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DEUXIÈME PARTIE

I
La villa Giordani

Une violente éruption du Vésuve, miraculeusement calmée par saint Janvier, donna lieu à un étrange épisode.

Sur le penchant du Vésuve, à la source d'une des branches du Sebetus, s'élevait une de ces charmantes villas, comme on en voit blanchir au fond des délicieux tableaux de Léopold Robert. C'était une élégante bâtisse carrée, plus grande qu'une maison, moins imposante qu'un palais, au portique soutenu par des colonnes, au toit en terrasse, aux jalousies vertes, au perron surchargé de fleurs, dont les degrés conduisaient à un jardin tout planté d'orangers, de lauriers roses et de grenadiers. A l'un des angles de cette coquette habitation s'élevait un bouquet de palmiers dont les cimes, dépassant le toit, retombaient dessus comme un panache, et donnaient à tout l'ensemble du bâtiment un petit air oriental qui faisait plaisir à voir. Toute la journée, comme c'est l'habitude à Naples, la villa muette semblait solitaire et restait fermée; mais, lorsque le soir arrivait, et avec le avec le soir la brise de la mer, les jalousies s'ouvraient doucement, pour respirer, et alors ceux qui passaient au pied de cette demeure enchantée pouvaient voir, à travers les fenêtres, des appartemens aux meubles dorés et aux riches tentures, dans lesquels passaient, appuyés au bras l'un de l'autre, et se regardant avec amour, un beau jeune homme et une belle jeune femme. C'étaient les maîtres de ce petit palais de fée, le comte Odoardo Giordani et sa jeune femme la comtesse Lia.

Quoique les deux jeunes gens s'aimassent depuis long-temps, il y avait six mois seulement qu'ils étaient unis l'un à l'autre. Ils avaient dû se marier au moment où la révolution napolitaine avait éclaté; mais alors le comte Odoardo, que sa naissance et ses principes attachaient à la cause royale, avait suivi le roi Ferdinand en Sicile, était resté à Palerme, comme chevalier d'honneur de la reine, pendant sept à huit mois; puis, au moment où le cardinal Ruffo avait fait son expédition de Calabre, le comte Odoardo avait demandé à sa souveraine la permission de partir avec lui, et, l'ayant obtenue, avait accompagné cet étrange chef de partisans dans sa marche triomphale vers Naples. Il était entré avec lui dans la capitale, avait retrouvé sa Lia fidèle, et, comme rien ne s'opposait plus à son mariage, il l'avait épousée. Fuyant alors les massacres qui désolaient la ville, il avait emporté sa jeune femme dans le paradis que nous avons essayé de décrire, qu'ils habitaient ensemble depuis six mois, et où le comte eût été, sans contredit, l'homme le plus heureux de la terre, sans un événement qui venait de lui arriver et qui troublait profondement son bonheur.

Tous les membres de sa famille n'avaient point partagé la haine qu'il portait aux Français, et qui lui avait fait quitter Naples à leur approche. Le comte avait une soeur cadette nommée Teresa, belle et chaste enfant qui s'épanouissait comme un lis à l'ombre du cloître. Selon l'habitude des familles napolitaines, l'avenir d'amour et de bonheur de la jeune fille, cet amour que Dieu a permis à toute créature humaine d'espérer, avait été sacrifié à l'avenir d'ambition de son frère aîné. Avant que la pauvre Teresa sût ce que c'était que le monde, la grille d'un couvent s'était fermée entre le monde et elle; et, lorsque son père était mort, lorsque son frère aîné, qui l'adorait, était devenu maître de sa liberté, depuis trois ans déjà ses voeux étaient prononcés.

La première parole du comte Odoardo à sa soeur, en la revoyant après la mort de son père, avait été l'offre de lui faire obtenir du saint père la rupture d'un engagement pris avant qu'elle connût la valeur du serment prononcé, et qu'elle pût apprécier l'étendue du sacrifice qu'elle allait faire; mais pour la pauvre enfant, qui n'avait vu le monde qu'à travers le voile insouciant de ses premières années, dont le coeur ne connaissait d'autre amour que celui qu'elle avait voué au Seigneur, le cloître avait son charme, et la solitude son enchantement; elle remercia donc son frère bien-aimé de l'offre qu'il lui faisait, mais elle l'assura qu'elle se trouvait heureuse et qu'elle craignait tout changement qui viendrait donner à son existence un autre avenir que celui auquel elle s'était habituée.

