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Le comte de Moret

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CHAPITRE X.
OU LE LECTEUR RETROUVE UN ANCIEN AMI

A peine Victor-Amédée était-il sorti, que le cardinal s'approcha d'une table et écrivit la lettre suivante:

«Sire,

«Si Votre Majesté, comme Dieu m'en donne l'espérance, a heureusement vu s'achever le passage de notre matériel par-dessus les monts, je la supplie bien humblement d'ordonner qu'artillerie, caissons, et toute machine de guerre soient immédiatement acheminés sur Chaumont, où le roi aura, sur ma prière, la bonté de se rendre lui même sans aucun retard, le jour des hostilités étant, sauf contre-ordre de Sa Majesté, fixé à mercredi matin, 6 mars. A la suite de la conversation que j'ai eue avec le prince Victor-Amédée, j'ai dû engager la parole de Votre Majesté, et je crois qu'il ne faudrait la dégager qu'avec de graves raisons de le faire.

«J'attends donc avec impatience une réponse de Votre Majesté, ou mieux encore, Votre Majesté elle-même.

«Je lui envoie un homme sûr, auquel Sa Majesté peut se fier en toute chose, même comme compagnon de route dans le cas où Sa Majesté voudrait voyager de nuit et incognito.

«J'ai l'honneur d'être,
De Votre Majesté,
«Le très-humble sujet et très-dévoué serviteur,
«Armand † RICHELIEU.»

Cette lettre écrite et cachetée, le cardinal appela:

– Etienne!

Aussitôt la porte de la chambre s'ouvrit, et l'on vit apparaître sur le seuil notre ancienne connaissance de l'hôtellerie de la Barbe Peinte, Etienne Latil, non pas comme nous l'avions vu entrer dans le cabinet du cardinal à Chaillot, c'est-à-dire les genoux tremblants, forcé de s'appuyer à la muraille pour ne pas tomber, pâle et articulant avec peine ses offres de dévouement, mais la tête haute, le jarret tendu, la moustache relevée, le chapeau à la main droite, la main gauche au pommeau de l'épée, un vrai capitaine de Callot, enfin.

C'est qu'en effet quatre mois s'étaient écoulés depuis que, frappé à la fois par le marquis Pisani et par Souscarrières, il était tombé, sans connaissance sur le carreau de l'hôtellerie de maître Soleil.

Or, quand il n'est pas tué du coup, il n'en faut pas tant à un gaillard organisé comme l'était Etienne Latil pour se remettre sur pied, plus solide et plus triomphant que jamais.

L'approche des hostilités avait même donné à son visage un air de gaieté qui n'échappa point au cardinal.

– Etienne, lui dit-il, il s'agit de monter à l'instant même à cheval, à moins que tu n'aimes mieux, pour ta commodité personnelle, faire la route à pied, mais arrange toi comme tu voudras, il faut que cette lettre, qui est de la plus haute importance, soit remise au roi avant dix heures du soir.

– Votre Eminence veut-elle me dire quelle heure il est?

Le cardinal tira sa montre.

– Il est près de midi.

– Et le roi est à Oulx?

– Oui.

– A huit heures le roi aura sa lettre, ou j'aurai roulé dans la Douaire.

– Tâchez de ne pas rouler dans la Douaire, ce qui me ferait de la peine, et que le roi ait sa lettre, ce qui, au contraire, me fera plaisir.

– J'espère, sur ces deux points satisfaire Votre Eminence.

Le cardinal connaissait Latil pour un homme de parole, il ne jugea pas à propos d'insister et se contenta de lui faire signe qu'il était libre.

Latil, en effet, courut à l'écurie, choisit un bon cheval, ne s'arrêta chez le maréchal ferrant que le temps de le faire ferrer à crampons et, l'opération terminée, sauta sur son dos et s'élança sur la route d'Oulx.

Au reste, il trouva le chemin meilleur qu'il ne s'y attendait; dans le but d'y faire passer les canons et tout le matériel, les pionniers s'en étaient emparés et le rendaient praticable à peu près.

A quatre heures, Etienne était à St. Laurent, à sept heures et demie il était à Oulx.

Le roi soupait servi par Saint-Simon qui avait succédé dans sa faveur à Baradas. Au bas bout de la table se tenait l'Angély tout habillé de neuf.

