Za darmo

Le vicomte de Bragelonne, Tome II.

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Chapitre XCVIII – Le déjeuner de M. de Baisemeaux

Aramis était sobre d'ordinaire; mais, cette fois, tout en se ménageant fort sur le vin, il fit honneur au déjeuner de Baisemeaux, qui d'ailleurs était excellent.

Celui-ci, de son côté, s'animait d'une gaieté folâtre; l'aspect des cinq mille pistoles, sur lesquelles il tournait de temps en temps les yeux, épanouissait son coeur.

De temps en temps aussi, il regardait Aramis avec un doux attendrissement.

Celui-ci se renversait sur sa chaise et prenait du bout des lèvres dans son verre quelques gouttes de vin qu'il savourait en connaisseur.

– Qu'on ne vienne plus me dire du mal de l'ordinaire de la Bastille, dit-il en clignant les yeux; heureux les prisonniers qui ont par jour seulement une demi-bouteille de ce bourgogne!

– Tous les quinze francs en boivent, dit Baisemeaux. C'est un

Volnay fort vieux.

– Ainsi notre pauvre écolier, notre pauvre Seldon, en a, de cet excellent Volnay?

– Non pas! non pas!

– Je croyais vous avoir entendu dire qu'il était à quinze livres.

– Lui! jamais! un homme qui fait des districts… Comment dites- vous cela?

– Des distiques.

– À quinze livres! allons donc! C'est son voisin qui est à quinze livres.

– Son voisin?

– Oui.

– Lequel?

– L'autre; le deuxième Bertaudière.

– Mon cher gouverneur, excusez-moi, mais vous parlez une langue pour laquelle il faut un certain apprentissage.

– C'est vrai, pardon; deuxième Bertaudière, voyez-vous, veut dire celui qui occupe le deuxième étage de la tour de la Bertaudière.

– Ainsi la Bertaudière est le nom d'une des tours de la Bastille? J'ai, en effet, entendu dire que chaque tour avait son nom. Et où est cette tour?

– Tenez, venez, dit Baisemeaux en allant à la fenêtre. C'est cette tour à gauche, la deuxième.

– Très bien. Ah! c'est là qu'est le prisonnier à quinze livres?

– Oui.

– Et depuis combien de temps y est-il?

– Ah! dame! depuis sept ou huit ans, à peu près.

– Comment, à peu près? Vous ne savez pas plus sûrement vos dates?

– Ce n'était pas de mon temps, cher monsieur d'Herblay.

– Mais Louvière, mais Tremblay, il me semble qu'ils eussent dû vous instruire.

– Oh! mon cher monsieur… Pardon, pardon, monseigneur.

– Ne faites pas attention. Vous disiez?

– Je disais que les secrets de la Bastille ne se transmettent pas avec les clefs du gouvernement.

– Ah çà? c'est donc un mystère que ce prisonnier, un secret d'État?

– Oh! un secret État, non, je ne crois pas; c'est un secret comme tout ce qui se fait à la Bastille.

– Très bien, dit Aramis; mais alors pourquoi parlez-vous plus librement de Seldon que de…

– Que du deuxième Bertaudière?

– Oui.

– Mais parce qu'à mon avis le crime d'un homme qui a fait un distique est moins grand que celui qui ressemble au…

– Oui, oui, je vous comprends, mais les guichetiers…

– Eh bien! les guichetiers?

– Ils causent avec vos prisonniers.

– Sans doute.

– Alors vos prisonniers doivent leur dire qu'ils ne sont pas coupables.

– Ils ne leur disent que cela, c'est la formule générale, c'est l'antienne universelle.

– Oui, mais maintenant cette ressemblance dont vous parliez tout à l'heure?

– Après?

– Ne peut-elle pas frapper vos guichetiers?

– Oh! mon cher monsieur d'Herblay, il faut être homme de cour comme vous pour s'occuper de tous ces détails-là.

– Vous avez mille fois raison, mon cher monsieur de Baisemeaux.

Encore une goutte de ce Volnay, je vous prie.

