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Le comte de Moret

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– Vous nagez, vous nagez, vous nagez, c'est très bien; les oies et les canards nagent aussi; mais cela ne me regarde pas, moi. Ah! pardieu, si je faisais de la fausse monnaie, comme M. d'Angoulême, cela ne m'inquiéterait pas!

Le duc d'Angoulême, qui probablement n'avait pas de riposte prête, fit semblant de ne pas entendre; mais le roi Louis XIII avait entendu, et comme il était très médisant de caractère:

– Entendez-vous ce que dit M. Bassompierre, mon cousin? fit-il.

– Non, Sire, je suis sourd de l'oreille droite, répondit le duc.

– Comme César, dit Bassompierre.

– Il vous demande si vous faites toujours de la fausse monnaie?

– Pardon, Sire, reprit Bassompierre, je ne demande pas si M. d'Angoulême continue à faire de la fausse monnaie, ce qui serait dubitatif; je dis qu'il en fait, ce qui est affirmatif.

Le duc d'Angoulême haussa les épaules.

– Voilà vingt ans, dit-il, que l'on me harpigne avec cette fadaise.

– Qu'y a-t-il de vrai, voyons, dites, mon cousin, demanda le roi.

– Ah! mon Dieu, Sire, voilà la vérité pure: je loue, dans mon château de Gros-Bois, une chambre à un alchimiste nommé Merlin, qui la prétend merveilleusement située pour la recherche de la pierre philosophale. Il m'en donne quatre mille écus par an, à la condition de ne pas lui demander ce qu'il y fait et de lui laisser jouir du privilége qu'ont les habitations de France, de ne point être visitées par la justice. Vous comprenez bien, Sire, que louant une seule chambre plus qu'on ne m'offrait pour tout le château, je n'irai point, par une indiscrétion ridicule, perdre un si bon locataire.

– Voyez, Bassompierre, comme vous êtes méchante langue, dit le roi; quoi de plus honnête que l'industrie de notre cousin?

– D'ailleurs, dit le duc d'Angoulême, qui ne se tenait point pour battu, quand je ferais un peu de fausse monnaie, moi, fils du roi Charles IX, roi de France; votre père, de glorieuse mémoire, fils d'Antoine de Bourbon, qui n'était que roi de Navarre, volait bien.

– Comment, mon père volait! s'écria Louis XIII.

– Ah! dit Bassompierre, à telles enseignes qu'il m'a dit à moi un jour: «Je suis bien heureux d'être roi, sans cela je serais pendu.»

– Le roi votre père, Sire, continua le duc d'Angoulême, sauf le respect que je dois à Votre Majesté, volait au jeu d'abord.

– Au jeu! dit Louis XIII. Je vous ferai observer, mon cousin, que voler au jeu n'est pas voler, c'est tricher. D'ailleurs, après la partie, il rendait l'argent.

– Pas toujours, dit Bassompierre.

– Comment, pas toujours! fit le roi.

– Non, sur ma parole, et votre auguste mère vous garantira le fait que je vais vous citer. Un jour, ou plutôt un soir, que j'avais l'honneur de jouer avec le roi, et qu'il y avait cinquante pistoles au jeu, il se trouva des demi-pistoles parmi les pistoles. Sire, dis-je au roi, que je savais sujet à caution, c'est Votre Majesté qui a voulu faire passer des demi-pistoles pour des pistoles? Non, c'est vous, répliqua le roi.

– Alors, continua Bassompierre, je pris tout, pistoles et demi-pistoles, j'ouvris une fenêtre, et je les jetai aux laquais qui attendaient dans la cour; puis je revins faire le jeu avec des pistoles entières.

– Ah! ah! dit le roi, vous avez fait cela, Bassompierre?

– Oui Sire, et votre auguste mère dit même à ce sujet: «Aujourd'hui, Bassompierre fait le roi, et le roi fait Bassompierre.»

– Foi de gentilhomme, c'était bien dit, s'écria Louis XIII; et qu'a répondu mon père?

– Sire, sans doute, ses malheurs conjugaux avec la reine Marguerite l'avaient rendu injuste, car il a répondu très faussement à mon avis: «Vous voudriez bien qu'il fût le roi, vous auriez un mari plus jeune!»

– Et qui gagna la partie? demanda Louis XIII.

