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Les Quarante-Cinq — Tome 1

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V
LE SUPPLICE

Les conseillers se tenaient au fond de la loge du roi, debout et silencieux, attendant que le roi leur adressât la parole.

Le roi se laissa attendre un instant, puis, se retournant de leur côté:

— Eh bien! messieurs, — quoi de nouveau? demanda-t-il. Bonjour, monsieur le président Brisson.

— Sire, répondit le président avec sa dignité facile que l'on appelait à la cour sa courtoisie de huguenot, — nous venons supplier Votre Majesté, ainsi que l'a désiré M. de Thou, de ménager la vie du coupable. — Il a sans doute quelques révélations à faire, et en lui promettant la vie on les obtiendrait.

— Mais, dit le roi, ne les a-t-on pas obtenues, monsieur le président?

— Oui, sire, — en partie: — est-ce suffisant pour Votre Majesté?

— Je sais ce que je sais, messire.

— Votre Majesté sait alors à quoi s'en tenir sur la participation de l'Espagne dans cette affaire?

— De l'Espagne? oui, monsieur le président, et même de plusieurs autres puissances.

— Il serait important de constater cette participation, sire.

— Aussi, interrompit Catherine, le roi a-t-il l'intention, monsieur le président, de surseoir à l'exécution, si le coupable signe une confession analogue à ses dépositions devant le juge qui lui a fait infliger la question.

Brisson interrogea le roi des yeux et du geste.

— C'est mon intention, dit Henri, et je ne le cache pas plus longtemps; vous pouvez vous en assurer, monsieur Brisson, en faisant parler au patient par votre lieutenant de robe.

— Votre Majesté n'a rien de plus à recommander?

— Rien. Mais pas de variation dans les aveux, ou je retire ma parole. —

Ils sont publics, ils doivent être complets.

— Oui, sire. — Avec les noms des personnages compromis?

— Avec les noms, tous les noms!

— Même lorsque ces noms seraient entachés, par l'aveu du patient, de haute trahison et révolte au premier chef?

— Même lorsque ces noms seraient ceux de mes plus proches parents! dit le roi.

— Il sera fait comme Votre Majesté l'ordonne.

— Je m'explique, monsieur Brisson; ainsi donc, pas de malentendu. On apportera au condamné du papier et des plumes; il écrira sa confession, montrant par là publiquement qu'il s'en réfère à notre miséricorde et se met à notre merci. Après, nous verrons.

— Mais je puis promettre?

— Eh oui! promettez toujours.

— Allez, messieurs, dit le président en congédiant les conseillers.

Et ayant salué respectueusement le roi, il sortit derrière eux.

— Il parlera, sire, dit Louise de Lorraine toute tremblante; il parlera, et Votre Majesté fera grâce. Voyez comme l'écume nage sur ses lèvres.

— Non, non, il cherche, dit Catherine; il cherche et pas autre chose. Que cherche-t-il donc?

— Parbleu! dit Henri III, ce n'est pas difficile à deviner; il cherche M. le duc de Parme, M. le duc de Guise; il cherche monsieur mon frère, le roi très catholique. Oui, cherche! cherche! attends! crois-tu que la place de Grève soit lieu plus commode pour les embuscades que la route des Flandres? crois-tu que je n'aie pas ici cent Bellièvre pour t'empêcher de descendre de l'échafaud où un seul t'a conduit?

Salcède avait vu les archers partir pour aller chercher les chevaux. Il avait aperçu le président et les conseillers dans la loge du roi, — puis il les avait vus disparaître: il comprit que le roi venait de donner l'ordre du supplice.

Ce fut alors que parut sur sa bouche livide cette sanglante écume remarquée par la jeune reine: le malheureux, dans la mortelle impatience qui le dévorait, se mordait les lèvres jusqu'au sang.

— Personne! personne! murmurait-il, pas un de ceux qui m'avaient promis secours! Lâches! lâches! lâches!..

Le lieutenant Tanchon s'approcha de l'échafaud, et s'adressant au bourreau:

— Préparez-vous, maître, dit-il.

