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Le comte de Moret

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CHAPITRE V.
LA CONFESSION

Le lendemain du jour où le roi Louis XIII, sur les conseils de son fou l'Angély, avait pris la résolution de rendre M. Baradas jaloux, le cardinal de Richelieu expédiait Cavois à l'hôtel Montmorency avec une lettre adressée au prince et conçue en ces termes:

«Monsieur le duc,

«Permettez que j'use d'un des priviléges de ma charge de ministre en vous exprimant le grand désir que j'aurais de vous voir et de parler sérieusement avec vous, comme avec un de nos capitaines les plus distingués, de la campagne qui va s'ouvrir.

«Permettez, en outre, que je vous apprenne le désir que l'entrevue ait lieu dans ma maison de la place Royale, voisine de votre hôtel, et que je vous prie de venir à pied et sans suite, afin que cette entrevue, toute à votre satisfaction, je l'espère, reste secrète.

«Si neuf heures du matin était une heure à votre convenance, elle serait aussi à la mienne.

«Vous pourriez vous faire accompagner, si vous n'y voyez aucun inconvénient et s'il consentait à me faire le même honneur que vous, de votre jeune ami le comte de Moret, sur lequel j'ai des projets tout à fait dignes du nom qu'il porte et de la source d'où il sort.

«Croyez-moi avec la plus sincère considération, monsieur le duc, votre très-dévoué serviteur.

«Armand, cardinal de Richelieu.»

Un quart d'heure après avoir été chargé du soin de porter cette lettre, Cavois revint avec la réponse du duc. M. de Montmorency avait reçu à merveille le messager, et faisait dire au cardinal qu'il acceptait le rendez-vous avec reconnaissance et serait chez lui à l'heure dite, avec le comte de Moret.

Le cardinal parut fort satisfait de la réponse, demanda à Cavois des nouvelles de sa femme, apprit avec plaisir que, grâce au soin qu'il avait eu, pendant les huit ou dix derniers jours écoulés, de ne retenir Cavois que deux nuits au Palais-Royal, le ménage jouissait de la plus douce sérénité, et se mit à son travail ordinaire.

Le soir, le cardinal envoya le P. Joseph prendre des nouvelles du blessé Latil; il allait de mieux en mieux, mais ne pouvait encore quitter la chambre.

Le lendemain, au point du jour, le cardinal, selon son habitude, descendit dans son cabinet; mais de si bonne heure qu'il se fût levé, quelqu'un l'attendait déjà, et on lui annonça que, dix minutes auparavant, une dame voilée, qui avait dit ne vouloir se faire connaître qu'à lui, s'était présentée et était demeurée dans l'antichambre.

Le cardinal employait tant de personnes différentes à sa police, que, pensant qu'il avait affaire à quelqu'un de ses agents, ou plutôt de ses agentes, il ne chercha même point à deviner laquelle, et ordonna à son valet de chambre Guillemot de faire entrer la personne qui demandait à lui parler, et de veiller à ce que personne n'interrompît sa conférence avec l'inconnue; quand il voudrait donner un ordre quelconque, il frapperait sur son timbre.

Puis jetant les yeux sur la pendule, il vit qu'il lui restait plus d'une heure avant l'arrivée de M. de Montmorency, et pensant qu'une heure lui suffirait pour expédier la dame voilée, il ne crut pas devoir ajouter d'autre recommandation.

Cinq minutes après, Guillemot entrait conduisant la personne annoncée.

Elle demeura debout, près de la porte. Le cardinal fit un signe à Guillemot qui sortit, et le laissa seul avec la personne qu'il venait d'introduire.

Le cardinal n'avait eu qu'un regard à jeter sur elle pour s'assurer, aux trois ou quatre pas qu'elle avait faits pour entrer dans le cabinet, qu'elle était jeune, et pour reconnaître à sa mine, qu'elle était de distinction.

Alors voyant, malgré le voile qui lui couvrait le visage, que l'inconnue paraissait fort intimidée:

– Madame, lui dit-il, vous avez désiré une audience de moi. Me voici: parlez.

