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Le comte de Moret

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CHAPITRE XIV.
LES ENTR'ACTES DE LA ROYAUTÉ

L'inquiétude était grande au Louvre; depuis ses séances place Royale, le roi n'avait revu ni la reine-mère, ni la reine, ni le duc d'Orléans, ni personne de sa famille; de sorte que personne n'avait reçu de lui ni les sommes demandées, ni les bons à vue avec lesquels seuls on pouvait les toucher.

De plus, le nouveau ministère Bérulle et Marillac l'Epée, constitué d'enthousiasme à la suite de la démission du cardinal, n'avait reçu aucun ordre pour se réunir et, par conséquent, n'avait encore délibéré sur rien.

Enfin, chaque soir, le bruit s'était répandu par Beringhen, qui voyait le roi à sa sortie et à sa rentrée, qui l'habillait le matin et le déshabillait le soir, qu'il était plus triste à sa rentrée qu'à sa sortie, plus muet le soir que le matin.

Son fou l'Angély et son page Baradas avaient seuls accès dans sa chambre.

Baradas seul avait, de tous les oiseaux de proie étendant le bec et les griffes vers le trésor du cardinal, Baradas était le seul qui eût reçu son bon de trois mille pistoles sur Charpentier. Il est vrai que lui n'avait ni ouvert le bec, ni allongé la griffe; la gratification était venue à lui sans qu'il la demandât. Il avait les défauts, mais aussi les qualités de la jeunesse: il était prodigue quand il avait de l'argent, mais incapable de se servir de son influence sur le roi pour alimenter cette prodigalité. La source tarie, il attendait tranquillement, pourvu qu'il eût de beaux habits, de beaux chevaux, de belles armes, qu'elle se remît à couler; puis la source coulait de nouveau, et il l'épuisait avec la même insouciance, la même rapidité.

Pendant l'absence du roi, Baradas s'était fort entretenu avec son ami Saint-Simon de cette bonne aubaine qui venait de lui tomber du ciel, et dont il comptait bien faire part à son jeune camarade. Les deux enfants – c'étaient presque des enfants – Baradas, l'aîné, avait vingt ans à peine, les deux enfants avaient fait les plus beaux projets sur les trois mille pistoles. Ils allaient vivre un mois, au moins, comme des princes; seulement, leurs projets bien arrêtés, une chose les inquiétait: le bon du roi serait-il payé? On avait vu tant de bons royaux revenir sans que le trésorier eût fait honneur à l'auguste signature que l'on eût mieux aimé celle du moindre marchand de la cité que celle de Louis, si majestueuse qu'elle s'étalât au-dessous des deux lignes et demie qui constituaient le corps du billet.

Puis Baradas s'était retiré à l'écart, avait pris papier, encre et plumes, et avait entrepris cette œuvre colossale pour un gentilhomme de cette époque, d'écrire une lettre. A force de se frotter le front et de se gratter la tête, il y était arrivé, avait mis sa lettre dans sa poche, avait bravement attendu le roi, et plus bravement encore lui avait demandé quand il pourrait se présenter chez le trésorier pour y toucher le bon dont l'avait gratifié Sa Majesté.

Le roi lui avait répondu qu'il pouvait s'y présenter quand il voudrait, que le trésorier était à ses ordres.

Baradas avait baisé les mains du roi, avait descendu les escaliers quatre à quatre, avait sauté dans une chaise de l'entreprise Michel et Cavois, et s'était fait conduire immédiatement chez M. le cardinal, ou plutôt à l'hôtel de M. le cardinal.

Là, il avait trouvé le secrétaire Charpentier fidèle à son poste, et lui avait présenté le bon; Charpentier l'avait pris, lu, examiné, puis, reconnaissant l'écriture et le seing du roi, il avait fait à M. Baradas un salut respectueux, l'avait prié d'attendre un instant, lui laissant le reçu, et cinq minutes après était revenu avec un sac d'or contenant les trois mille pistoles.

A la vue de ce sac, Baradas, qui n'y croyait pas, avait senti son cœur se dilater; Charpentier lui avait offert de recompter la somme sous ses yeux. Baradas, qui avait hâte de presser le bienheureux sac sur sa poitrine, avait répondu qu'un caissier si exact était nécessairement un caissier infaillible; mais ses forces, encore mal revenues à la suite de sa blessure ne lui avaient pas suffi, et il avait fallu que Charpentier le lui descendît jusque dans sa chaise.