L'exécuteur fit un signe à l'autre bout de la place, et l'on vit les chevaux, fendant la foule, laisser derrière eux un tumultueux sillage qui, pareil à celui de la mer, se referma sur eux.

Ce sillage était produit par les spectateurs que refoulait ou renversait le passage rapide des chevaux; mais le mur démoli se refermait aussitôt, et parfois les premiers devenaient les derniers, et réciproquement, — car les forts se lançaient dans l'espace vide.

On put voir alors au coin de la rue de la Vannerie, lorsque les chevaux y passèrent, un beau jeune homme de notre connaissance sauter au bas de la borne sur laquelle il était monté, poussé par un enfant qui paraissait quinze à seize ans à peine, et qui paraissait fort ardent à ce terrible spectacle.

C'était le page mystérieux et le vicomte Ernauton de Carmainges.

— Eh! vite, vite, glissa le page à l'oreille de son compagnon, jetez-vous dans la trouée, il n'y a pas un instant à perdre.

— Mais nous serons étouffés, répondit Ernauton, — vous êtes fou, mon petit ami.

— Je veux voir, — voir de près, dit le page d'un ton si impérieux qu'il était facile de voir que cet ordre partait d'une bouche qui avait l'habitude du commandement.

Ernauton obéit.

— Serrez les chevaux, serrez les chevaux, dit le page; ne les quittez pas d'une semelle, ou nous n'arriverons pas.

— Mais avant que nous arrivions, vous serez mis en morceaux.

— Ne vous inquiétez pas de moi. — En avant! en avant!

— Les chevaux vont ruer.

— Empoignez la queue du dernier; jamais un cheval ne rue quand on le tient de la sorte.

Ernauton subissait malgré lui l'influence étrange de cet enfant; il obéit, s'accrocha aux crins du cheval, tandis que de son côté le page s'attachait à sa ceinture.

Et au milieu de cette foule onduleuse comme une mer, épineuse comme un buisson, laissant ici un pan de leur manteau, là un fragment de leur pourpoint, plus loin la fraise de leur chemise, ils arrivèrent en même temps que l'attelage à trois pas de l'échafaud sur lequel se tordait Salcède, dans les convulsions du désespoir.

— Sommes-nous arrivés? murmura le jeune homme suffoquant et hors d'haleine, quand il sentit Ernauton s'arrêter.

— Oui, répondit le vicomte, — heureusement, — car j'étais au bout de mes forces.

— Je ne vois pas.

— Passez devant moi.

— Non, non, pas encore... Que fait-on?

— Des noeuds coulants à l'extrémité des cordes.

— Et lui, que fait-il?

— Qui, lui?

— Le patient.

— Ses yeux tournent autour de lui comme ceux de l'autour qui guette.

Les chevaux étaient assez près de l'échafaud pour que les valets de l'exécuteur attachassent aux pieds et aux poings de Salcède les traits fixés à leurs colliers.

Salcède poussa un rugissement quand il sentit autour de ses chevilles le rugueux contact des cordes, qu'un noeud coulant serrait autour de sa chair.

Il adressa alors un suprême, un indéfinissable regard à toute cette immense place dont il embrassa les cent mille spectateurs dans le cercle de son rayon visuel.

— Monsieur, lui dit poliment le lieutenant Tanchon, vous plaît-il de parler au peuple avant que nous ne procédions?

Et il s'approcha de l'oreille du patient pour ajouter tout bas:

— Un bon aveu... pour la vie sauve.

Salcède le regarda jusqu'au fond de l'âme.

Ce regard était si éloquent qu'il sembla arracher la vérité du coeur de Tanchon et la fit remonter jusque dans ses yeux, où elle éclata.

Salcède ne s'y trompa point; il comprit que le lieutenant était sincère et tiendrait ce qu'il promettait.

— Vous voyez, continua Tanchon, on vous abandonne; plus d'autre espoir en ce monde que celui que je vous offre.

