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XXXVIII. Un dîner d'autrefois

La seconde entrevue des anciens mousquetaires n'avait pas été pompeuse et menaçante comme la première. Athos avait jugé, avec sa raison toujours supérieure, que la table serait le centre le plus rapide et le plus complet de la réunion; et au moment où ses amis, redoutant sa distinction et sa sobriété, n'osaient parler d'un de ces bons dîners d'autrefois mangés soit à la Pomme-de-Pin, soit au Parpaillot, il proposa le premier de se trouver autour de quelque table bien servie, et de s'abandonner sans réserve chacun à son caractère et à ses manières, abandon qui avait entretenu cette bonne intelligence qui les avait fait nommer autrefois les inséparables.

La proposition fut agréable à tous et surtout à d'Artagnan, lequel était avide de retrouver le bon goût et la gaieté des entretiens de sa jeunesse; car depuis longtemps son esprit fin et enjoué n'avait rencontré que des satisfactions insuffisantes, une vile pâture, comme il le disait lui-même. Porthos, au moment d'être baron, était enchanté de trouver cette occasion d'étudier dans Athos et dans Aramis le ton et les manières des gens de qualité. Aramis voulait savoir les nouvelles du Palais-Royal par d'Artagnan et par Porthos, et se ménager pour toutes les occasions des amis si dévoués, qui autrefois soutenaient ses querelles avec des épées si promptes et si invincibles.

Quant à Athos, il était le seul qui n'eût rien à attendre ni à recevoir des autres et qui ne fût mû que par un sentiment de grandeur simple et d'amitié pure.

On convint donc que chacun donnerait son adresse très positive, et que sur le besoin de l'un des associés la réunion serait convoquée chez un fameux traiteur de la rue de la Monnaie, à l'enseigne de l'Ermitage. Le premier rendez-vous fut fixé au mercredi suivant et à huit heures précises du soir.

En effet, ce jour-là, les quatre amis arrivèrent ponctuellement à l'heure dite, et chacun de son côté. Porthos avait eu à essayer un nouveau cheval, d'Artagnan descendait sa garde du Louvre, Aramis avait eu à visiter une de ses pénitentes dans le quartier, et Athos, qui avait établi son domicile rue Guénégaud, se trouvait presque tout porté. Ils furent donc surpris de se rencontrer à la porte de l'Ermitage, Athos débouchant par le Pont-Neuf, Porthos par la rue du Roule, d'Artagnan par la rue des Fossés-Saint- Germain-l'Auxerrois, Aramis par la rue de Béthisy.

Les premières paroles échangées entre les quatre amis, justement par l'affectation que chacun mit dans ses démonstrations, furent donc un peu forcées et le repas lui-même commença avec une espèce de raideur. On voyait que d'Artagnan se forçait pour rire, Athos pour boire, Aramis pour conter, Porthos pour se taire. Athos s'aperçut de cet embarras, et ordonna, pour y porter un prompt remède, d'apporter quatre bouteilles de vin de Champagne.

À cet ordre donné avec le calme habituel d'Athos, on vit se décider là figure du Gascon et s'épanouir le front de Porthos.

Aramis fut étonné. Il savait non seulement qu'Athos ne buvait plus, mais encore qu'il éprouvait une certaine répugnance pour le vin.

Cet étonnement redoubla quand Aramis vit Athos se verser rasade et boire avec son enthousiasme d'autrefois. D'Artagnan remplit et vida aussitôt son verre; Porthos et Aramis choquèrent les leurs. En un instant les quatre bouteilles furent vides. On eût dit que les convives avaient hâte de divorcer avec leurs arrière-pensées.

En un instant cet excellent spécifique eut dissipé jusqu'au moindre nuage qui pouvait rester au fond de leur coeur. Les quatre amis se mirent à parler plus haut sans attendre que l'un eût fini pour que l'autre commençât, et à prendre sur la table chacun sa posture favorite. Bientôt, chose énorme, Aramis défit deux aiguillettes de son pourpoint; ce que voyant, Porthos dénoua toutes les siennes.

