns n'est ni un pamphlétaire, ni «le prédicateur de tous les jours» dont parle Thackeray; c'est un artiste qui s'amuse de ce qu'il voit. Il saisit au passage une anecdote réjouissante, un incident saugrenu; et les rend tout vifs. Il a presque l'humour d'un peintre, non pas d'un peintre moraliste comme Hogarth, mais d'un peintre purement pittoresque comme Téniers ou Van Ostadt. C'est l'homme qui, ayant aperçu quelque chose de divertissant et en riant encore, arrive le raconter. Et, en effet, la plupart de ses pièces humoristiques sont le récit d'une rencontre, d'une aventure, une de ces histoires comme il s'en débite aux foires et aux marchés, au milieu d'un cercle de figures cramoisies, boursouflées et prêtes à craquer de rire. L'observation, qui a sa netteté accoutumée, porte sur les gestes et les paroles des personnages, comme il convient dans des récits. Tout est en faits et en actions. Aucun humour n'est plus nourri de ces détails particuliers et pittoresques que Jean-Paul considère justement comme indispensables.

À ces qualités s'ajoute le mouvement, si puissant chez Burns. Il s'empare d'elles, les entraîne, les pousse, les émeut, les anime, les fouette. Cette gaîté, si allante d'elle-même, se presse, s'échauffe et se hâte encore. Les détails sont serrés, se bousculent, se heurtent, montent les uns sur les autres, comme des moutons sortant d'étable. Cela marche, court, se précipite; le récit en prend une musique qui le complète; le rire en sort de tous côtés, s'accroît d'une sorte de vitesse acquise, éclate dans une turbulence de gaîté et devient irrésistible328.

C'est un des effets de la force de l'observation dans Burns que son humour n'a pas de sensibilité, du moins en ce qui concerne les hommes. Disons plutôt qu'il contient plus de sympathie que de sensibilité. Celle-ci est encore une intervention de l'auteur. Les personnages de Sterne, par exemple, sont vrais, mais ils sont toujours vus à travers son émotion. Quelque chose, fût-ce quelque chose d'aussi précieux qu'une larme, s'interpose entre eux et nous. L'humoriste sent pour eux, plutôt qu'il ne sent avec eux, et, en quelque manière, il se substitue à eux. L'observation de Burns est plus détachée de lui et l'abandonne tout à fait. Ce reste de personnalité est rompu. Ses personnages vivent hors de lui, dans une pleine indépendance. Ils n'ont rien de plus que leur propre sympathie pour eux-mêmes, comme cela se trouve chez les grands producteurs, et comme cela est, après tout, la vraie réalité. C'est un signe décisif de force et la marque d'une observation qui se jette au cœur des choses. La sensibilité est forcément moindre, et remplacée par cette sorte de cordialité amicale que les grands créateurs ont pour leurs personnages.

Cependant, à l'égard des animaux, l'humour de Burns est tout différent, et devient au contraire d'une sensibilité exquise. Quand il a devant lui une de ces pauvres créatures muettes qui souffrent et s'étonnent obscurément de souffrir, il s'adoucit, perd son rire bruyant, devient pensif, presque mélancolique, et s'emplit de pitié jusqu'au bord des larmes. Ses pièces à sa brebis mourante, Mailie, ou à une Souris dont la charrue a détruit le nid, sont des modèles de ce genre délicat d'humour qui se sert de la raillerie pour oser montrer son émotion. C'est ce trait qui a surtout frappé Carlyle, pour qui la sensibilité est nécessaire à l'humour. «Nous ne parlons pas, dit-il, de son audacieuse et souvent irrésistible faculté de caricature, car cela est de la drôlerie plutôt que de l'humour; mais une gaîté beaucoup plus tendre réside en lui et paraît çà et là en touches passagères et admirables, comme dans son adresse à la Souris, à sa Jument, ou son élégie sur la pauvre Mailie. Cette dernière pièce peut être regardée comme son plus heureux effort dans ce genre. Dans ces pièces, il y a des traits d'un humour aussi délicat que celui de Sterne, cependant tout à fait différent, original, singulier, l'humour de Burns.329» Peut-être préférerions-nous la pièce à la Souris? Quoi qu'il en soit, ces pièces, aussi délicieuses que les plus touchants passages de Sterne, leur sont, à nos yeux, supérieures, par quelque chose de plus réel et de plus simple. Peut-être peut-on expliquer cette différence entre l'humour de Burns envers les hommes et envers les bêtes par le fait que l'observation à l'égard des animaux est toujours beaucoup plus une œuvre d'invention. Leurs modes d'être nous étant fermés, il nous est impossible de sentir avec eux, il faut sentir pour eux, et la sensibilité entre par là. Quoi qu'il en soit, nous rencontrerons plus loin cette portion tout à fait singulière de son humour. Nous ne considérons ici que celle qui a trait à l'homme et à la vie humaine.