– Le roi Henri IV, Sire; à telles enseignes qu'il empocha, dans la préoccupation que lui avait sans doute donnée l'observation de la reine, qu'il empocha, quoi qu'en dise Votre Majesté, l'enjeu entier, sans me rendre même la différence qu'il y avait entre les pistoles et les demi-pistoles.

– Oh! dit le duc d'Angoulême, je lui ai vu voler mieux que cela.

– A mon père? demanda Louis XIII.

– Je lui ai vu voler un manteau, moi.

– Un manteau!

– Il est vrai qu'il n'était encore que roi de Navarre.

– Bon, dit Louis XIII, racontez-nous cela, mon cousin.

– Le roi Henri III venait de mourir assassiné à Saint-Cloud, dans cette maison de M. de Gondy où la Saint-Barthélemy avait été résolue par lui, n'étant encore que duc d'Anjou, et le jour anniversaire de celui où cette résolution avait été prise; or, le roi de Navarre était là, puisque ce fut entre ses bras que Henri III mourut, en lui léguant le trône; et comme il lui fallait porter le deuil en velours violet, et qu'il n'avait pas de quoi acheter un pourpoint et des chausses, il roula le manteau du mort, qui était justement de la couleur et de l'étoffe qu'il lui fallait pour son deuil, le mit sous son bras et se sauva, croyant que nul n'avait fait attention à lui; mais Sa Majesté avait pour excuse, si les rois ont besoin d'excuse pour voler, qu'elle était si pauvre que, sans le hasard de ce manteau, elle n'eût point su porter le deuil.

– Plaignez-vous donc, maintenant, mon cousin, que vous ne pouvez pas payer vos domestiques, dit le roi, quand le roi n'avait pas même une chambre qu'il pût louer quatre mille écus par an à un alchimiste.

– Excusez-moi, Sire, dit le duc d'Angoulême, il est impossible que mes domestiques se soient plaints de ce que je ne les payais pas; mais je ne me suis jamais plaint, moi, de ne pas pouvoir les payer. A telles enseignes, comme disait tout à l'heure M. de Bassompierre, que la dernière fois qu'ils sont venus me demander leurs gages, protestant qu'ils n'avaient pas un carolus, je leur ai répondu tout simplement: «C'est à vous de vous pourvoir, imbéciles que vous êtes. Quatre rues aboutissent à l'hôtel d'Angoulême, vous êtes en bon lieu, industriez-vous.» Ils ont suivi mon conseil; depuis ce temps-là on entend bien parler de quelques vols de nuit dans la rue Pavée, dans la rue des Francs-Bourgeois, dans la rue Neuve-Sainte Catherine et dans la rue de la Couture; mais mes drôles ne me parlent plus de leurs gages.

– Oui, dit Louis XIII, et un beau jour je les ferai pendre, vos drôles, devant la porte de votre hôtel.

– Si vous êtes en faveur près du cardinal, Sire, dit en riant le duc d'Angoulême.

Et il se jeta sur une longe de veau, qu'il se mit à transpercer, avec non moins de fureur que si la lardoire était une épée et la longue de veau le cardinal.

– Ah! par ma foi, Louis, dit l'Angély, m'est avis que c'est toi cette fois qui es lardé.

CHAPITRE II.
PENDANT QUE LE ROI LARDE

C'étaient ces répliques-là, que son entourage, au reste, ne lui épargnait point, qui mettaient le roi en rage contre son ministre et qui lui faisaient de ces révolutions subites et inattendues qui mettaient incessamment le cardinal à deux doigts de sa perte.

Si les ennemis de Son Eminence prenaient Louis XIII dans un de ces moments-là, il adoptait avec eux les résolutions les plus désespérées, quitte à ne pas les suivre, et leur faisait les plus belles promesses, quitte à ne point les tenir.

Or, comme la bile que lui avait fait faire le duc d'Angoulême lui montait à la gorge, le roi, tout en lardant sa longe de veau, regardait autour de lui, cherchant quelqu'un qui lui donnât une occasion plausible de laisser tomber sur lui sa colère, ses yeux s'arrêtèrent alors sur ses deux musiciens, placés sur une espèce d'estrade, l'un égratignant son luth, l'autre raclant sa viole, avec la même animosité que le roi mettait à piquer son veau.