Les batailles, les longs chemins, les coups reçus et donnés firent les premiers frais de la conversation. Puis on passa aux luttes sourdes soutenues contre celui qu'on appelait maintenant le grand cardinal.

– Ma foi, dit Aramis en riant, voici assez d'éloges donnés aux morts, médisons un peu des vivants. Je voudrais bien un peu médire du Mazarin. Est-ce permis?

– Toujours, dit d'Artagnan en éclatant de rire, toujours; contez votre histoire, et je vous applaudirai si elle est bonne.

– Un grand prince, dit Aramis, dont le Mazarin recherchait l'alliance, fut invité par celui-ci à lui envoyer la liste des conditions moyennant lesquelles il voulait bien lui faire l'honneur de frayer avec lui. Le prince, qui avait quelque répugnance à traiter avec un pareil cuistre, fit sa liste à contrecoeur et la lui envoya. Sur cette liste il y avait trois conditions qui déplaisaient à Mazarin; il fit offrir au prince d'y renoncer pour dix mille écus.

– Ah! ah! ah! s'écrièrent les trois amis, ce n'était pas cher, et il n'avait pas à craindre d'être pris au mot. Que fit le prince?

– Le prince envoya aussitôt cinquante mille livres à Mazarin en le priant de ne plus jamais lui écrire, et en lui offrant vingt mille livres de plus s'il engageait à ne plus jamais lui parler.

– Que fit Mazarin?

– Il se fâcha? dit Athos.

– Il fit bâtonner le messager? dit Porthos.

– Il accepta la somme? dit d'Artagnan.

– Vous avez deviné, d'Artagnan, dit Aramis.

Et tous d'éclater de rire si bruyamment que l'hôte monta en demandant si ces messieurs n'avaient pas besoin de quelque chose.

Il avait cru que l'on se battait.

L'hilarité se calma enfin.

– Peut-on crosser M. de Beaufort? demanda d'Artagnan, j'en ai bien envie.

– Faites, dit Aramis, qui connaissait à fond cet esprit gascon si fin et si brave qui ne reculait jamais d'un seul pas sur aucun terrain.

– Et vous, Athos? demanda d'Artagnan.

– Je vous jure, foi de gentilhomme, que nous rirons si vous êtes drôle, dit Athos.

– Je commence, dit d'Artagnan. M. de Beaufort, causant un jour avec un des amis de M. le Prince, lui dit que sur les premières querelles du Mazarin et du parlement, il s'était trouvé un jour en différend avec M. de Chavigny, et que le voyant attaché au nouveau cardinal, lui qui tenait à l'ancien par tant de manières, il l'avait gourmé de bonne façon.

«Cet ami, qui connaissait M. de Beaufort pour avoir la main fort légère, ne fut pas autrement étonné du fait, et l'alla tout courant conter à M. le Prince. La chose se répand, et voilà que chacun tourne le dos à Chavigny. Celui-ci cherche l'explication de cette froideur générale: on hésite à la lui faire connaître; enfin quelqu'un se hasarde à lui dire que chacun s'étonne qu'il se soit laissé gourmer par M. de Beaufort, tout prince qu'il est.

« – Et qui a dit que le prince m'avait gourmé? demanda Chavigny.

« – Le prince lui-même, répond l'ami.

«On remonte à la source et l'on trouve la personne à laquelle le prince a tenu ce propos, laquelle, adjurée sur l'honneur de dire la vérité, le répète et l'affirme.

«Chavigny, au désespoir d'une pareille calomnie, à laquelle il ne comprend rien, déclare à ses amis qu'il mourra plutôt que de supporter une pareille injure. En conséquence, il envoie deux témoins au prince, avec mission de lui demander s'il est vrai qu'il ait dit qu'il avait gourmé M. de Chavigny.

« – Je l'ai dit et je le répète, répondit le prince, car c'est la vérité.

