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Le comte de Moret

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– Déjeunes-tu avec nous, le Bois? demanda le cardinal.



– Son Eminence m'excusera; elle m'a fait ordonner de venir ce matin, mais elle ne m'a point parlé de déjeuner, et j'ai déjeuné avec Racan, qui ôtait ses chausses sur une borne au coin de la vieille rue du Temple et de la rue Saint-Antoine.



– Que diable viens-tu me conter-là? Mettez-vous donc à table, Mulot; asseyez-vous Lafalone, et silence pour écouter M. le Bois, qui va nous conter quelque joli mensonge.



– Qu'il conte! qu'il conte! dit Lafalone, ce n'est pas moi qui l'interromprai.



– Je bois ce verre de pomard à votre récit, maître le Bois, dit Mulot avec un reste de rancune, et qu'il soit plus amusant que d'habitude.



– Je ne le peux pas faire plus amusant qu'il n'est, dit Bois-Robert, puisque je raconte la vérité.



– La vérité, dit le cardinal; avec cela qu'il est d'habitude d'ôter ses chausses en pleine rue, à huit heures et demie du matin, sur une borne.



– Monseigneur, vous allez voir. Votre Eminence sait que Malherbe loge à cent pas d'ici, rue des Tournelles.



– Oui, je sais cela, dit le cardinal, qui, mangeant très peu, à cause de son mauvais estomac, pouvait parler en mangeant.



– Eh bien, il paraît qu'hier soir ils avaient fait orgie chez lui avec Ivrande et Racan, de sorte que, comme Malherbe n'a qu'une chambre, les trois compagnons, ivres-morts, ont couché dans la même chambre. Racan se réveille le premier, il paraît qu'il avait affaire de bonne heure, il se lève, prend les chausses d'Ivrande pour son caleçon, les passe sans s'apercevoir de la méprise, met les siennes par-dessus, achève sa toilette et sort. Cinq minutes après, Ivrande veut se lever à son tour et ne trouve plus ses chausses. «Mordieu! dit-il à Malherbe, il faut que ce soit ce maître distrait de Racan qui les ait prises.»



Et sur ce, Ivrande passe les chausses de Malherbe, qui était encore au lit, et, malgré les cris de celui-ci, sort tout courant pour rejoindre Racan qu'il aperçoit s'en allant gravement avec un derrière deux fois plus gros qu'il n'était convenable. Ivrande le rejoint, et réclame son bien.



– C'est par ma foi vrai, et tu as raison, lui dit Racan.



Et, sans plus de façon, il s'assied, comme j'ai eu l'honneur de le dire à Votre Eminence, à l'angle de la rue Saint-Antoine et de la rue Vieille-du-Temple, à l'endroit le plus passant de Paris, ôte d'abord les chausses de dessus, puis celles de dessous, rend celles de dessous à Ivrande, et repasse les siennes. Je suis arrivé dans ce moment-là et j'ai offert à Racan de lui payer à déjeuner; il a refusé d'abord, en disant qu'il n'était levé si matin que parce qu'il avait une affaire de la plus haute importance à terminer, mais quand il a voulu se rappeler quelle affaire il avait à finir, il n'a jamais pu en venir à bout; à la fin de notre déjeuner seulement, il s'est frappé tout à coup le front:



– Bon! dit-il, je me remémore ce que j'avais à faire.



– Et qu'avait-il de si pressant à faire, demanda le cardinal, qui, comme toujours, trouvait le plus grand plaisir au conte de Bois-Robert?



– Il avait à aller demander des nouvelles de la santé de madame la marquise de Rambouillet, qui, depuis l'accident arrivé au marquis de Pisani, a la fièvre.



– En effet, dit le cardinal, j'ai su par ma nièce qu'elle était fort malade. Vous m'y faites penser, le Bois; vous prendrez de ses nouvelles de ma part, en passant chez elle.



– Inutile, monseigneur.



– Pourquoi cela, inutile?



– Parce qu'elle est guérie.



– Guérie, et qui l'a traitée?



– Voiture.



– Bah! Il s'est donc fait médecin?



– Non, monseigneur, mais Votre Eminence va voir qu'il n'est aucunement besoin d'être médecin pour guérir de la fièvre.



