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Le comte de Moret

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CHAPITRE XXI.
OU LE CARDINAL RÈGLE LE COMPTE DU ROI

Le lendemain, à deux heures après-midi, le roi Louis XIII, assis dans un grand fauteuil, la canne entre les jambes, son chapeau noir à plumes noires posé sur sa canne, le sourcil un peu moins froncé, le visage un peu moins pâle que d'habitude, regardait le cardinal de Richelieu assis à son bureau et travaillant.

Tous deux étaient dans ce cabinet de la place Royale, où nous avons vu le roi, pendant ses trois jours de règne, passer de si mauvaises heures.

Le cardinal écrivait, le roi attendait.

Le cardinal leva la tête.

– Sire, dit-il, j'ai écrit en Espagne, à Mantoue, à Venise et à Rome, et j'ai eu l'honneur de montrer à Votre Majesté mes lettres qu'elle a approuvées. Maintenant je viens, toujours par l'ordre de Votre Majesté, d'écrire à son cousin le roi de Suède. Cette réponse était plus difficile à faire que les autres. S. M. le roi Gustave-Adolphe, trop éloigné de nous, apprécie mal les hommes tout en jugeant bien les événements, et les appréciant avec son esprit à lui, et ne les jugeant point sur l'impression générale.

– Lisez, lisez, monsieur le cardinal, dit Louis XIII, je sais parfaitement ce que contenait la lettre de mon cousin Gustave.

Le cardinal salua et lut:

«Sire,

«Cette familiarité avec laquelle Votre Majesté veut bien m'écrire est un grand honneur pour moi, tandis que ma familiarité à moi envers Votre Majesté, quoique autorisée par elle, serait tout à la fois un manque de respect et un oubli de l'humilité que m'impose le peu d'opinion que j'ai de moi-même et ce titre de prince de l'Eglise que vous voulez bien me donner.

«Non, Sire, je ne suis pas un grand homme; non, Sire, je ne suis pas un homme de génie. Seulement je suis, comme vous voulez bien me le dire, un honnête homme, et c'est à ce point de vue que le roi mon maître veut bien surtout m'apprécier, n'ayant besoin d'avoir recours qu'à lui-même dans toutes les questions où le génie et la grandeur ont besoin d'intervenir. Je traiterai donc directement avec Votre Majesté, comme elle le désire, mais comme simple ministre du roi de France.

«Oui, sire, je suis sûr de mon roi, plus sûr aujourd'hui que jamais, car aujourd'hui encore il vient, en me maintenant au pouvoir contre l'opinion de la reine Marie de Médicis, sa mère, contre celle de la reine Anne, son épouse, contre celle Mgr Gaston, son frère, de me donner une nouvelle preuve que, si son cœur cède parfois à ces beaux sentiments de piété filiale, d'amitié fraternelle et de tendresse conjugale qui sont le bonheur des autres hommes, et que Dieu a mis dans tous les cœurs honnêtes et bien nés, la raison d'Etat vient aussitôt corriger ces nobles élans de l'âme auxquels les rois sont parfois forcés de résister, en se faisant une vertu âpre et rigide, qui met le bien de ses sujets et les nécessités du gouvernement avant les lois mêmes de la nature.

«Un des grands malheurs de la royauté, Sire, est que Dieu ait placé si haut ses représentants sur la terre, que les rois, ne pouvant avoir d'amis, soient forcés d'avoir des favoris. Mais, loin de se laisser influencer par ses favoris, vous avez pu voir que mon maître, à qui a été donné le beau surnom de Juste, a su, au contraire – et M. de Chalais, que vous nommez, en est la preuve – a su les abandonner même à la justice criminelle, du moment où ils étaient accusés d'empiéter d'une façon fatale sur les affaires d'Etat; et mon maître a le regard trop pénétrant et la main trop ferme pour permettre que jamais une intrigue, si bien ourdie qu'elle soit et si puissants que soient ceux qui la mettront en avant, renverse un homme qui a dévoué son esprit à son roi et son cœur à la France; peut-être un jour descendrai-je du pouvoir, mais je puis affirmer que je n'en tomberai pas.