A peine eut-on annoncé au roi un message de la part du cardinal, qu'il ordonna que le messager fut introduit près de lui.

Latil, tout en conservant les formes voulues par l'étiquette, science à laquelle il avait été façonné du temps qu'il était page du duc d'Epernon, n'était pas homme à se laisser intimider par la majesté royale.

Il entra donc bravement dans la salle, s'avança vers le roi, mit un genou en terre, et lui présenta la lettre du cardinal, posée sur le dessus de son chapeau.

Louis XIII le regarda faire avec un certain étonnement; Latil avait suivi les règles de l'étiquette de l'ancienne cour.

– Ouais! fit-il, en prenant le pli; qui donc vous a appris ces belles manières, mon ami?

– N'était-ce point de cette façon, Sire, que l'on présentait les lettres à votre illustre père, de glorieuse mémoire?

– Si fait! mais la mode en est un peu passée.

– Le respect étant le même, Sire, m'est avis que l'étiquette eût dû rester la même.

– Tu me parais bien fort sur l'étiquette pour un soldat?

– J'ai d'abord été page de M. le duc d'Epernon, et c'est à cette époque que j'eus l'honneur de présenter plus d'une fois au roi Henri IV des lettres de la façon dont je viens d'avoir l'honneur d'en présenter une à son fils.

– Page du duc d'Epernon! répéta le roi.

– Et comme tel, Sire, j'étais sur le marchepied de la voiture le 14 mai 1610, rue de la Ferronnerie; Votre Majesté n'a-t-elle point entendu raconter que c'était un page qui avait arrêté l'assassin dont il n'avait pas voulu lâcher le manteau malgré les coups de couteau dont il avait eu les mains criblées.

Latil, toujours un genou en terre devant le roi, tira ses gants de peau de daim, et, montrant ses mains sillonnées de cicatrices:

– Sire, voyez mes mains, dit-il.

Le roi regarda un instant cet homme avec une émotion visible, puis:

– Ces mains-là, dit-il, ne peuvent être que des mains loyales; donne-moi tes mains, mon brave.

Et, prenant les mains de Latil il les lui serra.

– Maintenant, dit il, relève-toi.

Latil se releva.

– C'était un grand roi, Sire, que le roi Henri IV, dit Latil.

– Oui, répondit Louis XIII, et Dieu me fasse la grâce de lui ressembler.

– L'occasion s'en présente, Sire, répliqua Latil, en montrant au roi le pli qu'il lui apportait.

– J'y tâcherai, fit le roi en ouvrant la lettre.

– Ah! dit il après avoir lu, M. le cardinal nous dit qu'il a engagé notre honneur, et qu'il nous attend pour le dégager, ne le faisons pas attendre… Saint-Simon, prévenez MM. de Créquy et de Bassompierre que j'ai à leur parler à l'instant même.

Les deux maréchaux avaient des logements dans la maison attenante à celle du roi. En quelques minutes ils furent donc avertis. M. de Schomberg était à Exilles et M. de Montmorency à Saint-Laurent.

Le roi communiqua aux deux maréchaux la lettre de M. de Richelieu et leur donna l'ordre d'acheminer le plus vite possible sur Chaumont l'artillerie et les munitions, leur déclarant qu'il fallait que le lendemain, dans la journée, le tout fût à Chaumont.

Quant à eux, il les attendrait dans la soirée du mardi, pour prendre part au conseil de guerre qui aurait lieu dans la soirée, et dans lequel on déciderait le mode d'attaque du lendemain.

A dix heures du soir, par une nuit obscure, sans lune, sans étoiles, chargée de neige, le roi partit à cheval, accompagné de Saint-Simon et d'Angély seulement. Comme on avait eu la précaution de ne faire ferrer aucun cheval à glace, Latil obtint du roi de monter le sien; lui qui suivait pour la troisième fois la même route marcherait à pied en sondant le chemin.

Jamais le roi ne s'était si bien porté, ni n'avait vécu dans un pareil contentement de lui-même; il avait, nous l'avons dit, sinon la force, mais le sentiment de la grandeur; en changeant son panache noir contre un panache blanc, pourquoi Suze ne ferait-elle pas un pendant à Ivry.

Latil marchait devant le cheval du roi, sondant la route avec un bâton ferré; de temps en temps il s'arrêtait, cherchait un meilleur passage, prenait le cheval par la bride et lui faisait traverser le mauvais pas.

