Za darmo

Au bord de la Bièvre

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

IV

Les élégants, les lions, les gentilshommes, – toute la gentry, en un mot tous les gens de little et high life, – ne se doutent guère que la plupart des adorables maîtresses dont ils ornent leur côté comme d'un bouquet de lilas ou de violettes, sortent du faubourg Marceau – qui est la grande fabrique de l'espèce féminine.

Toutes ces filles, pâles ou roses, blondes, brunes ou dorées, nonchalantes ou alertes, dédaigneuses ou sans façon, – mais presque toutes charmantes, – qui ont loge à l'Opéra, coupé au mois, boudoirs splendides, toilettes inouïes, – qui se noient dans des flots de dentelles et dans des rivières de diamants, – on sait où ces rivières prennent leur source; – toutes ces filles, qui font profession de savoir l'amour, viennent en effet de là.

Cela a été constaté par les statistiques des Parent-Duchâtelet, des Béraud et des Frogier; mais, à défaut de ces graves bouquins, on peut arriver à cette constatation avec certaines précautions et une certaine persistance.

Pour l'observateur attentif et soigneux, qui ne laisse traîner aucun détail, qui ramasse les mots sans importance tombés çà et là et destinés à être oubliés par les autres, il y a de ces détails de costume et de langage qui trahissent et accusent fortement l'origine plébéienne de ces vierges folles.

D'ailleurs, quelques-unes d'entre elles l'avouent parfois, cette origine, dans un moment de franchise brutale, en vue d'humilier l'homme qui les paye. Elles l'avouent, parce qu'elles sont sûres qu'il ne les croira pas.

Cela est, pourtant. Ces aristocratiques personnes qui, de leurs blanches menottes, fripent et déchirent si négligemment tant d'étoffes précieuses, – qui, de leurs non moins blanches quenottes, rongent si nonchalamment des héritages fabuleux, – ces aristocratiques Laïs, ces Phrynés élégantes, ces Aspasies de bon goût et de bon ton qui ressemblent à la première duchesse venue, ont eu pour commencements les filatures et les fabriques du faubourg souffrant.

Leur premier amant, —leur homme, lorsqu'elles n'avaient pas encore quinze ans, – celui qui les battait et qu'elles regrettent souvent, – n'en déplaise à leurs amants d'aujourd'hui et à ceux de demain, – leur premier amant a été un camarade d'atelier, un compagnon de leurs travaux et de leurs jeux, un blousier, un voyou quelconque. C'est fâcheux, sans doute, mais c'est ainsi. Ces messieurs du faubourg ont le dessus du panier des amours, et comme ils ont l'appétit des vingt ans, ils mordent aux grappes amoureuses lorsqu'elles sont dans toute leur fraîcheur, dans tout leur éclat, dans toute leur saveur, dans tout leur parfum, – et ils n'en laissent que ce qu'ils ne peuvent pas manger. Heureusement qu'ils en laissent beaucoup.

 
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse!
 

n'est-ce pas, gentle reader?

Qu'importent les commencements? Le fier palmier commence bien dans un grossier vase d'argile…

Louisette était née en plein faubourg Saint-Marceau, et elle était très-belle, – ce qui est très-commun chez les gens communs, beaucoup plus commun que chez les gens distingués – qui remplacent la beauté par la distinction.

Elle travaillait à la filature des Cent filles, rue Censier, où il y avait, pêle-mêle, confondus, de cent cinquante à deux cents ouvriers des deux sexes et de tous les âges.

Louisette avait dix ans quand je la rencontrai, un jour qu'elle sortait avec son pain bis pour aller déjeuner sur l'herbe du grand chantier voisin, et que j'étais sorti, moi aussi, pour aller faire le lézard au soleil, dans ce chantier.

Je la vois encore dans ses haillons couverts de flocons de laine, grignottant du bout des dents ce vilain pain bis très-dur qu'elle partageait avec un régiment de moineaux, marchant pieds nus sur les pavés du roi et sur l'herbe du bon Dieu, et secouant de temps en temps sa brune chevelure si sauvagement emmêlée et de laquelle pendaient des tordions, croisés de laine blanche, qui faisaient un effet étrange.

Avec cet accoutrement une autre eût trouvé moyen d'être laide et repoussante. Elle, au contraire, avait trouvé moyen d'être charmante.