Et en même temps il lui faisait signe de s'avancer vers lui.

La dame voilée fit un pas; mais, se sentant chanceler, elle se soutint d'une main au dos d'une chaise, tandis que, de l'autre, elle essayait de comprimer les battements de son cœur.

Et même sa tête, légèrement renversée en arrière, indiquait qu'elle était en proie à un de ces spasmes causés par l'émotion ou par la crainte.

Le cardinal était trop observateur pour se tromper à ces signes.

– A la terreur que je vous inspire, madame, dit-il en souriant, je suis tenté de croire que vous venez à moi de la part de mes ennemis. Rassurez-vous; vinssiez-vous de leur part, du moment que vous venez chez moi, vous y serez reçue comme la colombe le fut dans l'arche.

– Peut-être, en effet, viens-je du camp de vos ennemis, monseigneur; mais j'en sors en fugitive et pour vous demander à la fois votre appui comme prélat et comme ministre; comme prêtre, je viens vous supplier de m'entendre en confession; comme ministre, je viens implorer votre protection.

Et l'inconnue joignait les mains en signe de prière.

– Il m'est facile de vous entendre en confession, dussiez-vous me rester inconnue, mais il m'est difficile de vous protéger sans savoir qui vous êtes.

– Du moment où j'aurai la preuve d'être entendue en confession par vous, monseigneur, je n'aurai plus aucune raison de demeurer inconnue, puisque la confession mettra sur vos lèvres son sceau sacré.

– Alors, dit le cardinal s'asseyant, venez ici ma fille, et ayez double confiance en moi, puisque vous m'invoquez au double titre de prêtre et de ministre.

La pauvre jeune femme s'approchant du cardinal, se mit à genoux près de lui et leva son voile.

Le cardinal la suivait des yeux avec une curiosité qui prouvait qu'il ne croyait pas avoir affaire à une pénitente vulgaire. Mais lorsque cette pénitente leva son voile il ne put s'empêcher de pousser un cri de surprise.

– Isabelle de Lautrec, murmura-t-il.

– Moi-même, monseigneur, puis-je espérer que ma vue n'a rien changé aux bonnes dispositions de Votre Eminence?

– Non, mon enfant, dit le cardinal en lui serrant vivement la main, vous êtes la fille d'un des bons serviteurs de la France, et par conséquent d'un homme que j'estime et que j'aime; et depuis que vous êtes à la cour de France, où je vous ai vue arriver avec quelque défiance, je dois dire que je n'ai eu qu'à approuver la conduite que vous y avez tenue.

– Merci, monseigneur, vous me rendez toute ma confiance, et je viens justement implorer votre bonté pour me tirer du double danger que je cours.

– Si c'est une prière que vous me faites ou un conseil que vous me demandez, mon enfant, ne demeurez pas à genoux, et asseyez-vous près de moi.

– Non, monseigneur, laissez-moi ainsi, je vous prie. Je désire que les aveux que j'ai à vous faire gardent tout le caractère de la confession. Autrement ils prendraient peut-être le caractère d'une dénonciation et s'arrêteraient sur ma bouche.

– Faites ainsi que vous l'entendrez, ma fille, dit le cardinal. Dieu me garde de combattre les susceptibilités de votre conscience, ces susceptibilités fussent-elles exagérées.

– Lorsqu'on me força à demeurer en France, monseigneur, quoique mon père partît pour l'Italie, avec M. duc de Nevers, on fit valoir à mon père deux choses: la fatigue que j'éprouverais dans un long voyage, et le danger que je courrais dans une ville qui pouvait être assiégée et prise d'assaut. En outre, en m'offrant près de Sa Majesté une place qui pouvait satisfaire les désirs d'une jeune fille, même plus ambitieuse que moi…

– Continuez, et dites-moi si vous ne vîtes pas bientôt quelque danger dans cette place que vous occupiez.