A chaque poste, le roi se faisait reconnaître, donnait l'ordre d'acheminer les troupes sur Chaumont, et jouissait d'une des plus douces prérogatives de la puissance en se sentant obéi.

Un peu avant d'arriver à Saint-Laurent, Latil devina, à l'âpreté de la bise, l'approche de cette espèce de tourbillons que dans les pays de montagne on baptise du nom de chasse neige. Il invita le roi à descendre de cheval et à se placer entre Saint-Simon, l'Angély et lui; mais le roi voulut rester à cheval, disant que, du moment où il s'était fait soldat, il devait se conduire en soldat.

En conséquence, il se contenta de s'envelopper de son manteau et attendit.

Le tourbillon ne se fit point attendre. Il arriva sifflant.

L'Angély et Saint-Simon se pressèrent aux côtés du roi qui s'enveloppa de son manteau. Latil saisit des deux mains le mors du cheval et tourna le dos à l'ouragan.

Il passa terrible et rugissant. Les cavaliers sentirent leurs chevaux trembler entre leurs jambes: dans les grands cataclysmes de la nature, les animaux partagent la frayeur de l'homme.

La gourmette de soie qui tenait le chapeau du roi fut brisée, et le feutre noir aux plumes noires disparut dans les ténèbres comme un sombre oiseau de nuit.

Puis, en un instant, la route se couvrit de neige à une hauteur de deux pieds.

En arrivant à Saint-Laurent, le roi s'informa du logement de M. de Montmorency. Il était une heure du matin. M. de Montmorency s'était jeté tout habillé sur son lit.

Au premier mot de la présence du roi, le duc s'élança par les degrés et se trouva debout sur le seuil de la porte attendant les ordres du roi.

 

Cette rapidité fit plaisir à Louis XIII, et quoique peu sympathique à M. de Montmorency, qui, ainsi que nous l'avons dit, avait été fort amoureux de la reine, il le reçut bien.

Le duc offrit au roi de l'accompagner et de lui donner une escorte.

Mais Louis XIII répondit que tant qu'il serait sur la terre de France, il se croyait en sûreté; que l'escorte qu'il avait lui paraissait suffisante, étant toute dévouée; qu'il invitait seulement M. de Montmorency à se trouver à Chaumont pour l'heure du conseil le lendemain, à neuf heures du soir. La seule chose qu'il consentit à accepter fut un autre chapeau, et comme, en le mettant sur sa tête, il s'aperçut qu'il avait trois plumes blanches, ce souvenir de la bataille d'Ivry lui revint à la pensée:

– C'est un signe de bonheur, dit-il.

En sortant de Saint-Laurent, la neige était si haute, que Latil invita le roi à descendre de cheval.

Le roi descendit.

Latil prit le cheval du roi, ou plutôt le sien, par la bride, l'Angély vint après, puis Saint-Simon. Louis XIII se trouvait ainsi marcher le dernier sur le chemin que lui aplanissaient les trois hommes et les trois chevaux.

Saint-Simon, qui voulait rendre au cardinal, en reconnaissance des faveurs qu'il en avait reçues, vantait au roi toutes ces précautions et faisait valoir la prévoyance de celui qui les avait prises.

– Oui, oui, répondait Louis XIII, M. le cardinal est un bon serviteur; je doute que mon frère à sa place eût eu pour moi toutes ces précautions-là.

Deux heures après, le roi arrivait sans accident, aussi fier de son chapeau perdu que d'une blessure, aussi fier de sa marche de nuit que d'une victoire, à la porte de l'hôtel du Genévrier d'or, et recommandait que l'on ne réveillât point le cardinal.

– Son Eminence ne dort pas, lui répondit maître Germain.

– Et que fait-elle à cette heure? demanda le roi.

– Je travaille à la grandeur de Votre Majesté, dit M. le cardinal paraissant, et M. de Pontis m'aide de tout son pouvoir dans cette glorieuse besogne.

Et le cardinal fit en effet entrer le roi dans sa chambre, où il trouva un grand feu allumé pour le réchauffer et une immense carte du pays, dressée par M. de Pontis, étendue sur une table.