— Eh bien! dit Salcède avec un rauque soupir, faites faire silence, je suis prêt à parler.

— C'est une confession écrite et signée que le roi exige.

— Alors déliez-moi les mains et donnez-moi une plume, je vais écrire.

— Votre confession?

— Ma confession, soit.

Tanchon, transporté de joie, n'eut qu'un signe à faire; le cas était prévu. Un archer tenait toutes choses prêtes: il lui passa l'écritoire, les plumes, le papier, que Tanchon déposa sur le bois même de l'échafaud.

En même temps on lâchait de trois pieds environ la corde qui tenait le poignet droit de Salcède, et on le soulevait sur l'estrade pour qu'il pût écrire.

Salcède, assis enfin, commença par respirer avec force et par faire usage de sa main pour essuyer ses lèvres et relever ses cheveux qui tombaient humides de sueur sur ses genoux.

— Allons, allons, dit Tanchon, mettez-vous à votre aise, et écrivez bien tout.

— Oh! n'ayez pas peur, répondit Salcède en allongeant sa main vers la plume; soyez tranquille, je n'oublierai pas ceux qui m'oublient, moi.

Et sur ce mot il hasarda un dernier coup d'oeil.

Sans doute le moment était venu pour le page de se montrer; car, saisissant la main d'Ernauton:

— Monsieur, lui dit-il, par grâce, prenez-moi dans vos bras et soulevez- moi au-dessus des têtes qui m'empêchent de voir.

— Ah ça! mais vous êtes insatiable, jeune homme, en vérité.

— Encore ce service, monsieur.

— Vous abusez.

— Il faut que je voie le condamné, entendez-vous? il faut que je le voie.

Puis, comme Ernauton ne répondait pas assez vivement sans doute à l'injonction:

— Par pitié, monsieur, par grâce! dit-il, je vous en supplie!

 

L'enfant n'était plus un tyran fantasque, mais un suppliant irrésistible.

Ernauton le souleva dans ses bras, non sans quelque étonnement de la délicatesse de ce corps qu'il serrait entre ses mains.

La tête du page domina donc les autres têtes.

Justement Salcède venait de saisir la plume en achevant sa revue circulaire.

Il vit cette figure du jeune homme et demeura stupéfait.

En ce moment les deux doigts du page s'appuyèrent sur ses lèvres. Une joie indicible épanouit aussitôt le visage du patient; on eût dit l'ivresse du mauvais riche quand Lazare laisse tomber une goutte d'eau sur sa langue aride.

Il venait de reconnaître le signal qu'il attendait avec impatience et qui lui annonçait du secours.

Salcède, après une contemplation de plusieurs secondes, s'empara du papier que lui offrait Tanchon, inquiet de son hésitation, et il se mit à écrire avec une fébrile activité.

— Il écrit! il écrit! murmura la foule.

— Il écrit! répéta la reine-mère avec une joie manifeste.

— Il écrit! dit le roi; par la mordieu! je lui ferai grâce.

Tout à coup Salcède s'interrompit pour regarder encore le jeune homme.

Le jeune homme répéta le même signe, et Salcède se remit à écrire.

Puis, après un intervalle plus court, il s'interrompit encore pour regarder de nouveau.

Cette fois le page fit signe des doigts et de la tête.

— Avez-vous fini? dit Tanchon qui ne perdait pas de vue son papier.

— Oui, fit machinalement Salcède.

— Signez, alors.

Salcède signa sans jeter sur le papier ses yeux qui restaient rivés sur le jeune homme. Tanchon avança la main vers la confession.

— Au roi, au roi seul! dit Salcède.

Et il remit le papier au lieutenant de robe courte, mais avec hésitation, et comme un soldat vaincu qui rend sa dernière arme.

— Si vous avez bien avoué tout, dit le lieutenant, vous êtes sauf, monsieur de Salcède.

Un sourire mélangé d'ironie et d'inquiétude se fit jour sur les lèvres du patient, qui semblait interroger impatiemment son interlocuteur mystérieux.