« – Monseigneur, dit alors l'un des parrains de Chavigny, permettez-moi de dire à Votre Altesse que des coups à un gentilhomme dégradent autant celui qui les donne que celui qui les reçoit. Le roi Louis XIII ne voulait pas avoir de valets de chambre gentilshommes, pour avoir le droit de battre ses valets de chambre.

« – Eh bien mais, demanda M. de Beaufort étonné, qui a reçu des coups et qui parle de battre?

« – Mais vous, Monseigneur, qui prétendez avoir battu…

« – Qui?

« – M. de Chavigny.

« – Moi?

« – N'avez-vous pas gourmé M. de Chavigny, à ce que vous dites au moins, Monseigneur?

« – Oui.

« – Eh bien! lui dément.

« – Ah! par exemple, dit le prince, je l'ai si bien gourmé que voilà mes propres paroles, dit M. de Beaufort avec toute la majesté que vous lui connaissez:

«Mon cher Chavigny, vous êtes blâmable de prêter secours à un drôle comme ce Mazarin.

« – Ah! Monseigneur, s'écria le second, je comprends, c'est gourmander que vous avez voulu dire.

« – Gourmander, gourmer, que fait cela? dit le prince; n'est-ce pas la même chose? En vérité, vos faiseurs de morts sont bien pédants!

On rit beaucoup de cette erreur philologique de M. de Beaufort, dont les bévues en ce genre commençaient à devenir proverbiales, et il fut convenu que, l'esprit de parti étant exilé à tout jamais de ces réunions amicales, d'Artagnan et Porthos pourraient railler les princes, à la condition qu'Athos et Aramis pourraient gourmer le Mazarin.

– Ma foi, dit d'Artagnan à ses deux amis, vous avez raison de lui vouloir du mal, à ce Mazarin, car de son côté, je vous le jure, il ne vous veut pas de bien.

– Bah! vraiment? dit Athos. Si je croyais que ce drôle me connût par mon nom, je me ferais débaptiser, de peur qu'on ne crût que je le connais, moi.

– Il ne vous connaît point par votre nom, mais par vos faits; il sait qu'il y a deux gentilshommes qui ont plus particulièrement contribué à l'évasion de M. de Beaufort, et il les fait chercher activement, je vous en réponds.

– Par qui?

– Par moi.

– Comment, par vous?

– Oui, il m'a encore envoyé chercher ce matin pour me demander si j'avais quelque renseignement.

– Sur ces deux gentilshommes?

– Oui.

– Et que lui avez-vous répondu?

– Que je n'en avais pas encore, mais que je dînais avec deux personnes qui pourraient m'en donner.

– Vous lui avez dit cela! dit Porthos avec son gros rire épanoui sur sa large figure. Bravo! Et cela ne vous fait pas peur, Athos?

 

– Non, dit Athos, ce n'est pas la recherche du Mazarin que je redoute.

– Vous, reprit Aramis, dites-moi un peu ce que vous redoutez?

– Rien, dans le présent du moins, c'est vrai.

– Et dans le passé? dit Porthos.

– Ah! dans le passé, c'est autre chose, dit Athos avec un soupir; dans le passé et dans l'avenir…

– Est-ce que vous craignez pour votre jeune Raoul? demanda

Aramis.

– Bon! dit d'Artagnan, on n'est jamais tué à la première affaire.

– Ni à la seconde, dit Aramis.

– Ni à la troisième, dit Porthos. D'ailleurs, quand on est tué, on en revient, et la preuve c'est que nous voilà.

– Non, dit Athos, ce n'est pas Raoul non plus qui m'inquiète, car il se conduira, je l'espère, en gentilhomme, et s'il est tué, eh bien! ce sera bravement; mais tenez, si ce malheur lui arrivait, eh bien…

Athos passa la main sur son front pâle.

– Eh bien? demanda Aramis.

– Eh bien! je regarderais ce malheur comme une expiation.

– Ah! ah! dit d'Artagnan, je sais ce que vous voulez dire.

– Et moi aussi, dit Aramis; mais il ne faut pas songer à cela,

Athos: le passé est le passé.

