Za darmo

Le Speronare

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

CARMELA

Lorsque don Ferdinand revint à lui, il était couché dans sa chambre au château de Belvédère, sa mère pleurait à côté de lui, le marquis se promenait à grands pas dans la chambre, et le médecin s'apprêtait à le saigner pour la cinquième fois. Le jardinier auquel le jeune comte avait demandé de si fréquents renseignements sur l'homme au manteau, s'était inquiété en voyant sortir son maître si tard; il l'avait suivi de loin, avait entendu le coup de pistolet, était entré dans l'église, et avait trouvé don Ferdinand évanoui et Cantarello mort.

Le premier mot de don Ferdinand fut pour demander si l'on avait retrouvé la clef. Le marquis et la marquise échangèrent un regard d'inquiétude.

– Rassurez-vous, dit le médecin; après une blessure aussi grave, il n'y a rien d'étonnant à ce que le malade ait un peu de délire.

– Je suis parfaitement calme, et je sais à merveille ce que je dis, reprit don Ferdinand; je demande si l'on a retrouvé la clef de la porte secrète, une petite clef faite comme une clef de piano.

– Oh! mon pauvre enfant! s'écria la marquise en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.

– Tranquillisez-vous, madame, répondit le docteur, c'est un délire passager, et avec une cinquième saignée…

– Allez-vous-en au diable avec votre saignée, docteur! Vous m'avez tiré plus de sang avec votre mauvaise lancette, que le misérable Cantarello avec son épée.

– Mais il est fou! il est fou! s'écria la marquise.

– Dans tous les cas, reprit le jeune comte, dans tous les cas, mon très cher père, ma folie n'aura pas été perdue pour vos intérêts, car je vous ai retrouvé soixante mille ducats que vous croyiez perdus, et qui sont à Carlentini, au pied du lit de Cantarello, sous un carreau marqué d'une croix; vous pouvez les envoyer prendre, et vous verrez si je suis un fou. Eh! laissez-moi donc tranquille, docteur, j'ai besoin d'un bon poulet rôti et d'une bouteille de vin de Bordeaux, et non pas de vos maudites saignées.

Ce fut à son tour le médecin qui leva les yeux au ciel.

– Mon enfant, mon cher enfant! s'écria la marquise, tu veux donc me faire mourir de chagrin?

– Une saignée est-elle absolument indispensable? demanda le marquis.

– Absolument.

– Eh bien! Il n'y a qu'à faire entrer quatre domestiques, qui le maintiendront de force dans son lit pendant que vous opérerez.

– Oh! mon Dieu, dit le comte, il n'y a pas besoin de tout cela. Cela vous fera-t-il grand plaisir, madame la marquise, que je me laisse saigner?

– Sans doute, puisqu'ils disent que cela te fera du bien.

– Alors, tenez, docteur, voilà mon bras; mais c'est la dernière, n'est-ce pas?

– Oui, dit le docteur; oui, si elle dégage la tête et fait disparaître le délire.

– En ce cas, soyez tranquille, reprit le comte, la tête sera dégagée, et le délire ne reparaîtra plus; allez, docteur, allez.

Le docteur fit son opération; mais, comme le blessé était déjà horriblement affaibli, il ne put supporter cette nouvelle perte de sang, et s'évanouit une seconde fois; seulement, ce nouvel évanouissement ne dura que quelques minutes.

Pendant qu'on le saignait si fort contre son gré, don Ferdinand avait fait ses réflexions: il comprenait que, s'il parlait de nouveau de la clef du piano, d'argent enterré et de porte secrète, on le croirait encore dans le délire, et qu'on le saignerait et resaignerait jusqu'à extinction de chaleur naturelle. En conséquence, il résolut de ne parler de rien de tout cela, et de se réserver à lui-même de mettre seul à fin une entreprise qu'il avait commencée seul.

Le jeune comte revint donc de son évanouissement dans les dispositions les plus pacifiques du monde; il embrassa sa mère, salua respectueusement le marquis, et tendit la main au docteur, en disant qu'il sentait bien que c'était à son grand art qu'il devait la vie. A ces mots le docteur déclara que le délire avait complètement disparu, et répondit du malade.