Enfin Ernauton, fatigué, voulut déposer son gênant fardeau; il ouvrit les bras: le page glissa jusqu'à terre.

Avec lui disparut la vision qui avait soutenu le condamné.

Lorsque Salcède ne le vit plus, il le chercha des yeux; puis, comme égaré:

— Eh bien! cria-t-il, eh bien!

Personne ne lui répondit.

— Eh! vite, vite, hâtez-vous! dit-il; le roi tient le papier, il va lire!

Nul ne bougea.

Le roi dépliait vivement la confession.

— Oh! mille démons! cria Salcède, se serait-on joué de moi? Je l'ai cependant bien reconnue. C'était elle, c'était elle!

A peine le roi eut-il parcouru les premières lignes qu'il parut saisi d'indignation. Puis il pâlit et s'écria:

— Oh! le misérable! — oh! le méchant homme!

— Qu'y a-t-il, mon fils? demanda Catherine,

— Il y a qu'il se rétracte, ma mère; — il y a qu'il prétend n'avoir jamais rien avoué.

— Et ensuite?

— Ensuite il déclare innocents et étrangers à tous complots MM. de Guise.

— Au fait, balbutia Catherine, si c'est vrai?

— Il ment! s'écria le roi; il ment comme un païen!

— Qu'en savez-vous, mon fils? M. de Guise sont peut-être calomniés. — Les juges ont peut-être, dans leur trop grand zèle, interprété faussement les dépositions.

— Eh! madame, s'écria Henri ne pouvant se maîtriser plus longtemps, — j'ai tout entendu.

— Vous, mon fils?

— Oui, moi.

— Et quand cela, s'il vous plaît?

— Quand le coupable a subi la gêne, — j'étais derrière un rideau; je n'ai pas perdu une seule de ses paroles, et chacune de ses paroles m'entrait dans la tête comme un clou sous le marteau.

— Eh bien! faites-le parler avec la torture, puisque la torture il lui faut; ordonnez que les chevaux tirent.

Henri, emporté par la colère, leva la main.

Le lieutenant Tanchon répéta ce signe.

Déjà les cordes avaient été rattachées aux quatre membres du patient: quatre hommes sautèrent sur les quatre chevaux; quatre coups de fouet retentirent, et les quatre chevaux s'élancèrent dans des directions opposées.

Un horrible craquement et un horrible cri jaillirent à la fois du plancher de l'échafaud. On vit les membres du malheureux Salcède bleuir, s'allonger et s'injecter de sang; sa face n'était plus celle d'une créature humaine, c'était le masque d'un démon.

— Ah! trahison! trahison! cria-t-il. Eh bien! je vais parler, je veux parler, je veux tout dire! Ah! maudite duch...

La voix dominait les hennissements des chevaux et les rumeurs de la foule; mais tout à coup elle s'éteignit.

— Arrêtez! arrêtez! cria Catherine.

Il était trop tard. La tête de Salcède, naguère raidie par la souffrance et la fureur, retomba tout à coup sur le plancher de l'échafaud.

— Laissez-le parler, vociféra la reine-mère. Arrêtez, mais arrêtez donc!

L'oeil de Salcède était démesurément dilaté, fixe, et plongeant obstinément dans le groupe où était apparu le page.

Tanchon en suivait habilement la direction.

Mais Salcède ne pouvait plus parler, il était mort.

Tanchon donna tout bas quelques ordres à ses archers, qui se mirent à fouiller la foule dans la direction indiquée par les regards dénonciateurs de Salcède.

— Je suis découverte, dit le jeune page à l'oreille d'Ernauton; par pitié, aidez-moi, secourez-moi, monsieur; ils viennent! ils viennent!

— Mais que voulez-vous donc encore?

— Fuir: ne voyez-vous point que c'est moi qu'ils cherchent?

— Mais qui êtes-vous donc?

— Une femme... sauvez-moi! protégez-moi! Ernauton pâlit; mais la générosité l'emporta sur l'étonnement et la crainte.