Là Baradas avait puisé une poignée de louis d'argent et d'écus d'or, qu'il avait offerte à Charpentier. Mais Charpentier lui avait fait la révérence et avait refusé.

Baradas était resté tout ébahi, tandis que la porte de l'hôtel du cardinal se refermait sur Charpentier.

Mais, peu à peu, Baradas était sorti de son ébahissement; il s'était orienté, et se faisant suivre de ses porteurs pour ne pas perdre son sac de vue, il avait été jusqu'à la maison voisine, s'était arrêté devant la porte, avait frappé, et, tirant une lettre de sa poche, il l'avait donnée à l'élégant laquais qui était venu l'ouvrir en disant:

– Pour Mlle Delorme.

Et il avait joint à la lettre deux écus, que le laquais s'était bien gardé de refuser comme avait fait Charpentier, était remonté dans sa chaise, et, de cette voix impérative qui n'appartient qu'aux gens qui ont le gousset bien garni, il avait crié à ses porteurs:

– Au Louvre!

Et les porteurs auxquels la rotondité du sac et le surcroît de pesanteur n'avaient point échappé, étaient partis d'un pas que nous n'hésiterons point à reconnaître pour l'aïeul du pas gymnastique moderne.

En un quart d'heure, Baradas, dont la main n'avait pas cessé une seconde de caresser le sac qui était son compagnon de voyage, était à la porte du Louvre, où il rencontrait Mme de Fargis, descendant de chaise comme lui.

Tous deux s'étaient reconnus; seulement un sourire avait plissé les lèvres sensuelles de la malicieuse jeune femme, qui, voyant les efforts que faisait Baradas pour soulever de son bras endolori le sac trop lourd, lui demanda avec une obligeance railleuse:

– Voulez-vous que je vous aide, monsieur Baradas?

– Merci, madame, avait répondu le page; mais si, en passant, vous voulez bien prier mon camarade Saint-Simon de descendre, vous me rendrez véritablement service.

– Comment donc, avait répondu la coquette jeune femme, avec grand plaisir, monsieur Baradas.

Et elle avait grimpé lestement l'escalier, en relevant sa robe traînante avec cet art qu'ont certaines femmes de montrer le bas de leur jambe jusqu'à ce point de la naissance du mollet qui permet de deviner le reste.

Cinq minutes après, Saint-Simon descendait, Baradas payait largement les porteurs, et les deux jeunes gens en réunissant leurs efforts, montaient l'escalier portant le sac d'argent, comme dans les tableaux de Paul Véronèse on voit deux beaux jeunes gens portant aux convives attablés une grosse amphore contenant l'ivresse de vingt hommes.

Pendant ce temps, Louis XIII, après avoir fait son repas de cinq heures, s'entretenait avec son fou, à la perspicacité duquel le redoublement de tristesse de Sa Majesté n'avait point échappé.

Louis XIII était assis à l'un des coins du feu de la large cheminée de sa chambre, ayant sa table devant; l'Angély, à l'autre coin de la même cheminée, était accroupi sur une haute chaise, comme un perroquet sur son perchoir, tenant ses talons sur le bâton le plus bas de sa chaise pour se faire une table de ses genoux, sur lesquels était posée son assiette avec un aplomb qui faisait honneur à sa science de l'équilibre.

Le roi, sans appétit, mangeait du bout des dents quelques colifichets et quelques guignes sèches, et trempait à peine ses lèvres dans un verre où resplendissait en or et en azur l'écusson royal. Il avait gardé sur sa tête son large chapeau de feutre noir aux plumes noires, chapeau dont l'ombre projetait sur son front un voile qui assombrissait encore celui qui le couvrait déjà.