Il s'aperçut d'une chose à laquelle jusque-là il n'avait fait aucune attention, c'est que chacun d'eux n'était habillé qu'à moitié.

Molinier, qui avait un pourpoint, n'avait ni trousses, ni bas.

Justin, qui avait des trousses et des bas, n'avait pas de pourpoint.

– Ouais! dit Louis XIII, que signifie cette mascarade?

– Un instant, dit l'Angély, c'est à moi de répondre.

– Fou! s'écria le roi, prends garde de me lasser à la fin!

L'Angély prit une lardoire des mains de Georges et se mit en garde comme s'il tenait une épée.

– Avec cela que j'ai peur de toi, dit-il, avance si tu l'oses.

L'Angély avait près de Louis XIII des priviléges que nul n'avait. Tout au contraire des autres rois, Louis XIII ne voulait pas être égayé; le plus souvent, quand ils étaient seuls, leur conversation roulait sur la mort; Louis XIII aimait fort à faire, sur le peut-être de l'autre monde, les plus fantastiques et surtout les plus désespérantes suppositions; l'Angély l'accompagnait et souvent le guidait dans ce pélerinage d'outre-tombe; il était l'Horatio de cet autre prince de Danemark, cherchant – qui sait? peut-être comme le premier les meurtriers de son père, et le dialogue d'Hamlet avec les fossoyeurs était une conversation folâtre près de la leur.

C'était donc, dans ces discussions folâtres avec l'Angély, presque toujours le roi qui finissait par céder et qui revenait au bouffon.

Il en fut encore ainsi cette fois.

– Voyons, dit Louis XIII, explique-toi, bouffon.

– Louis, qui as été nommé Louis-le-Juste, parce que tu es né sous le signe de la Balance, sois une fois digne de ton nom, pour que mon confrère Nogent ne t'insulte pas comme il a fait tout à l'heure. Hier, pour je ne sais quelle niaiserie, tu as eu, toi, roi de France et de Navarre, la pauvreté de retrancher à ces malheureux la moitié de leurs appointements, et ils ne peuvent s'habiller qu'à moitié. Et maintenant, si tu veux t'en prendre à quelqu'un de la négligence de leur toilette, cherche-moi querelle à moi, car c'est moi qui leur ai donné le conseil de venir ainsi.

– Conseil de fou! dit le roi.

 

– Il n'y a que ceux-là qui réussissent, reprit l'Angély.

Les deux musiciens se levèrent et firent la révérence.

– C'est bien, c'est bien, dit le roi. Assez; puis il regarda autour de lui pour voir ceux qui se livraient au même travail que lui.

Des Noyers piquait un lièvre, La Vieuville un faisan, Nogent un bœuf, Saint-Simon, qui ne piquait pas, lui tenait l'assiette au lard. Bassompierre causait avec le duc de Guise, Baradas jouait au bilboquet, le duc d'Angoulême s'était accommodé dans un fauteuil et dormait ou faisait semblant de dormir.

– Que dites-vous là, au duc de Guise, maréchal? Ce doit être fort intéressant.

– Pour nous, oui, Sire, répondit Bassompierre: M. le duc de Guise me cherche querelle.

– A quel propos?

– Il paraît que M. de Vendôme s'ennuie en prison.

– Bon! dit l'Angély, je croyais qu'on ne s'ennuyait qu'au Louvre.

– Et, continua Bassompierre, il m'a écrit.

– A vous?..

– Probablement il me croit en faveur.

– Eh bien, que veut-il, mon frère de Vendôme?

– Que tu lui envoies un de tes pages, dit l'Angély.

– Tais-toi, fou! dit le roi.

– Il veut sortir de Vincennes et faire la guerre d'Italie.

– Alors, dit l'Angély, gare aux Piémontais s'ils tournent le dos.

– Et il vous écrit? demanda le roi.

– Oui, en me disant qu'il regarde la chose comme inutile, attendu que je devais être de la coterie de M. de Guise.

– Pourquoi cela?

– Parce que je suis l'amant de Mme de Conti, sa sœur.

– Et que lui avez-vous répondu?

– Je lui ai répondu que cela n'y faisait rien, que j'avais été l'amant de toutes ses tantes, et que je ne l'en aimais pas mieux pour cela.

– Et vous, mon cousin d'Angoulême, que faites-vous? demanda le roi.