Il plaça devant lui sa protégée, lui fraya un chemin à grands coups de pommeau de dague et la poussa jusqu'au coin de la rue du Mouton, vers une porte ouverte.

Le jeune page s'élança et disparut dans cette porte qui semblait l'attendre et qui se referma derrière lui.

Il n'avait pas même eu le temps de lui demander son nom ni où il le retrouverait.

Mais en disparaissant, le jeune page, comme s'il eût deviné sa pensée, lui avait fait un signe plein de promesses.

Libre alors, Ernauton se retourna vers le centre de la place, et embrassa d'un même coup d'oeil l'échafaud et la loge royale.

Salcède était étendu raide et livide sur l'échafaud.

Catherine était debout, livide et frémissante dans la loge.

— Mon fils, dit-elle enfin en essuyant la sueur de son front, mon fils, vous ferez bien de changer votre maître des hautes oeuvres, c'est un ligueur!

— Et à quoi donc voyez-vous cela, ma mère? demanda Henri.

— Regardez, regardez!

— Eh bien! je regarde.

— Salcède n'a souffert qu'une tirade, et il est mort.

— Parce qu'il était trop sensible à la douleur.

— Non pas! non pas! fit Catherine avec un sourire de mépris arraché par le peu de perspicacité de son fils, mais parce qu'il a été étranglé par dessous l'échafaud avec une corde fine, au moment où il allait accuser ceux qui le laissent mourir. Faites visiter le cadavre par un savant docteur, et vous trouverez, j'en suis sûre, autour de son cou le cercle que la corde y aura laissé.

— Vous avez raison, dit Henri, dont les yeux étincelèrent un instant, mon cousin de Guise est mieux servi que moi.

— Chut! chut! mon fils, dit Catherine, pas d'éclat, on se moquerait de nous; car cette fois encore c'est partie perdue.

— Joyeuse a bien fait d'aller s'amuser autre part, dit le roi; on ne peut plus compter sur rien en ce monde, même sur les supplices. Partons, mesdames, partons!

VI
LES DEUX JOYEUSE

Messieurs de Joyeuse, comme nous l'avons vu, s'étaient dérobés pendant toute cette scène par les derrières de l'Hôtel-de-Ville, et laissant aux équipages du roi leurs laquais qui les attendaient avec des chevaux, ils marchaient côte à côte dans les rues de ce quartier populeux, qui ce jour- là étaient désertes, tant la place de Grève avait été vorace de spectateurs.

Une fois dehors ils avaient marché se tenant par le bras, mais sans s'adresser la parole.

Henri, si joyeux naguère, était préoccupé et presque sombre.

Anne semblait inquiet et comme embarrassé de ce silence de son frère.

Ce fut lui qui rompit le premier le silence.

— Eh bien! Henri, demanda-t-il, où me conduis-tu?

— Je ne vous conduis pas, mon frère, je marche devant moi, répondit Henri comme s'il se réveillait en sursaut.

— Désirez-vous aller quelque part, mon frère?

— Et toi?

Henri sourit tristement.

— Oh! moi, dit-il, peu m'importe où je vais.

— Tu vas cependant quelque part chaque soir, dit Anne, car chaque soir tu sors à la même heure pour ne rentrer qu'assez avant dans la nuit, et parfois pour ne pas rentrer du tout.

— Me questionnez-vous, mon frère? demanda Henri avec une charmante douceur mêlée d'un certain respect pour son aîné.

— Moi te questionner? dit Anne, Dieu m'en préserve; les secrets sont à ceux qui les gardent.

— Quand vous le désirerez, mon frère, répliqua Henri, je n'aurai pas de secrets pour vous; vous le savez bien.

— Tu n'auras pas de secrets pour moi, Henri?

— Jamais, mon frère; n'êtes-vous pas à la fois mon seigneur et mon ami?