 

Pour des raisons analogues, son humour n'est pas riche en fantaisie. Ce désordre que quelques humoristes ont affecté et que quelques critiques ont proclamé un des attributs de l'humour, ne se rencontre pas chez lui. Pas de ces bizarreries, de ces incohérences, de ces heurts, de ces brusques arrêts, de ces départs débridés, de ces mille extravagances et bouffonneries qui se tordent, grimacent, serpentent, et s'enchevêtrent, autour des pages de certains écrivains, comme un encadrement de grotesques. Rabelais s'attarde à des tours de force d'énumération, ouvre tout à coup des cages d'où s'échappent des volées d'adjectifs qu'il regarde s'allonger en riant, s'amuse à imbriquer d'interminables généalogies en clouant des «engendra» les uns sur les autres, et cherche mille manières, dans une bagarre de bouffonnerie, de désorienter l'esprit. Sterne, qui l'imite, fait jouer ses chapitres à saute-mouton, en compose avec des points, met les uns en blanc, les autres en noir, commence, s'interrompt, n'achève rien, et se rit de mettre l'attention du lecteur aux prises avec des écheveaux embrouillés. On dirait qu'ils aient fait gageure d'incohérence et pris plaisir à disloquer leurs livres. Sans aller aussi loin, d'autres ont des échappées de poésie, des accès de lyrisme, comme Dickens et Carlyle. Le plan prémédité et voulu, la proportion des parties, leur concordance vers un effet calculé, l'harmonie, l'ordre en un mot, semblent n'exister pas pour eux. C'est le domaine de l'inattendu et du fantastique; les jeux de la fantaisie et du caprice y prennent leurs ébats; tout va au hasard de l'impression du moment. C'est à ce point que quelques critiques ont voulu faire de cette étrangeté un des caractères de l'humour330. Burns se charge de les réfuter, car il n'y a rien de pareil en lui. Outre que ces débauches d'excentricités cadrent mal avec les qualités de sobriété dont son esprit était si solidement charpenté, les éléments mêmes de son humour le protégeaient de ces écarts. Son observation serre trop la réalité, elle s'y ajuste trop étroitement pour la perdre un seul instant, et, comme le réel n'est pas décousu, qu'il est fait de continuité et de logique, son humour, fait d'observation, reste compact et suivi. De même son mouvement l'empêche de s'arrêter ou de s'écarter, le pousse droit au but. Il n'y a ni place, ni loisir, pour ces hors-d'œuvre; ils ne peuvent trouver ni un intervalle, ni une minute, pour s'y glisser. Les pièces les plus humoristiques de Burns vont sans une digression, sans une excentricité. Elles sont aussi bien proportionnées, aussi parfaitement composées que celles d'autres humoristes affectent d'être détraquées et étranges. Ce n'est pas trop de dire qu'elles sont aussi courtement menées qu'une fable ou qu'un conte de La Fontaine. Elles justifient la filiation d'Addison qui faisait l'humour fils de la vérité et du bon sens 331.