– Je rêve, Sire.

– A quoi?

– A la guerre du Piémont.

– Et que rêvez-vous?

– Je rêve, Sire, que Votre Majesté se met à la tête de ses armées et marche en personne sur l'Italie, et que, sur un des plus hauts rochers des Alpes, on inscrit son nom entre ceux d'Annibal et de Charlemagne. Que dites-vous de mon rêve, Sire?

– Qu'il vaut mieux rêver comme cela que veiller comme font les autres, dit l'Angély.

– Et qui commandera sous moi: mon frère ou le cardinal? demanda le roi.

– Entendons-nous, dit l'Angély, si c'est ton frère, il commandera sous toi, mais si c'est le cardinal, il commandera sur toi.

– Là où est le roi, dit le duc de Guise, personne ne commande.

– Bon! dit l'Angély, avec cela que votre père, le Balafré, n'a pas commandé dans Paris du temps du roi Henri III.

– La chose n'en a pas mieux tourné pour lui, dit Bassompierre.

– Messieurs, dit le roi, la guerre du Piémont est une grosse affaire, aussi a-t-il été arrêté entre ma mère et moi qu'elle serait décidée en conseil. Vous avez déjà dû être prévenu, maréchal, que vous assisteriez à ce conseil. Mon cousin d'Angoulême et M. de Guise, je vous préviens de mon côté; je ne vous cache pas qu'il y a dans le conseil de la reine un grand parti pour Monsieur.

– Sire, reprit le duc d'Angoulême, je le dis hautement et d'avance, mon avis sera pour M. le cardinal. Après l'affaire de La Rochelle, ce serait lui faire une grande injustice que de lui ôter le commandement pour tout autre que le roi.

– C'est votre avis? dit Louis XIII.

– Oui, Sire.

– Savez-vous qu'il y a deux ans, le cardinal voulait vous envoyer à Vincennes, et que c'est moi qui l'en ai empêché?

– Votre Majesté a eu tort.

– Comment, j'ai eu tort?

– Oui. Si Son Eminence voulait m'envoyer à Vincennes, c'est que je méritais d'y aller.

– Prends exemple sur ton cousin d'Angoulême, dit l'Angély, c'est un homme d'expérience.

– Je présume, mon cousin, que si l'on vous offrait le commandement de l'armée, vous ne seriez point de cet avis-là.

– Si mon roi que je respecte, et auquel je dois obéir, m'ordonnait de prendre le commandement de l'armée, je le prendrais; mais s'il se contentait de me l'offrir, je le porterais à Son Eminence, en lui disant: Faites-moi une part égale à celle de M. de Bassompierre, de Bellegarde, de Guise et de Créquy, et je serai trop heureux.

– Peste, M. d'Angoulême, dit Bassompierre, je ne vous savais pas si modeste.

– Je suis modeste quand je me juge, maréchal, et orgueilleux quand je me compare.

– Et toi, Louis, voyons, pour qui seras-tu? Pour le cardinal, pour Monsieur, ou pour toi? Quant à moi, je déclare qu'à ta place je nommerais Monsieur.

– Et pourquoi cela? fou.

– C'est parce qu'ayant été malade tout le temps du siége de La Rochelle, il aurait peut-être l'idée de prendre sa revanche en Italie. Peut-être les pays chauds conviennent-ils mieux à ton frère que les pays froids.

– Pas quand il y fait trop chaud, dit Baradas.

– Ah! tu te décides à parler, dit le roi.

– Oui, répliqua Baradas, quand je trouve quelque chose à dire.

– Pourquoi ne piques-tu pas?

– Mais parce que j'ai les mains propres, et que je ne veux pas sentir mauvais.

– Tiens! dit Louis XIII, tirant un flacon de sa poche, voilà de quoi te parfumer.

– Qu'est-ce? demanda Baradas.

– De l'eau de Naffe.

– Vous savez que je la déteste, votre eau de Naffe.

Le roi s'approcha de Baradas et lui jeta au visage quelques gouttes de l'eau contenue dans son flacon.

Mais, à peine l'eau eut-elle touché le jeune homme, qu'il bondit sur le roi, lui arracha le flacon des mains et le brisa sur le plancher.

– Ah! messieurs, dit le roi en pâlissant, que feriez-vous si un page se rendait coupable envers vous d'une insulte pareille à celle que ce petit coquin s'est permise à mon égard?