L'Angély, au contraire, qui avait grand'faim, avait senti s'épanouir son visage à la vue du second dîner qu'il était d'habitude de servir à cette époque entre cinq et six heures du soir. Il avait, en conséquence, tiré sur le bord de la table le plus rapproché de lui, un énorme pâté de faisan, de bécasse et de becfigues, et après en avoir offert l'étrenne au roi, qui avait refusé d'un signe négatif de la tête, il avait commencé à enlever des tranches pareilles à des briques, lesquelles passaient lestement du pâté sur son assiette, mais plus lestement encore de son assiette dans son estomac. Après avoir attaqué le faisan comme la plus grosse pièce, il en était aux bécasses et comptait finir par les becfigues, arrosant le tout d'un vin que l'on appelait le vin du cardinal, vin qui n'était autre que notre bordeaux actuel, mais que, cependant, le roi et le cardinal, qui possédaient les deux plus mauvais estomacs du royaume, appréciaient pour sa facile digestion, et que l'Angély, qui possédait un des meilleures estomacs de l'univers, goûtait pour son bouquet et son velouté.

Une première bouteille de ce vin facile avait déjà passé de la cheminée à l'âtre de la cheminée, où venait d'aller la rejoindre une seconde bouteille, qui, placée à une distance convenable du feu, était en train de dégourdir. Les gourmets, pour lesquels rien n'est sacré, pas même la grammaire, ont fait de ce verbe un verbe actif, et nous faisons comme eux. Quoiqu'elle fût restée debout, il était facile de voir à sa transparence et à sa facilité de chanceler, qu'elle avait perdu jusqu'à la dernière goutte de sang généreux qui l'animait et que l'Angély, qui, au contraire, caressait sa voisine des yeux et de la main n'avait plus pour elle que ce vague respect que l'on doit aux morts. Au reste, l'Angély, qui, pareil à ce philosophe grec ennemi du superflu, eût jeté lui aussi à la rivière son écuelle de bois s'il eût vu un enfant boire dans le creux de sa main, l'Angély avait supprimé le verre comme un intermédiaire parasite, se contentant d'allonger la main jusqu'au col de la bouteille et de rapprocher ce col de sa bouche, chaque fois qu'il éprouvait le besoin – et ce besoin, il l'éprouvait souvent – de se désaltérer.

 

L'Angély qui venait de donner à sa bouteille une de ses accolades les plus tendres, poussait un soupir de satisfaction juste au moment où Louis XIII poussait un soupir de tristesse.

L'Angély resta immobile, la bouteille d'une main, la fourchette de l'autre.

– Décidément, dit-il, il paraît que ce n'est pas amusant d'être roi, surtout quand on règne!

Ah! mon pauvre l'Angély, répondit le roi, je suis bien malheureux!

– Conte-moi cela, mon fils, cela te soulagera, dit l'Angély en posant sa bouteille à terre et en piquant de nouveau un morceau de pâté dans son assiette, pourquoi es-tu si malheureux?

– Tout le monde me vole, tout le monde me trompe, tout le monde me trahit.

– Bon! tu viens de t'en apercevoir?

– Non, je viens de m'en assurer.

– Voyons, voyons, mon fils, ne faisons pas de pessimisme; je t'avoue que, pour mon compte, je ne suis pas en train de trouver que les choses vont mal ici-bas: j'ai bien déjeuné, bien dîné, ce pâté était bon, ce vin excellent; la terre tourne si doucement, que je ne la sens pas tourner, et je ressens par tout le corps une douce chaleur et un agréable bien-être qui me permet de regarder la vie à travers une gaze rose.

– L'Angély, dit Louis XIII avec le plus grand sérieux, pas d'hérésie, mon enfant, ou je te fais fouetter.

– Comment! répliqua l'Angély, c'est une hérésie que de regarder la vie à travers une gaze rose!

– Non, mais c'est une hérésie de dire que la terre tourne.

– Ah! par ma foi, je ne suis point le premier qui l'ait dit, et MM. Copernic et Galilée l'ont dit avant moi.

– Oui, mais la Bible a dit le contraire, et tu admettras bien que Moïse en savait autant que tous les Copernic et tous les Galilée de la terre.

– Hum! hum! fit l'Angély.

– Voyons, insista le roi, si le soleil était immobile, comment Josué eût-il fait pour l'arrêter trois jours.

– Es-tu bien sûr que Josué ait arrêté le soleil trois jours.

– Pas lui, mais le Seigneur.