– Oui monseigneur, il me sembla que l'on avait spéculé sur ma jeunesse et mon dévouement à ma royale maîtresse. Le roi parut faire à moi une attention que je ne méritais certes pas. Le respect, pendant quelque temps, m'empêcha de me rendre compte des impressions de Sa Majesté, que sa timidité maintenait, du reste, dans les limites d'une galante courtoisie, et cependant un jour il me sembla que je devais compte à la reine de quelques mots qui m'avaient été dits comme venant de la part du roi; mais, à mon grand étonnement, la reine se prit à rire, et me dit: «Ce serait un grand bonheur, chère enfant, si le roi devenait amoureux de vous.» Je réfléchis toute la nuit à ces paroles, et il me sembla qu'on avait eu sur mon séjour à la cour et sur ma position près de la reine, d'autres vues que celles qu'on avait laissé paraître. Le lendemain le roi redoubla d'assiduité; en huit jours, il était venu trois fois au cercle de la reine, ce qui ne lui était jamais arrivé. Mais au premier mot qu'il me dit, je lui fis une révérence et, prétextant près de la reine une indisposition, je lui demandai la permission de me retirer. La cause de ma retraite était si visible, qu'à partir de cette soirée, le roi non-seulement ne me parla plus, mais ne s'approcha même plus de moi. Quant à la reine Anne, elle parut éprouver de ma susceptibilité un vif déplaisir, et lorsque je lui demandai la cause de son refroidissement envers moi, elle se contenta de répondre: «Je n'ai rien contre vous que le regret du service que vous eussiez pu nous rendre et que vous ne nous avez pas rendu.» La reine-mère fut encore plus froide pour moi que la reine.

– Et, demanda le cardinal, avez vous compris le genre de service que la reine attendait de vous?

– Je m'en doutais vaguement, monseigneur, plutôt par la rougeur instinctive que je sentis monter à mon front que par la révélation de mon intelligence. Cependant, comme sans devenir bienveillante, la reine continua d'être douce pour moi, je ne me plaignis point, et demeurai près d'elle, lui rendant tous les services qu'il était en mon pouvoir de lui rendre. Mais hier, monseigneur, à mon grand étonnement et à celui des deux reines, Sa Majesté, qui depuis plus de deux semaines n'était point venue au cercle des dames, entra sans avoir prévenu personne de son arrivée, et, le visage souriant, contre son habitude, salua sa femme, baisa la main de sa mère et s'avança près de moi. La reine m'ayant permis de m'asseoir devant elle, je me levai à la vue du roi, mais il me fit rasseoir; et, tout en jouant avec la naine Gretchen, qu'a envoyée à sa nièce l'infante Claire-Eugénie, le roi m'adressa la parole, s'informa de ma santé, m'annonça qu'à la prochaine chasse il inviterait les reines et me demanda si je les accompagnerais. C'était une chose si extraordinaire que les attentions du roi pour une femme, que je sentais tous les yeux fixés sur moi, et qu'une rougeur bien autrement ardente que la première me couvrit le visage. Je ne sais ce que je répondis à Sa Majesté, ou plutôt je ne répondis pas, je balbutiai des paroles sans suite. Je voulus me lever, le roi me retint par la main.

 

Je retombai paralysée sur ma chaise, pour cacher mon trouble. Je pris la petite Gretchen dans mes bras; mais elle, qui dans cette position voyait mon visage, tout courbé qu'il fût vers la terre, se mit tout haut à me dire: «Pourquoi donc pleurez-vous?» Et, en effet, des larmes involontaires coulaient silencieusement de mes yeux et roulaient sur mes joues. Je ne sais quelle signification le roi donna à mes larmes, mais il me serra la main, tira des bonbons de son drageoir et les donna à la petite naine, qui éclata d'un méchant rire, glissa de mes bras et s'en alla parler tout bas à la reine. Restée seule et isolée, je n'osais ni me lever ni demeurer à ma place; un pareil malaise ne pouvait durer, je sentis le sang bruire à mes oreilles, mes tempes se gonflèrent, les meubles parurent se mouvoir, les murs semblèrent osciller. Je sentis les forces me manquer, la vie se retirer de moi; je m'évanouis.

Quand je repris mes sens, j'étais couchée sur mon lit et Mme de Fargis était assise près de moi.