Le jeune homme, qui commençait à aimer, et qui savait quel changement l'amour apporte dans la vie, se retira en priant Dieu de permettre que sa soeur ne regrettât jamais la résolution qu'elle avait prise.

Quelques mois s'écoulèrent; puis arrivèrent les événemens que nous avons racontés: le comte Odoardo se retira en Sicile, comme nous l'avons dit, laissant la jeune carmélite sous la garde du Seigneur.

Les Français entrèrent à Naples, et la république parthénopéenne fut proclamée: un des premiers actes du nouveau gouvernement fut, ainsi que l'avait fait sa soeur aînée la république française, d'ouvrir les portes de tous les couvens et de déclarer que les voeux prononcés par force étaient nuls.

Puis, comme cette décision était insuffisante pour déterminer les femmes surtout à quitter l'asile où elles s'étaient habituées à vivre et où elles comptaient mourir, un décret arriva bientôt qui déclarait les ordres religieux complètement abolis.

Force fut alors aux pauvres colombes de sortir de leur nid; Teresa se retira chez sa tante, qui l'accueillit comme si elle eût été sa fille; mais la maison de la marquise de Livello (c'est ainsi que se nommait la tante de Teresa) était mal choisie pour que la jeune religieuse pût retrouver le calme qu'elle regrettait. La marquise, que sa position aristocratique, sa fortune et sa naissance attachaient de coeur à la maison de Bourbon, avait craint d'être compromise par cet attachement bien connu, et elle s'était empressée de recevoir chez elle le général Championnet et les principaux chefs de l'armée française.

Parmi ces officiers il y avait un jeune colonel de vingt-quatre ans. A cette époque, on était colonel de bonne heure. Celui-ci, sans naissance, sans fortune, était parvenu à ce grade, aidé par son seul courage. A peine eut-il vu Teresa qu'il en devint amoureux; à peine Teresa l'eut-elle vu qu'elle comprit qu'il y a d'autre bonheur dans la vie que la solitude et le repos du cloître.

Les jeunes gens s'aimèrent, l'un avec l'imagination d'un Français, l'autre avec le coeur d'une Italienne. Cependant, dès le premier retour qu'ils avaient fait sur eux-mêmes, ils avaient compris que cet amour ne pouvait être que malheureux. Comment la soeur d'un émigré royaliste pouvait-elle épouser un colonel républicain?

Les jeunes gens ne s'en aimèrent pas moins, et peut-être ne s'en aimèrent-ils que davantage. Trois mois passèrent comme un jour; puis cet ordre fatal, qui devait être le signal de si grands malheurs, arriva à l'armée française de battre en retraite, et vint réveiller les amans au milieu de leur songe d'or. Il ne s'agissait point de se quitter: l'amour des jeunes gens était trop grand pour s'arrêter un instant à l'idée d'une séparation. Se séparer c'était mourir, et tous deux se trouvaient si heureux, qu'ils avaient bonne envie de vivre.

En Italie, pays des amours instantanées, tout a été prévu pour qu'à chaque heure du jour et de la nuit un amour du genre de celui qui liait le jeune colonel à Teresa pût recevoir sa sanctification. Deux amans se présentent devant un prêtre, lui déclarent qu'ils désirent se prendre pour époux, se confessent, reçoivent l'absolution, vont s'agenouiller devant l'autel, entendent la messe et sont mariés.

Le colonel proposa à Teresa un mariage de ce genre. Teresa accepta.

Il fut convenu que pendant la nuit qui précéderait le départ des Français, Teresa quitterait le palais de sa tante, et que les deux jeunes gens iraient recevoir la bénédiction nuptiale dans l'église del Carmine, située place du Mercato nuovo.