Il nous semble que l'humour de Burns se dégage maintenant et que nous apercevons ce qu'il a d'original. Il ne possède pas beaucoup de sensibilité, du moins envers les hommes, ni grande fantaisie; mais une gaîté franche, de la belle humeur, une raillerie mise dans les personnages eux-mêmes, le comique ne sortant pas de réflexions à leur sujet, mais de leurs propres gestes et paroles, une action et un mouvement infatigables, quelque chose de nourri, de plein, de si naturel que le rire semble être dans ces choses elles-mêmes, et de si juste qu'elle ne déforme pas la réalité et ne sent jamais la caricature. Avec cela, leste, preste, de proportions moyennes, d'une allure dégagée et bien prise. Malgré nous, il nous fait songer à la gaîté française, tant il est net et pétillant. L'humour a été comparé à l'ale, boisson forte et sérieuse332; elle a quelquefois l'âpreté du whiskey; celui de Burns rappelle la jovialité qui vit dans l'âme allègre de nos vins. Il fait encore penser à celui de nos conteurs par je ne sais quoi de moyen et de pondéré; par un fonds solide de raison qu'il a beaucoup plus que les éclats de la fantaisie. Il n'y a pas, dans la littérature anglaise, d'humour plus sobre et en même temps plus dru, plus alerte, et plus dramatique. Il n'y en a pas qui soit moins ce qu'il est convenu d'appeler anglais. On voit souvent, sur les chemins du pays d'Ayr, de jolies filles légères et rieuses. Elles marchent court vêtues, avec des gestes animés. Elles sont plus petites, moins poétiques que les Anglaises, mais mieux prises et plus vives. Elles ont des extrémités plus fines, un pas plus léger, quelque chose de plus dispos. Si un lourd fermier passe gauchement sur son cheval, elles le plaisantent et en rient follement. Mais si elles voient un oiselet blessé, les larmes leur viennent aux yeux, sans que la fleur rose de la gaîté ait le temps de faner sur leur bouche. L'humour de Burns leur ressemble.

Cet humour circule partout, se retrouve sur toutes les routes, dans les petits sentiers de son œuvre. Presque toutes ses grandes pièces en foisonnent: Halloween, la Sainte-Foire, l'Adresse au Diable, l'Adresse au Haggis, l'Élégie de Tam Samson, tous les poèmes satiriques contre le clergé: l'Ordination, les Deux Pasteurs, l'Adresse aux rigidement Vertueux, la fameuse Prière de Saint Willie. Toutes ses Épîtres en sont presque exclusivement composées. Il y en a dans tous les coins de ses chansons, dans ses épigrammes, ses épitaphes, ses impromptus, sans parler de l'humour attendri et tout spécial qu'il a dans les pièces où il s'agit des bêtes. De sa raillerie de la vie humaine, on a déjà des exemples, dans les citations que nous avons faites à propos de sa gaîté et de son observation. Le génie d'un poète ne se décompose pas. C'est un vin qui a les mêmes qualités dans tous les verres où il est versé. Cependant, selon l'année qui l'a mûri et les flacons qui l'ont conservé, il arrive qu'une de ces qualités paraît plus que les autres et prend le dessus. Il y a ainsi des pièces où l'humour de Burns se dégage mieux et se fait goûter plus librement. Nous en pouvons citer, comme exemples, deux morceaux, écrits, l'un tout à fait au commencement, l'autre presque à la fin de sa vie. Ils montrent combien cette faculté était naturelle et a été constante chez lui.

Le premier: La Mort et le Docteur Hornbook est de 1785, alors que Burns venait de s'établir à Mauchline. Comme presque toujours, le sujet est emprunté à un incident réel. Le maître d'école de Tarbolton, nommé John Wilson, avait, pour augmenter un peu ses maigres gains, ouvert une boutique d'épicerie. Étant tombé par hasard sur quelques livres de médecine, il les avait lus, et avait joint à son commerce la vente de quelques médicaments. Il avait même mis une affiche où il annonçait des consultations «gratis», dans la boutique. Ce n'était là qu'un pauvre diable, un peu pédant et ridicule. Mais, dans une réunion de francs-maçons de Tarbolton, il eut le malheur de se prendre de discussion avec le poète, et de faire, avec une lourde vanité, parade de ses connaissances médicales. Il ne devait pas tarder à s'en repentir. Comme Burns s'en retournait chez lui le soir, à l'endroit exact où la Mort rencontre le passant, il lui passa par l'esprit une idée qu'il se mit à développer en continuant son chemin333. C'était le poème dont il s'agit ici, une de ses premières compositions importantes et un des meilleurs spécimens de son humour.

Dès les premiers vers, la raillerie apparaît. Le début est, en effet, pour assurer la véracité de ce qui suit, et mettre les gens en garde contre certaines idées de défiance qui pourraient leur venir. On ne trouverait personne qui, l'ayant entendu, ait encore envie de douter de l'aventure.

 
Certains livres sont des mensonges d'un bout à l'autre,
Et certains grands mensonges n'ont jamais été écrits;
Même les ministres, on en a connu
Qui, dans un saint emportement,
Lâchaient quelque forte imposture,
Et la clouaient avec l'Écriture.
 