Cette petite fille du peuple si bizarrement vêtue, avait un visage d'une candeur et d'une beauté remarquables. Je ne la poétise pas, je raconte tout simplement et tout sincèrement.

Sa bouche rose, – «nid de baisers prêts à s'envoler,» – souriait rarement, mais quand elle souriait, c'était pour verser le baume de ce sourire sur la mauvaise humeur et la méchanceté des autres. Le charme mélancolique de ce sourire lui venait d'une dent cassée, – chère perle, – par un soufflet de sa mère. Il y a des mères qui battent leurs filles dans le faubourg Marceau; il y a là des maris qui battent leurs femmes, là, comme ailleurs, – un peu plus qu'ailleurs, toutefois…

Ses yeux étaient bruns et doux, malgré cette couleur sombre. Ils étaient ourlés de noir et l'on voyait encore pendre, – en guise de cils, les bouts de soie dont la nature s'était servie pour les faire. Ces yeux-là étaient bien les frères de la bouche; ils s'ouvraient en même temps qu'elle, souriaient comme elle, et, comme elle, guérissaient.

Toutes les fois que je rencontre une gravure de Lawrence, je songe à Louisette.

Comme presque toutes les natures rêveuses et impressionnables, cette humble fille du peuple, – grossière de costume, délicate d'instincts, – était très-religieuse. Personne ne lui avait appris, dans sa famille, le chemin de l'église, – elle y allait régulièrement.

Malgré le peu d'envie que j'en eusse, j'y allais avec elle. Mais je dois l'avouer, la créature m'occupait plus que le Créateur. D'ailleurs elle priait pour nous deux, – cette jeune vierge plébéienne, pleine de gaucherie, de timidité et de grâce.

O saint Médard, – saint des quarante jours de pluie, – que ton obscure église nous a vus de fois, elle et moi, agenouillés sur tes dalles froides, elle égrenant son rosaire et murmurant ses oremus, moi, tourmentant ma casquette et murmurant contre ses prières!.. L'amour est un dieu jaloux des autres dieux…

Quant à elle, elle associait très-bien mon image profane à l'image divine, mais très-chastement. Je ne sais pas comment elle s'y prenait pour cela, mais elle le faisait. Je dois le croire, puisqu'elle me le disait.

Je me souviens qu'un dimanche de la Pentecôte, le curé de St-Médard était en chaire; il lisait à ses ouailles la prose latine de ce jour-là: Dulcis hospes animæ… (Seigneur, doux hôte de l'âme, etc.) Je regardais Louisette. Tout à coup je vis ses yeux se noyer de larmes. Elle ne comprenait pas, cependant, ou elle ne devait pas comprendre. Mais il y avait dans la voix du prêtre une telle onction, une telle ferveur, une telle tendresse, que la traduction du texte latin lui arrivait au cœur par des voies inconnues et sympathiques. Elle était chrétienne – sans avoir été baptisée, et je me souviens qu'elle s'écria: «Je voudrais être au Seigneur… et à toi!..»

Hélas! elle ne fut ni au Seigneur ni à moi!..

Nos amours ne durèrent pas longtemps. Deux ans à peine. Elles finirent bien tristement.

Un jour de vacances, je m'étais échappé, j'avais traversé la Bièvre sur une planche et j'étais entré dans le grand chantier par l'échancrure faite à son mur de ce côté-là.

Il était deux heures. Le soleil éclairait ce grand espace à ce moment désert.

Un cheval paissait, – grave et comme ennuyé, le licol traînant, la tête perdue sous les flots secoués de sa longue crinière.

Je le reconnus vite pour un vieil ami que je n'avais pas vu depuis quatre mois, pas plus que Louisette. C'était un vieux cheval de charrette qui avait eu des jours glorieux et qui traînait maintenant des mottes à brûler dans tous les quartiers de Paris. Une bête rustique, mais vaillante, qui avait perdu ses forces mais qui avait conservé sa mâle encolure et surtout son grand œil intelligent. On l'appelait l'Ami, – et jamais bête ne fut mieux appelée.

Je bondis vers lui, il leva la tête et accourut vers moi.

J'allais lui demander des nouvelles de Louisette, – et il allait m'en donner, – lorsque je la vis apparaître elle-même à l'extrémité du chantier.