– Et tu crois que le Seigneur a pris cette peine-là pour donner le temps à son élu de tailler en pièces l'armée d'Adonisedec et des quatre rois chananéens qui s'étaient ligués avec lui et de les murer tout vivants dans une caverne. Par ma foi, si j'eusse été le Seigneur, au lien d'arrêter le soleil, j'eusse fait venir la nuit pour donner, au contraire, à ces pauvres diables une chance de fuir.

– L'Angély, l'Angély, dit tristement le roi, tu sens le huguenot d'une lieue.

– Fais attention, Louis, que tu le sens encore de plus près que moi en supposant que tu sois le fils de ton père!

– L'Angély, fit le roi.

– Tu as raison, Louis, dit l'Angély en attaquant les becfigues, ne parlons pas théologie; et tu dis donc, mon fils, que tout le monde te trompe.

– Tout le monde, l'Angély.

– Moins ta mère, cependant.

– Ma mère comme les autres.

– Bah! moins ta femme, j'espère.

– Ma femme plus que les autres.

– Oh! moins ton frère, cependant.

– Mon frère plus que tous.

– Bon! et moi qui croyais qu'il n'y avait que le cardinal qui te trompât!

– L'Angély, je crois, au contraire, qu'il n'y avait que M. le cardinal seul qui ne me trompât point.

– Mais c'est le monde renversé, alors!

Louis secoua tristement la tête.

– Et moi qui avais entendu dire que dans la joie d'être débarrassé de lui, tu avais fait des largesses à toute la famille.

– Hélas!

– Que tu avais donné soixante mille livres à ta mère, trente mille livres à la reine, cent cinquante mille livres à Monsieur.

– C'est-à-dire que je les leur ai promis seulement, l'Angély.

– Bon! alors ils ne les tiennent pas encore.

– L'Angély! fit tout à coup le roi, il me passe par l'esprit un désir.

– Mais ce n'est pas de me faire brûler comme hérétique ou pendre comme voleur, j'espère.

– Non, c'est pendant que j'ai de l'argent…

– Tu as donc de l'argent?

– Oui, mon enfant.

– Parole d'honneur?

– Foi de gentilhomme, et beaucoup.

– Eh bien, crois-moi, dit l'Angély, donnant une nouvelle accolade à la bouteille, profites-en pour acheter du vin comme celui-ci, mon fils; l'année 1629 peut être mauvaise.

– Non, ce n'est pas cela mon désir, tu sais que je ne bois que de l'eau.

– Parbleu! c'est bien pour cela que tu es si triste.

– Il faudrait que je fusse fou pour être gai.

– Je suis fou et cependant je ne suis guère gai; voyons, finissons-en, quel est ton désir, dis-le?

– J'ai envie de faire ta fortune, l'Angély.

– Ma fortune, à moi, eh! qu'ai-je besoin de fortune? J'ai la nourriture et le logement au Louvre; quand j'ai besoin d'argent, je retourne tes poches, et j'y prends ce que j'y trouve; il est vrai que je n'y trouve jamais grand'chose. Cela me suffit, et je ne me plains pas.

– Je le sais bien que tu ne te plains pas, et c'est ce qui m'attriste encore.

– Mais tout t'attriste donc, toi? Fi! le mauvais caractère.

– Tu ne te plains pas, toi, à qui je ne donne jamais rien, et ils se plaignent sans cesse, eux à qui je donne toujours.

– Laisse-les se plaindre, mon fils.

– Si je mourais, l'Angély?

– Bon! encore une idée gaie qui te passe par l'esprit, attends donc le carnaval au moins pour être aussi allègre que tu l'es.

– Si je mourais, ils te chasseraient et ne te donneraient pas même un maravédis.

– Eh bien, je m'en irais donc.

– Que deviendrais-tu?

– Je me ferais trappiste! Peste, la Trappe, près du Louvre, est un endroit folâtre.

– Ils espèrent tous que je vais mourir; qu'en dis-tu l'Angély?

– Je dis qu'il faut vivre pour les faire enrager.

– Ce n'est pas bien amusant de vivre, l'Angély.

– Crois-tu que l'on s'amuse plus à Saint-Denis qu'au Louvre.

– Il n'y a que le corps à Saint-Denis, mon enfant, l'âme est au ciel.

– Crois-tu qu'on s'amuse plus au ciel qu'à Saint-Denis.

– On ne s'amuse nulle part, l'Angély, dit le roi avec un accent lugubre.