Alors don Ferdinand se hasarda à demander des détails sur la façon dont on l'avait retrouvé; il apprit que c'était le jardinier qui l'avait suivi, et qui, étant entré dans l'église, l'avait découvert à dix pas de son adversaire, dans un état qui ne valait guère mieux que celui de Cantarello. Ces questions de la part du blessé en amenèrent d'autres, comme on le pense bien, de la part du marquis et de la marquise; mais don Ferdinand se contenta de répondre qu'étant entré dans l'église par pure curiosité, et parce qu'en passant devant la porte il avait cru y entendre quelque bruit, il avait été attaqué par un homme de haute taille qu'il croyait avoir tué. Il ajouta qu'il serait bien désireux de remercier le bon jardinier de son zèle, et qu'il priait que l'on permît à Peppino de le venir voir. On lui promit que, si le lendemain il continuait d'aller mieux, on lui donnerait cette distraction.

Le soir même, comme le marquis et la marquise, profitant d'un instant de sommeil de leur fils, étaient allés souper, et que don Ferdinand, en se réveillant, venait de se trouver seul, il entendit à la porte de sa chambre la voix de Peppino, qui venait s'informer de la santé de son jeune maître. Aussitôt, don Ferdinand appela et ordonna de faire entrer le jardinier. Le laquais qui était de service hésitait, car la marquise avait défendu de laisser entrer personne; mais don Ferdinand réitéra son ordre d'une voix tellement impérative, que, sur la promesse que lui fit le comte qu'il ne le garderait qu'un instant près de lui, le laquais fit entrer le jardinier.

– Peppino, lui dit don Ferdinand aussitôt que la porte fut refermée, tu es un brave garçon, et je regrette de n'avoir pas eu plus de confiance en toi. Il y a cent onces à gagner si tu veux m'obéir, et n'obéir qu'à moi.

– Parlez, notre jeune seigneur, répondit le jardinier.

– Qu'a-t-on fait de l'homme que j'ai tué?

– On l'a transporté dans l'église du village, où il est exposé, pour qu'on le reconnaisse.

– Et on l'a reconnu?

– Oui.

– Pour qui?

– Pour l'homme au manteau qui venait de temps en temps chez les Rizzo.

– Mais son nom?

– On ne le sait pas.

– Bien. L'a-t-on fouillé?

– Oui; mais on n'a trouvé sur lui que de l'argent, de l'amadou, une pierre à feu et un briquet. Tous ces objets sont exposés chez le juge.

– Et parmi ces objets il n'y a pas de clef?

– Je ne crois pas.

– Va chez le juge, examine ces objets dans le plus grand détail, et, s'il y a une clef, reviens me dire comment cette clef est faite. S'il n'y en a pas, va-t'en dans la chapelle, et, tout autour de la colonne près de laquelle on a retrouvé le mort, cherche avec le plus grand soin: tu retrouveras deux clefs.

– Deux?

– Oui; l'une, pareille à peu près à la clef de ce secrétaire; l'autre… lève le dessus de ce clavecin; bon, et donne-moi un instrument de fer qui doit se trouver dans un des compartiments; bien, c'est cela; l'autre pareille à peu près à celle-ci. Tu comprends?

– Parfaitement.

– Que tu en trouves un ou que tu en trouves deux, tu m'apporteras ce que tu auras trouvé, mais à moi, rien qu'à moi, entends-tu?

– Rien qu'à vous; c'est dit.

– A demain, Peppino.

– A demain, Votre Excellence.

– A propos! Viens au moment où mon père et ma mère seront à déjeuner, afin que nous puissions causer tranquillement.

– C'est bon; je guetterai l'heure.

– Et tes cinquantes onces t'attendront.

– Eh bien! Votre Excellence, elles seront les bienvenues, vu que je vais me marier avec la fille aux Rizzo, un joli brin de fille.

– Chut! Voilà ma mère qui revient. Passe par ce cabinet, descends par le petit escalier, et qu'elle ne te voie pas.

Peppino obéit. Quand la marquise entra, elle trouva son fils seul et parfaitement tranquille.