– Pas une goutte, un verre.

– Non, non. Vous êtes resté mousquetaire jusqu'au bout des ongles, tandis que, moi, je suis devenu évêque. Une goutte pour moi, un verre pour vous.

– Soit.

Aramis et le gouverneur trinquèrent.

– Et puis, dit Aramis en fixant son regard brillant sur le rubis en fusion élevé par sa main à la hauteur de son oeil, comme s'il eût voulu jouir par tous les sens à la fois; et puis ce que vous appelez une ressemblance, vous, un autre ne la remarquerait peut- être pas.

– Oh! que si. Tout autre qui connaîtrait, enfin, la personne à laquelle il ressemble.

– Je crois, cher monsieur de Baisemeaux, que c'est tout simplement un jeu de votre esprit.

– Non pas, sur ma parole.

– Écoutez, continua Aramis: j'ai vu beaucoup de gens ressembler à celui que nous disons, mais par respect on n'en parlait pas.

– Sans doute parce qu'il y a ressemblance et ressemblance; celle- là est frappante, et si vous le voyiez…

– Eh bien?

– Vous en conviendriez vous-même.

– Si je le voyais, dit Aramis d'un air dégagé; mais je ne le verrai pas, selon toute probabilité.

– Et pourquoi?

– Parce que, si je mettais seulement le pied dans une de ces horribles chambres, je me croirais à tout jamais enterré.

– Eh non! l'habitation est bonne.

– Nenni.

– Comment, nenni?

– Je ne vous crois pas sur parole, voilà tout.

– Permettez, permettez, ne dites pas de mal de la deuxième… Bertaudière. Peste! c'est une bonne chambre, meublée fort agréablement, ayant tapis.

– Diable!

– Oui! oui! il n'a pas été malheureux, ce garçon-là, le meilleur logement de la Bastille a été pour lui. En voilà une chance!

– Allons! allons! dit froidement Aramis, vous ne me ferez jamais croire qu'il y ait de bonnes chambres à la Bastille; et quant à vos tapis…

– Eh bien! quant à mes tapis?..

– Eh bien! ils n'existent que dans votre imagination; je vois des araignées, des rats, des crapauds même.

– Des crapauds? Ah! dans les cachots, je ne dis pas.

– Mais je vois peu de meubles et pas du tout de tapis.

– Êtes-vous homme à vous convaincre par vos yeux? dit Baisemeaux avec entraînement.

– Non! oh! pardieu, non!

– Même pour vous assurer de cette ressemblance, que vous niez comme les tapis?

– Quelque spectre, quelque ombre, un malheureux mourant.

– Non pas! non pas! Un gaillard se portant comme le pont Neuf.

– Triste, maussade?

– Pas du tout: folâtre.

– Allons donc!

– C'est le mot. Il est lâché, je ne le retire pas.

– C'est impossible!

– Venez.

– Où cela?

– Avec moi.

– Quoi faire?

– Un tour de Bastille.

– Comment?

– Vous verrez, vous verrez par vous-même, vous verrez de vos yeux.

– Et les règlements?

– Oh! qu'à cela ne tienne. C'est le jour de sortie de mon major; le lieutenant est en ronde sur les bastions; nous sommes maîtres chez nous.

– Non, non, cher gouverneur; rien que de penser au bruit des verrous qu'il nous faudra tirer, j'en ai le frisson.

– Allons donc!

– Vous n'auriez qu'à m'oublier dans quelque troisième ou quatrième Bertaudière… Brou!..

– Vous voulez rire?

– Non, je vous parle sérieusement.

– Vous refusez une occasion unique. Savez-vous que, pour obtenir la faveur que je vous propose gratis, certains princes du sang ont offert jusqu'à cinquante mille livres?

– Décidément, c'est donc bien curieux?

– Le fruit défendu, monseigneur! le fruit défendu! Vous qui êtes d'Église, vous devez savoir cela.

– Non. Si j'avais quelque curiosité, moi, ce serait pour le pauvre écolier du distique.