– Je ne comprends pas, dit Porthos.

– L'affaire d'Armentières, dit tout bas d'Artagnan.

– L'affaire d'Armentières? demanda celui-ci.

– Milady…

– Ah.! oui, dit Porthos, je l'avais oubliée, moi.

Athos le regarda de son oeil profond.

– Vous l'avez oubliée, vous, Porthos? dit-il.

– Ma foi, oui, dit Porthos, il y a longtemps de cela.

– La chose ne pèse donc point à votre conscience?

– Ma foi, non! dit Porthos.

– Et à vous, Aramis?

– Mais, j'y pense parfois, dit Aramis, comme à un des cas de conscience qui prêtent le plus à la discussion.

– Et à vous, d'Artagnan?

– Moi, j'avoue que lorsque mon esprit s'arrête sur cette époque terrible, je n'ai de souvenirs que pour le corps glacé de cette pauvre Mme Bonacieux. Oui, Oui, murmura-t-il, j'ai eu bien des fois des regrets pour la victime, jamais de remords pour son assassin.

Athos secoua la tête d'un air de doute.

– Songez, dit Aramis, que si vous admettez la justice divine et sa participation aux choses de ce monde, cette femme a été punie de par la volonté de Dieu. Nous avons été les instruments, voilà tout.

– Mais le libre arbitre, Aramis?

– Que fait le juge? il a son libre arbitre et il condamne sans crainte. Que fait le bourreau? Il est maître de son bras, et cependant il frappe sans remords.

– Le bourreau… murmura Athos.

Et l'on vit qu'il s'arrêtait à un souvenir.

– Je sais que c'est effrayant, dit d'Artagnan, mais quand on pense que nous avons tué des Anglais, des Rochelois, des Espagnols, des Français même, qui n'avaient jamais fait d'autre mal que de nous coucher en joue et de nous manquer, qui n'avaient jamais eu d'autre tort que de croiser le fer avec nous et de ne pas arriver à la parade assez vite, je m'excuse pour ma part dans le meurtre de cette femme, parole d'honneur!

– Moi, dit Porthos, maintenant que vous m'en avez fait souvenir, Athos, je revois encore la scène comme si j'y étais: Milady était là, où vous êtes (Athos pâlit); moi j'étais à la place où se trouve d'Artagnan. J'avais au côté une épée qui coupait comme un damas… Vous vous la rappelez, Aramis, car vous l'appeliez toujours Balizarde? Eh bien! je vous jure à tous trois que s'il n'y avait pas eu là le bourreau de Béthune… Est-ce de Béthune?.. Oui, ma foi, de Béthune… j'eusse coupé le cou à cette scélérate, sans m'y reprendre, et même en m'y reprenant. C'était une méchante femme.

– Et puis, dit Aramis, avec ce ton d'insoucieuse philosophie qu'il avait pris depuis qu'il était Église, et dans lequel il y avait bien plus d'athéisme que de confiance en Dieu, à quoi bon songer à tout cela! ce qui est fait est fait. Nous nous confesserons de cette action à l'heure suprême et Dieu saura bien mieux que nous si c'est un crime, une faute ou une action méritoire. M'en repentir? me direz-vous; ma foi, non. Sur l'honneur et sur la croix, je ne me repens que parce qu'elle était femme.

– Le plus tranquillisant dans tout cela, dit d'Artagnan, c'est que de tout cela il ne reste aucune trace.

– Elle avait un fils, dit Athos.

– Ah! oui, je le sais bien, dit d'Artagnan, et vous m'en avez parlé; mais qui sait ce qu'il est devenu? Mort le serpent, morte la couvée? Croyez-vous que de Winter, son oncle, aura élevé ce serpenteau-là? De Winter aura condamné le fils comme il a condamné la mère.

– Alors, dit Athos, malheur à de Winter, car l'enfant n'avait rien fait, lui.