– Mme de Fargis! répéta le cardinal en souriant.

– Oui, monseigneur.

– Continuez, mon enfant.

– Je ne demande pas mieux; mais ce qu'elle me dit est si étrange, les félicitations qu'elle m'adressa sont si humiliantes, les exhortations qu'elle me dit sont si singulières, que je ne sais comment les dire à Votre Eminence.

– Oui, fit le cardinal, elle vous dit que le roi était amoureux de vous, n'est-ce pas? Elle vous félicita d'avoir opéré sur Sa Majesté un miracle que la reine elle-même n'avait pas pu opérer. Et elle vous exhorta à entretenir du mieux que vous pourriez cet amour, afin que, succédant dans les bonnes grâces du roi à son favori qui le boude, vous puissiez par votre dévouement servir les intérêts politiques de mes ennemis.

– Votre nom n'a point été prononcé, monseigneur.

– Non, pour le premier jour c'eût été trop, mais j'ai bien deviné ce qu'elle vous a dit, n'est-ce pas?

– Mot pour mot, monseigneur.

– Et que répondîtes-vous?

– Rien; j'avais achevé de comprendre ce dont je n'avais eu, aux premières attentions du roi, qu'un vague pressentiment. On voulait faire de moi un instrument politique. Bientôt, comme je continuais de pleurer et de trembler, la reine entra et m'embrassa; mais cet embrassement, au lieu de me soulager, me serra le cœur et me fit froid. Il me sembla qu'il devait y avoir un secret venimeux, caché dans ce baiser qu'une femme et surtout qu'une reine, donne à la jeune fille menacée de l'amour de son époux pour l'affermir et encourager cet amour! – Puis, prenant Mme de Fargis à part, elle échangea bas quelques mots avec elle, en me disant: – Bonne nuit, chère Isabelle, croyez à tout ce que vous dira Fargis, et surtout à ce que notre reconnaissance est disposée à faire en échange de votre dévouement – et elle rentra dans sa chambre. Mme de Fargis resta. A l'entendre, je n'avais qu'à me laisser faire, c'est-à-dire qu'à me laisser aimer du roi. Elle parla longtemps sans que je répondisse, essayant de me faire comprendre ce que c'était que l'amour du roi, et combien cet amour se contenterait de peu. Sans doute elle crut m'avoir convaincue, car elle m'embrassa à son tour et me quitta; mais à peine eut-elle refermé la porte sur elle que ma résolution fut prise: c'était de venir à vous, monseigneur, de me jeter à vos pieds et de vous tout dire.

– Mais ce que vous me racontez-là, mon enfant, dit le cardinal, est le récit de vos craintes; or, ces craintes n'étant ni un péché ni un crime, mais au contraire une preuve de votre innocence et de votre loyauté, je ne vois pas pourquoi vous vous êtes crue obligée de me faire ce récit à genoux et de lui donner la forme d'une confession.

– C'est que je ne vous ai pas tout dit, monseigneur: cette indifférence ou plutôt cette crainte que m'inspire le roi, je ne l'éprouve pas pour tout le monde, et ma seule hésitation en venant à vous n'est pas causée par la nécessité de dire à Votre Eminence: Le roi m'aime, mais par celle de lui dire: Monseigneur, j'ai peur d'en aimer un autre.

– Et cet autre, est-ce donc un crime de l'aimer?

– Non, mais un danger, monseigneur.

– Un danger, pourquoi cela? Votre âge est celui de l'amour, et la mission de la femme, indiquée à la fois par la nature et par la société, est d'aimer et d'être aimée.

– Mais non pas quand celui qu'elle craint d'aimer est au-dessus d'elle par le rang et par la naissance.

– Votre naissance, mon enfant, est plus qu'honorable, et votre nom, quoiqu'il ne brille plus du même éclat qu'il y a cent ans, marche encore l'égal des plus beaux noms de France.

– Monseigneur, monseigneur, ne m'encouragez pas dans une espérance folle et surtout dangereuse.

– Croyez-vous donc que celui que vous aimez ne vous aime pas?