 
Mais ce que je vais vous raconter,
Ce qui arriva une de ces nuits dernières,
Est juste aussi vrai que le diable est en enfer,
Ou dans la cité de Dublin;
Qu'il vienne parfois plus près de nous,
C'est grand'pitié.
 

Nous sommes prévenus; écoutons maintenant la véridique histoire. Voici donc ce qui lui est arrivé. Il sortait du village, pour retourner à Lochlea; après les dernières maisons, la route fait coude à droite et passe près d'un moulin; les lieux n'ont guère changé depuis lors. La bière du village s'était trouvée particulièrement excellente ce soir-là, et lui avait troublé la tête. Il y a une description qui est bien jolie; les strophes sont toutes trébuchantes de verbes qui indiquent des mouvements vacillants, et le tableau de l'ivrogne qui s'applique à compter les cornes de la lune, sans y réussir, est charmant. Il hésite avec bonhomie entre trois et quatre.

 
L'ale du village m'avait mis de belle humeur,
Je n'étais pas gris, mais j'en avais juste assez;
Je chancelais par instants, mais j'avais encore soin
De passer au large des fossés;
Et les monts, les pierres et les buissons, je les distinguais encore
Des spectres et des sorciers.
 
 
La lune montante commença à regarder,
Par-dessus les distantes collines de Cumnock;
À compter ses cornes, de toutes mes forces,
Je m'appliquai;
Mais, si elle en avait trois ou quatre,
Je ne pourrais pas le dire.
 
 
J'avais tourné près de la colline,
Et je descendais vers le moulin de Willie,
Plaçant mon bâton très habilement
Pour me tenir ferme;
Mais, parfois, au large, malgré mon vouloir
Je tirais une bordée.
 

Tout à coup voici qu'il tombe sur quelque chose qui l'étonné, et, avec la lenteur de perception que lui donne son état, il met quelque temps à comprendre.

 
«Là, je me trouvai en face d'une espèce d'être,
Qui me mit en un étrange émoi;
Une terrible faux, par dessus une de ses épaules,
Luisante et bougeante pendait;
Un trident à trois orteils, sur l'autre épaule,
Large et long posait.
 
 
Sa stature paraissait de deux longues aunes écossaises,
La plus bizarre forme que j'aie jamais vue,
Car, du diable s'il avait un ventre;
Et puis, ses jambes
Étaient aussi minces, étroites et grêles
Que deux bouts de bride.
 

Avec la jovialité d'un ivrogne, il lui adresse la parole; rien n'est plus comique que la demi-clarté qui pénètre dans ses idées embrouillées: pourquoi cet étranger a-t-il une faux? Ce n'est pourtant pas le moment de la moisson.

 
 
«Bonsoir, dis-je, ami. – Venez-vous de faucher,
Quand les autres sont occupés à semer?»
Il sembla faire une sorte de pause,
Mais ne dit rien;
À la fin, je dis: «Ami, où allez-vous?
Retournez-vous avec moi?»
 

Tout cela est charmant de vérité, jusqu'à cette dernière proposition d'homme ivre, prêt toujours à accompagner le premier venu. Un petit détail pour marquer la sincérité des traits de Burns: la pièce fut en effet composée à l'époque où la vue d'une faux surprend, au moment des semailles de 1785. La petite scène qui suit est encore fort jolie. Le mouvement du soûlard qui ne craint rien et se trouve d'un coup prêt à l'escarmouche est finement indiqué.

 
Il parla d'un ton creux et dit: «Mon nom est la Mort,
Mais ne crains pas.» – Je dis: «Ma foi,
Tu es peut-être venu pour couper mon souffle;
Mais prends garde, mon garçon,
Je t'en préviens, ne te fais pas blesser,
Vois-tu, voilà un couteau.»
 

La Mort n'a pas mis dans son crâne de faire blêmir une aussi bonne trogne et de la faire passer, selon le mot de Montaigne, de sueur chaude en froide. Elle lui dit de se rassurer et de remettre son couteau dans sa poche. Si elle voulait lui jouer un mauvais tour, elle s'en soucierait comme d'un crachat. Il n'est pas fâché de ce qu'il entend; pourtant sa dignité l'empêche d'accepter cela comme un don. Les ivrognes sont remplis de considération et d'égards envers eux-mêmes; il veut que ce soit un marché, donnant, donnant.