– L'enfant est mort, ou le diable m'emporte! dit Porthos. Il fait tant de brouillard dans cet affreux pays, à ce que dit d'Artagnan, du moins…

Au moment où cette conclusion de Porthos allait peut-être ramener la gaieté sur tous ces fronts plus ou moins assombris, un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier, et l'on frappa à la porte.

– Entrez, dit Athos.

– Messieurs, dit l'hôte, il y a un garçon très pressé qui demande à parler à l'un de vous.

– Auquel? demandèrent les quatre amis.

– À celui qui se nomme le comte de La Fère.

– C'est moi, dit Athos. Et comment s'appelle ce garçon?

– Grimaud.

– Ah! fit Athos pâlissant, déjà de retour? Qu'est-il donc arrivé à Bragelonne?

– Qu'il entre! dit d'Artagnan, qu'il entre!

Mais déjà Grimaud avait franchi l'escalier et attendait sur le degré; il s'élança dans la chambre et congédia l'hôte d'un geste.

L'hôte referma la porte: les quatre amis restèrent dans l'attente. L'agitation de Grimaud, sa pâleur, la sueur qui mouillait son visage, la poussière qui souillait ses vêtements, tout annonçait qu'il s'était fait le messager de quelque importante et terrible nouvelle.

– Messieurs, dit-il, cette femme avait un enfant, l'enfant est devenu un homme; la tigresse avait un petit, le tigre est lancé, il vient à vous, prenez garde!

Athos regarda ses amis avec un sourire mélancolique. Porthos chercha à son côté son épée, qui était pendue à la muraille; Aramis saisit son couteau, d'Artagnan se leva.

– Que veux-tu dire, Grimaud? s'écria ce dernier.

– Que le fils de Milady a quitté l'Angleterre, qu'il est en

France, qu'il vient à Paris, s'il n'y est déjà.

– Diable! dit Porthos, tu es sûr?

– Sûr, dit Grimaud.

Un long silence accueillit cette déclaration. Grimaud était si haletant, si fatigué, qu'il tomba sur une chaise.

Athos remplit un verre de Champagne et le lui porta.

– Eh bien! après tout, dit d'Artagnan, quand il vivrait, quand il viendrait à Paris, nous en avons vu bien d'autres! Qu'il vienne!

– Oui, dit Porthos, caressant du regard son épée pendue à la muraille, nous l'attendons: qu'il vienne!

– D'ailleurs ce n'est qu'un enfant, dit Aramis.

Grimaud se leva.

– Un enfant! dit-il. Savez-vous ce qu'il a fait, cet enfant? Déguisé en moine, il a découvert toute l'histoire en confessant le bourreau de Béthune, et après l'avoir confessé, après avoir tout appris de lui, il lui a, pour absolution, planté dans le coeur le poignard que voilà. Tenez, il est encore rouge et humide, car il n'y a pas plus de trente heures qu'il est sorti de la plaie.

Et Grimaud jeta sur la table le poignard oublié par le moine dans la blessure du bourreau.

D'Artagnan, Porthos et Aramis se levèrent, et d'un mouvement spontané coururent à leurs épées.

Athos seul demeura sur sa chaise calme et rêveur.

– Et tu dis qu'il est vêtu en moine, Grimaud?

– Oui, en moine augustin.

– Quel homme est-ce?

– De ma taille, à ce que m'a dit l'hôte, maigre, pâle, avec des yeux bleu clair, et des cheveux blonds!

– Et… il n'a pas vu Raoul? dit Athos.

– Au contraire, ils se sont rencontrés, et c'est le vicomte lui- même qui l'a conduit au lit du mourant.

Athos se leva sans dire une parole et alla à son tour décrocher son épée.

– Ah çà, messieurs, dit d'Artagnan essayant de rire, savez-vous que nous avons l'air de femmelettes! Comment, nous, quatre hommes, qui avons sans sourciller tenu tête à des armées, voilà que nous tremblons devant un enfant!

– Oui, dit Athos, mais cet enfant vient au nom de Dieu.

Et ils sortirent empressés de l'hôtellerie.