«Oui, Sire – et mon roi, à qui j'ai eu l'honneur de communiquer votre lettre, n'ayant rien de caché pour lui, m'autorise à vous le dire, – oui, je suis sûr, sauf la permission de Dieu, qui peut m'enlever de ce monde au moment où j'y penserai le moins, oui, je suis sûr de rester trois ans au pouvoir, et, en ce moment même, le roi m'en renouvelle l'assurance – en effet, Louis XIII fit à Richelieu un signe affirmatif. – Oui, je suis sûr de rester trois ans au pouvoir et de tenir, au nom du roi et au mien, les engagements que je prends directement avec vous par ordre très positif de mon maître.

«Quant à appeler Votre Majesté ami Gustave, – je ne connais que deux hommes dans l'antiquité: Alexandre et César; que trois hommes dans notre monarchie moderne: Charlemagne, Philippe-Auguste et Henri IV, qui puissent se permettre vis-à-vis d'elle une si flatteuse familiarité. Moi, qui suis si peu de chose, je ne puis que me dire de Votre Majesté le très humble et très obéissant serviteur.

† Armand, cardinal Richelieu.

«Comme le désire Votre Majesté, et comme mon roi est enchanté d'en donner l'ordre, ce sera M. le baron de Charnassé qui lui remettra cette lettre et qui sera chargé de négocier avec Votre Majesté cette grande affaire de la ligue protestante, pour laquelle il a les pleins pouvoirs du roi, et, si vous y tenez absolument, j'ajouterai les miens.»

Pendant tout le temps que le cardinal avait lu cette longue lettre, qui était une apologie du roi un peu trop librement attaqué par Gustave-Adolphe, Louis XIII, tout en mordant à deux ou trois passages sa moustache, avait approuvé de la tête; mais quand la lettre fut complétement achevée, il demeura un instant pensif et demanda au cardinal:

– Eminence, en votre qualité de théologien, pouvez-vous m'affirmer que cette alliance avec un hérétique ne compromet point le salut de mon âme?

– Comme c'est moi qui l'ai conseillée à Votre Majesté, s'il y a un péché je le prends sur moi.

– Voilà qui me rassure un peu, dit Louis XIII, mais ayant tout fait depuis que vous êtes ministre et comptant dans l'avenir tout faire d'après vos avis, croyez-vous, mon cher cardinal, que l'un de nous puisse être damné sans l'autre?

– La question est trop difficile pour que j'essaye d'y répondre; mais tout ce que je puis dire à Votre Majesté, c'est que ma prière à Dieu est de ne jamais me séparer d'elle, soit en ce monde, soit pendant l'éternité.

– Ah! fit le roi respirant, notre travail est donc fini, mon cher cardinal.

– Pas encore tout à fait, Sire, dit Richelieu, et je prie Votre Majesté de m'accorder encore quelques instants pour l'entretenir des engagements qu'elle a pris et des promesses qu'elle a faites.

– Voulez-vous parler des sommes que m'avaient demandées mon frère, ma mère et ma femme?

– Oui, Sire.

– Des traîtres, des trompeurs et des infidèles. Vous qui prêchez si bien l'économie, n'allez vous pas me donner le conseil de récompenser l'infidélité, le mensonge et la trahison?

– Non, Sire; mais je vais dire à Votre Majesté: Une parole royale est sacrée; une fois donnée, elle doit être tenue. Votre Majesté a promis cinquante mille écus à son frère…

– S'il était lieutenant général; puisqu'il ne l'est plus!

– Raison de plus, pour lui donner un dédommagement.

– Un fourbe qui a fait semblant d'aimer la princesse Marie rien que pour nous susciter des embarras de toute espèce.

– Dont nous voilà sortis, je l'espère, puisque lui-même a dit qu'il renonçait à cet amour.

– Tout en faisant son prix pour y renoncer.

– S'il a fait son prix, Sire, il faut lui payer cette renonciation au taux qu'il a fixé lui-même.

– Cinquante mille écus!

– C'est cher, je le sais bien; mais un roi n'a que sa parole.

– Il n'aura pas plutôt ses cinquante mille écus qu'il se sauvera avec en Crète, près du roi Minos, comme il appelle le duc Charles IV.

– Tant mieux, Sire, car alors les cinquante mille écus auront été placés; pour cinquante mille écus, nous prendrons la Lorraine.

– Et vous croyez que l'empereur Ferdinand nous laissera faire?

– A quoi nous servirait Gustave-Adolphe?

Le roi réfléchit un instant.

– Vous êtes un rude joueur d'échecs, monsieur le cardinal, dit-il; monsieur mon frère aura ses cinquante mille écus; mais quant à ma mère, qu'elle ne compte pas sur ses soixante mille livres!