– Eh bien! voyons, celui-là; il habite la troisième Bertaudière, justement.

– Pourquoi dites-vous justement?

– Parce que, moi, si j'avais une curiosité, ce serait pour la belle chambre tapissée et pour son locataire.

– Bah! des meubles, c'est banal; une figure insignifiante, c'est sans intérêt.

– Un quinze livres, monseigneur, un quinze livres, c'est toujours intéressant.

– Eh! justement j'oubliais de vous interroger là-dessus. Pourquoi quinze livres à celui-là et trois livres seulement au pauvre Seldon?

– Ah! voyez, c'est une chose superbe que cette distinction, mon cher monsieur, et voilà où l'on voit éclater la bonté du roi…

– Du roi! du roi!

– Du cardinal, je veux dire.» Ce malheureux, s'est dit M. de Mazarin, ce malheureux est destiné à demeurer toujours en prison.»

– Pourquoi?

– Dame! il me semble que son crime est éternel, et que, par conséquent, le châtiment doit l'être aussi.

– Éternel?

– Sans doute. S'il n'a pas le bonheur d'avoir la petite vérole, vous comprenez… et cette chance même lui est difficile, car on n'a pas de mauvais air à la Bastille.

– Votre raisonnement est on ne peut plus ingénieux, cher monsieur de Baisemeaux.

– N'est-ce pas?

– Vous vouliez donc dire que ce malheureux devait souffrir sans trêve et sans fin…

– Souffrir, je n'ai pas dit cela, monseigneur; un quinze livres ne souffre pas.

– Souffrir la prison, au moins?

– Sans doute, c'est une fatalité; mais cette souffrance, on la lui adoucit. Enfin, vous en conviendrez, ce gaillard-là n'était pas venu au monde pour manger toutes les bonnes choses qu'il mange. Pardieu! vous allez voir: nous avons ici ce pâté intact, ces écrevisses auxquelles nous avons à peine touché, des écrevisses de Marne, grosses comme des langoustes, voyez. Eh bien! tout cela va prendre le chemin de la Deuxième Bertaudière, avec une bouteille de ce Volnay que vous trouvez si bon. Ayant vu, vous ne douterez plus, j'espère.

– Non, mon cher gouverneur, non; mais, dans tout cela, vous ne pensez qu'aux bienheureuses quinze livres, et vous oubliez toujours le pauvre Seldon, mon protégé.

– Soit! à votre considération, jour de fête pour lui: il aura des biscuits et des confitures, avec ce flacon de porto.

– Vous êtes un brave homme, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, mon cher Baisemeaux.

– Partons, partons, dit le gouverneur un peu étourdi, moitié par le vin qu'il avait bu, moitié par les éloges d'Aramis.

 

– Souvenez-vous que c'est pour vous obliger, ce que j'en fais, dit le prélat.

– Oh! vous me remercierez en rentrant.

– Partons donc.

– Attendez que je prévienne le porte-clefs.

Baisemeaux sonna deux coups, un homme parut.

– Je vais aux tours! cria le gouverneur. Pas de gardes, pas de tambours, pas de bruit, enfin!

– Si je ne laissais ici mon manteau, dit Aramis, en affectant la crainte, je croirais, en vérité, que je vais en prison pour mon propre compte.

Le porte-clefs précéda le gouverneur; Aramis prit la droite; quelques soldats épars dans la cour se rangèrent, fermes comme des pieux, sur le passage du gouverneur.

Baisemeaux fit franchir à son hôte plusieurs marches qui menaient à une espèce d'esplanade; de là, on vint au pont-levis, sur lequel les factionnaires reçurent le gouverneur et le reconnurent.

– Monsieur, dit alors le gouverneur en se retournant du côté d'Aramis et en parlant de façon que les factionnaires ne perdissent point une de ses paroles; monsieur, vous avez bonne mémoire, n'est-ce pas?

– Pourquoi? demanda Aramis.

– Pour vos plans et pour vos mesures, car vous savez qu'il n'est pas permis, même aux architectes, d'entrer chez les personnes avec du papier, des plumes ou un crayon.