XXXIX. La lettre de Charles Ier

Maintenant, il faut que le lecteur franchisse avec nous la Seine, et nous suive jusqu'à la porte du couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques.

Il est onze heures du matin, et les pieuses soeurs viennent de dire une messe pour le succès des armes de Charles Ier. En sortant de l'église, une femme et une jeune fille vêtues de noir, l'une comme une veuve, l'autre comme une orpheline, sont rentrées dans leur cellule.

La femme s'est agenouillée sur un prie-Dieu de bois peint, et à quelques pas d'elle la jeune fille, appuyée sur une chaise, se tient debout et pleure.

La femme a dû être belle, mais on voit que ses larmes l'ont vieillie. La jeune fille est charmante, et ses pleurs l'embellissent encore. La femme paraît avoir quarante ans, la jeune fille en a quatorze.

– Mon Dieu! disait la suppliante agenouillée, conservez mon époux, conservez mon fils, et prenez ma vie si triste et si misérable.

– Mon Dieu! disait la jeune fille, conservez-moi ma mère!

– Votre mère ne peut plus rien pour vous en ce monde, Henriette, dit en se retournant la femme affligée qui priait. Votre mère n'a plus ni trône, ni époux, ni fils, ni argent, ni amis; votre mère, ma pauvre enfant, est abandonnée de tout l'univers.

Et la femme, se renversant aux bras de sa fille qui se précipitait pour la soutenir, se laissa aller elle-même aux sanglots.

– Ma mère, prenez courage! dit la jeune fille.

– Ah! les rois sont malheureux cette année, dit la mère en posant sa tête sur l'épaule de l'enfant; et personne ne songe à nous dans ce pays, car chacun songe à ses propres affaires. Tant que votre frère a été avec nous, il m'a soutenue; mais votre frère est parti: il est à présent sans pouvoir donner de ses nouvelles à moi ni à son père. J'ai engagé mes derniers bijoux, vendu toutes mes hardes et les vôtres pour payer les gages de ses serviteurs, qui refusaient de l'accompagner si je n'eusse fait ce sacrifice. Maintenant nous en sommes réduites de vivre aux dépens des filles du Seigneur. Nous sommes des pauvres secourues par Dieu.

– Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à la reine votre soeur? demanda la jeune fille.

– Hélas! dit l'affligée, la reine ma soeur n'est plus reine, mon enfant, et c'est un autre qui règne en son nom. Un jour vous pourrez comprendre cela.

– Eh bien, alors, au roi votre neveu. Voulez-vous que je lui parle? Vous savez comme il m'aime, ma mère.

– Hélas! le roi, mon neveu, n'est pas encore roi, et lui-même, vous le savez bien, Laporte nous l'a dit vingt fois, lui-même manque de tout.

– Alors adressons-nous à Dieu, dit la jeune fille.

Et elle s'agenouilla près de sa mère.

Ces deux femmes qui priaient ainsi au même prie-Dieu, c'étaient la fille et la petite-fille de Henri IV, la femme et la fille de Charles Ier.

Elles achevaient leur double prière lorsqu'une religieuse gratta doucement à la porte de la cellule.

– Entrez, ma soeur, dit la plus âgée des deux femmes en essuyant ses pleurs et en se relevant.

La religieuse entrouvrit respectueusement la porte.

– Que Votre Majesté veuille bien m'excuser si je trouble ses méditations, dit-elle; mais il y a au parloir un seigneur étranger qui arrive d'Angleterre, et qui demande l'honneur de présenter une lettre à Votre Majesté.

– Oh! une lettre! une lettre du roi peut-être! des nouvelles de votre père, sans doute! Entendez-vous, Henriette?

– Oui, Madame, j'entends et j'espère.

– Et quel est ce seigneur, dites?

– Un gentilhomme de quarante-cinq à cinquante ans.

– Son nom? a-t-il dit son nom?

– Milord de Winter.

– Milord de Winter! s'écria la reine; l'ami de mon époux! Eh! faites entrer, faites entrer!