– Sire, S. M. la reine mère avait besoin de cette somme il y a déjà longtemps, puisqu'elle m'avait demandé cent mille livres, et qu'à mon grand regret je n'avais pu lui en donner que cinquante. Mais à cette époque nous étions totalement dépourvus d'argent, tandis qu'aujourd'hui nous en avons.

– Cardinal, vous oubliez tout ce que vous m'avez dit hier de ma mère?

– Vous ai-je dit qu'elle ne fût pas votre mère, Sire?

– Non; pour mon malheur et pour celui de la France, elle l'est.

– Sire, vous avez signé à S. M. la reine-mère un bon de soixante-mille livres.

– J'ai promis, je n'ai rien signé.

– Une promesse royale est bien autrement sacrée qu'un écrit!

– Alors c'est vous qui les lui donnerez et non pas moi; peut-être nous en aura-t-elle quelque reconnaissance et nous laissera-t-elle tranquilles?

– La reine ne nous laissera jamais tranquilles, Sire; l'esprit tracassier des Médicis est en elle, et elle passera sa vie à regretter deux choses qu'elle ne peut reprendre: la jeunesse évanouie et son pouvoir perdu.

– Passe encore pour la reine-mère, mais la reine, qui se fait payer son fil de perles par M. d'Emery et qui me le redemande!.. oh! pour ceci par exemple!

– Cela ne prouve qu'une chose, Sire, c'est que la reine, pour recourir à de pareils moyens, est fort gênée. Or, il n'est point convenable, quand le roi a la clef d'une caisse contenant plus de quatre millions, que la reine emprunte vingt mille livres à un particulier. Sa Majesté appréciera, je l'espère, et au lieu d'un bon de trente mille livres, signera un bon de cinquante mille livres à la reine, à la condition qu'elle remboursera les vingt mille livres à M. d'Emery. La couronne de France est d'or pur, Sire, et elle doit reluire aussi bien au front de la reine qu'à celui du roi.

 

Le roi se leva, alla au cardinal et lui tendit la main.

– Non-seulement, monsieur le cardinal, dit-il, vous êtes un grand ministre, un bon conseiller, mais encore un ennemi généreux; je vous autorise, monsieur le cardinal, à faire payer les différentes sommes dont nous venons de régler l'emploi.

– C'est le roi qui les a promises, c'est au roi de les acquitter; le roi signera des bons que l'on présentera à la caisse et qui seront payés à vue; mais il me semble que Sa Majesté oublie une des gratifications qu'il a accordées.

– Laquelle?

– Je croyais que, dans sa généreuse répartition, le roi avait accordé à M. de l'Angély, son fou, la même somme qu'à M. de Baradas, son favori, trente mille livres.

Le roi rougit.

– L'Angély a refusé, dit-il.

– Raison de plus, Sire, pour maintenir la libéralité. M. l'Angély a refusé pour que les gens qui demandent ou qui acceptent le croyent véritablement fou, et ne sollicitent pas sa place près de Votre Majesté. Mais le roi n'a que deux vrais amis près de lui, son fou et moi; qu'il ne soit pas ingrat auprès de l'un, après avoir si largement récompensé l'autre.

– Soit, vous avez raison, monsieur le cardinal; mais il y a un petit drôle qui a mérité toute ma colère, et celui-là…

– Celui-là, Sire, Votre majesté n'oubliera point qu'il a été près de trois mois son favori, et qu'un roi de France peut bien donner dix mille livres par mois à celui qu'il honore de son intimité.

– Oui, mais qu'il aille les offrir à une fille comme Mlle Delorme.

– Fille très-utile, Sire, puisque c'est elle qui m'a prévenu de la disgrâce dans laquelle j'allais tomber et qui, en me donnant le temps de penser à ma chute, m'a permis de l'envisager en face. Sans elle, Sire, en apprenant, sans y être préparé, que j'avais démérité des bontés du roi, je fusse resté sur le coup. Une compagnie pour M. de Baradas, Sire, et qu'il prouve à Votre Majesté qu'il vous reste fidèle serviteur, comme vous lui restez bon maître.

Le roi réfléchit un instant.

– Monsieur le cardinal, demanda-t-il, que dites-vous de son camarade Saint-Simon?

– Je dis qu'il m'est fort recommandé, Sire, par une personne à qui je veux beaucoup de bien, et qu'il est très-propre à tenir près de Votre Majesté la place que l'ingratitude de M. Baradas laisse vacante.