On se tut.

Bassompierre seul, incapable de retenir sa langue, dit:

– Sire, je le ferais fouetter.

– Ah! vous me feriez fouetter, monsieur le maréchal, dit Baradas exaspéré.

Et tirant son épée malgré la présence du roi, il s'élança sur le maréchal.

Le duc de Guise et le duc d'Angoulême le retinrent.

– Monsieur Baradas, comme il est défendu, sous peine d'avoir le poing coupé, de tirer l'épée devant le roi, vous permettrez que je me tienne dans le respect que je lui dois; mais, comme vous méritez une leçon, je vais vous la donner. Georges, une lardoire.

Et prenant des mains de l'écuyer une lardoire:

– Lâchez M. Baradas, dit Bassompierre.

On lâcha Baradas qui, malgré les cris du roi, se jeta furieux sur le maréchal. Mais le maréchal était un vieil escrimeur qui, s'il n'avait pas beaucoup tiré l'épée contre l'ennemi, l'avait plus d'une fois tirée contre ses amis; de sorte qu'avec une adresse parfaite, sans se lever du fauteuil où il était assis, il para les coups que lui portait le favori, et profitant du premier jour qu'il trouva, lui enfonça sa lardoire dans l'épaule et l'y laissa.

– Là, dit-il, mon petit jeune homme, cela vaut encore mieux que le fouet, et vous vous en souviendrez plus longtemps.

En voyant le sang rougir la manche de Baradas, le roi poussa un cri.

– M. de Bassompierre, dit-il, ne vous présentez jamais devant moi.

Le maréchal prit son chapeau.

– Sire, dit-il, Votre Majesté me permettra d'en appeler de cet arrêt.

– A qui? demanda le roi.

– A Philippe éveillé.

Et tandis que le roi criait: – Bouvard! que l'on m'aille chercher Bouvard! Bassompierre sortait haussant les épaules, saluant de la main le duc d'Angoulême et le duc de Guise, en murmurant:

– Lui, le fils de Henri IV? Jamais!..

CHAPITRE III.
LE MAGASIN D'ILDEFONSE LOPEZ

Nos lecteurs se rappelleront sans doute avoir vu dans le rapport de Souscarrières au cardinal que Mme de Fargis et l'ambassadeur d'Espagne, M. de Mirabel, avaient échangé un billet chez le lapidaire Lopez.

Or ce que ne savait point Souscarrières, c'est que le lapidaire Lopez appartenait corps et âme au cardinal, chose à laquelle il avait tout intérêt, car à son double titre de mahométan et de juif – il passait près des uns pour être juif, et près des autres pour être mahométan – il eût eu grand'peine à se tirer d'affaires sans avanies, malgré le soin qu'il avait de manger ostensiblement du porc tous les jours, pour prouver qu'il n'était sectateur ni de Moïse, ni de Mahomet, qui tous deux défendaient à leurs adeptes la chair du pourceau.

Et cependant, un jour, il avait failli payer cher la bêtise d'un maître des requêtes: accusé de payer en France des pensions pour l'Espagne, un maître des requêtes se présenta chez lui, visita ses registres, et y trouva cette inscription, qu'il déclara des plus compromettantes:

«Guadaçamilles por el senor de Bassompierre.»

Lopez, prévenu qu'il allait être accusé de haute trahison, de compte à demi avec le maréchal, courut chez Mme de Rambouillet, qui était, avec la belle Julie, une de ses meilleures pratiques; il venait lui demander sa protection et lui dire que tout son crime était d'avoir porté sur son registre de demandes:

«Guadaçamilles por el senor de Bassompierre.»

Madame de Rambouillet fit descendre son mari, et lui exposa le cas. Celui-ci courut aussitôt chez le maître des requêtes, qui était de ses amis, auquel il affirma l'innocence de Lopez.

– Et cependant, mon cher marquis, la chose est claire, lui dit le maître des requêtes: Guadaçamilles.

Le marquis l'arrêta.

– Parlez-vous espagnol? demanda-t-il au magistrat.

– Non.

– Savez-vous ce que veut dire: Guadaçamilles?

– Non, mais par le nom seul, je préjuge que cela signifie quelque chose de formidable.