Tout se fit ainsi qu'il avait été arrêté, à une chose près. Les deux jeunes gens se présentèrent devant le prêtre, qui leur dit qu'il était tout disposé à les unir aussitôt qu'il les aurait entendus en confession. Il n'y avait rien à dire, c'était l'habitude: le colonel s'y conforma en s'agenouillant d'un côté du confessionnal, tandis que la jeune fille s'agenouillait de l'autre; et quoique sans doute son récit ne fût pas exempt de certaines peccadiles, le prêtre, qui savait qu'il faut passer quelque chose à un colonel, et surtout à un colonel de vingt-quatre ans, lui remit ses péchés avec une facilité toute patriarcale.

Mais, contre toute attente, il n'en fut pas ainsi de la pauvre Teresa. Le prêtre lui pardonna bien son amour; il lui pardonna sa fuite de chez sa tante, puisque cette fuite avait pour but de suivre son mari; mais quand la jeune fille lui apprit qu'elle avait autrefois été religieuse, qu'elle était sortie de son couvent lors du décret qui abolissait les ordres religieux, le prêtre se leva, déclarant que, déliée aux yeux des hommes, Teresa ne l'était pas aux regards de Dieu. En conséquence, il refusa positivement de bénir leur union. Teresa supplia, le colonel menaça, mais le prêtre resta aussi insensible aux menaces qu'aux prières. Le colonel avait grande envie de lui passer son épée au travers du corps, mais il réfléchit qu'il n'en serait pas mieux marié après cela, et il emporta Teresa entre ses bras, lui jurant que ce n'était qu'un retard sans importance, et qu'à peine arrivés en France ils trouveraient un prêtre moins scrupuleux que celui-là, lequel s'empresserait de réparer le temps perdu en les unissant sans aucun délai et sans aucune contestation.

Teresa aimait: elle crut et consentit à suivre son amant. Le lendemain, la marquise de Livello trouva une lettre qui lui annonçait la fuite de sa nièce. Cette nouvelle lui causa une grande douleur. Cependant cette douleur ne venait pas tout entière de la disparition de Teresa. Nous avons dit les craintes politiques de la marquise. Ces craintes, contre son opinion, avaient été jusqu'à lui faire recevoir comme amis ces Français qu'elle haïssait. Or, elle prévoyait une réaction royaliste, elle avait déjà à répondre aux bourboniens de sa facilité à fraterniser avec les patriotes: que serait-ce donc lorsqu'on apprendrait que la nièce qui lui avait été confiée, la soeur du comte Odoardo, c'est-à-dire d'un des plus ardens santa fede de la cour du roi Ferdinand, était partie de Naples avec un colonel républicain! La marquise de Livello se voyait déjà perdue, guillotinée, prisonnière, ou tout au moins proscrite. Sa résolution fut prise immédiatement: elle annonça que, depuis quelque temps, la santé de sa nièce s'affaiblissait sans cesse, et que, supposant que l'air de Naples lui était contraire, elle allait se retirer dans sa terre de Livello. Le même soir, elle partit dans une voiture fermée où elle était censée être avec Teresa, et le lendemain elle arriva dans son château, situé dans la terre de Bari, près du petit fleuve Ofanto.

 

C'était un château sombre, isolé, solitaire, et qui convenait parfaitement à la résolution qu'elle avait prise. Au bout d'un mois, le bruit se répandit à Naples que Teresa venait de mourir d'une maladie de langueur. Un certificat d'un vieux prêtre attaché à la maison de la marquise depuis cinquante ans ne laissa aucun doute sur cet événement. D'ailleurs, à qui le soupçon que cette nouvelle était un mensonge pouvait-il venir? On savait que la marquise adorait sa nièce, et elle avait annoncé hautement qu'elle n'aurait pas d'autre héritière; enfin la marquise avait répandu ce bruit avec d'autant plus de confiance que Teresa lui avait annoncé dans sa lettre qu'elle ne la reverrait jamais.