CHAPITRE XI.
OU MONSIEUR LE CARDINAL TROUVE LE GUIDE DONT IL AVAIT BESOIN

Un des grands mérites du cardinal fut, non pas de donner au roi Louis XIII des vertus qu'il n'avait pas, mais de lui faire croire qu'il les avait perdues.

Paresseux et languissant, il lui fit croire qu'il était actif; timide et défiant, il lui fit croire qu'il était brave; cruel et sanguinaire, il lui fit croire qu'il était juste.

Tout en disant que sa présence n'était point urgente à cette heure de nuit, Richelieu donna de grands éloges à ce soin de sa gloire et de celle de France qui l'avait fait, par un pareil temps, par de semblables chemins et au milieu de profondes ténèbres, venir à son premier appel; mais il exigea que le roi se couchât à l'instant même, la journée dans laquelle on entrait et celle du lendemain restant tout entières.

Dès le point du jour au reste, les ordres avaient été donnés tout le long de la route pour que les troupes échelonnées à Saint-Laurent, à Exilles et à Sehault s'acheminassent sur Chaumont.

Ces troupes étaient sous les ordres du comte de Soissons, des ducs de Longueville, de la Trémouille, d'Halliun et de La Valette, des comtes d'Harcourt, de Sault, des marquis de Canaples, de Mortemar, de Tavanne, de Valence et de Thoyras.

Les quatre commandements supérieurs étaient exercés par les maréchaux de Créquy, de Bassompierre, de Schomberg et le duc de Montmorency.

Le génie du cardinal planait sur le tout; il pensait, le roi ordonnait.

Comme le fait que nous allons raconter est avec le siége de La Rochelle, que nous avons raconté déjà dans notre livre des Trois Mousquetaires, le point culminant et glorieux du règne de Louis XIII, on nous permettra d'entrer dans quelques détails sur le forcement de ce fameux pas de Suze dont les historiens officiels ont fait si grand bruit.

En quittant Richelieu, Victor-Amédée, pour se ménager une sortie, comme on dit au théâtre, avait annoncé qu'il partait pour Rivoli où l'attendait le duc son père, et que dans les vingt-quatre heures il rapporterait l'ultimatum de Charles-Emmanuel; mais lorsqu'il arriva à Rivoli, le duc de Savoie, qui ne cherchait qu'à traîner les choses en longueur, était parti pour Turin.

Aussi, vers cinq heures du soir, au lieu de Victor-Amédée, ce fut le premier ministre du prince, le comte de Verrue, qui se fit annoncer chez le cardinal.

A cette annonce, le cardinal se tourna vers le roi.

– Sa Majesté, demanda-t-il, fera-t-elle à M. le comte de Verrue l'honneur de le recevoir, ou m'abandonnera-t-elle ce soin?

– Si c'eût été le prince Victor-Amédée qui fût revenu, selon sa promesse, je l'eusse reçu; mais puisque le duc de Savoie juge à propos de m'envoyer son premier ministre, il est juste que ce soit mon premier ministre qui lui réponde.

– Alors le roi me donne carte blanche, fit le cardinal?

– Entièrement.

– D'ailleurs, reprit Richelieu, en laissant cette porte ouverte, Votre Majesté entendra tout notre discours, et si quelque chose lui déplaît dans mes paroles, elle sera libre de paraître et de me démentir.

Louis XIII fit de la tête un signe d'assentiment. Richelieu, en laissant la porte ouverte, passa dans la chambre où l'attendait le comte de Verrue.

Le Comte de Verrue, qu'il ne faut pas confondre avec son petit-fils, mari de la célèbre Jeanne d'Albret de Luynes, maîtresse de Victor-Amédée II, et qui fut connue sous le nom de la Dame de volupté, ce comte de Verrue, dont l'histoire fait à peine mention, était un homme de quarante ans, d'un sens droit, d'un esprit remarquable, d'un courage à toute épreuve; chargé d'une mission difficile, il y apportait toute la franchise que pouvait mettre dans ses tortueuses négociations un émissaire de Charles-Emmanuel.

En voyant la figure grave du cardinal, cet œil profond qui fouillait les cœurs, en se trouvant en face de ce génie qui à lui seul tenait en équilibre tous les autres souverains de l'Europe, il s'inclina profondément et respectueusement.

– Monseigneur, dit-il, je viens au lieu et place du prince Victor-Amédée, forcé de rester près du duc son père, atteint d'une si grave indisposition que lorsque son fils après avoir quitté Votre Eminence, est arrivé hier soir à Rivoli, il s'était fait transporter à Turin.