– Louis, je te préviens que je vais te laisser t'ennuyer tout seul, tu commences à me faire froid dans les os.

– Tu ne veux donc pas que je t'enrichisse?

– Je veux que tu me laisses finir ma bouteille et mon pâté.

– Je vais te donner un bon de trois mille pistoles, comme celui que j'ai donné à Baradas?

– Ah, tu as donné un bon de trois mille pistoles à Baradas?

– Oui.

– Eh bien, tu peux te vanter que voilà de l'argent bien placé.

– Crois-tu qu'il en fasse un mauvais emploi?

– Un excellent, au contraire; je crois qu'il le mangera avec de bons garçons et de belles filles.

– Tiens, l'Angély, tu ne crois à rien.

– Pas même à la vertu de M. Baradas.

– C'est pécher que de causer avec toi.

– Il y a du vrai là-dedans, aussi je vais te donner un conseil, mon fils.

– Lequel?

– C'est de passer dans ton oratoire, de prier pour ma conversion, et de me laisser manger mon dessert tranquille.

– Un bon conseil peut venir d'un fou, dit le roi en se levant: je vais prier.

Et le roi se leva et s'achemina vers son oratoire.

– C'est cela, dit l'Angély, va prier pour moi, et moi je mangerai, je boirai et je chanterai pour toi. Nous verrons auquel cela profitera le plus.

Et, en effet, tandis que Louis XIII, plus triste que jamais, entrait dans son oratoire et en refermait la porte sur lui, l'Angély, qui avait achevé la seconde bouteille, en entamait une troisième en chantant:

 
Lorsque Bacchus entre chez moi
Je sens l'ennui, je sens l'émoi
S'endormir, et, ravi, me semble
Que dans mes coffres j'ai plus d'or,
Plus d'argent et plus de trésor
Que Midas et Crésus ensemble.
 
 
Je ne veux rien, sinon tourner,
Sauter, danser, me couronner
La tête d'un tortis de lierre.
Je foule en esprit les honneurs,
Rois, reines, princes, grands seigneurs,
Et du pied j'écrase la terre.
 
 
Versez-moi donc du vin nouveau
Pour m'arracher hors du cerveau
Le soin, par qui le cœur me tombe.
Versez-donc pour me l'arracher,
Il vaut mieux aussi se coucher
Ivre au lit que mort dans la tombe!
 

CHAPITRE XV.
TU QUOQUE, BARADAS!

Lorsque Louis XIII sortit de son oratoire, il trouva l'Angély qui, les bras croisés sur la table, la tête posée sur les bras, dormait ou faisait semblant de dormir.

Il le regarda un instant avec une mélancolie profonde; et cet esprit incomplet et égoïste, qui cependant de temps en temps était illuminé par des éclairs instinctifs du vrai et du juste, que n'avait pu complétement éteindre la mauvaise éducation qu'il avait reçue, fut pris d'une grande compassion pour ce compagnon de sa tristesse, qui s'était dévoué à lui, non pas pour l'égayer, comme faisaient les autres fous près des rois ses prédécesseurs, mais pour parcourir avec lui tous les cercles de cet enfer monotone au ciel sombre, appelé l'ennui.

Il se rappela l'offre qu'il lui avait faite, et qu'avec son insouciance ordinaire l'Angély avait non pas refusée, mais éludée; il se rappela le désintéressement et la patience avec lesquels l'Angély subissait tous les caprices de sa mauvaise humeur, son dévouement désintéressé au milieu des tendresses ambitieuses et des amitiés rapaces dont il était entouré; et, cherchant autour de lui un encrier, une plume et du papier, il écrivit, avec tous les renseignements et les formules nécessaires, ce bon de trois mille pistoles qui devait faire le pendant de celui de Baradas.

Et il le lui glissa dans la poche en prenant toutes sortes de soins pour ne pas le réveiller. Puis, rentrant dans sa chambre à coucher, il se fit jouer du luth pendant une heure par ses ménétriers, appela Beringhen, se fit mettre au lit et, une fois au lit, envoya chercher Baradas pour venir causer avec lui.

Baradas arriva tout joyeux: il venait de compter, de recompter, d'empiler et de rempiler ses trois mille pistoles.