– Eh bien! mon cher monsieur, cela signifie: Tapisserie de cuir pour M. de Bassompierre.

Le maître des requêtes n'y voulait point croire. Il fallut qu'on se procurât un dictionnaire espagnol et que le maître des requêtes y cherchât lui-même la traduction du mot qui l'avait tant préoccupé.

Le fait est que Lopez était d'origine mauresque; mais les Maures ayant été chassés d'Espagne en 1610, Lopez avait été envoyé en France pour y plaider les intérêts des fugitifs et adressé à M. le marquis de Rambouillet, qui parlait espagnol. Lopez était un homme d'esprit; il conseilla à des marchands de draps une opération à Constantinople: l'opération réussit; les marchands lui firent, dans leurs bénéfices, une part sur laquelle il ne comptait pas: avec cette part, il acheta un diamant brut, le fit tailler, gagna dessus, de sorte que de toutes parts on lui envoyait des diamants bruts comme au meilleur tailleur de diamants qui existât. Il en résulta que toutes les belles pierreries de l'époque lui passèrent par les mains, d'autant plus qu'il eut la chance de trouver un ouvrier encore plus habile que lui, qui consentit à s'engager à son service. Cet homme était tellement adroit que, lorsqu'il était nécessaire, il fendait un diamant en deux.

Lorsqu'il s'était agi du siége de La Rochelle, le cardinal l'avait envoyé en Hollande pour faire faire des vaisseaux, et même pour en acheter de tout faits. A Amsterdam et à Rotterdam, il avait acheté une foule de choses venant de l'Inde et de la Chine, de façon qu'il avait en quelque sorte non-seulement importé, mais encore inventé le bric-à-brac en France.

Sa mission en Hollande ayant achevé de faire sa fortune, et tout le monde ayant ignoré la véritable cause du voyage, il avait pu appartenir à Mgr le cardinal sans que personne s'en doutât.

Lui aussi avait remarqué cette coïncidence de la visite de l'ambassadeur d'Espagne avec Mme de Fargis, et son tailleur de diamants avait vu le billet échangé, de sorte que le cardinal avait de son côté reçu un double avis, et comme l'avis de Lopez confirmait en tout point celui de Souscarrières, il en avait pris une plus grande estime pour l'intelligence de ce dernier.

Le cardinal savait donc, lorsque la reine, dans la matinée du 14, fit demander des chaises pour toute sa maison, qu'il était question, non-seulement d'une visite de femme qui veut acheter des bijoux, mais encore de reine qui veut vendre un royaume.

Aussi le 14 décembre, vers onze heures du matin, au moment où M. de Bassompierre plantait une lardoire dans le deltoïde de Baradas, et comme la reine était près de descendre, accompagnée de Mme de Fargis, d'Isabelle de Lautrec, de Mme de Chevreuse et de Patrocle, son premier écuyer, Mme Bellier, sa première femme de chambre, entra tenant d'une main une cage à perroquet recouverte d'une mante espagnole, et de l'autre, une lettre:

– Ah! mon dieu! que m'apportez-vous là? demanda la reine.

– Un cadeau que fait à Votre Majesté S. A. l'infante Claire-Eugénie.

– Alors, cela nous arrive de Bruxelles? fit la reine.

– Oui, Votre Majesté, et voici la lettre de la princesse vous annonçant ce cadeau.

 

– Voyons d'abord, dit avec une curiosité féminine la reine en étendant la main vers la mante.

– Non pas, dit Mme de Bellier, tirant la cage en arrière, Votre Majesté doit d'abord lire la lettre.

– Et qui a porté la lettre et la cage?

– Michel Danse, l'apothicaire de Votre Majesté. Votre Majesté sait que c'est lui qui est votre correspondant en Belgique. Voici la lettre de Son Altesse.

La reine prit la lettre, la décacheta et lut:

«Ma chère nièce, je vous envoie un perroquet merveilleux qui, pourvu que vous ne l'effarouchiez pas en le découvrant, vous fera un compliment en cinq langues différentes. C'est un bon petit animal, bien doux et bien fidèle. Vous n'aurez jamais, j'en suis sûre, à vous plaindre de lui.

«Votre tante dévouée,
«CLAIRE-EUGÉNIE.»

– Ah! dit la reine – qu'il parle! qu'il parle!