– Alors, dit Richelieu, vous venez chargé des pleins pouvoirs du duc de Savoie, monsieur le comte.

– Je viens vous annoncer sa prochaine arrivée, monseigneur; tout malade qu'il est, M. le duc veut plaider près de Sa Majesté sa cause en personne; il se fait apporter en chaise.

– Et quand croyez-vous qu'il soit ici, monsieur le comte?

– L'état de faiblesse dans lequel se trouve Son Altesse, la lenteur de ce moyen de locomotion m'autorisent à vous dire que, dans mon appréciation, il ne peut être ici qu'après-demain au plus tôt.

– Et vers quelle heure?

– Je n'oserais pas promettre avant midi.

– Je suis au désespoir, monsieur le comte; mais j'ai dit au prince Victor-Amédée qu'au point du jour on attaquerait les retranchements de Suze; au point du jour on les attaquera.

– J'espère que Votre Eminence se départira de cette rigueur, dit le comte de Verrue, lorsqu'elle saura que le duc de Savoie ne refuse pas le passage.

– Eh bien alors, dit Richelieu, si nous sommes d'accord, il n'y a plus besoin d'entrevue.

– Il est vrai, dit le comte de Verrue, assez embarrassé, que Son Altesse y met une condition.

– Ah! ah! fit le cardinal en souriant, et laquelle?

– Ou plutôt conserve une espérance, ajouta le comte.

– Dites.

– Eh bien, Son Altesse le duc espère qu'en conséquence de cette déférence et du grand sacrifice qu'il fait, Sa Majesté très-chrétienne lui fera céder par le duc de Mantoue la même partie du Montferrat que le roi d'Espagne lui laissait dans le partage, ou s'il ne veut point les lui donner à lui, qu'il en fera cadeau à Mme sa sœur, et à cette condition les passages seront ouverts demain.

Le cardinal regarda un instant le comte, qui ne put soutenir ce regard et baissa les yeux; alors, et comme s'il n'eût attendu que cela:

– Monsieur le comte, dit le cardinal, toute l'Europe a si bonne opinion de la justice du roi, mon maître, que je ne sais comment M. le duc de Savoie a pu s'imaginer que Sa Majesté consentirait à une pareille proposition; pour moi, je suis assuré qu'elle ne l'acceptera jamais. Le roi d'Espagne a bien pu accorder une partie de ce qui ne lui appartient pas, afin d'engager M. le duc à favoriser une injuste usurpation; mais à Dieu ne plaise que le roi mon maître, qui traverse les monts pour venir au secours d'un prince opprimé, dispose ainsi du bien de son allié; si M. le duc ne veut pas se souvenir de ce que peut un roi de France, après demain on le lui remettra en mémoire.

– Mais puis-je espérer au moins que ces dernières propositions seront transmises par Votre Eminence à Sa Majesté?

– Inutile, monsieur le comte, dit une voix derrière le cardinal; le roi a tout entendu et s'étonne qu'un homme qui doit le connaître lui fasse une proposition où son honneur est taché et celui de la France compromis. Je renouvelle donc l'engagement pris, ou plutôt la menace faite par M. le cardinal. Si demain les passages ne sont point ouverts sans condition, après-demain, au point du jour, ils seront attaqués.

Puis, se redressant et portant le pied en avant avec cette dignité qu'il savait prendre parfois:

– J'y serai en personne, ajouta-t-il, et l'on pourra me reconnaître à ces plumes blanches, comme au même signe on reconnut mon auguste père à Ivry. J'espère que M. le duc voudra bien prendre un signe pareil afin que le fort de la bataille se porte où nous serons tous les deux; portez-lui mes propres paroles, monsieur, ce sont les seules que je puisse et doive répondre.

Et il salua de la main le comte, qui lui répondit par un salut profond et se retira.

Toute la soirée et toute la nuit l'armée continua de se réunir autour de Chaumont; le lendemain soir, le roi commandait à vingt-trois mille hommes de pied et à quatre mille chevaux.

