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Le comte de Monte Cristo

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Le bateau était taillé pour la course, on eût dit une pirogue indienne; ses deux roues semblaient deux ailes avec lesquelles il rasait l’eau comme un oiseau voyageur; Morrel lui-même éprouvait cette espèce d’enivrement de la vitesse; et parfois le vent qui faisait flotter ses cheveux semblait prêt pour un moment à écarter les nuages de son front.

Quant au comte, à mesure qu’il s’éloignait de Paris, une sérénité presque surhumaine semblait l’envelopper comme une auréole. On eût dit d’un exilé qui regagne sa patrie.

Bientôt Marseille, blanche, tiède, vivante; Marseille, la sœur cadette de Tyr et de Carthage, et qui leur a succédé à l’empire de la Méditerranée; Marseille, toujours plus jeune à mesure qu’elle vieillit, apparut à leurs yeux. C’était pour tous deux des aspects féconds en souvenirs que cette tour ronde, ce fort Saint-Nicolas, cet hôtel de ville de Puget, ce port aux quais de briques où tous deux avaient joué enfants.

Aussi, d’un commun accord, s’arrêtèrent-ils tous deux sur la Canebière.

Un navire partait pour Alger; les colis, les passagers entassés sur le pont, la foule des parents, des amis qui disaient adieu, qui criaient et pleuraient, spectacle toujours émouvant, même pour ceux qui assistent tous les jours à ce spectacle, ce mouvement ne put distraire Maximilien d’une idée qui l’avait saisi du moment où il avait posé le pied sur les larges dalles du quai.

«Tenez, dit-il, prenant le bras de Monte-Cristo, voici l’endroit où s’arrêta mon père quand Le Pharaon entra dans le port; ici le brave homme que vous sauviez de la mort et du déshonneur se jeta dans mes bras; je sens encore l’impression de ses larmes sur mon visage, et il ne pleurait pas seul, bien des gens aussi pleuraient en nous voyant.

Monte-Cristo sourit.

«J’étais là», dit-il en montrant à Morrel l’angle d’une rue.

Comme il disait cela, et dans la direction qu’indiquait le comte, on entendit un gémissement douloureux, et l’on vit une femme qui faisait signe à un passager du navire en partance. Cette femme était voilée, Monte-Cristo la suivit des yeux avec une émotion que Morrel eût facilement remarquée, si, tout au contraire du comte, ses yeux à lui n’eussent été fixés sur le bâtiment.

«Oh! mon Dieu! s’écria Morrel, je ne me trompe pas! ce jeune homme qui salue avec son chapeau, ce jeune homme en uniforme, c’est Albert de Morcerf!

– Oui, dit Monte-Cristo, je l’avais reconnu.

– Comment cela? vous regardiez du côté opposé.»

Le comte sourit, comme il faisait quand il ne voulait pas répondre.

Et ses yeux se reportèrent sur la femme voilée, qui disparut au coin de la rue.

Alors il se retourna.

«Cher ami, dit-il à Maximilien, n’avez-vous point quelque chose à faire dans ce pays?

– J’ai à pleurer sur la tombe de mon père, répondit sourdement Morrel.

– C’est bien, allez et attendez-moi là-bas; je vous y rejoindrai.

– Vous me quittez?

– Oui… moi aussi, j’ai une pieuse visite à faire.»

Morrel laissa tomber sa main dans la main que lui tendait le comte; puis, avec un mouvement de tête dont il serait impossible d’exprimer la mélancolie, il quitta le comte et se dirigea vers l’est de la ville.

Monte-Cristo laissa s’éloigner Maximilien, demeurant au même endroit jusqu’à ce qu’il eût disparu, puis alors il s’achemina vers les Allées de Meilhan, afin de retrouver la petite maison que les commencements de cette histoire ont dû rendre familière à nos lecteurs.

Cette maison s’élevait encore à l’ombre de la grande allée de tilleuls qui sert de promenade aux Marseillais oisifs, tapissée de vastes rideaux de vigne qui croisaient, sur la pierre jaunie par l’ardent soleil du Midi, leurs bras noircis et déchiquetés par l’âge. Deux marches de pierre, usées par le frottement des pieds, conduisaient à la porte d’entrée, porte faite de trois planches qui jamais, malgré leurs réparations annuelles, n’avaient connu le mastic et la peinture, attendant patiemment que l’humidité revînt pour les approcher.

Cette maison, toute charmante malgré sa vétusté, toute joyeuse malgré son apparente misère, était bien la même qu’habitait autrefois le père Dantès. Seulement le vieillard habitait la mansarde, et le comte avait mis la maison tout entière à la disposition de Mercédès.