– Comment cela?



– Il ne s'agit que d'avoir deux ours.



– Comment, deux ours?



– Oui, notre Voiture avait entendu dire, qu'en faisant une grande surprise à une personne qui avait la fièvre, on pouvait guérir cette personne, et il s'en allait par les rues cherchant quelle surprise il pourrait faire à madame de Rambouillet, lorsqu'il rencontra deux montreurs d'ours avec leurs bêtes.



– Oh! pardieu! dit-il, voilà mon affaire.



Il prend avec lui les Savoyards et les animaux et conduit le tout à l'hôtel Rambouillet.



La marquise était alors assise près de son feu, protégée par un paravent. Voiture entre à pas de loup, approche deux chaises du paravent et fait monter dessus ses deux ours. Mme de Rambouillet entend souffler derrière elle, se retourne et aperçoit au-dessus de sa tête deux museaux grognants. Elle pensa en mourir de peur, mais la fièvre fut coupée.



– Oh! la bonne histoire, dit le cardinal. Qu'en pensez-vous, Mulot?



– Je pense qu'aux yeux de Dieu, tous les moyens sont bons, dit l'aumônier, que le vin rendait tendre à la religion, pourvu que l'on soit en état de grâce avec lui.



– Dieu! foin du prêcheur, dans quelle mauvaise compagnie met-il Dieu! avec Voiture, un Savoyard et deux ours, et le tout chez la marquise de Rambouillet.



– Dieu est partout, dit l'aumônier en levant béatiquement les yeux et son verre au ciel. Mais vous, monseigneur, vous ne croyez pas en Dieu.



– Comment, je ne crois pas en Dieu! dit le cardinal.



– N'allez-vous pas me dire que vous y croyez maintenant, dit l'abbé, fixant sur le cardinal ses petits yeux noirs, illuminés par son nez.



– Mais certainement, que j'y crois.



– Allons donc, dans votre dernière confession, vous m'avez avoué que vous n'y croyiez pas.



– Lafalone! Le Bois! s'écria en riant le cardinal, n'allez pas croire un mot de ce que vous dit Mulot, il est tellement ivre qu'il confond ma confession avec son examen de conscience. Avez-vous fini, Lafalone?



– J'achève, monseigneur.



– Bien! Aussitôt que vous aurez fini, dites-nous les grâces et laissez-moi libre; j'ai à charger le Bois d'une commission secrète.



– Et moi, monseigneur, dit le Blois, j'ai une petite pétition à vous présenter.



– Encore un protégé.



– Non, monseigneur, une protégée.



– Le Bois! le Bois! tu t'égares, mon ami.



– Oh monseigneur, elle a soixante-dix ans!



– Et que fait ta protégée?



– Des vers, monseigneur.



– Des vers?



– Oui, et même de fort beaux. Voulez-vous en entendre?



– Non pas, cela endormirait Mulot et donnerait une indigestion à Lafalone.



– Quatre seulement.



– Oh quatre, il n'y a pas d'inconvénient.



– Tenez, monseigneur, dit Bois Robert en présentant au cardinal une gravure de Jeanne d'Arc qu'il avait, en entrant, posée sur un fauteuil, voici.



– Mais, dit le cardinal, ceci est une gravure et tu me parles de vers!



– Lisez au dessous de la gravure, monseigneur.



– Ah! très-bien.



Et le cardinal lut les quatre vers suivants:





Peux-tu bien accorder, vierge du ciel chérie,

La douceur de tes yeux et ce glaive irrité?

La douceur de mes yeux caresse ma patrie,

Et mon glaive en fureur lui rend sa liberté.



– Tiens, tiens, tiens, fit le cardinal, et il relut les vers une seconde fois. Mais ils sont très-bien ces vers; ils ont la tournure fière et puissante, de qui sont-ils?



– Lisez le nom de l'auteur, il est écrit au-dessous, monseigneur.



– Marie Lejars, demoiselle de Gournay.



– Comment! s'écria le cardinal, ces vers sont de Mlle de Gournay?



– De Mlle de Gournay, oui, monseigneur.



– De Mlle de Gournay, qui a fait un volume intitulé:

L'Ombre

.