Le lendemain, à l'heure convenue, Peppino revint. Il avait exécuté sa commission avec une intelligence parfaite. Parmi les objets déposés chez le juge était une clef ordinaire, et pareille à celle du sanctuaire. On l'avait trouvée près du mort. Après s'être assuré de ce fait, Peppino s'était rendu à la chapelle et avait si bien cherché que, de l'autre côté de la chapelle, il avait trouvé la seconde clef, qui était faite comme celle du piano. Sans doute Cantarello l'avait jetée loin de lui. Le jeune comte s'en empara avec empressement, la reconnut pour être bien la même qu'il avait trouvée sous la première marche de l'autel, et qui ouvrait la porte du corridor noir, et la cacha sous le chevet de son lit. Puis, se retournant vers Peppino:

– Écoute, lui dit-il, je ne sais encore quand je pourrai me lever; mais, à tout hasard, tiens prêtes chez toi, pour le moment où nous en aurons besoin, deux torches, des tenailles, une lime et une pince, et tâche de ne pas découcher d'ici à quinze jours.

Peppino promit au comte de se procurer tous les objets désignés et se retira.

Resté seul, don Ferdinand voulut voir jusqu'où allaient ses forces, et essaya de se lever. A peine fut-il sur son séant, qu'il sentit que tout tournait autour de lui. Sa blessure était peu grave, mais les saignées du docteur l'avaient fort affaibli, de sorte que, voyant qu'il allait s'évanouir de nouveau, il se recoucha promptement, comprenant qu'avant de rien tenter, il devait attendre que les forces lui fussent revenues.

Aussi resta-t-il toute cette journée et celle du lendemain fort tranquille, et ne donnant plus d'autre signe de délire que de demander de temps en temps du poulet et du vin de Bordeaux, en place des déplorables tisanes qu'on lui présentait. Mais, comme on le pense bien, ces demandes parurent au docteur exorbitantes et insensées; selon lui, elles dénotaient un reste de fièvre qu'il fallait combattre. Il ordonna donc de continuer avec acharnement le bouillon aux herbes, et parla d'une sixième saignée si les symptômes de cet appétit désordonné, qui indiquait la faiblesse de l'estomac du malade, se représentaient encore. Don Ferdinand se le tint pour dit, et, voyant qu'il était sous la puissance du docteur, il se résigna au bouillon aux herbes.

 

Le soir, comme le malade venait de s'endormir, la marquise entra dans sa chambre avec quatre laquais, qui, sur un signe qu'elle leur fit, restèrent auprès de la porte. Don Ferdinand, qui crut qu'on venait pour le saigner, demanda à sa mère, avec une crainte qu'il ne chercha pas même à cacher, ce que signifiait cet appareil de force que l'on déployait devant lui. La marquise alors lui annonça, avec tous les ménagements possibles que, la justice ayant fait une enquête, et l'aventure de la chapelle étant restée jusqu'alors fort obscure, elle venait d'être prévenue à l'instant même que don Ferdinand devait être arrêté le lendemain; qu'en conséquence elle venait de faire préparer une litière pour emporter son fils à Catane, où il resterait tranquillement chez sa tante, la vénérable abbesse des Ursulines, jusqu'au moment où le marquis serait parvenu à assoupir cette malheureuse affaire. Contre l'attente de la marquise, don Ferdinand ne fit aucune difficulté. Il avait jugé du premier coup que le docteur ne le poursuivrait pas jusque dans le saint asile qui lui était ouvert; il espérait que, vu la distance, ses ordonnances perdraient un peu de leur férocité, et il apercevait dans l'éloignement, à travers un nuage couleur de rosé, ce bienheureux poulet et cette bouteille de Bordeaux tant désirés, qui, depuis trois jours, étaient l'objet de sa plus ardente préoccupation. D'ailleurs, il espérait que la surveillance qui l'entourait serait moins grande à Catane qu'à Syracuse, et qu'une fois sur ses pieds, il s'échapperait plus facilement du couvent de sa tante que du château maternel. Ajoutons qu'au milieu de tout cela, il se rappelait ces jolis yeux noirs qui avaient tant pleuré à son départ, et ces petites mains qui lui promettaient de si adroites gardes-malades. Un instant l'idée était bien venue au comte, lorsque sa mère lui avait parlé d'arrestation, d'aller au-devant de la justice, en racontant aux juges tout ce qui s'était passé; mais il connaissait les juges et la justice siciliennes, et il jugea avec une grande sagacité que les moyens dont comptait se servir le marquis pour étouffer cette affaire valaient mieux que toutes les raisons qu'il pourrait donner pour l'éclaircir. En conséquence, au lieu de s'opposer le moins du monde à ce voyage, comme l'avait d'abord craint la marquise, il s'y prêta de son mieux; et, après avoir pris sous son oreiller la clef mystérieuse, il se laissa emporter par les quatre laquais, qui le déposèrent mollement dans la litière qui l'attendait à la porte. La seule chose que demanda don Ferdinand fut que sa mère lui donnât le plus tôt possible de ses nouvelles par l'entremise de Peppino. La marquise, qui ne vit là qu'un souhait fort naturel, et surtout très filial, le lui promit sans aucune difficulté.