Ce fut là qu’entra cette femme au long voile que Monte-Cristo avait vue s’éloigner du navire en partance, elle en fermait la porte au moment même où il apparaissait à l’angle d’une rue, de sorte qu’il la vit disparaître presque aussitôt qu’il la retrouva.

Pour lui, les marches usées étaient d’anciennes connaissances; il savait mieux que personne ouvrir cette vieille porte, dont un clou à large tête soulevait le loquet intérieur.

Aussi entra-t-il sans frapper, sans prévenir, comme un ami, comme un hôte.

Au bout d’une allée pavée de briques s’ouvrait, riche de chaleur, de soleil et de lumière, un petit jardin, le même où, à la place indiquée, Mercédès avait trouvé la somme dont la délicatesse du comte avait fait remonter le dépôt à vingt-quatre ans; du seuil de la porte de la rue on apercevait les premiers arbres de ce jardin.

Arrivé sur le seuil, Monte-Cristo entendit un soupir qui ressemblait à un sanglot: ce soupir guida son regard, et sous un berceau de jasmin de Virginie au feuillage épais et aux longues fleurs de pourpre, il aperçut Mercédès assise, inclinée et pleurant.

Elle avait relevé son voile, et seule à la face du ciel, le visage caché par ses deux mains, elle donnait librement l’essor à ses soupirs et à ses sanglots, si longtemps contenus par la présence de son fils.

Monte-Cristo fit quelques pas en avant; le sable cria sous ses pieds.

Mercédès releva la tête et poussa un cri d’effroi en voyant un homme devant elle.

«Madame, dit le comte, il n’est plus en mon pouvoir de vous apporter le bonheur, mais je vous offre la consolation: daignerez-vous l’accepter comme vous venant d’un ami?

– Je suis, en effet, bien malheureuse, répondit Mercédès; seule au monde… Je n’avais que mon fils, et il m’a quittée.

– Il a bien fait, madame, répliqua le comte, c’est un noble cœur. Il a compris que tout homme doit un tribut à la patrie: les uns leurs talents, les autres leur industrie; ceux-ci leurs veilles, ceux-là leur sang. En restant avec vous; il eût usé près de vous sa vie devenue inutile, il n’aurait pu s’accoutumer à vos douleurs. Il serait devenu haineux par impuissance: il deviendra grand et fort en luttant contre son adversité qu’il changera en fortune. Laissez-le reconstituer votre avenir à tous deux, madame; j’ose vous promettre qu’il est en de sûres mains.

– Oh! dit la pauvre femme en secouant tristement la tête, cette fortune dont vous parlez, et que du fond de mon âme je prie Dieu de lui accorder, je n’en jouirai pas, moi. Tant de choses se sont brisées en moi et autour de moi, que je me sens près de ma tombe. Vous avez bien fait, monsieur le comte, de me rapprocher de l’endroit où j’ai été si heureuse: c’est là où l’on a été heureux que l’on doit mourir.

– Hélas! dit Monte-Cristo, toutes vos paroles, madame, tombent amères et brûlantes sur mon cœur, d’autant plus amères et plus brûlantes que vous avez raison de me haïr; c’est moi qui ai causé tous vos maux: que ne me plaignez-vous au lieu de m’accuser? vous me rendriez bien plus malheureux encore…

– Vous haïr, vous accuser, vous, Edmond… Haïr, accuser l’homme qui a sauvé la vie de mon fils, car c’était votre intention fatale et sanglante, n’est-ce pas, de tuer à M. de Morcerf ce fils dont il était fier? Oh! regardez-moi, et vous verrez s’il y a en moi l’apparence d’un reproche.»

Le comte souleva son regard et l’arrêta sur Mercédès qui, à moitié debout, étendait ses deux mains vers lui.

«Oh! regardez-moi, continua-t-elle avec un sentiment de profonde mélancolie; on peut supporter l’éclat de mes yeux aujourd’hui, ce n’est plus le temps où je venais sourire à Edmond Dantès, qui m’attendait là-haut, à la fenêtre de cette mansarde qu’habitait son vieux père… Depuis ce temps, bien des jours douloureux se sont écoulés, qui ont creusé comme un abîme entre moi et ce temps. Vous accuser, Edmond, vous haïr, mon ami! non, c’est moi que j’accuse et que je hais! Oh! misérable que je suis! s’écria-t-elle en joignant les mains et en levant les yeux au ciel. Ai-je été punie!… J’avais la religion, l’innocence, l’amour, ces trois bonheurs qui font les anges, et, misérable que je suis, j’ai douté de Dieu!»

Monte-Cristo fit un pas vers elle et silencieusement lui tendit la main.