Le comte Odoardo fut au désespoir. Lia et sa soeur, c'était tout ce qu'il aimait au monde: heureusement Lia lui restait.

Nous avons dit comment, en rentrant à Naples avec le cardinal Ruffo, Odoardo avait retrouvé Lia plus aimante que jamais; nous avons dit comment ils avaient été unis et comment ils avaient fui Naples pour être tout entiers à leur amour. Ils habitaient donc cette charmante villa que nous avons décrite, située sur le penchant du Vésuve, et des fenêtres de laquelle on voyait à la fois le volcan, la mer, Naples, et toute cette délicieuse vallée de l'antique Campanie qui s'étend vers Acerra.

Les deux nouveaux époux recevaient peu de monde; le bonheur aime le calme et cherche la solitude. D'ailleurs, dans les premiers jours de son mariage, une des amies de la comtesse, en venant lui rendre sa visite de noce, l'avait trouvée seule, et s'était empressée de la féliciter, non seulement de son union avec le comte Odoardo, mais encore du triomphe qu'elle avait obtenu sur sa rivale, triomphe dont cette union était la preuve. Alors, sans savoir ce que signifiaient ces paroles, Lia avait pâli et avait demandé de quelle rivale on voulait parler, et de quel triomphe il était question. L'obligeante amie avait aussitôt raconté à la jeune comtesse qu'il n'avait été bruit à la cour de Palerme que de l'amour que le comte avait inspiré à la belle Emma Lyonna, la favorite de Caroline, bruit qui avait fait craindre aux amies de la future comtesse que son mariage ne fût fort aventuré; mais il n'en avait point été ainsi: le nouveau Renaud, égaré un instant, selon la visiteuse, avait enfin rompu les fers de cette autre Armide, et, quittant l'île enchantée où s'était un instant perdu son coeur, il était revenu plus amoureux que jamais à ses premières amours.

Lia avait écouté toute cette histoire le sourire sur les lèvres et la mort dans l'âme; puis, satisfaite de la douleur qu'elle avait causée, l'officieuse amie était retournée à Naples, laissant dans le coeur de la jeune épouse toutes les angoisses de la jalousie.

Aussi, à peine la porte se fut-elle refermée derrière la visiteuse, que Lia fondit en larmes. Presqu'en même temps une porte latérale s'ouvrit, et le comte entra. Lia essaya de lui cacher ses pleurs sous un sourire; mais, quand elle voulut parler, la douleur l'étouffa, et, au lieu des tendres paroles qu'elle essayait de prononcer, elle ne put qu'éclater en sanglots.

Ce chagrin était trop profond et trop inattendu pour que le comte n'en voulût pas savoir la cause. Lia, de son côté, avait le coeur trop plein pour renfermer long-temps un pareil secret: toute sa douleur déborda, sans reproches, sans récriminations, mais telle qu'elle l'avait éprouvée, pleine d'angoisses et d'amertume.

Odoardo sourit. Il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'avait raconté à Lia son obligeante amie. La belle Emma Lyonna avait effectivement distingué le comte; mais, à son grand étonnement, sa sympathie n'avait été accueillie que par la froide politesse de l'homme du monde. Enfin, l'occasion s'était présentée pour lui de quitter la Sicile avec le cardinal Ruffo; il s'était empressé de la saisir. Odoardo raconta tout cela à sa femme avec l'accent de la vérité, sans faire valoir aucunement le sacrifice qu'il avait fait, car il aimait trop Lia pour croire qu'il lui avait fait un sacrifice. Lia, rassurée par son sourire, avait fini par oublier cette aventure comme on oublie les soupçons d'amour, c'est-à-dire qu'elle n'y pensait plus que lorsqu'elle était seule.

Un matin qu'Odoardo était sorti dès le point du jour pour chasser dans la montagne, Lia, en traversant sa chambre, vit sur sa table quatre ou cinq lettres que le domestique venait de rapporter de la ville; elle y jeta machinalement les yeux; une de ces lettres était une écriture de femme. Lia tressaillit. Elle avait un trop profond sentiment de son devoir pour décacheter cette lettre; mais elle ne put résister au désir de s'assurer du genre de sensation qu'éprouverait son mari en la décachetant. Aussitôt qu'elle l'entendit rentrer, elle se glissa dans un cabinet d'où elle pouvait tout voir, et attendit, anxieuse et tremblante, comme si quelque chose de suprême allait se décider pour elle.