– Qui a fait un volume intitulé:

L'Ombre

.



– Mais c'est justement chez elle que je voulais t'envoyer, le Bois.



– Comme cela se trouve.



– Prends mon carrosse et va me la quérir.



– Le malheureux, fit Mulot, il leur fera tant faire de courses pour ses malheureux poètes, qu'il crèvera les chevaux de monseigneur.



– L'abbé, dit Bois-Robert, si Dieu avait créé les chevaux de monseigneur pour qu'ils se reposassent, il les eût faits chanoines de la Sainte-Chapelle.



– Ah! pour cette fois, vous en tenez, compère, dit en éclatant de rire Richelieu, tandis que Mulot grommelait, ne trouvant rien à répondre.



– Mais que l'aumônier de monseigneur se rassure!



– Je ne suis pas l'aumônier de monseigneur, hurla Mulot exaspéré.



– La demoiselle de Gournay est là, fit Bois-Robert.



– Comment, la demoiselle de Gournay est là, demanda le cardinal.



– Oui, comme je comptais ce matin solliciter pour elle une faveur de Son Eminence, et que, connaissant la bonté de Son Eminence, j'étais sûr qu'elle me l'accorderait, je lui ai fait dire d'être chez monseigneur entre dix heures et dix heures et demie, de sorte qu'elle doit attendre.



– Le Bois, tu es un homme précieux; allons, l'abbé, encore un verre de nuits; allons, Lafalone, encore une cuillerée de ces confitures, et dites vos grâces; il ne faut pas faire attendre Mlle de Gournay, qui est demoiselle noble et fille d'adoption de Montaigne.



Lafalone croisa béatiquement les mains sur son gros ventre, et les yeux dévotement levés au ciel:



– Seigneur Dieu, dit-il, faites-nous la grâce de bien digérer ce bon déjeuner que nous avons si bien mangé.



C'était ce que le cardinal appelait les grâces de Lafalone.



– Et maintenant, messieurs, dit le cardinal, laissez-moi.



Lafalone et Mulot se levèrent à cette invitation, Lafalone le visage épanoui, Mulot la figure rechignée, et tous deux gagnèrent la porte, Lafalone roulant sur lui-même et disant:



– Décidément, l'on déjeune bien chez Son Eminence.



Mulot, titubant comme un Silène, et balbutiant, les mains levées au ciel:



– Un cardinal qui ne croit pas en Dieu, abomination de la désolation!



Quant à Bois-Robert, heureux d'annoncer une bonne nouvelle à sa protégée, il s'était déjà élancé hors du cabinet de Son Eminence.

 



Le cardinal resta un instant seul; mais si court que fût cet instant, il lui suffit pour rendre à son visage anguleux, à son front pâle et à son œil pensif leur sévère physionomie.



– La feuille existe, murmura-t-il; Sully connaît celui qui la tient. Oh! moi aussi, je le connaîtrai.



Et comme Bois-Robert rentrait tenant la demoiselle de Gournay par la main, le sourire, hôte inusité de cette sombre physionomie, reparut momentanément sur ses lèvres.



CHAPITRE XIII.

LA DEMOISELLE DE GOURNAY

La demoiselle de Gournay était, comme nous l'avons dit, une vieille fille, née vers le milieu du seizième siècle; elle était de Picardie et était de bonne maison.



A l'âge de 19 ans, elle avait lu les

Essais

 de Montaigne, et en étant restée émerveillée, elle avait désiré connaître l'auteur.



Justement, sur ces entrefaites, Montaigne était venu à Paris; aussitôt elle s'enquit de son adresse, l'envoya saluer et lui déclarer l'estime qu'elle faisait de sa personne et de son livre.



Montaigne vint la voir le lendemain, et la trouvant si jeune et si enthousiaste, lui offrit l'

affection et l'alliance de père à fille

, ce qu'elle reçut avec reconnaissance.



A partir de ce jour, elle ajouta au-dessous de sa signature:

Fille d'alliance de Montaigne

.



Elle faisait des vers pas trop mauvais, comme on l'a vu; mais ces vers la nourrissaient mal, et elle était dans un état voisin de la misère, lorsque Bois-Robert, que l'on nommait le

solliciteur des Muses affligées

, sut sa détresse et résolut de la présenter au cardinal de Richelieu.