Vers dix heures du soir, l'artillerie et tout le matériel de l'armée se rangeaient en dehors de Chaumont, les canons la gueule tournée du côté du territoire ennemi. Le roi ordonna de passer la visite des caissons et de lui faire un rapport sur le nombre de coups que l'on avait à tirer. A cette époque où la baïonnette n'était point encore inventée, c'étaient le canon et le mousquet qui décidaient tout.

Aujourd'hui le fusil a repris le rang secondaire qu'il doit occuper dans les manœuvres d'un peuple essentiellement guerrier.

Il est devenu, comme l'avait prédit le maréchal de Saxe, le manche de la baïonnette.

A minuit, on entra au conseil.

Il se composait du roi, du cardinal, du duc de Montmorency et des trois maréchaux Bassompierre, Schomberg et Créquy.

Bassompierre, qui était le doyen, eut la parole; il jeta les yeux sur la carte, étudia les positions de l'ennemi, que l'on connaissait parfaitement, grâce aux renseignements donnés par le comte de Moret.

– Sauf meilleur avis, dit-il, voici ma proposition, Sire.

Et, saluant le roi, et M. le cardinal, pour bien indiquer que c'était à eux deux qu'il s'adressait:

– Je propose que les régiments des gardes françaises et suisses prennent la tête; le régiment de Navarre, le régiment d'Estillac, la gauche. Les deux ailes feront monter chacune deux cents mousquetaires qui gagneront le sommet des deux crêtes de Montmoron et de Montabon: une fois au sommet des deux montagnes, rien ne leur sera plus facile que de gagner l'éminence sur les gardes des barricades. Aux premiers coups de fusil que nous entendrons sur les hauteurs, nous donnerons; et tandis que les mousquetaires attaqueront les barricades par derrière, nous les attaquerons de face avec les deux régiments des gardes. Approchez-vous de la carte, messieurs, voyez la position de l'ennemi, et si vous avez à proposer un meilleur plan que le mien, faites hardiment.

Le maréchal de Créquy et le maréchal de Schomberg étudièrent la carte à leur tour et se rallièrent à l'avis de Bassompierre.

Restait le duc de Montmorency.

Le duc de Montmorency était plus connu pour ce bouillant courage qu'il poussait jusqu'à la témérité que comme stratégiste et homme de prudence et de prévision sur le champ de bataille; d'ailleurs il parlait avec une certaine difficulté, ayant au commencement de ses discours un certain bégayement qui l'abandonnait à mesure qu'il parlait.

 

Cependant il prit bravement la parole que lui offrait le roi.

– Sire, dit-il, je suis de l'avis de M. le maréchal de Bassompierre et de MM. de Créquy et de Schomberg, qui connaissent le grand cas que je fais de leur courage et de leur expérience; mais les barricades et les redoutes prises, et je ne doute point que nous ne les prenions, restera la partie la plus difficile à forcer; c'est-à-dire la demi-lune qui barre entièrement le chemin. N'y aurait-il pas moyen de faire pour cette partie des retranchements ce que M. de Bassompierre, avec tant de justesse, a proposé de faire pour les redoutes? Ne pourrait-on pas enfin, par quelque sentier de la montagne, si ardu, si extravagant qu'il soit, tourner la position, redescendre entre la demi-lune de Suze, puis attaquer par derrière dans cette dernière position, l'ennemi que nous attaquerions par devant; il ne s'agirait pour cela que de trouver un guide fidèle et un officier intrépide, deux choses qui ne me paraissent point impossibles à rencontrer.

– Vous entendez les propositions de M. de Montmorency, dit le roi; les approuvez-vous?

– Excellentes! répondirent les maréchaux, mais il n'y a pas de temps à perdre pour se procurer ce guide et cet officier.

En ce moment Etienne Latil disait quelques mots tout bas à l'oreille du cardinal dont le visage rayonna.

– Messieurs, dit-il, je crois que la Providence nous envoie guide fidèle et officier intrépide en une seule et même personne.

Et se retournant vers Latil qui attendait les ordres:

Capitaine Latil, dit-il, faites entrer M. le comte de Moret.

Latil s'inclina et sortit.

Cinq minutes après, le comte de Moret entrait, et, sous l'humble habit de montagnard qui le cachait, chacun put reconnaître, à cette ressemblance avec son auguste père, ressemblance qui faisait tant envie au roi Louis XIII, l'illustre fils de Henri IV arrivant à l'instant même de Mantoue, envoyé par la Providence comme le disait le cardinal de Richelieu.