 
«Bon, bon, dis-je, soit; c'est un marché;
Allons! une poignée de main! C'est convenu;
Nous allons nous reposer et nous asseoir.
Eh bien! donne-moi de tes nouvelles,
Ces temps-ci, tu as été à plus d'une porte
Et dans plus d'une maison!»
 

Voilà l'ivrogne qui témoigne de l'intérêt à la Mort et la met à son aise. Pour un peu, il lui frapperait familièrement sur le fémur, comme sur la cuisse d'un ami. Assis l'un près de l'autre, ils se mettent à causer, et c'est un bon tableau: lui, cordial, bienveillant; elle, un peu pensive, appuyée sur sa faux dans l'attitude d'un moissonneur fatigué! Elle lui fait ses confidences.

 
«Oui, oui, dit-elle, et elle secoua la tête,
Voilà longtemps, longtemps, en vérité,
Que j'ai commencé à couper des fils
Et à arrêter des souffles:
Il faut faire quelque chose pour gagner son pain,
La Mort, comme les autres.»
 

Tout n'est pas roses dans ce métier; elle a des chagrins. Voilà bientôt six mille ans qu'elle exerce cette profession; on a fait bien des plans et des essais pour l'arrêter ou l'effrayer, tout a été vain jusqu'à ce qu'un certain Hornbook s'en soit mêlé. Il connaît bien Jock Hornbook du village! Que le diable fasse de son estomac une blague à tabac! Celui-là menace de venir à bout d'elle. Voici une faux et ici un dard, qui ont percé maint vaillant cœur; quand Hornbook est là, ils ne servent plus à rien. La veille encore, elle a essayé son dard: il a rebondi émoussé, à peine en état de percer une tige de chou. C'est qu'Hornbook est partout avec son arsenal: avec ses scies et ses couteaux de médecin de toutes dimensions, formes, et métaux; avec toutes les espèces de boîtes, de pots et de bouteilles, avec ses écorces, ses terres, et fossiles calcinés, avec le vrai salmarinum des mers, la farine de fèves et de pois, l'aquafontis, quoi encore? Des moyens nouveaux et rares, urinus spiritus de chapons, des antennes de mites coupées, grattées et raclées, l'alcali fait avec des coupures de queues de moucherons, que n'a-t-il pas?

Au fil de l'énumération que la Mort presse rageusement, l'ivrogne fait un bond. Quoi! si les choses vont de ce pas, si personne ne meurt plus, le fossoyeur, ce pauvre Johnnie Ged est un homme ruiné! Autant faire du cimetière un champ d'avoine.

 
«Quel malheur pour le trou de Johnnie Ged!
Dis-je, si ces nouvelles sont vraies!
Son beau cimetière où les pâquerettes poussaient
Si blanches et si jolies,
Nul doute, on va y pousser la charrue;
On va ruiner Johnnie!»
 

Il a la voix émue. Il s'apitoie. Cette réflexion d'homme gris qui ne voit dans tout cela que l'intérêt du fossoyeur est excellemment comique.

Ce qui suit l'est encore davantage par le tour inattendu que prend la pièce. C'est, jusqu'à la fin, une ironie macabre qui éclate par un ricanement, et s'achève par une menace de la Mort.

 
La créature poussa un rire étrange,
Et dit: «Pas besoin d'atteler la charrue,
Les cimetières seront bientôt assez labourés,
N'aie pas peur;
Ils seront tous coupés de maintes tranchées,
Dans deux ou trois ans.
 
 
Pour un que j'ai tué d'un bon trépas bien droit,
Par perte de sang ou suspension de souffle,
Ce soir, j'oserais en prendre mon serment,
L'habileté de cet Hornbook
En a mis une vingtaine dans leur dernier drap,
Par gouttes ou pilules.
 
 
Un honnête tisserand de son métier,
Dont la femme avait deux poings assez mal élevés,
Achète pour deux sous de quoi lui remettre la tête
Qui lui faisait mal;
La femme s'est glissée tranquillement dans le lit,
Et n'a plus rien dit.
 
 
Un propriétaire avait la colique,
Qu'un gargouillement dans les boyaux,
Son fils unique envoie chercher Hornbook
Et le paie bien;
Le gars, pour deux belles brebis,
Fut propriétaire lui-même.
 