Aussitôt une petite voix sortit de dessous la mante, et dit en français:

– La reine Anne d'Autriche est la plus belle princesse du monde.

– Ah! c'est merveilleux! s'écria la reine. Je voudrais maintenant, mon cher oiseau, vous entendre parler espagnol.

A peine ce souhait était exprimé, que le perroquet disait:

– Yo quiero dona Anna hacer por usted todo para que sus deseos lleguen.

– Maintenant en italien, dit la reine. Avez-vous quelque chose à me dire en italien?

L'oiseau ne se fit point attendre, et l'on entendit la même voix, avec l'accent italien seulement dire:

– Dares la mia vita per la carissima patrona mia!

La reine battit les mains de joie.

– Et quelles sont les autres langues que parle encore mon perroquet? demanda-t-elle.

– L'anglais et le hollandais, Majesté, répondit Mme de Bellier.

– En anglais, en anglais, dit Anne d'Autriche.

Et le perroquet, sans autre sommation, dit aussitôt:

– Give me your hand, and I shall give you my heart.

– Ah! dit la reine, je ne comprends pas très bien. Vous savez l'anglais, ma chère Isabelle?

– Oui, madame.

– Avez-vous compris?

– Le perroquet a dit:

«Donnez-moi votre main, je vous donnerai mon cœur.»

– Oh! bravo! dit la reine. Et maintenant, quelle langue avez-vous dit qu'il parlait encore, Bellier?

– Le hollandais, madame.

– Oh! quel malheur! s'écria la reine, personne ici ne sait le hollandais.

– Si fait, Votre Majesté, répondit Mme de Fargis, Beringhen est de la Frise; il sait le hollandais.

– Appelez Beringhen, dit la reine; il doit être dans l'antichambre du roi.

Mme de Fargis courut et ramena Beringhen.

C'était un grand et beau garçon, blond de cheveux, roux de barbe, moitié Hollandais, moitié Allemand, quoiqu'il eût été élevé en France, très-aimé du roi, auquel, de son côté, il était très dévoué.

Mme de Fargis accourut le tirant par la manche; il ignorait ce qu'on lui voulait, et, fidèle à sa consigne, il avait fallu faire valoir l'ordre exprès de la reine pour qu'il quittât son poste, à l'antichambre.

Mais le perroquet était si intelligent, qu'une fois Beringhen entré, il comprit qu'il pouvait parler hollandais, et sans attendre qu'on lui demandât son cinquième compliment, il dit:

– Och myne welbeminde koningin ik bemin maar ik bemin u meer in hollandsch myne niefte geboorte taal.

– Oh! oh! fit Beringhen fort étonné, voilà un perroquet qui parle hollandais comme s'il était d'Amsterdam.

– Et que m'a-t-il dit, s'il vous plaît, M. de Beringhen? demanda la reine.

– Il a dit à Votre Majesté:

«Oh! ma bien aimée reine, je vous aime; mais vous aime encore plus en hollandais, ma chère langue natale.»

– Bon, dit la reine, maintenant on peut le voir, et je ne doute pas qu'il ne soit aussi beau que bien instruit.

En disant ces mots, elle tira la mante, et, chose dont on s'était déjà douté, au lieu d'un perroquet, on trouva dans la cage une jolie petite naine en costume frison, ayant à peine deux pieds de haut, et qui fit une belle révérence à Sa Majesté.

Puis elle sortit de la cage par la porte, qui était assez haute pour qu'elle pût passer sans se baisser, et fit une seconde révérence des plus gracieuses à la reine.

La reine la prit entre ses bras et l'embrassa comme elle eût fait d'un enfant, et de fait, quoiqu'elle eût quinze ans passées, elle n'était pas beaucoup plus grande qu'une petite fille de deux ans.

En ce moment on entendit par le corridor appeler:

– Monsieur le premier! monsieur le premier!

C'était ainsi que l'on appelait, selon l'étiquette de la cour, le premier valet de chambre.

Beringhen, qui n'avait plus affaire chez la reine, sortit rapidement et rencontra à la porte le second valet de chambre qui le cherchait.

La reine entendit ces mots échangés rapidement, tandis que la porte était encore ouverte:

– Qu'y a-t-il?

– Le roi demande M. Bouvard.

– Mon Dieu! dit la reine, serait-il arrivé malheur à Sa Majesté?