– Je crois qu'il m'aime au contraire, monseigneur, et c'est ce qui m'épouvante.

– Vous vous êtes aperçue de cet amour?

– Il m'en a fait l'aveu.

– Et maintenant que la confession est faite, vous m'avez parlé d'une prière.

– La prière, la voici, monseigneur; cet amour du roi, si peu exigeant qu'il soit, deviendra une tache du moment où je l'aurai autorisé, et même du moment où je l'aurai repoussé, car on aura intérêt à y faire croire, et je ne veux pas être un instant soupçonnée par celui qui m'aime et que je crains d'aimer; la prière est donc, monseigneur, de me renvoyer à mon père. Quel que soit le danger là-bas, il sera moins grand qu'ici.

– Si j'avais affaire à un cœur moins pur et moins noble que le vôtre, moi aussi je me joindrais à ceux qui ne craignent pas de ternir votre pureté et de briser votre cœur; moi aussi je vous dirais: «Laissez-vous aimer de ce roi qui n'a jamais rien aimé au monde et qui, peut-être par vous, commencera enfin à aimer;» Je vous dirais: «Feignez d'être la complice de ces deux femmes qui travaillent à l'abaissement de la France, et soyez mon alliée, à moi, qui veux sa grandeur.» Mais vous n'êtes pas de celles à qui l'on fait de ces propositions; vous désirez quitter la France, vous la quitterez; vous désirez retourner près de votre père, je vous en donnerai les moyens.

– Oh! merci, s'écria la jeune fille en saisissant la main du cardinal et en la baisant avant que celui-ci ait eu le temps de s'y opposer.

– La route ne sera peut-être pas sans danger.

– Les véritables dangers, monseigneur, sont pour moi à cette cour, où je me vois menacée de périls mystérieux et inconnus, où je sens trembler incessamment sous mes pieds le terrain sur lequel je marche, et où l'innocence de mon cœur et la virginité de mes pensées sont des chances de plus de succomber. – Eloignez-moi de ces reines qui conspirent, de ces princes qui feignent des amours qu'ils n'ont pas, de ces courtisans qui intriguent, de ces femmes qui conseillent, comme toutes simples et toutes naturelles, des choses impossibles, et de ces bouches augustes qui promettent, à la honte, les récompenses dues à l'honneur et à la loyauté. Eloignez-moi d'ici monseigneur, et tant qu'il me sera donné par le Seigneur de rester honnête et pure, je vous serai reconnaissante.

– Je n'ai rien à refuser à qui me prie pour une pareille cause et par de semblables instances. Relevez-vous, dans une heure tout sera sinon prêt, du moins arrêté pour votre départ.

– Ne m'absolvez-vous pas, monseigneur?

– A qui n'a point commis de faute, l'absolution est inutile.

– Bénissez moi au moins, et votre bénédiction effacera peut-être le trouble de mon cœur.

– Les mains que j'étendrais sur vous, mon enfant, chargé d'affaires et de préoccupations mondaines comme je le suis, seraient moins pures que ce cœur, tout troublé qu'il est. C'est à Dieu de vous bénir, mais pas à moi, et je le prie ardemment de remplacer par sa suprême bonté, mon insuffisante tendresse.

En ce moment neuf heures sonnèrent. Richelieu s'approcha de son bureau et frappa sur un timbre.

Guillemot parut.

Les personnes que j'attendais sont-elles arrivées? demanda le cardinal.

– En ce moment même le prince vient d'entrer dans la galerie des tableaux.

– Seul, ou accompagné?

– Avec un jeune homme.

– Mademoiselle, dit le cardinal, avant de vous rendre une réponse, je ne dirai pas définitive, mais détaillée, j'ai besoin de causer avec les deux personnes qui viennent d'arriver. Guillemot, conduisez Mlle de Lautrec chez ma nièce, dans une demie-heure vous entrerez pour demander si je suis libre.

Et saluant respectueusement Mlle de Lautrec, qui suivit le valet de chambre, il alla ouvrir lui-même la porte de la galerie de tableaux où se promenaient, mais depuis quelques minutes seulement, le duc de Montmorency et le comte de Moret.