Nous courûmes l'un vers l'autre, et pendant quelques instants nous restâmes embrassés et comme suffoqués par notre joie.

Louisette avait quatre mois de beauté de plus.

J'avais quatre mois d'amour de plus.

Nous n'étions – ni elle, ni moi – dans l'âge où l'amour est jugé dangereux par les grands et petits parents. Nous aurions pu aller tous deux au bois, nous ne serions pas revenus trois.

 
«Cueillir la violette,
Giroflée! girofla!..»
 

Et pourtant c'est à cet âge-là que la passion est la plus dangereuse, en ce qu'elle pousse vigoureusement ses racines dans les cœurs bien disposés à la recevoir.

Mais les parents, – grands et petits, – ne savent pas cela, et ils laissent ensemble de longues heures, de longs mois, de courtes années, des enfants qui ne sont pas destinés à vivre ensemble et qui se souviendront toujours, quoi qu'on fasse, qu'ils avaient résolu de ne jamais se séparer…

Nos caresses enfantines données et reçues, rendues et reprises, on improvisa une promenade à cheval sur l'Ami.

L'animal me comprit et il s'avança vers nous avec un petit hennissement de satisfaction.

Je l'avais souvent monté à crû et, grâce à son allure pacifique et solennelle, je n'avais jamais fait de chutes. Cela m'encouragea à lui confier Louisette, – après avoir, au préalable, recouvert sa vieille échine de mon vieil habit de collégien, les boutons en dessous, bien entendu.

Louisette n'était pas une amazone bien aguerrie. Elle ne s'était jamais assise que sur une chaise, sur un banc ou sur l'herbe; elle n'avait point encore l'habitude de ce siége mouvant, et son premier mouvement fut un mouvement d'effroi.

 

Cette frayeur, – que je raillai de mon mieux, – était un pressentiment. Je fouettai l'Ami et, moi tenant sa longe, elle tenant sa crinière grise, nous fîmes quelques tours dans l'enclos.

C'était charmant et puéril. Le ciel avait ce jour-là son outre-mer des jours de fête, – le soleil ses rayons d'or les plus gais et les plus réjouissants. Le trot paisible et régulier de l'Ami, – qui paraissait s'associer à notre bonheur et qui soufflait bruyamment et d'une manière amicale, – avait donné des couleurs plus rosées et plus éclatantes aux joues un peu pâlies de Louisette. Elle jetait de temps en temps de petits cris de biche effarouchée que je faisais semblant de ne pas entendre, et je continuais de houssiner la monture et de l'aiguillonner pour la réveiller un peu de son allure monotone.

Si les joues de Louisette étaient roses, les miennes étaient rouges. Le sang m'envahissait la face et me battait violemment aux tempes. Les cheveux au vent, la cravate dénouée, la chemise déchirée, j'allais, j'allais, j'allais, tournant et faisant tourner l'Ami dans une ronde qui, pour être calme, – comme le comportait le caractère de ce brave animal, – n'en devenait pas moins vertigineuse.

– André! s'écria Louisette avec un accent d'effroi réel, – André, arrête l'Ami… j'ai peur!.. je veux descendre!..

Je ne l'avais pas écoutée, – peut-être ne l'avais-je pas entendue, occupé que j'étais à écouter le bruit étrange que faisaient les battements de mon cœur et les bouillonnements de mon sang. Et au moment même où elle proférait pour la deuxième fois ce cri d'alarme, je cinglais le vieux cuir du pauvre l'Ami, – qui n'en pouvait plus.

Cette fois un troisième cri fut poussé, – mais si déchirant, si douloureux, si plein de reproche, qu'à seize ans de distance je l'entends vibrer encore en moi.

Puis je sentis à travers le visage comme un souffle chaud et une douleur aiguë – et je tombai.

En me relevant j'aperçus Louisette évanouie sur le sol, pâle comme le furent depuis des visages aimés, à leur dernière heure, – les cheveux dénoués, les lèvres contractées et bleuies…

L'Ami était immobile, jetant le feu par ses naseaux, tout en sueur, et me regardait de ses grands yeux tristes, – comme dit le romancero à propos de Babieça, le cheval du Cid.

L'Ami était couronné – et Louisette s'était cassé la jambe!