«Bon! se dit Aramis à lui-même, il paraît que je suis un architecte. N'est-ce pas encore là une plaisanterie de d'Artagnan, qui m'a vu ingénieur à Belle-Île?»

Puis, tout haut:

– Tranquillisez-vous, monsieur le gouverneur; dans notre état, le coup d'oeil et la mémoire suffisent.

Baisemeaux ne sourcilla point: les gardes prirent Aramis pour ce qu'il semblait être.

– Eh bien! allons d'abord à la Bertaudière, dit Baisemeaux toujours avec l'intention d'être entendu des factionnaires.

– Allons, répondit Aramis.

Puis, s'adressant au porte-clefs:

– Tu profiteras de cela, lui dit-il, pour porter au numéro 2 les friandises que j'ai désignées.

– Le numéro 3, cher monsieur de Baisemeaux, le numéro 3, vous l'oubliez toujours.

– C'est vrai.

Ils montèrent.

Ce qu'il y avait de verrous, de grilles et de serrures pour cette seule cour eût suffi à la sûreté d'une ville entière.

Aramis n'était ni un rêveur ni un homme sensible; il avait fait des vers dans sa jeunesse; mais il était sec de coeur, comme tout homme de cinquante cinq ans qui a beaucoup aimé les femmes ou plutôt qui en a été fort aimé.

Mais, lorsqu'il posa le pied sur les marches de pierre usées par lesquelles avaient passé tant d'infortunes, lorsqu'il se sentit imprégné de l'atmosphère de ces sombres voûtes humides de larmes, il fut, sans nul doute, attendri, car son front se baissa, car ses yeux se troublèrent, et il suivit Baisemeaux sans lui adresser une parole.

Chapitre XCIX – Le deuxième de la Bertaudière

Au deuxième étage, soit fatigue, soit émotion, la respiration manqua au visiteur.

Il s'adossa contre le mur.

– Voulez-vous commencer par celui-ci? dit Baisemeaux. Puisque nous allons de l'un chez l'autre, peu importe, ce me semble, que nous montions du second au troisième, ou que nous descendions du troisième au second. Il y a, d'ailleurs, aussi certaines réparations à faire dans cette chambre, se hâta-t-il d'ajouter à l'intention du guichetier qui se trouvait à la portée de la voix.

– Non! non! s'écria vivement Aramis; plus haut, plus haut, monsieur le gouverneur, s'il vous plaît; le haut est le plus pressé.

Ils continuèrent de monter.

– Demandez les clefs au geôlier, souffla tout bas Aramis.

– Volontiers.

Baisemeaux prit les clefs et ouvrit lui-même la porte de la troisième chambre. Le porte-clefs entra le premier et déposa sur une table les provisions que le bon gouverneur appelait des friandises.

Puis il sortit.

Le prisonnier n'avait pas fait un mouvement.

Alors Baisemeaux entra à son tour, tandis qu'Aramis se tenait sur le seuil.

De là, il vit un jeune homme, un enfant de dix-huit ans qui, levant la tête au bruit inaccoutumé, se jeta à bas de son lit en apercevant le gouverneur, et, joignant les mains, se mit à crier:

– Ma mère! ma mère!

L'accent de ce jeune homme contenait tant de douleur, qu'Aramis se sentit frissonner malgré lui.

– Mon cher hôte, lui dit Baisemeaux en essayant de sourire, je vous apporte à la fois une distraction et un extra, la distraction pour l'esprit et l'extra pour le corps. Voilà Monsieur qui va prendre des mesures sur vous, et voilà des confitures pour votre dessert.

– Oh! monsieur! monsieur! dit le jeune homme, laissez-moi seul pendant un an, nourrissez-moi de pain et d'eau pendant un an, mais dites-moi qu'au bout d'un an je sortirai d'ici, dites-moi qu'au bout d'un an je reverrai ma mère!