CHAPITRE VI.
OU M. LE CARDINAL DE RICHELIEU FAIT UNE COMÉDIE SANS LE SECOURS DE SES COLLABORATEURS

Les deux princes n'avaient attendu qu'un instant, et l'on connaissait l'exigence de la multiplicité des affaires dont était chargé le cardinal, pour que, l'attente eût-elle été plus longue, ils eussent eu la susceptibilité d'en témoigner le moindre mécontentement. Sans avoir atteint ce degré suprême auquel il arriva après la fameuse journée baptisée, par l'histoire, la journée des Dupes, il était déjà regardé, sinon de fait, du moins de droit, comme premier ministre; seulement il est important de dire que dans les questions de paix ou de guerre il n'avait que l'initiative, sa voix et la prépondérance de son génie, éternellement combattu par la haine des deux reines et par une espèce de conseil d'Etat s'assemblant au Luxembourg, et présidé par le cardinal de Bérulle. Les décisions prises, le roi intervenait, approuvait ou improuvait. C'était sur cette approbation ou improbation, que pesait plus particulièrement tantôt Richelieu, tantôt la reine-mère, selon l'humeur dans laquelle se trouvait Louis XIII.

Or la grande affaire qui allait se décider dans deux ou trois jours, c'était, non point la guerre d'Italie – elle était arrêtée – Mais c'était le choix du chef qu'on donnerait à cette armée.

C'était de cette question importante que le cardinal comptait entretenir les deux princes qu'il désirait occuper dans cette guerre, lorsqu'il avait écrit la veille au duc de Montmorency et au comte de Moret; seulement, son entrevue avec Isabelle de Lautrec et l'intérêt que la jeune femme lui avait inspiré venaient, dans leurs détails, de modifier les intentions qu'il avait sur le comte.

C'était la première fois que M. de Montmorency se trouvait en face de Richelieu depuis l'exécution de son cousin de Bouteville; mais nous avons vu que le gouverneur du Languedoc avait fait le premier un pas vers le cardinal, en allant à la soirée de la princesse Marie de Gonzague saluer Mme de Combalet, qui n'avait pas manqué de raconter à son oncle un fait de cette importance.

Le cardinal était trop bon politique pour ne pas comprendre que ce salut à la nièce était en réalité adressé à l'oncle, et que c'était une ouverture de paix que lui faisait le prince.

Quant au comte de Moret, c'était autre chose; non-seulement le jeune homme par sa franchise, par son caractère tout français, au milieu de tant de caractères espagnols et italiens, par son courage bien connu, et dont il avait, à peine âgé de vingt-deux ans, donné tant de preuves, inspirait au cardinal un intérêt réel; mais encore il tenait beaucoup à le ménager, à le protéger, à aider sa fortune – étant le seul fils de Henri IV qui n'eût point encore ouvertement conspiré contre lui. – Le comte de Moret, livré, honoré, ayant un commandement dans l'armée, servant la France, représentée dans sa politique par le duc de Richelieu, était un contre-poids aux deux Vendôme, emprisonnés pour avoir conspiré contre lui.

Or, dans l'opinion du cardinal, il était temps qu'il arrêtât le jeune prince sur la pente où il était engagé, jeté au milieu des cabales de la reine Anne d'Autriche et de la reine-mère, prêt à devenir l'amant de Mme de Fargis ou à redevenir l'amant de Mme de Chevreuse, il ne tarderait pas à être enveloppé de tant de liens que lui même, le voulût-il, ne pourrait plus se dégager.

 

Le cardinal offrit sa main à M. de Montmorency, qui la prit et la serra sincèrement; mais il ne se permit pas cette familiarité avec le comte de Moret, qui était de sang royal, et s'inclina à peu près comme il eût fait pour Monsieur.

Les premiers compliments échangés:

– Monsieur le duc, lui dit le cardinal, lorsqu'il s'était agi de la guerre de La Rochelle, guerre maritime que je désirais conduire sans opposition, je vous ai racheté votre titre de grand amiral et vous l'ai payé le prix que vous avez demandé. Aujourd'hui, il s'agit, non plus de vous vendre, mais de vous donner mieux que je ne vous ai pris.