Je n'appris tout cela que beaucoup plus tard, quatre ou cinq mois après, lorsqu'il était trop tard. Car je l'avoue ici, – et cet aveu me coûte, – en apercevant Louisette étendue sur le sol, avec sa pâleur et son désordre, je la crus morte, et je courus tout haletant vers la maison paternelle, d'où je ne sortis pas de quelques jours, appréhendant à chaque minute, dans des angoisses terribles, la venue des gendarmes et du procureur du roi…

L'Ami fut confié à l'équarrisseur le lendemain de cette lamentable journée. Quant à ma pauvre Louison-Louisette, elle fut confiée aux soins d'un rebouteur du quartier qui lui raccommoda la jambe, mais qui ne put l'empêcher de boiter.

 
Maintenant, mère heureuse aux bras d'un autre époux,
 

Louisette a oublié le grand enclos de la Bièvre, la filature des Cent filles, le vieux l'Ami, le jeune André, et quand on lui demande par hasard la cause de sa claudication, elle ne se la rappelle plus…

V

La Bièvre symbolise l'existence de certains individus.

Elle commence humble, chétive, silencieuse, mais roulant une eau claire sur un lit de cailloux, à travers des méandres capricieux et le long de rives ensaulées, se perdant dans les prés où paissent, – majestueuses et nonchalantes, – de belles génisses au fanon blanc, à la croupe un peu anguleuse, la queue battant les flancs, – comme dans les toiles de Paul Potter, ou comme dans l'un de ces tableaux trop rares de Johann Breughel qui m'ont fait écrire quelque part:

 
Si j'avais de l'argent j'irais passer mes jours
Dans un des pays peints par Breughel de velours!
 

Et je n'y ferais pas de vers surtout.

C'est ma vie à sa source. Obscure et roulant son onde limpide où le soleil vient de temps en temps désaltérer un de ses rayons brûlants, où le soleil vient de temps en temps laver sa robe bleue. Pas de grands bruits, pas de grosses tourmentes, pas de désastres considérables. Des rides légères que font les brises attiédies en passant à sa surface, – une caresse plutôt qu'une larme, – et, pour toute tempête et pour tout malheur, un murmure innocent, une gronderie sans éclat du petit flot contre un petit caillou qui entrave sa course vagabonde.

Puis, peu à peu, – les années venant et l'adolescence s'en allant, – la vague se courrouce, le flot s'emporte et se brise avec plus de fougue contre des obstacles plus sérieux. Le ruisseau courait tout à l'heure à travers les prairies, le long des haies de sureau, au sifflement gaillard des merles, avec toute l'allure un peu folle du poulain qui n'a point encore senti la selle, le harnais et le collier. Il pouvait rêver à son aise, dormir à son caprice et chanter à son gré; on ne lui demandait pas d'être utile et il ne demandait qu'à être inutile.

Voilà que son lit se creuse et s'élargit; sa course se règle, sa vie s'endigue; il est fort, il faut qu'il soit utile. C'est la loi commune et providentielle. L'homme doit commencer de bonne heure son labeur, endosse de bonne heure la livrée du travail. Le ruisseau fait maintenant tourner la roue d'un moulin, il aide à moudre le blé, il aide à la vie des autres et de lui-même.

Ce n'est pas tout. Ce n'est que le commencement. Il faut obéir à la pente, aller à travers le grand chemin au grand but, traverser la Seine pour aller se perdre dans l'Océan, – goutte d'eau au départ, goutte d'eau à l'arrivée, – larme tombée des yeux bleus d'une nymphe rêveuse des environs de Versailles et bue par une huître baillante des environs d'Etretat.

Avant de mêler son onde aux eaux du grand fleuve, puis de la grande mer, il faut quelquefois la laisser rouler sur un grand lit de vase, le long de rives froides et tristes, sans consolation et sans poésie. C'est le moment terrible, c'est la crise. L'eau de la jeunesse est souvent aussi noire et boueuse, sans gaieté et sans soleil, sans grandeur et sans parfum, remuée par les passions, endiguée par les devoirs, servile et laide, avachie et sans conscience, contrainte par le besoin ou forcée par les désirs – coupable ou malheureuse…

Il faut toujours aller, aller sans cesse, aller sans fin. L'homme commence au berceau, mais il ne finit pas à la tombe; la rivière commence dans un creux de rocher, mais elle ne finit pas à l'Océan, car l'Océan est le père des choses, comme la mort est le moule des êtres…

L'humble rivière, – hier limpide, aujourd'hui troublée, – sera demain un fleuve calme et fort, portant tous les fardeaux sans murmure, recevant toutes les fanges sans en être souillé, tous les tributs sans en être enorgueilli, courageux et indifférent aux chances diverses de sa course, résigné aux fortunes diverses de sa pérégrination…

La Bièvre part de Guyancourt et se jette dans la Seine au boulevard de l'Hôpital. Je la remonte comme je remonte mes souvenirs, allant contre le courant, tournant le dos à l'avenir, les yeux fixés vers la source – où j'aime à me retremper.