Un courrier avait été envoyé par avance à la digne abbesse, de sorte qu'en arrivant au couvent le blessé trouva toutes choses préparées pour le recevoir. Le courrier, on le comprend bien, avait été interrogé avec toute la curiosité claustrale; mais il n'avait pu dire que ce qu'il savait lui-même, de sorte que l'accident qui amenait don Ferdinand à Catane, n'étant connu de fait que par son terrible résultat, était loin d'avoir rien perdu de son mystérieux intérêt. Aussi le jeune comte apparut-il aux jeunes religieuses comme un des plus aimables héros de roman qu'elles eussent jamais rêvé.

De son côté, don Ferdinand ne s'était pas tout à fait trompé sur l'amélioration hygiénique que le changement de localité devait amener, selon lui, dans sa situation. Dès le premier jour, le bouillon aux herbes fut changé en bouillon de grenouilles, et il lui fut permis de manger une cuillerée de confitures de groseilles. Ce ne fut pas tout. Après l'office du soir, une des plus jolies religieuses fut introduite dans sa chambre pour être sa garde de nuit. Peut-être une pareille tolérance était-elle un peu bien contre les règles de la sévérité monastique, mais le pauvre malade était vraiment si faible, qu'à la première vue, elle ne paraissait, en conscience, présenter aucun inconvénient.

L'événement justifia la supérieure. Si jolie que fût sa garde-malade, le blessé n'en dormit pas moins profondément toute la nuit. Aussi le lendemain, grâce à ce bon sommeil, avait-il le visage meilleur; c'était un avertissement à la bonne abbesse de lui continuer le même régime, auquel on se contenta, dans la journée, d'ajouter comme une noix de conserve aux violettes.

Le soir, don Ferdinand vit entrer dans sa chambre une figure nouvelle. La surveillante désignée pour cette nuit n'était pas moins jolie que celle à laquelle elle succédait. Le malade causa un instant avec elle, et lui fit quelques compliments sur son gracieux visage; mais bientôt la fatigue l'emporta sur la galanterie, il tourna le nez contre le mur, et ferma les yeux pour ne les rouvrir qu'au matin.

Comme le blessé allait de mieux en mieux, il obtint, le troisième jour, outre les bouillons aux grenouilles, les confitures et la conserve, un peu de gelée de viande, qu'il avala avec une reconnaissance extrême pour les belles mains qui la lui servaient. Il en résulta qu'il leva les yeux des mains au visage, et se trouva en face de la plus délicieuse figure qu'il eût encore vue. Le comte demanda alors à cette belle personne si son tour ne viendrait pas bientôt d'être sa garde-malade: elle lui répondit qu'elle était désignée pour la nuit prochaine. Le comte s'informa alors comment elle s'appelait, ne doutant pas, disait-il, qu'un doux nom n'appartînt à une si belle personne. La religieuse répondit qu'elle s'appelait Carmela. Don Ferdinand trouva que c'était le nom le plus délicieux qu'il eût jamais entendu, aussi le prononça-t-il tout bas plus de vingt fois, pendant l'intervalle qui s'écoula entre le léger dîner qu'il venait de faire et l'heure à laquelle la religieuse qui était de garde près de son lit venait lui apporter sa potion du soir.