 
Ce n'est là qu'un échantillon des façons d'Hornbook;
Ainsi il continue au jour la journée,
Ainsi il empoisonne, tue et massacre;
Et il est bien payé;
Et il me frustre de ma proie légitime
Avec ses maudites sales poudres».
 

Et la Mort aigrie, exaspérée, jure qu'elle saura rendre ce sot infatué aussi tranquille qu'un hareng; elle parie un groat que la prochaine fois qu'elle le rencontre, elle lui donnera son dû.

 
Mais comme elle commençait à parler,
Le marteau de la vieille église frappa sur la cloche,
Une petite heure toute courte au delà des douze,
Cela nous fit lever tous deux;
Je pris le chemin qui me convint,
La Mort en fit autant334.
 

Cette façon de se quitter, quand on est devenu si intime, est amusante. L'ivrogne s'en va, moins loquace que tout à l'heure. Ce colloque l'a rendu sérieux. Sa familiarité a baissé. Il tire du côté de Lochlea, sans proposer à la Mort de retourner avec lui. Celle-ci monte vers le village, jetant sur la route un long squelette, emportant ses instruments qui luisent à la lune. Elle va à la recherche de Hornbook.

On voit combien le rire est franc dans ce morceau, et en même temps combien l'observation est exacte. Les impressions de l'ivrogne sont suivies dans la perfection et toujours traduites par un geste, par un mouvement, quelque chose de concret. La pièce courut le pays, et cette fois le coup fut un peu rude. Le pauvre Hornbook fut obligé de quitter le village. Il s'en alla à Glasgow où il devint, par la suite, clerc de la paroisse d'un des faubourgs de la ville. Il fit presque fortune dans cette nouvelle position et mourut seulement en 1839. C'est une des figures qui nous rappellent que notre génération aurait pu connaître Burns.

Le second morceau est de 1790; Burns avait encore cinq ans à vivre quand il le composa; c'est le célèbre Tam de Shanter, c'est-à-dire Thomas de la ferme de Shanter. C'est la seule pièce importante que Burns ait écrite dans la seconde partie de sa vie, après son séjour à Édimbourg.

Ici encore l'histoire repose sur un fondement de réalité et d'observation personnelle. On a retrouvé tous les personnages. Cette ferme de Shanter était occupée par un certain fermier du nom de Douglas Graham, que Burns avait connu pendant son séjour à Kirkoswald. C'était bien l'ivrogne joyeux, insouciant, et bon enfant, tel qu'il est représenté; sa femme essayait en vain de le guérir de ses défauts335. Le camarade de Tam, le savetier John, a existé aussi. Il n'est pas jusqu'à la sorcière en chemise courte, qui n'ait eu son modèle. C'était, paraît-il, une femme, nommée Kate Steven, qui vivait à Kirkoswald et qui mourut en 1811336. Les détails de localité sont aussi exacts. La route actuelle est plus à l'est que la route de Tam, mais, en suivant l'ancien tracé, on retrouve et le gué, et la grosse pierre où Charlie se cassa le cou, et le cairn, c'est-à-dire l'amas de pierres où on trouva le cadavre d'un nouveau-né. Quant à l'auberge de Tam, à la vieille église d'Alloway, au pont du Doon, ils sont tels aujourd'hui qu'ils étaient alors. On peut suivre sur le chemin toutes les péripéties de l'histoire337.

L'histoire s'ouvre par le tableau d'un soir de marché. Il est tracé en quelques traits et bien vivant; on voit les marchands ambulants qui remportent leurs ballots, les rencontres de voisins, les routes qui se couvrent de monde. Les gens sages s'en retournent chez eux. Il y a, dans l'énumération des périls de la route, un avertissement lointain pour ceux qui s'attardent; plus loin encore, au bout de la perspective, la fermière, de mauvaise humeur, qui attend et prépare une réception à son mari, est rendue en un bien joli vers.

 
Quand les colporteurs quittent la rue,
Et que les voisins altérés rencontrent les voisins;
Comme les jours de marché tirent sur le tard,
Et que les gens commencent à reprendre la route,
Quand nous sommes assis à boire de l'ale,
En train de devenir gris et parfaitement heureux,
Nous oublions les longs milles écossais,
Les marais, les ruisseaux, les sautoirs, les barrières,
Qui sont entre nous et la maison,
Où est assise, morose et mauvaise, notre dame,
Rassemblant ses sourcils comme un orage s'amasse,
Et soignant sa colère pour la tenir chaude.
 