– Son Eminence croit-elle, dit le duc avec son plus gracieux sourire, que lorsqu'il est question tout à la fois de son service et du bien de l'Etat, il soit besoin, pour s'assurer mon dévouement, de commencer par me faire une promesse?

– Non, monsieur le duc, je sais que nul plus que vous n'est prodigue de son précieux sang, et c'est parce que je connais votre courage et votre loyauté, que je vais m'expliquer clairement avec vous.

Montmorency s'inclina.

– Lorsque votre père mourut, quoique héritier de sa fortune et de ses titres, il y avait une charge cependant dont vous ne pouviez hériter à cause de votre extrême jeunesse – c'était celle de connétable. L'épée fleurdelisée, vous le savez, ne se remet pas aux mains d'un enfant. Un bras vigoureux d'ailleurs était là, prêt à la prendre et à la porter loyalement. C'était celui du seigneur de Lesdiguières. Il fut fait connétable à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Seulement il la laissa échapper. Depuis ce temps, le maréchal de Créquy, son gendre, aspire à le remplacer. Mais l'épée de connétable n'est point une quenouille qui se transmette par les femmes. M. de Créquy a eu cette année une occasion de la conquérir, c'était de faire réussir l'expédition du duc de Nevers, au lieu de la faire manquer en se déclarant pour la reine-mère, contre la France et contre moi. Il a donné sa démission de connétable; moi vivant il ne le sera jamais!

Un souffle joyeux et brûlant sortit de la poitrine du duc de Montmorency.

Ce témoignage de satisfaction n'échappa point au cardinal. – Il continua:

– La confiance que j'avais dans le maréchal de Créquy, je la reporte en vous, prince. Votre parenté avec la reine-mère n'influera point sur votre amour pour la France, car, comprenez-le bien, cette guerre d'Italie, c'est selon le résultat bon ou mauvais qu'elle aura la grandeur ou l'abaissement de la France.

Et comme le comte de Moret écoutait attentivement ce que disait le cardinal:

– Vous faites bien de me prêter, vous aussi, attention, mon jeune prince, dit-il; car nul plus que vous ne doit aimer cette France pour laquelle votre auguste père a tout donné, même sa vie.

Et comme il voyait que le duc de Montmorency attendait avec impatience la fin de son discours:

– Je terminerai en peu de paroles, dit-il: je mettrai dans ces dernières paroles la même franchise que j'ai mise dans tout mon entretien. Si, comme je l'espère, je suis chargé de la conduite de la guerre, vous aurez le principal commandement de l'armée, mon cher duc; et, le siége de Cazal levé, vous trouverez derrière la porte cette épée de connétable qui ainsi rentrera pour la troisième fois dans votre famille. Et maintenant réfléchissez, monsieur le duc, si vous avez plus à attendre d'un autre que de moi. Je ne vous en voudrais pas, puisque je vous offre toute liberté.

– Votre main! monseigneur, dit Montmorency.

Le cardinal lui tendit la main.

– Au nom de la France, monseigneur, lui dit Montmorency, recevez-moi comme votre homme lige; je promets d'obéir en tous points à Votre Eminence, excepté le cas où l'honneur de mon nom serait compromis.

– Si je ne suis pas prince, monsieur le duc, dit Richelieu avec une suprême dignité, je suis gentilhomme. Croyez bien que je ne demanderai jamais à un Montmorency rien dont il ait à rougir.

– Et quand faudra-t-il être prêt, monseigneur?

– Le plus tôt possible, monsieur le duc. Je compte, en supposant toujours que la direction de la guerre me soit confiée, entrer en campagne au commencement du mois prochain.

– Il n'y a pas de temps à perdre alors monseigneur. Je pars pour mon gouvernement ce soir même, et le 10 janvier je serai à Lyon avec cent gentilshommes et cinq cents cavaliers.