A son embouchure elle côtoie le Jardin-des-Plantes, qui est le point de jonction de ma vie passée et de ma vie présente.

Je ne saurais, sans être ingrat, ne pas consacrer un souvenir affectueux et presque tendre à ce cher Jardin-des-Plantes, le vrai jardin, le jardin par excellence, dont le Luxembourg et les Tuileries, – bien que ses aînés, – ne sont que de pâles imitations.

Je ne m'attendris pas à froid et je n'ai point de tressauts à propos d'un brin de gazon. Mais je te le dis en toute sincérité de cœur et d'esprit, ce n'est point sans une certaine émotion et une certaine exultation que je traverse cet immense jardin dont les vieux et grands arbres ont vu mes jeunes et petits premiers pas.

Je dis: cet immense jardin – et je ferais sourire quiconque m'entendrait. Et pourtant, pour moi ce jardin est immense comme une forêt. Je le vois toujours à travers mes lunettes d'enfant, avec les yeux qui me faisaient prendre la petite fontaine du coin de la rue de Poliveau pour un lac – et les peupliers qui l'ombragent pour des géants chevelus comme le bois de Meudon.

J'ai une tendresse particulière pour ce jardin-là qui n'est point, – comme les autres, – battu par des tourbillons de promeneurs et qui n'a souvent, pendant des journées entières, d'autres hôtes que ses hôtes sauvages. Ce n'est point un jardin banal.

J'y suis venu ramasser des marrons pour m'en faire des colliers d'une toison d'or quelconque et des gousses de tilleul pour m'en faire un nez postiche. Les sylvains et les hamadryades, qui en font leur séjour habituel, ne sont point effarouchés des turbulences de la jeunesse. Plus d'un m'a vu passer l'œil en feu, le front en sueur, le costume en désordre, – courant je ne sais plus après quels papillons!.. J'ai senti le souffle caressant de plus d'une passer sur mon jeune visage et troubler la surface limpide de ma jeune âme.

Où êtes-vous, sylvains rieurs, amis de l'enfance? folles hamadryades, amies des vieux sylvains, – où êtes-vous? Si la fable qui vous concerne est vraie, – et elle le doit être, comme le sont toutes les fables qui sont des vérités en tenue de bal masqué, – s'il est vrai que votre destinée soit indissolublement liée à celle des chênes, des arbres au milieu desquels vous êtes nées, vous vivez toujours, ô sylvaines! puisque les vieux marronniers de la longue allée – où je suis venu m'ébattre tout petiot, tout «enfanctelet,» – dressent toujours vers le ciel leur tête toujours plus verte et plus touffue!.. Vous m'avez vu, poupard rose, tout titubant sous les premières ivresses de la vie, «me pourmenant au soleil,» – et aujourd'hui vous me revoyez, grand garçon barbu, moustachu, chevelu, le nez au vent, les mains dans les poches, l'œil en point d'interrogation, marchant nonchalamment dans vos allées sablées et regardant à mon tour – d'un regard attendri – les ébats bruyants des bambins qui en feront peut-être autant que moi, un jour, s'ils en ont le temps!..

Vous vivez toujours, – sylvains et querquetulanes! – C'est donc bien intéressant pour vous d'assister ainsi à l'éclosion des générations et de les suivre jusqu'à leur décrépitude?..

Même encore aujourd'hui je reste tout rêveur devant le treillage derrière lequel sont parqués certains animaux que la captivité a rendus mélancoliques: le bison, – entre autres, – qui ressemble tant à un littérateur très-connu, – et la vache écossaise qui ressemble si étrangement, avec ses cils blancs et son coronal rouge, à un bourgeois très-inconnu!

Inne książki tego autora