— Dame! je pensais que tu en avais avec moi, qui ne suis qu'un pauvre laïque; je pensais que tu avais notre savant frère, ce pilier de la théologie, ce flambeau de la religion, ce docte architecte de cas de conscience de la cour, qui sera cardinal un jour, que tu te confiais à lui, et que tu trouvais en lui à la fois confession, absolution, et qui sait?.. et conseil; car, dans notre famille, ajouta Anne en riant, on est bon à tout, tu le sais: témoin notre très cher père.

Henri du Bouchage saisit la main de son frère et la lui serra affectueusement.

— Vous êtes pour moi plus que directeur, plus que confesseur, plus que père, mon cher Anne, dit-il, je vous répète que vous êtes mon ami.

— Alors, mon ami, pourquoi de gai que tu étais, t'ai-je vu peu à peu devenir triste, et pourquoi, au lieu de sortir le jour, ne sors-tu plus maintenant que la nuit?

— Mon frère, je ne suis pas triste, répondit Henri en souriant.

— Qu'es-tu donc?

— Je suis amoureux.

— Bon! et cette préoccupation?

— Vient de ce que je pense sans cesse à mon amour.

— Et tu soupires en me disant cela?

— Oui.

— Tu soupires, toi, Henri, comte du Bouchage, toi le frère de Joyeuse, toi que les mauvaises langues appellent le troisième roi de France. Tu sais que M. de Guise est le second, si toutefois ce n'est pas le premier; toi qui es riche, toi qui es beau, toi qui seras pair de France, comme moi, et duc, comme moi, à la première occasion que j'en trouverai; tu es amoureux, tu penses et tu soupires; tu soupires, toi qui as pris pour devise: Hilariter (joyeusement).

— Mon cher Anne, tous ces dons du passé ou toutes ces promesses de l'avenir n'ont jamais compté pour moi au rang des choses qui devaient faire mon bonheur. Je n'ai point d'ambition.

— C'est-à-dire que tu n'en as plus.

— Ou du moins que je ne poursuis pas les choses dont vous parlez.

— En ce moment peut-être; mais plus tard tu y reviendras.

— Jamais, mon frère. Je ne désire rien. Je ne veux rien.

— Et tu as tort, mon frère. Quand on s'appelle Joyeuse, c'est-à-dire un des plus beaux noms de France; quand on a son frère favori du roi, on désire tout, on veut tout, et l'on a tout.

Henri baissa mélancoliquement et secoua sa tête blonde.

— Voyons, dit Anne, nous voici bien seuls, bien perdus. Le diable m'emporte, nous avons passé l'eau, si bien que nous voilà sur le pont de la Tournelle, et cela, sans nous en être aperçus.

Je ne crois pas que sur cette grève isolée, par cette bise froide, près de cette eau verte, personne vienne nous écouter. As-tu quelque chose de sérieux à me dire, Henri?

 

— Rien, rien, sinon que je suis amoureux, et vous le savez déjà, mon frère, puisque tout à l'heure je vous l'ai avoué.

— Mais, que diable! ce n'est point sérieux cela, dit Anne en frappant du pied. Moi aussi, par le pape! je suis amoureux.

— Pas comme moi, mon frère.

— Moi aussi, je pense quelquefois à ma maîtresse.

— Oui, mais pas toujours.

— Moi aussi, j'ai des contrariétés, des chagrins même.

— Oui, mais vous avez aussi des joies, car on vous aime.

— Oh! j'ai de grands obstacles aussi; on exige de moi de grands mystères.

— Ou exige? vous avez dit: On exige, mon frère. Si votre maîtresse exige, elle est à vous.

— Sans doute qu'elle est à moi, c'est-à-dire à moi et à M. de Mayenne; car, confidence pour confidence, Henri, j'ai justement la maîtresse de ce paillard de Mayenne, une fille folle de moi, qui quitterait Mayenne à l'instant même, si elle n'avait peur que Mayenne ne la tuât: c'est son habitude de tuer les femmes, tu sais. Puis je déteste ces Guises, et cela m'amuse... de m'amuser aux dépens de l'un d'eux. Eh bien! je te le dis, je te le répète, j'ai parfois des contraintes, des querelles, mais je n'en deviens pas sombre comme un chartreux pour cela; je n'en ai pas les yeux gros. Je continue de rire, sinon toujours, au moins de temps en temps. Voyons, dis-moi qui tu aimes, Henri; ta maîtresse est-elle belle au moins?