– Mais, demanda le cardinal, il faut supposer le cas où un autre que moi serait chargé de la direction de la guerre. Oserai-je vous demander ce que vous feriez dans cette circonstance?

– Tout autre que Votre Eminence ne paraissant point à la hauteur du projet, je n'obéirai qu'à S. M. le roi Louis XIII et à vous.

– Partez, prince, vous savez où je vous ai dit que vous attendait l'épée de connétable.

– Dois-je emmener avec moi mon jeune ami le comte de Moret?

– Non, monsieur le duc, j'ai sur M. le comte de Moret des vues toutes particulières, et je désire lui donner, de son côté, une mission importante. S'il la refuse, il sera libre de vous rejoindre; laissez-lui seulement un serviteur sur lequel il puisse compter comme sur lui-même, la mission qu'il va recevoir de moi nécessitant courage de sa part et dévouement de la part de ceux qui l'accompagneront.

Le duc et le comte de Moret échangèrent à voix basse quelques mots, parmi lesquels le cardinal put entendre ceux-ci, dits par le comte de Moret au duc.

– Laissez-moi Galuar.

Puis, la joie dans le cœur, le prince saisit la main du cardinal, la pressa avec reconnaissance et s'élança hors de l'appartement.

Resté seul avec le comte de Moret, le cardinal s'approcha de lui, et, le regardant avec une respectueuse tendresse:

– Monsieur le comte, lui dit-il, ne vous étonnez point de l'intérêt que je me permets de vous porter, intérêt auquel m'autorisent et ma position et mon âge, qui est double du vôtre; mais parmi tous les enfants du roi Henri, vous seul êtes son véritable portrait, et il est permis à ceux qui ont aimé le père d'aimer le fils.

Le jeune prince se trouvait pour la première fois en face de Richelieu, pour la première fois il entendait le son de voix, et prévenu contre lui par ce qu'il avait entendu dire, il s'étonna tout à la fois que cette figure sévère pût se dérider, et que cette voix impérative pût s'adoucir.

– Monseigneur, lui répondit-il en riant, mais non cependant sans laisser percer dans sa voix une certaine émotion, Votre Eminence est bien bonne de s'occuper d'un jeune fou qui n'a pensé jusqu'ici qu'à s'amuser du mieux qu'il a pu, et qui, si on lui demandait à lui-même à quoi il est bon, ne saurait que répondre.

– Un vrai fils de Henri IV est bon à tout, monsieur, dit le cardinal, car avec le sang se transmet le courage et l'intelligence. Et c'est pour cela que je ne veux pas, en vous laissant faire fausse route, vous jeter dans les périls auxquels vous vous exposez.

– Moi, monseigneur, s'exclama le jeune homme un peu étonné, dans quelle voie mauvaise suis-je donc engagé, et quels sont donc les dangers qui me menacent?

– Voulez vous me prêter quelques minutes d'attention, M. le comte, et pendant ces quelques minutes m'écouter sérieusement?

– Ce serait un devoir que mon âge et mon nom m'imposeraient, monseigneur, quand vous ne seriez pas ministre et homme de génie. Je vous écoute donc, non pas sérieusement, mais respectueusement.

– Vous êtes arrivé à Paris dans les derniers jours de novembre, le 28, je crois.

– Le 28, monseigneur.

– Vous étiez chargé de lettres du Milanais et du Piémont pour la reine Marie de Médicis, pour la reine Anne d'Autriche et pour Monsieur.

Le comte regarda le cardinal avec étonnement, hésita un instant à répondre; mais enfin, entraîné par la vérité et par l'influence qu'exerce un homme de génie:

– Oui, monseigneur, dit-il.

– Mais comme les deux reines et Monsieur étaient allés au devant du roi, vous avez été obligé de demeurer huit jours à Paris. Pour ne pas rester oisif pendant ces huit jours, vous avez fait votre cour à la sœur de Marion Delorme, à Mme de la Montagne. Jeune, beau, riche, fils de roi, vous n'avez pas eu à languir; dès le lendemain du jour où vous vous êtes présenté chez elle, vous étiez son amant.