Le roi le fit asseoir sur le pied de son lit et d'un air de reproche:

– Pourquoi as-tu l'air si gai que cela, Baradas? lui demanda-t-il.

– J'ai l'air si gai que cela, répondit celui-ci, parce que je n'ai aucun motif d'être triste, et que, au contraire, j'ai une cause d'être joyeux.

– Quelle cause? demanda Louis XIII en soupirant.

– Mais Votre Majesté oublie donc qu'elle m'a régalé de trois mille pistoles!

– Non, je m'en souviens, au contraire.

– Eh bien, ces trois mille pistoles, je dois dire à Votre Majesté que je n'y comptais pas.

– Pourquoi n'y comptais-tu pas?

– L'homme propose, Dieu dispose.

– Mais quand l'homme est roi?

– Cela n'empêche pas Dieu d'être Dieu!

– Eh bien.

– Eh bien, Sire, à mon grand étonnement, j'ai été payé à vue, rubis sur l'ongle. Peste! M. Charpentier est, à mon avis, un bien plus grand homme que M. La Vieuville, qui vous répond quand on lui demande de l'argent: «Je nage, je nage, je nage.»

– De sorte que tu as les trois mille pistoles.

– Oui, Sire.

– Et que te voilà riche.

– Eh, eh!

– Qu'en vas-tu faire? tu vas, en mauvais chrétien, les dépenser comme l'enfant prodigue, au jeu et avec des femmes.

– Sire, dit Baradas, prenant son air hypocrite, Votre Majesté sait que je ne joue jamais.

– Tu me l'as dit, du moins.

– Et que quant aux femmes, je ne puis pas les souffrir.

– Bien vrai, Baradas?

– C'est-à-dire que c'est ma querelle incessante avec ce mauvais sujet de Saint-Simon, à qui je montre sans cesse l'exemple de Votre Majesté.

– La femme, vois-tu, Baradas, elle a été créée pour la perte de notre âme; la femme n'a pas été séduite par le serpent; la femme, c'est le serpent lui-même.

– Oh! que c'est bien dit, cela, Sire, et comme je vais retenir cette maxime pour l'écrire dans mon livre de messe.

– A propos de messe… dimanche dernier, j'avais les yeux sur toi, et tu m'as paru distrait, Baradas.

– Cela a semblé à Votre Majesté, parce que le hasard a fait que mes yeux se tournaient du même côté que les siens, du côté de Mlle de Lautrec.

Le roi se mordit les moustaches, et changeant la conversation:

– Voyons, demanda-t-il, que comptes-tu faire de ton argent?

– Si j'en avais trois ou quatre fois autant, j'en ferais des œuvres pieuses, répondit le page; je le consacrerais à la fondation d'un couvent ou à l'érection d'une chapelle; mais n'ayant qu'une somme restreinte…

– Baradas, je ne suis pas riche, dit le roi.

– Je ne me plains pas, Sire, et me tiens pour très heureux, au contraire; seulement, je dis: N'ayant qu'une somme restreinte, j'en donnerai d'abord moitié à ma mère et à mes sœurs.

 

– Puis, continua Baradas, je diviserai les quinze cents pistoles restantes en deux parts, sept cent cinquante serviront à m'acheter deux bons chevaux de campagne pour suivre Votre Majesté à la guerre d'Italie, à louer et à habiller un laquais, à acheter des armes.

A chaque proposition de Baradas, le roi avait applaudi.

– Et des sept cent cinquante restant que feras-tu?

– Je les garderai comme argent de poche et comme réserve. Dieu merci, Sire, continua Baradas en levant les yeux au ciel, les bonnes actions à faire ne manquent pas, et sur toutes les routes on rencontre des orphelins à secourir et des veuves à consoler.

– Embrasse-moi, Baradas, embrasse-moi, dit le roi touché jusqu'aux larmes; emploie ton argent comme tu le dis, mon enfant, et je veillerai à ce que ton petit trésor ne s'épuise pas.

– Sire, dit Baradas, vous êtes grand, magnifique, sage comme le roi Salomon, et vous possédez sur lui cet avantage, aux yeux du Seigneur, de n'avoir point trois cents femmes et huit cents…

– Qu'en ferais-je, Seigneur!.. s'écria le roi, épouvanté à cette seule idée, en levant les bras au ciel. Mais cette conversation seule est un péché, Baradas, car elle présente à l'esprit des idées et même des objets que réprouvent la morale et la religion.