Carmela arriva à l'heure fixe, et même un peu avant l'heure. Don Ferdinand la remercia de son exactitude. La pauvre jeune fille jeta les yeux sur la pendule et, voyant qu'elle était en avance de plus de vingt minutes, elle rougit le plus gracieusement du monde.

La potion avalée, Carmela alla s'assoir dans un grand fauteuil qui était à l'autre bout de la chambre. Le malade lui demanda alors, avec la voix la plus caressante qu'il put prendre, pourquoi elle s'éloignait ainsi de lui. Carmela répondit que c'était pour ne point troubler son sommeil. Don Ferdinand s'écria qu'il ne se sentait aucunement envie de dormir, et supplia Carmela de lui faire la grâce de venir causer avec lui. La jeune fille approcha son fauteuil en rougissant.

Les deux jeunes gens demeurèrent un instant muets, Carmela les yeux baissés et don Ferdinand les yeux fixés, au contraire, sur Carmela. Alors, il put la voir tout à son aise. C'était dans son ensemble une des plus délicieuses créatures que l'on pût imaginer, avec des cheveux noirs qui montraient l'extrémité de leurs bandeaux sous sa coiffe blanche, des yeux bleus assez grands pour s'y mirer à deux à la fois, un nez droit et fin comme celui des statues grecques ses aïeules, une bouche rosé comme le corail que l'on pêche près du cap Passaro, une taille de nymphe antique et un pied d'enfant. Le seul reproche que l'on pouvait faire à cette beauté si parfaite, était la pâleur un peu trop mate de son teint, qui faisait ressortir d'autant plus le cercle bleuâtre qui entourait ses yeux comme un signe d'insomnie et de douleur.

Au bout d'un quart d'heure de contemplation, don Ferdinand rompit tout à coup le silence.

– Comment se fait-il qu'une aussi belle personne que vous ne soit pas heureuse? demanda-t-il à Carmela. Et comment se peut-il qu'il y ait sous le ciel un être assez barbare pour faire couler des larmes de ces beaux yeux, pour un regard desquels on serait trop heureux de donner sa vie?

La jeune fille tressaillit comme si cette demande eût répondu à ses propres pensées, et don Ferdinand vit deux perles liquides et brillantes se balancer au bout de longs cils, et tomber l'une après l'autre sur les genoux de Carmela.

– Dieu l'a voulu ainsi, répondit la jeune fille, en me donnant un frère et une soeur aînés, auxquels mon père réserve toute notre fortune. Alors, comme il ne restait pas de dot pour moi, on m'a fiancée à Dieu qui semblait m'avoir réservée ainsi pour lui.

– Et c'est votre père qui a exigé de vous un pareil sacrifice? demanda don Ferdinand.

– C'est mon père, répondit Carmela en levant ses beaux yeux au ciel.

– Et comment appelle-t-on ce barbare?

– Le comte don Francesco de Terra-Nova.

– Le comte de Terra-Nova! s'écria don Ferdinand; mais c'est l'ami de mon père.

– Oh! mon Dieu, oui; et tout ce que j'ai pu obtenir de lui, à ce titre, c'est que j'entrerais au couvent de votre tante.

– Et c'est sans regret que vous avez renoncé au monde? demanda don Ferdinand.

– Je n'avais encore vu du monde que ce qu'on peut en apercevoir à travers les grilles d'une jalousie, lorsque je suis entrée dans ce couvent, répondit Carmela; aussi je n'avais aucun motif de le regretter, et j'espérais que la solitude serait pour moi le bonheur ou du moins la tranquillité. Quelque temps je demeurai dans cette croyance, mais hélas! J'ai reconnu mon erreur, et c'est avec une crainte mortelle, je l'avoue, que je vois arriver le moment où je prononcerai mes voeux.

– Oh! oui, dit don Ferdinand, cela se voit facilement; vous n'étiez pas née pour vivre dans un cloître. Il faut pour cela un coeur inflexible, et vous, vous avez le coeur humain et pitoyable, n'est-ce pas?