 
Cette vérité, l'honnête Tam de Shanter l'éprouva,
Une nuit qu'il repartit au petit trot d'Ayr,
La vieille Ayr, qu'aucune ville ne surpasse
Pour ses honnêtes gars et ses jolies filles.
 

Voici Tam! Nous ne tardons pas à le connaître: un vaurien, un buveur, un coureur de cabarets; sa femme le lui dit assez. Avec tous ces défauts, jovial, joyeux, bon enfant, le meilleur fils du monde. On le devine, avec son ivresse de belle humeur, écoutant sans cesser de rire les apostrophes de sa femme Kate. Toutes ces scènes de ménages sont racontées, ou plutôt suggérées, avec beaucoup de vérité. Elles sont terminées par un petit couplet ironique, à l'adresse des douces remontrances des épouses.

 
Ô Tam! que n'as-tu été assez sage
Pour prendre l'avis de ta propre épouse Kate!
Elle te disait bien que tu étais un vaurien,
Un bavard, un brouillon, un ivrogne, un grand benêt;
Que de Novembre jusqu'à Octobre,
Tu n'étais pas sobre un seul jour de marché;
Qu'à chaque sac porté au moulin, avec le meunier,
Tu restais à boire, tant que tu avais de l'argent;
Qu'à chaque cheval qu'on ferrait,
Le forgeron et toi, vous vous grisiez à tue-tête;
Qu'à la maison du Seigneur, même le dimanche,
Tu restais à boire, chez Jane de Kirkton, jusqu'au lundi.
Elle te prédisait que, tôt ou tard,
On te trouverait noyé dans le Doon,
Que les sorciers t'attraperaient dans la nuit,
Près de la vieille église hantée d'Alloway!
 
 
Ah! bonnes dames, cela me fait pleurer
De penser combien de doux conseils,
Combien d'avis sages, bien longs,
Les maris dédaignent venant de leurs femmes!
 

La scène qui suit est vivante. C'est une scène de cabaret. Tam a trouvé un bon coin, près d'un bon feu, et s'y est installé. Il a rencontré un vieux compagnon d'ivrognerie. Une amitié attendrie les lie; ils ont eu si souvent soif ensemble. La nuit s'avance. On devient bruyant, on chante, on frappe les verres sur la table. Il y a dans Tam un grain de galanterie et de gaillardise. Le voici qui devient aimable avec la cabaretière. Elle s'y prête; alors l'intérieur est complet; le savetier raconte ses histoires drôles; le cabaretier, qui ne voit rien ou feint de ne rien voir, est tout oreilles. Tout cela vivement indiqué.

327Saint-Simon. Mémoires.
328Jean-Paul Richter a finement remarqué: «Le mouvement et surtout le mouvement rapide, ou le repos à côté de ce dernier, peuvent contribuer à rendre un objet plus comique, comme moyen de rendre l'humour saisissable par le sens». Poétique § 35.
329Carlyle. Essay on Burns.
330Voir l'importance que M. Taine donne à ce caractère, dans son chapitre sur Carlyle. Histoire de la Littérature Anglaise, tom V, p. 239.
331Voir l'article d'Addison sur l'Humour, dans le Spectator, no 35. – Les critiques qui veulent faire de l'humour quelque chose de décousu et de bizarre feront bien de relire cette définition de l'humour par un des maîtres de l'humour.
332Taine. Notes sur l'Angleterre, p. 344, voir aussi Histoire de la Littérature Anglaise, tom V, chap. IV, 2.
333R. Chambers. Life of Burns, tom I. p. 108.
334Death and Dr Hornbook.
335Chambers. Life of Burns, tom III, p. 152. – Voir aussi, sur Tam de Shanter, le discours prononcé par le Dr Charles Rogers, à l'inauguration du monument de Burns à Kirkoswald. Ce discours a été publié dans le Kilmarnock Standard du 4 août 1883. Nous tenons à remercier le Dr Rogers, dont l'autorité est si grande pour tout ce qui concerne l'Écosse, de nous avoir communiqué ces intéressants renseignements.
336R. Chambers. Life of Burns, tom III, p. 149.
337R. Chambers. Life of Burns, tom III p. 146-47.