– Votre Majesté a raison, dit Baradas; veut-elle que je lui fasse quelque lecture pieuse?

Baradas savait que c'était la manière la plus prompte d'endormir le roi. Il se leva, alla prendre la Consolation éternelle de Gerson, revint s'asseoir, non pas sur le lit, mais près du lit, et, d'une voix pleine de componction, commença sa lecture.

A la troisième page, le roi dormait profondément.

Baradas se leva sur la pointe des pieds, remit le livre à sa place, gagna sans bruit la porte, sans bruit l'ouvrit et la referma, et alla reprendre avec Saint-Simon sa partie de dés interrompue.

Le lendemain à dix heures le roi sortait du Louvre en carrosse, et à dix heures un quart il entrait dans ce cabinet vert où, depuis deux jours, tant de choses qu'il ne soupçonnait même pas, ou qu'il envisageait forcément, lui étaient apparues sous leur véritable point de vue.

Il y trouva Charpentier qui l'attendait.

Le roi était pâle, fatigué, abattu.

Il demanda si les rapports étaient arrivés.

Charpentier répondit que le P. Joseph étant rentré dans son couvent, il n'y aurait point de rapport de ce côté; mais seulement de la part de Souscarrières et de Lopez.

Ces rapports sont-ils arrivés? demanda le roi.

– J'ai eu l'honneur de dire à Sa Majesté, répondit Charpentier, que sachant que c'était à Sa Majesté elle-même qu'ils avaient à faire aujourd'hui, MM. Lopez et Souscarrières ont dit qu'ils apporteraient leurs rapports eux-mêmes. Le roi se contentera de lire leurs rapports ou les fera appeler s'il désire de plus amples éclaircissements.

– Et les ont-ils apportés?

– M. Lopez est là avec le sien; mais, pour laisser tout le temps à Sa Majesté de causer avec lui et d'ouvrir la correspondance de M. le cardinal, je n'ai donné rendez-vous à M. Souscarrières qu'à midi.

– Faites entrer Lopez.

Charpentier sortit et quelques secondes après annonça don Ildefonse Lopez.

Lopez entra le chapeau à la main, et saluant jusqu'à terre.

– C'est bien, c'est bien, monsieur Lopez, dit le roi, je vous connais depuis longtemps, et vous me coûtez cher.

– Comment cela, Sire?

– N'est-ce pas chez vous que la reine a acheté ses bijoux?

– Oui, Sire.

– Eh bien, avant-hier encore, la reine m'a demandé vingt mille livres pour le rassortiment d'un fil de perles, rassortiment qu'elle a fait chez vous.

Lopez se mit à rire, et en riant montra des dents qu'il eût pu faire passer pour des perles.

– De quoi riez-vous? demanda le roi.

– Sire, dois-je vous parler à vous comme je parlerais à M. le cardinal?

– Parfaitement.

– Eh bien, il y a dans le rapport que je faisais aujourd'hui à Son Eminence un paragraphe consacré à ce fil de perles, ou plutôt à ses conséquences.

– Lisez-moi ce paragraphe.

– Je suis aux ordres du roi; mais Votre Majesté ne comprendrait rien à ma lecture si je ne lui donnais quelques explications préparatoires.

– Donnez.

– Le 22 décembre dernier, S. M. la reine se présenta, en effet, chez moi, sous le prétexte de rassortir un fil de perles.

– Sous le prétexte, avez-vous dit?

– Sous le prétexte, oui, Sire.

– Quel était donc le but réel?

– De se rencontrer avec l'ambassadeur d'Espagne, M. le marquis de Mirabel, qui devait se trouver là, par hasard.

– Par hasard?

– Sans doute, Sire, c'est toujours par hasard que S. M. la reine rencontre le marquis de Mirabel, qui a reçu défense de se présenter au Louvre autrement que les jours de réception, ou les jours où il y serait mandé.

– C'est moi qui, sur le conseil du cardinal, ai fait donner cet ordre.