Et la reine courut au-devant du messager, dont elle saisit la main avec empressement.

Lord de Winter, en entrant dans la cellule, s'agenouilla et présenta à la reine une lettre roulée dans un étui d'or.

– Ah! milord, dit la reine, vous nous apportez trois choses que nous n'avions pas vues depuis bien longtemps: de l'or, un ami dévoué et une lettre du roi notre époux et maître.

De Winter salua de nouveau; mais il ne put répondre, tant il était profondément ému.

– Milord, dit la reine montrant la lettre, vous comprenez que je suis pressée de savoir ce que contient ce papier.

 

– Je me retire, madame, dit de Winter.

– Non, restez, dit la reine, nous lirons devant vous. Ne comprenez-vous pas que j'ai mille questions à vous faire?

De Winter recula de quelques pas, et demeura debout en silence.

La mère et la fille, de leur côté, s'étaient retirées dans l'embrasure d'une fenêtre, et lisaient avidement, la fille appuyée au bras de la mère, la lettre suivante:

«Madame et chère épouse,

«Nous voici arrivés au terme. Toutes les ressources que Dieu m'a laissées sont concentrées en ce camp de Naseby, d'où je vous écris à la hâte. Là j'attends l'armée de mes sujets rebelles, et je vais lutter une dernière fois contre eux. Vainqueur, j'éternise la lutte; vaincu, je suis perdu complètement. Je veux, dans ce dernier cas (hélas! quand on en est où nous en sommes, il faut tout prévoir), je veux essayer de gagner les côtes de France. Mais pourra-t-on, voudra-t-on y recevoir un roi malheureux, qui apportera un si funeste exemple dans un pays déjà soulevé par les discordes civiles? Votre sagesse et votre affection me serviront de guide. Le porteur de cette lettre vous dira, Madame, ce que je ne puis confier au risque d'un accident. Il vous expliquera quelle démarche j'attends de vous. Je le charge aussi de ma bénédiction pour mes enfants et de tous les sentiments de mon coeur pour vous, Madame et chère épouse.»

La lettre était signée, au lieu de «Charles, roi», «Charles, encore roi.»

Cette triste lecture, dont de Winter suivait les impressions sur le visage de la reine, amena cependant dans ses yeux un éclair d'espérance.

– Qu'il ne soit plus roi! s'écria-t-elle, qu'il soit vaincu, exilé, proscrit, mais qu'il vive! Hélas! le trône est un poste trop périlleux aujourd'hui pour que je désire qu'il y reste. Mais, dites-moi, milord, continua la reine, ne me cachez rien, où en est le roi? Sa position est-elle donc aussi désespérée qu'il le pense?

– Hélas! Madame, plus désespérée qu'il ne le pense lui-même. Sa Majesté a le coeur si bon, qu'elle ne comprend pas la haine; si loyal, qu'elle ne devine pas la trahison. L'Angleterre est atteinte d'un esprit de vertige qui, j'en ai bien peur, ne s'éteindra que dans le sang.

– Mais lord Montrose? répondit la reine. J'avais entendu parler de grands et rapides succès, de batailles gagnées à Inverlochy, à Auldearn, à Alford et à Kilsyth. J'avais entendu dire qu'il marchait à la frontière pour se joindre à son roi.

– Oui, Madame; mais à la frontière il a rencontré Lesley. Il avait lassé la victoire à force d'entreprises surhumaines: la victoire l'a abandonné. Montrose, battu à Philiphaugh, a été forcé de congédier les restes de son armée et de fuir déguisé en laquais. Il est à Bergen en Norvège.

– Dieu le garde! dit la reine. C'est au moins une consolation de savoir que ceux qui ont tant de fois risqué leur vie pour nous sont en sûreté. Et maintenant, milord, que je vois la position du roi telle qu'elle est, c'est-à-dire désespérée, dites-moi ce que vous avez à me dire de la part de mon royal époux.

– Eh bien! Madame, dit de Winter, le roi désire que vous tâchiez de pénétrer les dispositions du roi et de la reine à son égard.