— Hélas! mon frère, ce n'est point ma maîtresse.

— Est-elle belle?

— Trop belle.

— Son nom?

— Je ne le sais pas.

— Allons donc!

— Sur l'honneur.

— Mon ami, je commence à croire que c'est plus dangereux encore que je ne le pensais. — Ce n'est point de la tristesse, par le pape! c'est de la folie.

— Elle ne m'a parlé qu'une seule fois, ou plutôt elle n'a parlé qu'une seule fois devant moi, et depuis ce temps je n'ai pas même entendu le son de sa voix.

— Et tu ne t'es pas informé?

— A qui?

— Comment! à qui? aux voisins.

— Elle habite une maison à elle seule et personne ne la connaît.

— Ah ça! mais est-ce une ombre?

— C'est une femme, grande et belle comme une nymphe, sérieuse et grave comme l'ange Gabriel.

— Comment l'as-tu connue? où l'as-tu rencontrée? — Un jour je poursuivais une jeune fille au carrefour de la Gypecienne; j'entrai dans le petit jardin qui attient à l'église, il y a là un banc sous les arbres. Êtes-vous jamais entré dans ce jardin, mon frère?

— Jamais; n'importe, continue; il y a là un banc sous des arbres, après?

— L'ombre commençait à s'épaissir; je perdis de vue la jeune fille, et, en la cherchant, j'arrivai à ce banc.

— Va, va, j'écoute.

— Je venais d'entrevoir un vêtement de femme de ce côté, j'étendis les mains.

— Pardon, monsieur, me dit tout à coup la voix d'un homme que je n'avais pas aperçu, pardon.

Et la main de cet homme m'écarta doucement, mais avec fermeté.

— Il osa te toucher, Joyeuse.

— Écoute, cet homme avait le visage caché dans une sorte de froc; je le pris pour un religieux, puis il m'imposa par le ton affectueux et poli de son avertissement, car en même temps qu'il me parlait, il me désignait du doigt, à dix pas, cette femme dont le vêtement blanc m'avait attiré de ce côté, et qui venait de s'agenouiller devant ce banc de pierre, comme si c'eût été un autel.

Je m'arrêtai, mon frère. C'est vers le commencement de septembre que cette aventure m'arriva: l'air était tiède; les violettes et les roses que font pousser les fidèles sur les tombes de l'enclos m'envoyaient leurs délicats parfums; la lune déchirait un nuage blanchâtre derrière le clocheton de l'église, et les vitraux commençaient à s'argenter à leur faîte, tandis qu'ils se doraient en bas du reflet des cierges allumés. Mon ami, soit majesté du lieu, soit dignité personnelle, cette femme à genoux resplendissait pour moi dans les ténèbres comme une statue de marbre et comme si elle eût été de marbre réellement. Elle m'imprima je ne sais quel respect qui me fit froid au coeur.

Je la regardais avidement.

Elle se courba sur le banc, l'enveloppa de ses deux bras, y colla les lèvres, et aussitôt je vis ses épaules onduler sous l'effort de ses soupirs et de ses sanglots; jamais vous n'avez ouï de pareils accents, mon frère; jamais fer acéré n'a déchiré si douloureusement un coeur!

Tout en pleurant, elle baisait la pierre avec une ivresse qui m'a perdu; ses larmes m'ont attendri, ses baisers m'ont rendu fou.

— Mais c'est elle, par le pape! qui était folle, dit Joyeuse; est-ce que l'on baise une pierre ainsi, est-ce que l'on sanglote ainsi pour rien?

— Oh! c'était une grande douleur qui la faisait sangloter, c'était un profond amour qui lui faisait baiser cette pierre; seulement, qui aimait- elle? qui pleurait-elle? pour qui priait-elle? je ne sais.

— Mais cet homme, tu ne l'as pas questionné?