– Mais, mon cher ami, dit Baisemeaux, je vous ai entendu dire à vous-même qu'elle était fort pauvre, votre mère, que vous étiez fort mal logé chez elle, tandis qu'ici, peste!

– Si elle était pauvre, monsieur, raison de plus pour qu'on lui rende son soutien. Mal logé chez elle? Oh! monsieur, on est toujours bien logé quand on est libre.

– Enfin, puisque vous dites vous-même que vous n'avez fait que ce malheureux distique…

– Et sans intention, monsieur, sans intention aucune, je vous jure; je lisais Martial quand l'idée m'en est venue. Oh! monsieur, qu'on me punisse, moi, qu'on me coupe la main avec laquelle je l'ai écrit, je travaillerai de l'autre; mais qu'on me rende ma mère.

– Mon enfant, dit Baisemeaux, vous savez que cela ne dépend pas de moi; je ne puis que vous augmenter votre ration, vous donner un petit verre de porto, vous glisser un biscuit entre deux assiettes.

– Ô mon Dieu! mon Dieu! s'écria le jeune homme en se renversant en arrière et en se roulant sur le parquet.

Aramis, incapable de supporter plus longtemps cette scène, se retira jusque sur le palier.

– Le malheureux! murmurait-il tout bas.

– Oh! oui, monsieur, il est bien malheureux; mais c'est la faute de ses parents.

– Comment cela?

– Sans doute… Pourquoi lui faisait-on apprendre le latin?.. Trop de science, voyez-vous, monsieur, ça nuit… Moi, je ne sais ni lire ni écrire: aussi je ne suis pas en prison.

Aramis regarda cet homme, qui appelait n'être pas en prison être geôlier à la Bastille.

Quant à Baisemeaux, voyant le peu d'effet de ses conseils et de son vin de Porto, il sortit tout troublé.

– Eh bien! et la porte! la porte! dit le geôlier, vous oubliez de refermer la porte.

– C'est vrai, dit Baisemeaux. Tiens, tiens, voilà les clefs.

– Je demanderai la grâce de cet enfant, dit Aramis.

– Et si vous ne l'obtenez pas, dit Baisemeaux, demandez au moins qu'on le porte à dix livres, cela fait que nous y gagnerons tous les deux.

– Si l'autre prisonnier appelle aussi sa mère, fit Aramis, j'aime mieux ne pas entrer, je prendrai mesure du dehors.

– Oh! oh! dit le geôlier, n'ayez pas peur, monsieur l'architecte, celui-là, il est doux comme un agneau; pour appeler sa mère, il faudrait qu'il parlât, et il ne parle jamais.

– Alors entrons, dit sourdement Aramis.

– Oh! monsieur, dit le porte-clefs, vous êtes architecte des prisons?

– Oui.

– Et vous n'êtes pas plus habitué à la chose? C'est étonnant!

Aramis vit que, pour ne pas inspirer de soupçons, il lui fallait appeler toute sa force à son secours.

Baisemeaux avait les clefs, il ouvrit la porte.

– Reste dehors, dit-il au porte-clefs, et attends-nous au bas du degré.

Le porte-clefs obéit et se retira.

Baisemeaux passa le premier et ouvrit lui-même la deuxième porte.

Alors on vit, dans le carré de lumière qui filtrait par la fenêtre grillée, un beau jeune homme, de petite taille, aux cheveux courts, à la barbe déjà croissante; il était assis sur un escabeau, le coude dans un fauteuil auquel s'appuyait tout le haut de son corps.

Son habit, jeté sur le lit, était de fin velours noir, et il aspirait l'air frais qui venait s'engouffrer dans sa poitrine couverte d'une chemise de la plus belle batiste que l'on avait pu trouver.

Lorsque le gouverneur entra, ce jeune homme tourna la tête avec un mouvement plein de nonchalance, et, comme il reconnut Baisemeaux, il se leva et salua courtoisement.

Mais, quand ses yeux se portèrent sur Aramis, demeuré dans l'ombre, celui-ci frissonna; il pâlit et son chapeau, qu'il tenait à la main, lui échappa comme si tous les muscles venaient de se détendre à la fois.