Le comte traversa sa chambre sans s'arrêter, et entra dans celle de sa femme; on lui avait dit que la comtesse était chez elle, il croyait l'y trouver. Il l'appela. Répondre, c'était se trahir. Lia se tut. Odoardo rentra alors dans sa chambre, déposa son fusil dans un coin, jeta sa carnassière sur un sofa; puis, s'avançant nonchalamment vers la table où étaient les lettres, il jeta sur elles un coup d'oeil indifférent; mais à peine eut-il vu cette écriture fine qui avait tant intrigué la comtesse, qu'il poussa un cri et que sans s'inquiéter des autres dépêches, il se saisit de celle-là. La seule vue de cette écriture avait causé au comte une telle émotion, qu'il fut obligé de s'appuyer à la table pour ne pas tomber; puis il resta un instant les regards fixés sur l'adresse comme s'il ne pouvait en croire ses yeux. Enfin il brisa le cachet en tremblant, chercha la signature, la lut avidement, dévora la lettre, la couvrit de baisers; puis il resta pensif quelques minutes et pareil à un homme qui se consulte. Enfin, ayant relu cette épître, dont l'importance n'était pas douteuse, il la replia soigneusement, regarda autour de lui pour s'assurer qu'il n'avait point été vu, et, se croyant seul, il la cacha dans la poche de côté de sa veste de chasse, de manière que, soit par hasard, soit avec intention, la lettre se trouvait reposer sur son coeur.

Cette lettre, c'était une lettre de Teresa. A la vue de l'écriture de celle qu'il croyait morte, Odoardo avait tressailli de surprise et avait cru être le jouet de quelque illusion. C'est alors qu'il avait ouvert cette lettre avec tant d'émotion et de crainte. Alors tout lui avait été révélé. Le jeune colonel avait été tué à la bataille de Genola, et Teresa s'était trouvée seule et isolée dans un pays inconnu. Femme du colonel, elle fût rentrée en France, fière du nom qu'elle portait; mais le mariage n'avait pas encore eu lieu: elle avait droit de pleurer son amant, voilà tout. Alors elle avait pensé à son frère qui l'aimait tant; c'était à lui seul qu'elle confiait sa position; elle le suppliait de lui garder le secret, désirant aux yeux de tous continuer de passer pour morte. Du reste, elle arrivait presque aussitôt que sa lettre: un mot, qu'elle priait son frère de lui jeter poste restante, lui indiquerait où elle pourrait descendre. Là, elle l'attendrait avec toute l'impatience d'une soeur qui avait craint de ne jamais le revoir. Pour plus de sécurité, ce mot ne devait porter aucun nom et être adressé à madame ***. Elle terminait sa lettre en lui recommandant de nouveau le secret, même vis-à-vis de sa femme, dont elle craignait la rigidité et dont elle ne pourrait supporter le mépris.

Odoardo tomba sur une chaise, succombant à l'excès de sa surprise et de sa joie.

Nous n'essaierons pas même de décrire les angoisses que la comtesse avait éprouvées pendant la demi-heure qui venait de s'écouler. Vingt fois elle avait été sur le point d'entrer, d'apparaître tout à coup au comte, et de lui demander en face si c'était ainsi qu'il tenait les sermens de fidélité qu'il lui avait faits. Mais retenue chaque fois par ce sentiment qui veut que l'on creuse son malheur jusqu'au fond, elle était restée immobile et sans parole, enchaînée à place comme si elle eût été sous l'empire d'un rêve.

Cependant elle comprit que, si le comte la retrouvait là, il devinerait qu'elle avait tout vu, et par conséquent se tiendrait sur ses gardes. Elle s'élança donc dans le jardin, et par une réaction désespérée sur elle-même, elle parvint, au bout de quelques minutes, à rendre un certain calme à ses trais; quant à son coeur, il semblait à la comtesse qu'un serpent la dévorait.