– Hélas! vous le savez, répondit la reine, le roi n'est encore qu'un enfant, et la reine est une femme, bien faible même: c'est M. de Mazarin qui est tout.

– Voudrait-il donc jouer en France le rôle que Cromwell joue en

Angleterre?

– Oh! non. C'est un Italien souple et rusé, qui peut-être rêve le crime mais n'osera jamais le commettre; et, tout au contraire de Cromwell, qui dispose des deux chambres, Mazarin n'a pour appui que la reine dans sa lutte avec le parlement.

– Raison de plus alors pour qu'il protège un roi que les parlements poursuivent.

La reine hocha la tête avec amertume.

– Si j'en juge par moi-même, milord, dit-elle, le cardinal ne fera rien, ou peut-être même sera contre nous. Ma présence et celle de ma fille en France lui pèsent déjà: à plus forte raison, celle du roi. Milord, ajouta Henriette en souriant avec mélancolie, c'est triste et presque honteux à dire, mais nous avons passé l'hiver au Louvre sans argent, sans linge, presque sans pain, et souvent ne nous levant pas faute de feu.

– Horreur! s'écria de Winter. La fille de Henri IV, la femme du roi Charles! Que ne vous adressiez-vous donc, Madame, au premier venu de nous?

– Voilà l'hospitalité que donne à une reine le ministre auquel un roi veut la demander.

– Mais j'avais entendu parler d'un mariage entre monseigneur le prince de Galles et mademoiselle d'Orléans dit de Winter.

, – Oui, j'en ai eu un instant l'espoir. Les enfants s'aimaient; mais la reine, qui avait d'abord donné les mains à cet amour, a changé d'avis; mais M. le duc d'Orléans, qui avait encouragé le commencement de leur familiarité, a défendu à sa fille de songer davantage à cette union. Ah! milord, continua la reine sans songer même à essuyer ses larmes, mieux vaut combattre comme a fait le roi, et mourir comme il va faire peut-être, que de vivre en mendiant comme je le fais.

– Du courage, Madame, dit de Winter, du courage. Ne désespérez pas. Les intérêts de la couronne de France, si ébranlée en ce moment, sont de combattre la rébellion chez le peuple le plus voisin. Mazarin est homme d'état et il comprendra cette nécessité.

– Mais êtes-vous sûr, dit la reine d'un air de doute, que vous ne soyez pas prévenu?

– Par qui? demanda de Winter.

– Mais par les Joyce, par les Pride, par les Cromwell.

– Par un tailleur! par un charretier par un brasseur! Ah! je l'espère, Madame, le cardinal n'entrerait pas en alliance avec de pareils hommes.

– Eh! qu'est-il lui-même? demanda Madame Henriette.

– Mais, pour l'honneur du roi, pour celui de la reine…

– Allons, espérons qu'il fera quelque chose pour cet honneur, dit Madame Henriette. Un ami possède une si bonne éloquence, milord, que vous me rassurez. Donnez-moi donc la main et allons chez le ministre.

– Madame, dit de Winter en s'inclinant, je suis confus de cet honneur.

– Mais enfin, s'il refusait, dit Madame Henriette s'arrêtant, et que le roi perdît la bataille?

– Sa Majesté alors se réfugierait en Hollande, où j'ai entendu dire qu'était monseigneur le prince de Galles.

– Et Sa Majesté pourrait-elle compter pour sa fuite sur beaucoup de serviteurs comme vous?

– Hélas! non, madame, dit de Winter; mais le cas est prévu, et je viens chercher des alliés en France.

– Des alliés! dit la reine en secouant la tête.

– Madame, répondit de Winter, que je retrouve d'anciens amis que j'ai eus autrefois, et je réponds de tout.

– Allons donc, milord, dit la reine avec ce doute poignant des gens qui ont été longtemps malheureux, allons donc, et que Dieu vous entende!

La reine monta dans sa voiture, et de Winter, à cheval, suivi de deux laquais, l'accompagna à la portière.