Baisemeaux, pendant ce temps, habitué à la présence de son prisonnier, semblait ne partager aucune des sensations que partageait Aramis; il étalait sur la table son pâté et ses écrevisses, comme eût pu faire un serviteur plein de zèle. Ainsi occupé, il ne remarquait point le trouble de son hôte.

Mais, quand il eut fini, adressant la parole au jeune prisonnier:

– Vous avez bonne mine, dit-il, cela va bien?

– Très bien, monsieur, merci, répondit le jeune homme.

Cette voix faillit renverser Aramis. Malgré lui il fit un pas en avant, les lèvres frémissantes.

Ce mouvement était si visible, qu'il ne put échapper à Baisemeaux, tout préoccupé qu'il était.

– Voici un architecte qui va examiner votre cheminée, dit

Baisemeaux; fume-t-elle?

– Jamais, monsieur.

– Vous disiez qu'on ne pouvait pas être heureux en prison, dit le gouverneur en se frottant les mains; voici pourtant un prisonnier qui l'est. Vous ne vous plaignez pas, j'espère?

– Jamais.

– Vous ne vous ennuyez pas? dit Aramis.

– Jamais.

– Hein! fit tout bas Baisemeaux, avais-je raison?

– Dame! que voulez-vous, mon cher gouverneur, il faut bien se rendre à l'évidence. Est-il permis de lui faire des questions?

– Tout autant qu'il vous plaira.

– Eh bien! faites-moi donc le plaisir de lui demander s'il sait pourquoi il est ici.

– Monsieur me charge de vous demander, dit Baisemeaux, si vous connaissez la cause de votre détention.

– Non, monsieur, dit simplement le jeune homme, je ne la connais pas.

– Mais c'est impossible, dit Aramis emporté malgré lui. Si vous ignoriez la cause de votre détention, vous seriez furieux.

– Je l'ai été pendant les premiers jours.

– Pourquoi ne l'êtes-vous plus?

– Parce que j'ai réfléchi.

– C'est étrange, dit Aramis.

– N'est-ce pas qu'il est étonnant? fit Baisemeaux.

– Et à quoi avez-vous réfléchi? demanda Aramis. Peut-on vous le demander, monsieur?

– J'ai réfléchi que, n'ayant commis aucun crime, Dieu ne pouvait me châtier.

– Mais qu'est-ce donc que la prison, demanda Aramis, si ce n'est un châtiment?

– Hélas! dit le jeune homme, je ne sais; tout ce que je puis vous dire, c'est que c'est tout le contraire de ce que j'avais dit il y a sept ans.

– À vous entendre, monsieur, à voir votre résignation, on serait tenté de croire que vous aimez la prison.

– Je la supporte.

– C'est dans la certitude d'être libre un jour?

– Je n'ai pas de certitude, monsieur; de l'espoir, voilà tout; et cependant, chaque jour, je l'avoue, cet espoir se perd.

– Mais enfin, pourquoi ne seriez-vous pas libre, puisque vous l'avez déjà été?

– C'est justement, répondit le jeune homme, la raison qui m'empêche d'attendre la liberté; pourquoi m'eût-on emprisonné, si l'on avait l'intention de me faire libre plus tard?

– Quel âge avez-vous?

– Je ne sais.

– Comment vous nommez-vous?

– J'ai oublié le nom qu'on me donnait.

– Vos parents?

– Je ne les ai jamais connus.

– Mais ceux qui vous ont élevé?

– Ils ne m'appelaient pas leur fils.

– Aimiez-vous quelqu'un avant de venir ici?

– J'aimais ma nourrice et mes fleurs.

– Est-ce tout?

– J'aimais aussi mon valet.

– Vous regrettez cette nourrice et ce valet?

– J'ai beaucoup pleuré quand ils sont morts.

– Sont-ils morts depuis que vous êtes ici ou auparavant que vous y fussiez?

– Ils sont morts la veille du jour où l'on m'a enlevé.