Et elle sortit pour s'informer; mais elle ne fit qu'apercevoir les chausses des deux valets de chambre, qui couraient chacun dans une direction différente.

On vint prévenir la reine que les chaises étaient prêtes.

– Oh! dit-elle, je ne puis cependant point sortir sans savoir ce qui est arrivé chez le roi.

– Que Votre Majesté n'y va-t-elle? dit Mlle de Lautrec.

– Je n'ose, dit la reine, le roi ne m'ayant pas fait demander.

– Etrange pays, murmura Isabelle, que celui où une femme inquiète n'ose point demander des nouvelles de son mari!

– Voulez-vous que j'aille en prendre, moi? dit Mme de Fargis.

– Et si le roi se fâche?

– Bon! il ne me mangera pas, votre roi Louis XIII.

Puis s'approchant de la reine tout bas:

– Que je le prenne entre deux portes, et je vous rapporterai de ses nouvelles.

Et, en trois bonds, elle fut dehors.

Au bout de cinq minutes, elle rentra, précédée par un bruyant éclat de rire.

La reine respira.

– Il paraît que cela n'est pas bien grave? dit-elle.

– Très grave, au contraire, il y a eu un duel.

– Un duel! fit la reine.

– Oui, en présence du roi même.

– Et quels sont les audacieux qui ont osé?

– M. de Bassompierre et M. Baradas. M. de Baradas a été blessé.

– D'un coup d'épée?

– Non, d'un coup de lardoire.

Et Mme de Fargis, qui avait repris son sérieux, éclata de nouveau d'un de ces rires bruyants et égrenés comme un chapelet de perles, qui n'appartenait qu'à cette joyeuse nature.

– Maintenant que vous voilà renseignées, mesdames, dit la reine, je ne crois pas que cet accident doive empêcher votre visite au signor Lopez.

Et comme Baradas, tout beau garçon qu'il était, n'inspirait une grande sympathie ni à la reine ni aux dames de sa suite, personne n'eut l'idée de faire la moindre objection à la proposition de la reine.

Celle-ci mit sa petite naine entre les bras de Mme Bellier. On lui avait demandé son nom, et elle avait répondu qu'elle s'appelait Gretchen, ce qui veut dire à la fois Marguerite et perle.

Au bas du grand escalier du Louvre, on trouva les chaises; il y en avait une à deux places, la reine y monta avec Mme de Fargis et la petite Gretchen.

Dix minutes après, on descendait chez Lopez, qui demeurait au coin de la rue du Mouton et de la place de Grève.

Au moment où les porteurs déposèrent la chaise où était la reine devant la porte de Lopez, qui se tenait devant le seuil, le bonnet à la main, un jeune homme se précipita pour ouvrir la chaise et offrir le poignet à la reine.

Ce jeune homme, c'était le comte de Moret.

Un mot de la cousine Marina avait prévenu le cousin Jaquelino que la reine devait se trouver de onze heures à midi chez Lopez, et il y était accouru.

Venait-il pour saluer la reine, pour serrer la main à Mme de Fargis, ou pour échanger un regard avec Isabelle, c'est ce que nous ne saurions dire; mais ce que nous pouvons affirmer, c'est que, dès qu'il eut salué la reine et qu'il eut serré la main de Mme de Fargis, il courut à la seconde litière, et offrant son bras à Mlle de Lautrec, avec le même cérémonial qu'il avait fait pour la reine:

– Excusez moi, mademoiselle, dit-il à Isabelle, de ne point être venu d'abord à vous, comme le voulait absolument mon cœur; mais là où est la reine, le respect doit passer avant tout, même avant l'amour.

Et saluant la jeune fille qu'il venait d'amener au groupe qui se formait autour de la reine, il fit un pas en arrière, sans lui donner le temps de lui répondre autrement que par sa rougeur.

La manière de procéder du comte de Moret était si différente de celle des autres gentilshommes, et dans les trois circonstances où il s'était trouvé en face d'Isabelle, il lui avait manifesté tant de respect et exprimé tant d'amour, qu'il était impossible que chacune de ces rencontres n'eût pas laissé sa trace dans le cœur de la jeune fille. Aussi demeura-t-elle immobile et pensive dans un coin du magasin de Lopez, sans s'occuper le moins du monde de toutes les richesses déployées devant elle.