– Sans compter, ajouta le roi, qu'il sonne admirablement le cor; je suis bien aise que vous me le recommandiez, cardinal, je verrai à faire quelque chose pour lui. A propos, et le conseil?

– Votre Majesté veut-elle le fixer à demain à midi au Louvre; j'exposerai mon plan de campagne, et nous tâcherons d'avoir, pour passer les rivières, autre chose que les doigts de Monsieur.

Le roi regarda le cardinal avec l'étonnement qu'il manifestait chaque fois qu'il le voyait si bien instruit de choses qu'il eût dû ignorer.

– Mon cher cardinal, lui dit-il en riant, vous avez à coup sûr un démon à votre service, à moins que vous ne soyez – ce à quoi j'ai plus d'une fois pensé – à moins que vous ne soyez le démon lui-même.

FIN DU TROISIÈME VOLUME

QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE Ier.
L'AVALANCHE

Au moment même où le conseil, convoqué cette fois par Richelieu, se réunissait au Louvre, c'est-à-dire vers onze heures du matin, une petite caravane, qui était partie de Doulx au point du jour, apparaissait à l'extrémité des maisons de la petite ville d'Exilles, située sur l'extrême frontière de France, et qui n'est plus séparée des Etats du prince de Piémont que par Chaumont, dernier bourg appartenant au territoire français.

Cette caravane se composait de quatre personnes montées sur des mulets.

Deux hommes et deux femmes.

Dans les deux hommes, qui voyageaient à visage découvert avec le costume basque, il était facile de reconnaître deux jeunes gens, dont le plus âgé avait vingt-trois ans et le plus jeune dix-huit ans à peine.

Quant aux deux femmes, il était plus difficile de savoir leur âge, vêtues qu'elles étaient de robes de pélerines à larges capuchons, qui leur cachaient entièrement le visage, précaution que l'on pouvait aussi bien attribuer au froid qu'au désir de ne pas être reconnues.

A cette époque les Alpes n'étaient point comme aujourd'hui sillonnées par les magnifiques chemins du Simplon, du mont Cenis, et du Saint-Gothard, et l'on ne pénétrait en Italie que par des sentiers où rarement deux piétons eussent pu marcher de front, et où les mulets trottaient, allure qui d'ailleurs leur est non-seulement familière, mais sympathique au suprême degré.

Pour le moment, un des deux cavaliers, et c'était le plus âgé des deux, marchait à pied, tenant par la bride un des mulets, monté par la plus jeune des femmes, laquelle, ne voyant personne sur la route, qu'une espèce de marchand ambulant qui précédait la caravane de cinq cents pas environ, fouettant devant lui un petit cheval chargé de ballots, avait rejeté son capuchon en arrière, et qui, par la mise en évidence de cheveux d'un blond doux, d'un teint merveilleux de fraîcheur, accusait à peine dix-sept à dix-huit ans.

L'autre femme suivait le visage entièrement enseveli dans son capuchon. La tête courbée, soit par le poids de la pensée, soit par celui de la fatigue; elle paraissait parfaitement insouciante du chemin qu'elle suivait ou plutôt que suivait sa monture, sur l'extrême crête d'un rocher qui, d'un côté, dominait le précipice et, de l'autre côté était dominé par la montagne couverte de neige. Son mulet, plus préoccupé qu'elle du chemin, abaissait de temps en temps la tête, flairait le vide et paraissait comprendre, par le soin qu'il mettait à n'avancer un pied que quand les trois autres étaient bien assurés, toute l'étendue du danger qu'il y avait pour lui à faire un faux pas.

Ce danger était si réel, que, pour ne pas le voir et peut-être pour ne point céder à ce démon du vide qu'on appelle le vertige, et auquel il est si difficile de résister, le quatrième voyageur, jeune homme aux cheveux blonds, à la taille mince et bien prise, aux yeux flamboyants de jeunesse et de vie, assis sur son mulet à la manière des femmes, c'est-à-dire de côté et tournant le dos à l'abîme, chantait en s'accompagnant d'une mandoline pendue à son cou par un ruban bleu de ciel, les vers suivants, tandis que le quatrième mulet, débarrassé de son cavalier, suivait librement le mulet du chanteur:

 
Vénus est par cent mille noms
Et par cent mille autres surnoms
Des pauvres amants outragée;
L'un la dit plus dure que le fer,
L'autre la surnomme enfer,
Et l'autre la nomme enragée.
 