– Hélas! murmura la jeune fille.

– Vous ne pourriez pas voir souffrir, vous, sans vous laisser émouvoir par celui qui souffre; aussi, dès que je vous ai vue, j'ai senti mon coeur plein d'espérance.

– Mon Dieu! demanda la jeune fille, que puis-je donc faire pour vous?

– Vous pouvez me rendre la vie, dit don Ferdinand avec une expression qui pénétra jusqu'au fond de l'âme de la jeune fille.

– Que faut-il faire pour cela?.. Parlez.

– Oh! vous ne voudrez pas, continua don Ferdinand, vous avez reçu des recommandations trop sévères, et vous me laisserez mourir pour ne pas manquer à vos devoirs.

– Mourir! s'écria Carmela.

– Oui, mourir, reprit le comte d'un ton languissant et en se laissant aller sur son oreiller, car je sens que je m'en vais mourant.

– Oh! parlez, et si je puis quelque chose pour vous…

– Certes, vous pouvez tout ce que vous voulez, car nous sommes seuls, n'est-ce pas? Et, excepté nous, personne ne veille dans le couvent?

– Mais c'est donc bien difficile, ce que vous désirez? demanda en rougissant la belle garde-malade.

– Vous n'avez qu'à vouloir, répondit don Ferdinand.

– Alors dites, balbutia Carmela.

La prière de don Ferdinand était loin de répondre à celle qu'attendait la belle religieuse.

– Procurez-moi un poulet rôti et une bouteille de vin de Bordeaux, dit don Ferdinand.

Carmela ne put s'empêcher de sourire.

– Mais, dit-elle, cela vous fera mal.

– Me faire mal! s'écria don Ferdinand, figurez-vous bien que je n'attends que cela pour être guéri. Mais il y a pour me faire mourir une conspiration à la tête de laquelle est cet infâme docteur, et vous êtes de cette conspiration aussi, vous, je le vois bien; vous si bonne, si jolie: vous pour laquelle je me sens, en vérité, si bonne envie de vivre.

– Mais vous n'en mangerez que bien peu?

– Une aile.

– Mais vous ne boirez qu'une goutte de vin?

– Une larme.

– Eh bien! Je vais aller chercher ce que vous désirez.

– Ah! Vous êtes une sainte! s'écria don Ferdinand en saisissant les mains de la novice et en les lui baisant avec un transport moins éthéré que ne le permettait la dénomination qu'il venait de lui donner. Aussi Carmela retira-t-elle sa main comme si, au lieu des lèvres de Ferdinand, c'était un fer rouge qui l'eût touchée.

Quant au comte, il regarda s'éloigner la belle religieuse avec un sentiment de reconnaissance qui touchait à l'admiration, et pendant sa courte absence, il fut obligé de s'avouer que, même à Palerme, il n'avait vu aucune femme qui, pour la beauté, la grâce et la candeur, pût soutenir la comparaison avec Carmela.

Ce fut bien autre chose lorsqu'il la vit apparaître portant d'une main, sur une assiette, cette aile de volaille si désirée, et de l'autre un verre de cristal à moitié rempli de vin de Bordeaux. Ce ne fut plus pour lui une simple mortelle, ce fut une déesse; ce fut Hébé servant l'ambroisie et versant le nectar.

– Je n'ai pu tout apporter du même voyage, dit la belle pourvoyeuse en déposant l'assiette et le verre sur une table qu'elle approcha du lit du malade; mais je vais vous aller chercher du pain pour manger avec votre poulet, et des confitures pour votre dessert. Attendez-moi.

 

– Allez, dit don Ferdinand, et surtout revenez bien vite; tout cela me semblera bien meilleur encore quand vous serez là.

Mais, quelque diligence que fit Carmela, la faim du pauvre Ferdinand était si dévorante, qu'il ne put attendre son retour, et que, lorqu'elle rentra, elle trouva l'aile du poulet dévorée et le verre de vin de Bordeaux entièrement vide. Ce fut alors le tour du pain et des confitures: tout y passa.