Bois-Robert connaissait si bien sa puissance sur le cardinal, qu'il disait:



– Je ne demande pas plus que d'être aussi bien dans l'autre monde avec monseigneur Jésus-Christ que je suis dans celui-ci avec monseigneur le cardinal.



Bois-Robert n'hésita point à conduire sa protégée place Royale, et, par un hasard étrange, il lui donnait rendez-vous, dans le salon d'attente de Son Eminence, le jour même et à l'heure même où le cardinal comptait lui dire de la lui amener.



La pauvre vieille fille se trouvait donc là à point nommé, et semblait, en habile solliciteuse, avoir prévenu les désirs du cardinal.



Ce fut, nous l'avons dit, avec un visage souriant qu'il la reçut, et comme il connaissait son Paris littéraire sur le bout du doigt, il la salua avec un compliment tiré tout entier de vieux mots extraordinaires de son livre de

L'Ombre

.



Mais elle alors, sans se déconcerter.



– Vous riez de la pauvre vieille, dit-elle; mais riez, riez, grand génie! ne faut-il pas que le monde entier contribue à votre divertissement!



Le cardinal, étonné de cette présence d'esprit et touché de cette humilité, lui fit ses excuses.



Puis, se retournant vers Bois-Robert:



– Voyons, le Bois, dit-il, que veux-tu que nous fassions pour Mlle de Gournay?



– Ce n'est pas à moi de mettre des bornes à la générosité de Votre Eminence, dit Bois-Robert en s'inclinant.



– Eh bien, reprit le cardinal, je lui donne deux cents écus de pension.



C'était beaucoup pour cette époque-là, et surtout pour une pauvre vieille fille. Deux cents écus faisaient douze cents livres, et douze cents livres de cette époque en faisaient quatre à cinq mille de la nôtre.



Aussi la demoiselle de Gournay commença-t-elle un geste et une phrase de remercîment; mais Bois-Robert, qui n'était pas content et qui ne tenait pas le cardinal quitte pour si peu, l'arrêta au milieu de son geste et au premier mot de sa phrase.



– Monseigneur a dit deux cents écus? dit le Bois.



– Oui, fit le cardinal.



– Bon pour elle, monseigneur, et elle vous en remercie; mais Mlle de Gournay a des domestiques.



– Ah! elle a des domestiques! fit le cardinal.



– Oui, une fille de noblesse ne peut se servir elle-même, monseigneur comprendra cela.



– Je le comprends; et quels domestiques a Mlle de Gournay? demanda le cardinal, décidé d'avance, pour se l'acquérir, à faire en faveur de la solliciteuse tout ce que lui demanderait Bois-Robert.



– Elle a Mlle Jamyn, répondit Bois-Robert.



– Oh! monsieur Bois-Robert, murmura la vieille fille, trouvant que Bois-Robert prenait bien des libertés sur le terrain de la bienveillance du cardinal.



– Laissez-moi faire, laissez-moi faire, dit Bois-Robert: je connais Son Eminence.



– Et qu'est-ce que c'est que Mlle Jamyn? demanda le cardinal.



– La bâtarde d'Amadis Jamyn, page de Ronsard.



– Je donne cinquante livres par an pour la bâtarde d'Amadis Jamyn, page de Ronsard, répondit le cardinal.



La vieille fit un mouvement pour se lever, mais Bois-Robert la fit rasseoir.



– Bon pour Mlle Jamyn, dit le solliciteur obstiné, et Mlle de Gournay vous remercie en son nom; mais elle a encore ma mie Piaillon.



– Qu'est-ce que ma mie Piaillon? demanda le cardinal, tandis que la pauvre Mlle de Gournay faisait à Bois-Robert des gestes désespérés auxquels celui-ci ne paraissait point accorder la moindre attention.



– Ma mie Piaillon? Votre Eminence ne connaît pas ma mie Piaillon?



– Non, le Bois, je l'avoue.



– C'est la chatte de Mlle de Gournay.



– Monseigneur, s'écria la vieille fille, excusez, je vous en supplie.



Le cardinal fit un signe de la main pour la rassurer.