– Tous deux en même temps?

– Tous deux en même temps.

– Et comment vous enleva-t-on?

– Un homme me vint chercher, me fit monter dans un carrosse qui se trouva fermé avec des serrures, et m'amena ici.

– Cet homme, le reconnaîtriez-vous?

– Il avait un masque.

– N'est-ce pas que cette histoire est extraordinaire? dit tout bas Baisemeaux à Aramis.

Aramis pouvait à peine respirer.

– Oui, extraordinaire, murmura-t-il.

– Mais ce qu'il y a de plus extraordinaire encore, c'est que jamais il ne m'en a dit autant qu'il vient de vous en dire.

 

– Peut-être cela tient-il aussi à ce que vous ne l'avez jamais questionné, dit Aramis.

– C'est possible, répondit Baisemeaux, je ne suis pas curieux. Au reste, vous voyez la chambre: elle est belle, n'est-ce pas?

– Fort belle.

– Un tapis…

– Superbe.

– Je gage qu'il n'en avait pas de pareil avant de venir ici.

– Je le crois.

Puis, se retournant vers le jeune homme:

– Ne vous rappelez-vous point avoir été jamais visité par quelque étranger ou quelque étrangère? demanda Aramis au jeune homme.

– Oh! si fait, trois fois par une femme, qui chaque fois s'arrêta en voiture à la porte, entra, couverte d'un voile qu'elle ne leva que lorsque nous fûmes enfermés et seuls.

– Vous vous rappelez cette femme?

– Oui.

– Que vous disait-elle?

Le jeune homme sourit tristement.

– Elle me demandait ce que vous me demandez, si j'étais heureux et si je m'ennuyais.

– Et lorsqu'elle arrivait ou partait?

– Elle me pressait dans ses bras, me serrait sur son coeur, m'embrassait.

– Vous vous la rappelez?

– À merveille.

– Je vous demande si vous vous rappelez les traits de son visage.

– Oui.

– Donc, vous la reconnaîtriez si le hasard l'amenait devant vous ou vous conduisait à elle?

– Oh! bien certainement.

Un éclair de fugitive satisfaction passa sur le visage d'Aramis.

En ce moment Baisemeaux entendit le porte-clefs qui remontait.

– Voulez-vous que nous sortions? dit-il vivement à Aramis.

Probablement Aramis savait tout ce qu'il voulait savoir.

– Quand il vous plaira, dit-il.

Le jeune homme les vit se disposer à partir et les salua poliment.

Baisemeaux répondit par une simple inclination de tête.

Aramis, rendu respectueux par le malheur sans doute, salua profondément le prisonnier.

Ils sortirent. Baisemeaux ferma la porte derrière eux.

– Eh bien! fit Baisemeaux dans l'escalier, que dites-vous de tout cela?

– J'ai découvert le secret, mon cher gouverneur, dit-il.

– Bah! Et quel est ce secret?

– Il y a eu un assassinat commis dans cette maison.

– Allons donc!

– Comprenez-vous, le valet et la nourrice morts le même jour?

– Eh bien?

– Poison.

– Ah! ah!

– Qu'en dites-vous?

– Que cela pourrait bien être vrai… Quoi! ce jeune homme serait un assassin?

– Eh! qui vous dit cela? Comment voulez-vous que le pauvre enfant soit un assassin?

– C'est ce que je disais.

– Le crime a été commis dans sa maison; c'est assez; peut-être a- t-il vu les criminels, et l'on craint qu'il ne parle.

– Diable! si je savais cela.

– Eh bien?

– Je redoublerais de surveillance.

– Oh! il n'a pas l'air d'avoir envie de se sauver.

– Ah! les prisonniers, vous ne les connaissez pas.

– A-t-il des livres?

– Jamais; défense absolue de lui en donner.

– Absolue?

– De la main même de M. Mazarin.

– Et vous avez cette note?

– Oui, monseigneur; la voulez-vous voir en revenant prendre votre manteau?

– Je le veux bien, les autographes me plaisent fort.