 
L'un l'appelle soucis et pleurs,
L'autre tristesse et douleurs
Et l'autre la désespérée.
Mais moi, parce qu'elle a toujours
Eté propice à mes amours,
Je la surnomme la sucrée!
 

Quant au plus âgé des deux jeunes gens, il ne jouait pas de la viole, il ne chantait pas, il était trop occupé pour cela.

Tous ses soins étaient concentrés sur la jeune femme dont il s'était fait le guide et sur les dangers qui la menaçaient, elle et sa monture, dans le chemin étroit et difficile, tandis qu'elle le regardait de cet œil doux et charmant dont les femmes regardent l'homme que non-seulement elles aiment et qui les aime, mais qui se dévoue soit à leur sûreté, soit à leur fantaisie, second dévouement dont elles sont parfois plus reconnaissantes que du premier.

Au bout d'un moment, à l'un des détours du sentier, la petite caravane fit halte.

Cette halte était occasionnée par une grave question à résoudre.

On approchait, comme nous l'avons dit, de Chaumont, c'est-à-dire du dernier bourg français, puisque, depuis deux heures déjà l'on avait dépassé Exilles, et son fort; on était donc éloigné d'une demi-lieue à peine de la borne qui sépare le Dauphiné du Piémont.

Au delà de cette borne, on allait se trouver en pays ennemi, puisque non-seulement Charles-Emmanuel savait les grands préparatifs que le cardinal faisait contre lui, mais encore avait été officiellement prévenu que s'il ne donnait point passage aux troupes qui allaient faire lever le siége de Cazal et ne se joignait, point à elles, la guerre lui était d'avance déclarée.

Or, la grave question qui s'agitait était celle-ci: Passerait-on franchement par ce que l'on appelait le Pas de Suze, au risque d'être reconnu et arrêté par Charles-Emmanuel, ou prendrait-on un guide, et en suivant ce guide, quelque chemin détourné qui permettrait d'éviter Suze et même Turin, pour aller directement en Lombardie?

La jeune fille, avec cette charmante confiance que la femme qui aime a dans l'homme aimé, s'abandonnait absolument à la prudence et au courage de son conducteur; elle ne savait que le regarder de ses beaux yeux noirs et avec son doux sourire en disant:

– Vous savez mieux que moi ce qu'il faut faire, faites ce que vous voudrez.

Le jeune homme, effrayé de cette responsabilité, à l'endroit de la femme qu'il aimait, se tourna, comme pour l'interroger, vers celle dont le visage était caché sous son capuchon.

– Et vous, madame, lui demanda-t-il, quel est votre avis?

Celle à qui la parole était adressée, leva son capuchon, et l'on put voir le visage d'une femme de 45 à 55 ans, vieilli, amaigri, ravagé par une longue souffrance, les yeux seuls, devenus trop grands à force de chercher à voir dans l'inconnu, semblaient vivants au milieu de cette face pâle qui semblait déjà en proie à la rigidité cadavérique.

– Plaît-il? demanda-t-elle.

Elle n'avait rien écouté, rien entendu, à peine avait-elle remarqué que l'on avait fait halte.

Le jeune homme haussa la voix, car le bruit que faisait la Doire, en roulant au fond du précipice, empêchait que l'on entendît des paroles prononcées non-seulement à voix basse, mais avec un accent ordinaire.

Le jeune homme la mit au courant de la question.

– Mon avis, dit-elle, puisque vous voulez bien le demander, est que nous nous arrêtions à la prochaine ville, et, puisqu'elle est ville frontière, que nous y demandions des renseignements locaux. S'il existe des chemins détournés, on nous les indiquera; si nous avons besoin d'un guide, nous l'y trouverons; quelques heures de plus ou de moins n'ont aucune importance, mais ce qui est important, c'est que nous ne soyons pas, c'est-à-dire que vous ne soyez pas reconnu.

– Chère madame, répondit le jeune homme, la sagesse en personne a parlé par votre bouche, et nous suivrons votre avis.

– Eh bien? demanda la jeune fille.

– Eh bien, tout est arrêté, mais que regardiez-vous?

– Voyez donc, n'est-ce pas une chose miraculeuse sur ce plateau?

Les yeux du jeune homme se tournèrent dans la direction indiquée.

– Quoi? demanda-t-il.

– Des fleurs dans cette saison!

Et, en effet, presque immédiatement au-dessous de la ligne des neiges, on voyait étinceler quelques fleurs d'un rouge vif.