Le souper fini, il fallut en faire disparaître les traces, et Carmela reporta à l'office tout ce qu'elle venait d'en tirer, se réservant de dire, si l'on s'apercevait de la soustraction, que c'était elle qui avait eu faim. Ainsi la pauvre enfant était déjà prête à commettre pour le beau malade un des plus gros péchés que défende l'Église.

Comme on le pense bien, l'excellent repas que venait de faire don Ferdinand n'avait servi qu'à accroître les sentiments, encore vagues et flottants, qu'il avait, à la première vue, senti naître dans son coeur pour la belle novice. Aussi, pendant qu'elle était descendue à l'office, songeait-il en lui-même que c'était une loi bien cruelle que celle qui condamnait à un éternel célibat une aussi belle enfant, et cela parce qu'elle avait le malheur d'avoir un frère qui, pour soutenir l'honneur de son rang, avait besoin dé toute la fortune paternelle. C'était une réflexion, au reste, toute nouvelle pour lui, car il avait vingt fois entendu parler de sacrifices pareils, et n'y avait jamais fait attention. D'où venait donc que cette fois le comte de Terra-Nova lui semblait un tyran près duquel Denys l'Ancien était, à ses yeux, un personnage débonnaire et plein d'humanité?

Lorsque Carmela rentra dans la chambre du malade, la première chose qu'elle remarqua, ce fut l'expression à la fois attendrie et passionnée de son regard. Aussi s'arrêta-t-elle après avoir fait trois ou quatre pas, comme si elle hésitait à venir reprendre la place qu'elle occupait près de son lit; mais le comte l'y invita avec un geste si suppliant, qu'elle n'eut pas la force de lui résister.

Si haut que l'homme soit emporté par son imagination, il y a toujours en lui un côté matériel que ne peuvent soulever pour longtemps les ailes de l'amour, de la poésie ou de l'ambition. Le côté matériel tend à la terre, comme l'autre tend au ciel; mais, plus lourd que l'autre, il ramène sans cesse l'homme dans la sphère des besoins physiques. C'est ainsi que, près d'une femme charmante, le pauvre don Ferdinand avait d'abord pensé à sa faim, et que, ce besoin de sa faiblesse éteint, il se retrouva incontinent attaqué par le sommeil. Cependant, il faut le dire à sa gloire, au lieu de céder à ce second adversaire comme au premier, il essaya de lutter contre lui. Mais la lutte fut courte et malheureuse, force lui fut de se rendre; il rassembla les deux petites mains de Carmela dans les siennes, et s'endormit les lèvres dessus.

Il fit un long, doux et bon sommeil, plein de rêves charmants, et se réveilla le sourire sur les lèvres et l'amour dans les yeux. La pauvre enfant l'avait regardé longtemps dormir, puis le sommeil était venu à son tour. Elle avait alors voulu retirer ses mains pour s'accommoder de son mieux dans son fauteuil, mais sans se réveiller, le blessé les avait retenues, et s'était plaint doucement, tout en les retenant. Alors Carmela ne s'était pas senti le courage de le contrarier, elle s'était tout doucement appuyée au traversin, et ces deux charmantes têtes avaient dormi sur le même oreiller.

Don Ferdinand se réveilla d'abord; la première chose qu'il vit, en ouvrant les yeux, fut cette belle jeune fille endormie, et faisant sans doute aussi de son côté quelque rêve, mais probablement moins doux et moins riant que les siens, car des larmes filtraient à travers ses paupières fermées; un frisson contractait ses joues pâles, et un léger tremblement agitait ses lèvres. Bientôt ses traits prirent une expression d'effroi indicible, tout son corps sembla se raidir pour une lutte désespérée, quelques mots sans suite s'échappèrent de sa bouche. Enfin, avec un grand cri, elle porta si violemment les mains à sa tête, qu'elle en abattit sa coiffe de novice, et que ses longs cheveux tombèrent sur ses épaules; en même temps ce paroxysme de douleur la réveilla, elle ouvrit les yeux et se trouva dans les bras de don Ferdinand. Alors elle jeta un second cri, mais de joie, et parut si heureuse, que, lorsque le convalescent appuya ses lèvres sur ses beaux yeux encore humides, elle n'eut point la force de se défendre et lui laissa prendre un double baiser.