Le comte aussi était descendu dans le jardin: tous deux se rencontrèrent donc bientôt, et tous deux en se rencontrant firent un effort visible sur eux-mêmes, l'un pour dissimuler sa joie, l'autre pour cacher sa douleur.

Odoardo courut à sa femme. Lia l'attendit. Il la serra dans ses bras avec un mouvement si puissant, qu'il était presque convulsif.

– Qu'avez-vous donc, mon ami? demanda la comtesse.

– Oh! je suis bien heureux! s'écria le comte.

Lia se sentit prête à s'évanouir.

Tous deux rentrèrent pour dîner. Après le dîner, pendant lequel Odoardo parut tellement préoccupé qu'il ne fit point attention à la préoccupation de sa femme, il se leva et prit son chapeau.

– Où allez-vous? demanda Lia en tressaillant.

Il y avait, dans le ton avec lequel ces paroles étaient prononcées, un accent si étrange, qu'Odoardo regarda Lia avec étonnement.

– Où je vais? dit-il en regardant Lia.

– Oui, où allez-vous? reprit Lia avec un accent plus doux et en s'efforçant de sourire.

– Je vais à Naples. Qu'y a-t-il d'étonnant que j'aille à Naples? continua Odoardo en riant.

– Oh! rien, sans doute, mais vous ne m'aviez pas dit que vous me quittiez ce soir.

– Une des lettres que j'ai reçues ce matin me force à cette petite course, dit le comte; mais je rentrerai de bonne heure, sois tranquille.

– Mais c'est donc une affaire importante qui vous appelle à Naples?

– De la plus haute importance.

– Ne pouvez-vous la remettre à demain?

– Impossible.

– En ce cas, allez.

Lia prononça ce dernier mot avec un tel effort, que le comte revint à elle; et, la prenant dans son bras pour l'embrasser au front:

– Souffres-tu, mon amour? lui dit-il.

– Pas le moins du monde, répondit Lia.

– Mais tu as quelque chose? continua-t-il en insistant.

– Moi? rien, absolument rien. Que voulez-vous que j'aie, moi? Lia prononça ces paroles avec un sourire si amer, que cette fois Odoardo vit bien qu'il se passait en elle quelque chose d'étrange.

– Écoute, mon enfant, lui dit-il, je ne sais pas si tu as quelque cause de chagrin; mais ce que je sais, c'est que mon coeur me dit que tu souffres.

– Votre coeur se trompe, dit Lia; partez donc tranquille et ne vous inquiétez pas de moi.

– M'est-il possible de te quitter, même pour un instant, lorsque tu me dis adieu ainsi?

– Eh bien! donc, puisque tu le veux, dit Lia en faisant un nouvel effort sur elle-même, va, mon Odoardo, et reviens bien vite. Adieu.

Pendant ce temps on avait sellé le cheval favori du comte, et il piétinait au bas du perron. Odoardo sauta dessus et s'éloigna en faisant de la main un signe à Lia. Lorsqu'il eut disparu derrière le premier massif d'arbres, Lia monta dans un petit pavillon qui surmontait la terrasse et d'où l'on découvrait toute la route de Naples.

De là elle vit Odoardo se dirigeant vers la ville au grand galop de son cheval. Son coeur se serra plus fort; car, au lieu que l'idée lui vînt que c'était pour être plus tôt de retour, elle pensa que c'était pour s'éloigner plus rapidement.

Odoardo allait à Naples pour retenir un appartement à sa soeur.

D'abord il eut l'idée de lui louer un palais, puis il comprit que ce n'était point agir selon les instructions qu'il avait reçues et que mieux valait quelque petite chambre bien isolée dans un quartier perdu. Il trouva ce qu'il cherchait, rue San-Giacomo, no. 11, au troisième étage, chez une pauvre femme qui louait des chambres en garni. Seulement, lorsqu'il eut fait choix de celle qu'il réservait pour Teresa, il fit venir un tapissier et lui fit promettre que le lendemain au matin les murs seraient couverts de soie et les carreaux de tapis. Le tapissier s'engagea à faire de cette pauvre chambre un petit boudoir digne d'une duchesse. Le tapissier fut payé d'avance un tiers en plus de ce qu'il demandait.