– Je donne vingt livres de pension à ma mie Piaillon, à la condition qu'elle aura des tripes.



– Oui, elle en aura, et même des tripes à la mode de Caen, si Votre Eminence l'exige, et Mlle de Gournay vous remercie au nom de ma mie Piaillon, monseigneur, mais…



– Comment, le Bois? dit le cardinal ne pouvant s'empêcher de rire, il y a un mais?



– Oui, monseigneur;

mais

 ma mie Piaillon vient de chatonner.



– Oh! fit la demoiselle de Gournay confuse et joignant les mains.



– Combien de chatons? demanda le cardinal.



– Cinq!



– Ouais! fit le cardinal, ma mie Piaillon est bien féconde; n'importe, le Bois, j'ajoute une pistole pour chaque chaton.



Et maintenant, mademoiselle de Gournay, dit Bois-Robert enchanté, je vous permets de remercier Son Eminence.



– Pas encore, pas encore, dit le cardinal, et ce n'est point à Mlle de Gournay de me remercier maintenant, tandis que ce sera probablement à moi, au contraire, de la remercier tout à l'heure.



– Bah! fit Bois-Robert étonné.



– Laisse-nous seuls, le Bois, j'ai une grâce à demander à mademoiselle.



Bois-Robert jeta un regard ébahi sur le cardinal, puis sur Mlle de Gournay.



– Oui, je vois bien ce qui se passe dans votre esprit, maître drôle, dit le cardinal; mais si j'entends le moindre propos sur l'honneur de Mlle de Gournay venant de vous, vous aurez affaire à moi. Attendez mademoiselle dans le salon.



Bois-Robert salua et sortit; il ne comprenait absolument rien à ce qui se passait.



Le cardinal s'assura que la porte était bien refermée, et s'approchant de Mlle de Gournay non moins étonnée que Bois-Robert:



– Oui, mademoiselle, lui dit-il, j'ai une grâce à vous demander.



– Laquelle, monseigneur? fit la pauvre vieille fille.



– C'est de reporter vos souvenirs en arrière; cela vous sera facile; vous devez avoir bonne mémoire, n'est-ce pas?



– Excellente, monseigneur, si ce n'est pas trop loin.



– Le renseignement que j'ai à vous demander concerne un fait ou plutôt deux faits qui se sont passés du 9 au 11 mai 1610.



Mlle de Gournay fit un soubresaut à cette date, et regarda le cardinal d'un œil qui trahissait l'inquiétude.



– Du 9 au 11 mai, répéta-t-elle, du 9 au 11 mai 1610, c'est-à-dire l'année même où fut assassiné notre pauvre cher roi Henri IV, le bien-aimé.



– Justement, mademoiselle, et le renseignement que j'ai à vous demander est relatif à sa mort.



Mlle de Gournay ne répondit rien, mais son inquiétude parut redoubler.



– Ne vous inquiétez point, mademoiselle, dit Richelieu, l'espèce d'enquête que je vous fais subir ne vous concerne aucunement. Et, bien loin de vous en vouloir, sachez, pour n'en avoir de reconnaissance qu'à vous même, que c'est à votre fidélité aux bons principes, à cette époque, bien plus qu'à la sollicitation de Bois-Robert, que vous devez la faveur, bien au-dessous de votre mérite, que je viens de vous accorder.



– Excusez-moi, monseigneur, dit la pauvre fille toute troublée, mais je n'y comprends rien.



– Deux mots suffiront pour vous mettre au courant: vous avez connu une femme nommée Jeanne le Voyer, dame de Coëtman?



Cette fois, Mlle de Gournay tressaillit et pâlit visiblement.



– Oui, dit-elle, elle est du même pays que moi, mais d'une trentaine d'années plus jeune, si toutefois elle vit encore.



– Elle vous remit, le 9 ou le 10 mai, elle ne se rappelait plus elle-même le jour précis, une lettre adressée à M. de Sully, mais pour être communiquée au roi Henri IV?



– Le 10 mai, oui, monseigneur.



– Vous savez ce que contenait cette lettre?



– C'était un avis au roi qu'il devait être assassiné.



– La lettre nommait les auteurs du complot?