– Il faut donc que S. M. la reine, quand elle a quelque chose à dire à l'ambassadeur du roi son frère, et quelque chose à entendre de lui, le rencontre, par hasard, puisqu'elle ne peut plus le voir autrement.

– Et c'est chez vous que cette rencontre se fait?

– Avec autorisation du cardinal.

– De sorte que la reine s'est rencontrée avec l'ambassadeur d'Espagne.

– Oui, sire.

– Et ils ont eu une longue conférence?

– Ils ont échangé quelques paroles seulement.

– Il faudrait savoir quelles étaient ces paroles.

– M. le cardinal le sait déjà.

– Mais moi je ne le sais pas. M. le cardinal était fort discret.

– C'est-à-dire qu'il ne voulait pas tourmenter inutilement Votre Majesté.

– Et quelles sont ces paroles?

– Je ne puis dire à Votre Majesté que celles qui ont été entendues de mon tailleur de diamants.

– Il connaît donc l'espagnol?

– Je le lui ai fait apprendre sur l'ordre de M. le cardinal; mais tout le monde croit qu'il ne l'entend pas, de sorte que personne ne se défie de lui.

– Ils ont dit?

– L'AMBASSADEUR: Votre Majesté a-t-elle reçu, par l'intermédiaire du gouvernement de Milan et par les soins de M. le comte de Moret, une lettre de son illustre frère?

– LA REINE: Oui, monsieur.

– Votre Majesté a-t-elle réfléchi à son contenu?

– J'y ai réfléchi déjà, j'y réfléchirai encore, et je vous ferai réponse.

– Par quel moyen?

– Par le moyen d'une boîte, qui sera censée contenir des étoffes, et qui contiendra cette petite naine que vous voyez jouant avec Mme de Bellier et Mlle de Lautrec.

– Vous croyez pouvoir vous y fier?

– Elle m'a été donnée par ma tante Claire-Eugénie, infante des Pays-Bas, qui est toute dans l'intérêt de l'Espagne.

– Dans l'intérêt de l'Espagne! répéta le roi; ainsi tout ce qui m'entoure est dans l'intérêt de l'Espagne, c'est-à-dire de mes ennemis: et cette petite naine?

– On l'a apportée dans sa boîte, et comme elle parle très bien l'espagnol, elle a dit à Mme de Mirabel: «Madame, ma maîtresse m'a dit qu'elle prenait en considération le conseil que lui avait donné son frère, et que si la santé du roi continuait à empirer, elle aviserait à ne point être prise au dépourvu

– A ne point être prise au dépourvu, répéta le roi.

– Nous n'avons pas compris ce que cela voulait dire, Sire, dit Lopez, en baissant la tête.

– Je le comprends, moi, dit le roi en fronçant le sourcil; c'est tout ce qu'il faut. Et la reine ne vous a pas fait dire en même temps qu'elle allait être en mesure pour les perles qu'elle vous a achetées?

– J'en suis payé, Sire, dit Lopez.

– Comment, vous êtes payé?

– Oui, Sire.

– Et par qui?

– Par M. Particelli.

– Particelli, le banquier italien?

– Oui.

– Mais on m'a dit qu'il avait été pendu.

– C'est vrai, c'est vrai, dit Lopez; mais avant de mourir il a cédé sa banque à M. d'Emery, un bien honnête homme.

– En tout, murmura Louis XIII, en tout! On me vole et l'on me trompe en tout. Et la reine n'a pas revu M. de Mirabel?

– La reine régnante, non; la reine-mère, si.

– Ma mère! et quand cela?

– Hier.

– Dans quel but?

– Pour lui annoncer que M. le cardinal était renversé, que M. de Bérulle le remplaçait, et que Monsieur était nommé lieutenant général, et qu'il pouvait, par conséquent, écrire au roi Philippe IV ou au comte-duc que la guerre d'Italie n'aurait pas lieu.

– Comment! que la guerre d'Italie n'aurait pas lieu?

– Ce sont les propres paroles de Sa Majesté.

– Oui, je comprends, on laissera cette armée-ci comme la première, sans solde, sans vivres, sans vêtements. Oh! les misérables, les misérables! s'écria le roi, pressant son front entre ses deux mains. Avez-vous encore autre chose à me dire?

– Des choses peu importantes, Sire. M. Baradas est venu ce matin à la maison acheter des bijoux.