 

En sortant, le comte rencontra son hôtesse: elle était avec sa soeur, vieille mégère comme elle. Le comte lui recommanda tous les soins possibles pour sa nouvelle pensionnaire. L'hôtesse demanda quel était son nom. Le comte répondit qu'il était inutile qu'elle connût ce nom, qu'une femme jeune et jolie se présenterait, demandant le comte Giordani, et que c'était à cette femme que la chambre était destinée. Les deux vieilles échangèrent un sourire, que le comte ne vit même pas, ou auquel il ne fit pas attention. Puis, sans même se donner le temps d'écrire, tant il était inquiet de Lia, il reprit le chemin de la villa Giordani, pensant qu'il enverrait la lettre par un domestique.

Lia était restée dans le pavillon jusqu'à ce qu'elle eût perdu son mari de vue. Alors elle était redescendue dans sa chambre, continuant de le suivre avec les yeux inquiets et perçans de la jalousie. Son coeur était oppressé à ne plus le sentir battre; elle ne pouvait ni pleurer ni crier, c'était un supplice affreux, et il lui semblait qu'on ne pouvait l'éprouver sans mourir. Lia resta deux heures, la tête renversée sur le dos de son fauteuil, tenant à pleines mains ses cheveux tordus entre ses doigts. Au bout de deux heures, elle entendit le galop du cheval: c'était Odoardo qui revenait; elle sentit qu'en ce moment elle ne pourrait pas le voir, il lui semblait qu'elle le haïssait autant qu'elle l'avait aimé; elle courut à la porte qu'elle ferma au verrou, et revint se jeter sur son lit. Bientôt elle entendit les pas du comte qui s'approchait de la porte; il essaya de l'ouvrir, mais la porte résista. Alors il parla à voix basse, et Lia entendit ces mots venir jusqu'à elle: – C'est moi, mon enfant, dors-tu?

Lia ne répondit rien. Elle retourna seulement la tête et regarda du côté par où venait cette voix avec des yeux ardens de fièvre.

– Réponds-moi, continua Odoardo.

Lia se tut.

Elle entendit alors les pas du comte qui s'éloignait. Un instant après sa voix parvint de nouveau jusqu'à elle: il demandait à sa femme de chambre si elle savait ce qu'avait sa maîtresse; mais celle-ci, qui ne s'était aperçue de rien, répondit que sa maîtresse était rentrée dans sa chambre, et que, sans doute fatiguée de la chaleur, elle s'était couchée et endormie.

– C'est bien, dit le comte, je vais écrire. Quand la comtesse sera éveillée, prévenez-moi.

Et Lia entendit Odoardo qui rentrait dans sa chambre et qui s'asseyait devant une table. Les deux chambres étaient contiguës; Lia se leva doucement, tira la clé de la porte et regarda par la serrure. Odoardo écrivait effectivement; et sans doute la lettre qu'il écrivait répondait à un besoin de son coeur, car une expression infinie de bonheur était répandue sur tout son visage.

– Il lui écrit! murmura Lia.

Et elle continua de regarder, hésitant entre sa jalousie qui la poussait à ouvrir cette porte, à courir au comte, à arracher cette lettre de ses mains, et un reste de raison qui lui disait que ce n'était peut-être point à une femme qu'il écrivait et que mieux valait attendre.

Le comte acheva la lettre, la cacheta, mit l'adresse, sonna un domestique, lui ordonna de monter à cheval et de porter à l'instant la lettre qu'il venait d'écrire.

C'était celle que Teresa devait trouver poste restante.

Le domestique prit la lettre des mains du comte et sortit.

La comtesse courut à une petite porte de dégagement qui donnait de son cabinet de toilette dans le corridor, et descendit au jardin. Au moment où le domestique allait franchir la grille du parc, il rencontra la comtesse.