– Oui, monseigneur, dit la demoiselle de Gournay toute tremblante.



– Vous vous rappelez les personnes dénoncées par la dame de Coëtman?



– Je me les rappelle.



– Voulez-vous me dire leurs noms?



– C'est bien grave, ce que vous me demandez là, monseigneur!



– Vous avez raison; je vais vous les nommer; vous vous contenterez de répondre oui ou non par un signe de tête. Les personnes dénoncées par Mme de Coëtman étaient: la reine-mère, Marie de Médicis, le maréchal d'Ancre et le duc d'Epernon?



La demoiselle de Gournay, plus morte que vive, fit de la tête un signe affirmatif.



– Cette lettre, continua le cardinal, vous la remîtes à M. de Sully, qui eut l'immense tort de ne pas la montrer au roi et vous la rendit, se contentant de lui en parler.



– Tout cela est parfaitement exact, monseigneur, dit Mlle de Gournay.



– Cette lettre, vous l'avez gardée?



– Oui, monseigneur; car deux personnes seulement avaient le droit de me la réclamer; le duc de Sully, auquel elle était adressée, et la dame de Coëtman qui l'avait écrite.



– Vous n'avez jamais entendu reparler de M. de Sully?



– Non, monseigneur.



– Ni de la dame de Coëtman?



– J'ai appris qu'elle avait été arrêtée le 13; je ne l'ai pas revue depuis, et ne sais si elle est morte ou vivante.



– Donc vous avez cette lettre?



– Oui, monseigneur.



– Eh bien, la grâce que j'ai à vous demander, ma chère demoiselle, c'est de me la remettre.



– Impossible, monseigneur, dit Mlle de Gournay avec une fermeté dont un instant auparavant on l'eût crue incapable.



– Pourquoi cela?



– Parce que, comme j'avais l'honneur de le dire, il n'y a qu'un instant, à Votre Eminence, deux personnes seulement ont le droit de me réclamer cette lettre; la dame de Coëtman, qui a été accusée de complicité dans cette sombre et douloureuse affaire et à qui elle peut servir de justification, et M. le duc de Sully.



– La dame de Coëtman n'a pas besoin, à l'heure qu'il est, de justification, attendu qu'elle est morte cette nuit, entre une heure et deux heures, au couvent des Filles repenties.



– Dieu ait son âme! dit Mlle de Gournay en se signant, ce fut une martyre.



– Et quant au duc de Sully, continua le cardinal, s'étant si peu soucié de la lettre depuis dix-huit ans, il est probable qu'il ne s'en soucie pas davantage aujourd'hui.



Mlle de Gournay secoua la tête.



– Je ne puis rien faire qu'avec la permission de M. de Sully, dit-elle, surtout la dame de Coëtman n'étant plus de ce monde.



– Et cependant, dit Richelieu, si je mettais les grâces que je vous ai accordées au prix de cette lettre.



Mlle de Gournay se leva avec une dignité suprême.



– Monseigneur, dit-elle, je suis fille de noblesse et, par conséquent gentilfemme, comme vous êtes gentilhomme… Je mourrai de faim s'il le faut, mais ne ferai point une chose que me reprocherait ma conscience.



– Vous ne mourrez pas de faim, noble fille, et votre conscience ne vous reprochera rien, dit le cardinal avec une visible satisfaction de voir tant de loyauté dans une pauvre faiseuse de livres; j'ai promesse de M. de Sully de vous donner cette permission, et vous allez aller vous-même à l'hôtel de Sully avec mon capitaine des gardes, pour la lui demander.



Puis, appelant à la fois Cavois et Bois-Robert, qui entrèrent chacun par une porte:



– Cavois, dit-il, vous allez conduire de ma part et dans mon carrosse Mlle de Gournay chez M. le duc de Sully; vous ferez en sorte, en me nommant, qu'elle soit introduite sans attendre; puis l'accompagnerez, en carrosse toujours, jusque chez elle, et là elle vous remettra une lettre que vous ne rendrez qu'à moi.

 



Puis s'adressant à Bois-Robert:



– Le Bois, ajouta-t-il, je double la pension de la demoiselle de Gournay, de la bâtarde d'Amadis Jamyn, de ma mie Piaillon et des chat