La pauvre enfant rêvait que son père la forçait de prononcer ses voeux, et elle ne s'était réveillée que lorsqu'elle avait vu les ciseaux s'approcher de sa belle chevelure. Elle raconta, toute haletante de douleur encore, ce triste rêve à don Ferdinand, qui, pendant ce temps, baisait ces longs cheveux qu'elle avait eu si grand peur de perdre, en jurant tout bas que, tant qu'il serait vivant, il n'en laisserait pas tomber un seul de sa tête.

L'heure était venue où Carmela devait quitter le malade. Comme, selon toute probabilité, le blessé devait être guéri avant que son tour de garde ne revînt, elle le quittait pour ne plus le revoir; ce fut une douleur réelle à ajouter à la douleur imaginaire qu'elle venait d'éprouver. Don Ferdinand aurait pu la rassurer, mais avec sa santé revenait son égoïsme, il ne voulut rien perdre du bénéfice de cette séparation que la jeune fille croyait éternelle: elle avait déjà laissé les lèvres de Ferdinand toucher ses mains et ses yeux, elle ne chercha pas même à défendre ses joues pâles et brûlantes: d'ailleurs, jusque-là, qu'étaient-ce que tous ces baisers, sinon des baisers d'ami, des baisers de frère?

La jeune fille venait de sortir quand parut la digne abbesse; mais, au lieu d'avouer ce retour de bien-être, ce sentiment de puissance qu'il éprouvait, don Ferdinand se plaignit d'une faiblesse plus grande que la veille. Sa tante effrayée lui demanda s'il n'avait point encore été bien soigné par sa garde de nuit, don Ferdinand répondit qu'au contraire, depuis qu'il était au couvent, il n'avait point été l'objet de soins aussi intelligents et aussi assidus, et que même il priait sa tante de lui laisser la même jeune fille pour garde-malade les nuits suivantes. Don Ferdinand prononça cette prière d'une voix si suppliante et si langoureuse, que la bonne abbesse, craignant de contrarier un malade dans un pareil état de faiblesse, s'empressa de le rassurer en lui disant que, puisque cette garde lui convenait, elle entendait qu'il n'en eût point d'autre; elle ajouta que, si ces veilles continues fatiguaient trop la jeune fille, on la dispenserait des matines et même des offices du jour.

Rassuré sur ce point, don Ferdinand en attaqua un autre; il dit à sa tante que cette grande faiblesse qu'il éprouvait venait sans doute du manque absolu de nourriture. La bonne abbesse reconnut qu'effectivement un jeune homme de vingt ans ne pouvait pas vivre avec du bouillon de grenouilles, des confitures et des conserves; elle promit d'envoyer, outre cela, dans la journée, un consommé et un filet de poisson. Puis, comme ses devoirs l'appelaient à l'église, elle quitta le malade, le laissant un peu réconforté par cette double promesse.

A peine eut-elle laissé don Ferdinand seul, que le malade voulut faire l'essai de ses forces. Six jours auparavant la même tentative lui avait mal réussi, mais cette fois il s'en tira fièrement et à son honneur. Après avoir fermé la porte avec soin pour ne pas être surpris dans une occupation qui eût prouvé qu'il n'était point si malade qu'il voulait le faire croire, il fit plusieurs fois le tour de sa chambre sans éblouissement aucun, et avec un reste de langueur seulement, qui devait sans nul doute disparaître, grâce au traitement fortifiant qu'il avait adopté. Quant à sa blessure, elle était complètement refermée, et pour ses saignées il n'y paraissait plus. Cette investigation achevée, don Ferdinand se mit à sa toilette avec un soin qui prouvait qu'il se reprenait à d'autres idées qu'à celles qui l'avaient exclusivement préoccupé jusqu'à ce jour, peigna et parfuma ses beaux cheveux noirs que son valet de chambre n'avait ni coiffés ni poudrés depuis la nuit où il avait reçu sa blessure, et qui n'allaient pas moins bien à son visage pour être rendus à leur couleur naturelle; puis il rouvrit la porte, se remit au lit, et attendit les événements.