– Où allez-vous si tard, Giuseppe? demanda la comtesse.

– Porter, de la part de M. le comte, cette lettre à la poste, répondit le domestique.

Et en disant ces mots il tendit la lettre vers la comtesse; Lia jeta un coup d'oeil rapide sur l'adresse et lut:

«A madame ***, poste restante, à Naples.»

– C'est bien, dit-elle. Allez.

Le domestique partit au galop.

Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'était bien à une femme qu'il écrivait, à une femme qui cachait son nom sous un signe, à une femme qui, par conséquent, voulait rester inconnue. Pourquoi ce mystère, s'il n'y avait pas en dessous quelque intrigue criminelle? Dès lors le parti de la comtesse fut arrêté. Elle résolut de dissimuler, afin d'épier son mari jusqu'au bout, et, avec une puissance dont elle se serait crue elle-même incapable, elle rentra dans sa chambre, et, ouvrant la porte qui donnait dans l'appartement du comte, elle s'avança vers Odoardo, le sourire sur les lèvres.

Le lendemain, Odoardo avait complètement oublié cette préoccupation qu'il avait remarquée la veille sur le visage de Lia, et qui l'avait un instant inquiété. Lia paraissait plus joyeuse et plus confiante dans l'avenir que jamais.

Le lendemain était un dimanche. La matinée de ce jour-là était consacrée par la comtesse à une grande distribution d'aumônes. Aussi, dès huit heures du matin, la grille du parc était-elle encombrée de pauvres.

Après le déjeûner, le comte, qui était habitué à abandonner cette oeuvre de bienfaisance à sa femme, prit son fusil, sa carnassière et son chien et s'en alla faire un tour dans la montagne.

Lia monta au pavillon; elle vit Odoardo s'éloigner dans la direction d'Avellino. Cette fois, il n'allait donc pas à Naples.

Elle respira. C'était, depuis la veille, la première fois qu'elle se retrouvait seule avec elle-même.

Au bout d'un instant, sa femme de chambre vint lui dire que les pauvres l'attendaient.

Lia descendit, prit une poignée de carlins et s'achemina vers la grille du parc. Chacun eut sa part: vieillards, femmes, enfans, chacun étendit vers la belle comtesse sa main vide et retira sa main enrichie d'une aumône.

Au fur et à mesure que s'opérait la distribution, ceux qui avaient reçu se retiraient et faisaient place à d'autres. Il ne restait plus qu'une vieille femme assise sur une pierre, qui n'avait encore rien demandé ni rien reçu, et qui, comme si elle eût été endormie, tenait sa tête sur ses deux genoux.

Lia l'appela, elle ne répondit point; Lia fit quelques pas vers elle, la vieille resta immobile; enfin Lia lui toucha l'épaule, et elle leva la tête.

– Tenez, ma bonne femme, dit la comtesse en lui présentant une petite pièce d'argent, prenez et priez pour moi.

– Je ne demande pas l'aumône, dit la vieille femme, je dis la bonne aventure.

Lia regarda alors celle qu'elle avait prise pour une pauvresse, et elle reconnut son erreur.

En effet, ses vêtemens, qui étaient ceux des paysannes de Solatra et d'Avellino, n'indiquaient pas précisément la misère; elle avait une jupe bleue bordée d'une espèce de broderie grecque, un corsage de drap rouge, une serviette pliée sur le front à la manière d'Aquila, un tablier autour duquel courait une arabesque, et de larges manches de toile grise par lesquelles sortaient ses bras nus. Sa tête, qui eût pu servir de modèle à Schnetz pour prendre une de ces vieilles paysannes qu'il affectionne, était pleine de caractère et semblait taillée dans un bloc de bistre. Les rides et les plis qui la sillonnaient étaient accusés avec tant de fermeté, qu'ils semblaient creusés à l'aide du ciseau. Toute sa figure avait l'immobilité de la vieillesse. Ses yeux seuls vivaient et semblaient avoir le don de lire jusqu'au fond du coeur.