— Si fait.

— Et que t'a-t-il répondu?

— Qu'elle avait perdu son mari.

— Est-ce qu'on pleure un mari de cette façon-là? dit Joyeuse; voilà, pardieu! une belle réponse; et tu t'en es contenté?

— Il l'a bien fallu, puisqu'il n'a pas voulu m'en faire d'autre.

— Mais cet homme lui-même, quel est-il?

— Une sorte de serviteur qui habite avec elle.

— Son nom?

— Il a refusé de me le dire.

— Jeune? vieux?

— Il peut avoir de vingt-huit à trente ans...

— Voyons, après?.. Elle n'est pas restée toute la nuit à prier et à pleurer, n'est-ce pas?

— Non: quand elle eut fini de pleurer, c'est-à-dire quand elle eut épuisé ses larmes, quand elle eut usé ses lèvres sur le banc, elle se leva, mon frère; il y avait dans cette femme un tel mystère de tristesse qu'au lieu de m'avancer vers elle, comme j'eusse fait pour toute autre femme, je me reculai; ce fut elle alors qui vint à moi ou plutôt de mon côté, car, moi, elle ne me voyait même pas; alors un rayon de la lune frappa son visage, et son visage m'apparut illuminé, splendide: il avait repris sa morne sévérité; plus une contraction, plus un tressaillement, plus de pleurs, seulement, le sillon humide qu'ils avaient tracé. Ses yeux seuls brillaient encore; sa bouche s'entr'ouvrait doucement pour respirer la vie qui, un instant, avait paru prête à l'abandonner; elle fit quelques pas avec une molle langueur, et pareille à ceux qui marchent en rêve; l'homme alors courut à elle et la guida, car elle semblait avoir oublié qu'elle marchait sur la terre. Oh! mon frère, quelle effrayante beauté, quelle surhumaine puissance! je n'ai jamais rien vu qui lui ressemblât sur la terre; quelquefois seulement dans mes rêves, quand le ciel s'ouvrait, il en était descendu des visions pareilles à cette réalité. — Après, Henri, après? demanda Anne, prenant malgré lui intérêt à ce récit dont il avait d'abord eu l'intention de rire.

— Oh! voilà qui est bientôt fini, mon frère; son serviteur lui dit quelques mots tout bas, et alors elle baissa son voile. Il lui disait que j'étais là sans doute; mais elle ne regarda même pas de mon côté, elle baissa son voile, et je ne la vis plus, mon frère; il me sembla que le ciel venait de s'obscurcir, et que ce n'était plus une créature vivante, mais une ombre échappée à ces tombeaux, qui, parmi les hautes herbes, glissait silencieusement devant moi.

Elle sortit de l'enclos; je la suivis.

De temps en temps l'homme se retournait et pouvait me voir, car je ne me cachais pas, tout étourdi que je fusse: que veux-tu? j'avais encore les anciennes habitudes vulgaires dans l'esprit, l'ancien levain grossier dans le coeur.

— Que veux-tu dire, Henri? demanda Anne; je ne comprends pas.

Le jeune homme sourit.

— Je veux dire, mon frère, reprit-il, que ma jeunesse a été bruyante, que j'ai cru aimer souvent, et que toutes les femmes, pour moi jusqu'à ce moment, ont été des femmes à qui je pouvais offrir mon amour.

— Oh! oh! qu'est donc celle-là? fit Joyeuse en essayant de reprendre sa gaîté quelque peu altérée, malgré lui, par la confidence de son frère. Prends garde, Henri, tu divagues, ce n'est donc pas une femme de chair et d'os, celle-là?

— Mon frère, dit le jeune homme en enfermant la main de Joyeuse dans une fiévreuse étreinte, mon frère, dit-il si bas que son souffle arrivait à peine à l'oreille de son aîné, aussi vrai que Dieu m'entend, je ne sais pas si c'est une créature de ce monde.

— Par le pape! dit-il, tu me ferais peur, si un Joyeuse pouvait jamais avoir peur.