– Celui-là est d'une certitude superbe; il n'y a qu'une rature.

– Ah! ah! une rature! et à quel propos, cette rature?

– À propos d'un chiffre.

– D'un chiffre?

– Oui. Voilà ce qu'il y avait d'abord: pension à cinquante livres.

– Comme les princes du sang, alors?

– Mais le cardinal aura vu qu'il se trompait, vous comprenez bien; il a biffé le zéro et a ajouté un un devant le cinq. Mais, à propos…

– Quoi?

– Vous ne parlez pas de la ressemblance.

– Je n'en parle pas, cher monsieur de Baisemeaux, par une raison bien simple; je n'en parle pas, parce qu'elle n'existe pas.

– Oh! par exemple!

– Ou que, si elle existe, c'est dans votre imagination, et que même, existât-elle ailleurs, je crois que vous feriez bien de n'en point parler.

– Vraiment!

– Le roi Louis XIV, vous le comprenez bien, vous en voudrait mortellement s'il apprenait que vous contribuez à répandre ce bruit qu'un de ses sujets a l'audace de lui ressembler.

– C'est vrai, c'est vrai, dit Baisemeaux tout effrayé, mais je n'ai parlé de la chose qu'à vous, et vous comprenez, monseigneur, que je compte assez sur votre discrétion.

– Oh! soyez tranquille.

– Voulez-vous toujours voir la note? dit Baisemeaux ébranlé.

– Sans doute.

En causant ainsi, ils étaient rentrés; Baisemeaux tira de l'armoire un registre particulier pareil à celui qu'il avait déjà montré à Aramis, mais fermé par une serrure.

La clef qui ouvrait cette serrure faisait partie d'un petit trousseau que Baisemeaux portait toujours sur lui.

Puis, posant le livre sur la table, il l'ouvrit à la lettre M et montra à Aramis cette note à la colonne des observations:

«Jamais de livres, linge de la plus grande finesse, habits recherchés, pas de promenades, pas de changement de geôlier, pas de communications.

Instruments de musique; toute licence pour le bien-être; quinze livres de nourriture. M. de Baisemeaux peut réclamer si les 15 livres ne lui suffisent pas.»

– Tiens, au fait, dit Baisemeaux, j'y songe: je réclamerai.

Aramis referma le livre.

– Oui, dit-il, c'est bien de la main de M. de Mazarin; je reconnais son écriture. Maintenant, mon cher gouverneur, continua- t-il, comme si cette dernière communication avait épuisé son intérêt, passons, si vous le voulez bien, à nos petits arrangements.

– Eh bien! quel terme voulez-vous que je prenne? Fixez vous-même.

– Ne prenez pas de terme; faites-moi une reconnaissance pure et simple de cent cinquante mille francs.

– Exigible?

– À ma volonté. Mais, vous comprenez, je ne voudrai que lorsque vous voudrez vous-même.

– Oh! je suis tranquille, dit Baisemeaux en souriant; mais je vous ai déjà donné deux reçus.

– Aussi, vous voyez, je les déchire.

Et Aramis, après avoir montré les deux reçus au gouverneur, les déchira en effet.

Vaincu par une pareille marque de confiance, Baisemeaux souscrivit sans hésitation une obligation de cent cinquante mille francs remboursable à la volonté du prélat.

Aramis, qui avait suivi la plume par-dessus l'épaule du gouverneur, mit l'obligation dans sa poche sans avoir l'air de l'avoir lue, ce qui donna toute tranquillité à Baisemeaux.

– Maintenant, dit Aramis, vous ne m'en voudrez point, n'est-ce pas, si je vous enlève quelque prisonnier?

– Comment cela?

– Sans doute en obtenant sa grâce. Ne vous ai je pas dit, par exemple, que le pauvre Seldon m'intéressait?

– Ah! c'est vrai!

– Eh bien?

– C'est votre affaire; agissez comme vous l'entendrez. Je vois que vous avez le bras long et la main large.

Et Aramis partit, emportant les bénédictions du gouverneur.