– Ici, chère Isabelle, dit le jeune homme, il n'y a pas de saison, et l'hiver est à peu près éternel; cependant, de temps en temps, pour réjouir la vue et pour qu'il soit dit que dans son inépuisable fécondité, la nature est toujours jeune, quelque belle fée laisse en passant tomber de sa main la semence de cette fleur qui pousse jusqu'au milieu des neiges, et que pour cette raison on appelle la rose des Alpes.

– Oh! la charmante fleur, dit Isabelle.

– La désirez-vous? s'écria le jeune homme.

Et avant que la jeune fille eût pu répondre, il s'était élancé et gravissait le roc qui le séparait du plateau et de la fleur.

– Comte, comte, s'écria la jeune fille, au nom du ciel! ne faites donc point de pareilles folies, ou je n'oserai plus rien regarder ou du moins ne plus rien voir.

Mais celui auquel on avait donné le titre de comte et dans la personne duquel nous n'avons aucune raison pour qu'on ne reconnaisse pas le comte de Moret, était déjà parvenu sur le plateau, avait déjà cueilli la fleur et se laissait, en vrai montagnard, glisser le long du rocher, quoiqu'il eût, en homme qui prévoit toutes les éventualités, ainsi que son compagnon, autour de la taille une corde roulée en guise de ceinture, corde destinée à aider le voyageur dans les montées et dans les descentes difficiles.

Il présenta la rose des Alpes à la jeune fille qui, rougissant de plaisir, la porta à ses lèvres, puis ouvrit sa robe et la glissa dans sa poitrine.

En ce moment, un bruit pareil à celui du tonnerre se fit entendre venant de la cime de la montagne; un nuage de neige obscurcit l'atmosphère, et l'on vit avec la rapidité de l'éclair glisser sur la déclivité rapide une montagne blanche qui allait se précipitant de haut en bas, et qui augmentait de vitesse et de force à mesure qu'elle se précipitait.

 

– Gare à l'avalanche! cria le plus jeune des deux voyageurs en sautant à bas de son mulet, tandis que son compagnon, saisissant Isabelle entre ses bras, allait s'appuyer avec elle contre le rocher auquel il demandait un abri.

La voyageuse pâle rejeta son capuchon en arrière et regarda tranquillement ce qui se passait.

Tout à coup cependant elle poussa un cri.

L'avalanche n'était que partielle; elle enveloppait un espace de cinq cents pas à peu près et commençait à deux cents pas en avant de la petite caravane, qui sentit la terre trembler sous ses pas et le souffle puissant de la mort passer devant elle.

Mais ce cri poussé par la femme pâle n'était point un cri de terreur personnelle; elle seule avait vu ce que n'avait pu voir le plus jeune des deux hommes, c'est-à-dire le page Galaor, préoccupé qu'il était de sa conversation personnelle, ni le comte de Moret, préoccupé qu'il était de la sûreté d'Isabelle; elle avait vu la trombe foudroyante envelopper l'homme et l'animal qui marchaient à trois cents pas devant eux et les précipiter dans l'abîme.

A ce cri, le comte de Moret et Galaor se retournèrent avec une anxiété d'autant plus grande, que, se sentant instinctivement sauvés, ils songèrent, par ce retour naturel à l'homme, au danger que pouvaient courir les autres.

Mais ils ne virent rien que la femme pâle, qui, le bras tendu vers un point qu'elle indiquait du doigt, criait:

– Là! là! là!

Alors leurs yeux se portèrent sur le chemin que son exiguïté même avait préservé de l'encombrement.

Le mulet et le marchand forain qui les précédaient avaient disparu, le chemin était vide.

Le comte de Moret comprit tout.

– Venez doucement, dit-il à Isabelle, venez en vous appuyant au rocher, et vous, ma chère madame de Coëtman, suivez Isabelle; et nous, Galaor, courons: peut-être est-il possible de sauver ce malheureux.

Et s'élançant avec l'agilité d'un montagnard, le comte de Moret, suivi de Galaor, se précipita vers l'endroit que lui indiquait le doigt de la femme pâle, qui n'était autre, comme nous venons de le dire, que Mme de Coëtman, que le cardinal de Richelieu, si confiant qu'il fût dans le respect du comte de Moret et dans la chasteté d'Isabelle, avait jugé à propos, ne fût-ce que par concession aux convenances mondaines, de leur donner pour compagne de voyage.