«Non, dit-elle en retirant doucement la sienne, non, mon ami, ne me touchez pas. Vous m’avez épargnée, et cependant de tous ceux que vous avez frappés, j’étais la plus coupable. Tous les autres ont agi par haine, par cupidité, par égoïsme; moi, j’ai agi par lâcheté. Eux désiraient, moi, j’ai eu peur. Non, ne me pressez pas ma main. Edmond, vous méditez quelque parole affectueuse, je le sens, ne la dites pas: gardez-la pour une autre, je n’en suis plus digne, moi. Voyez… (elle découvrit tout à fait son visage), voyez, le malheur a fait mes cheveux gris; mes yeux ont tant versé de larmes qu’ils sont cerclés de veines violettes; mon front se ride. Vous, au contraire, Edmond, vous êtes toujours jeune, toujours beau, toujours fier. C’est que vous avez eu la foi, vous; c’est que vous avez eu la force; c’est que vous vous êtes reposé en Dieu, et que Dieu vous a soutenu. Moi, j’ai été lâche, moi, j’ai renié; Dieu m’a abandonnée, et me voilà.»

Mercédès fondit en larmes, le cœur de la femme se brisait au choc des souvenirs.

Monte-Cristo prit sa main et la baisa respectueusement, mais elle sentit elle-même que ce baiser était sans ardeur, comme celui que le comte eût déposé sur la main de marbre de la statue d’une sainte.

«Il y a, continua-t-elle, des existences prédestinées dont une première faute brise tout l’avenir. Je vous croyais mort, j’eusse dû mourir; car à quoi a-t-il servi que j’aie porté éternellement votre deuil dans mon cœur? à faire d’une femme de trente-neuf ans une femme de cinquante, voilà tout. À quoi a-t-il servi que, seule entre tous, vous ayant reconnu, j’aie seulement sauvé mon fils? Ne devais-je pas aussi sauver l’homme, si coupable qu’il fût, que j’avais accepté pour époux? cependant je l’ai laissé mourir; que dis-je mon Dieu! j’ai contribué à sa mort par ma lâche insensibilité, par mon mépris, ne me rappelant pas, ne voulant pas me rappeler que c’était pour moi qu’il s’était fait parjure et traître! À quoi sert enfin que j’aie accompagné mon fils jusqu’ici, puisque ici je l’abandonne, puisque je le laisse partir seul, puisque je le livre à cette terre dévorante d’Afrique? Oh! j’ai été lâche, vous dis-je; j’ai renié mon amour, et, comme les renégats, je porte malheur à tout ce qui m’environne!

 

– Non, Mercédès, dit Monte-Cristo, non; reprenez meilleure opinion de vous-même. Non; vous êtes une noble et sainte femme, et vous m’aviez désarmé par votre douleur; mais, derrière moi, invisible, inconnu, irrité, il y avait Dieu, dont je n’étais que le mandataire et qui n’a pas voulu retenir la foudre que j’avais lancée. Oh! j’adjure ce Dieu, aux pieds duquel depuis dix ans je me prosterne chaque jour, j’atteste ce Dieu que je vous avais fait le sacrifice de ma vie, et avec ma vie celui des projets qui y étaient enchaînés. Mais, je le dis avec orgueil, Mercédès, Dieu avait besoin de moi, et j’ai vécu. Examinez le passé, examinez le présent, tâchez de deviner l’avenir, et voyez si je ne suis pas l’instrument du Seigneur; les plus affreux malheurs, les plus cruelles souffrances, l’abandon de tous ceux qui m’aimaient, la persécution de ceux qui ne me connaissaient pas, voilà la première partie de ma vie puis, tout à coup, après la captivité, la solitude, là misère, l’air, la liberté, une fortune si éclatante, si prestigieuse, si démesurée, que, à moins d’être aveugle, j’ai dû penser que Dieu me l’envoyait dans de grands desseins. Dès lors, cette fortune m’a semblé être un sacerdoce; dès lors, plus une pensée en moi pour cette vie dont vous, pauvre femme, vous avez parfois savouré la douceur; pas une heure de calme, pas une: je me sentais poussé comme le nuage de feu passant dans le ciel pour aller brûler les villes maudites. Comme ces aventureux capitaines qui s’embarquent pour un dangereux voyage, qui méditent une périlleuse expédition, je préparais les vivres, je chargeais les armes, j’amassais les moyens d’attaque et de défense, habituant mon corps aux exercices les plus violents, mon âme aux chocs les plus rudes, instruisant mon bras à tuer, mes yeux à voir souffrir, ma bouche à sourire aux aspects les plus terribles; de bon, de confiant, d’oublieux que j’étais, je me suis fait vindicatif, dissimulé, méchant, ou plutôt impassible comme la sourde et aveugle fatalité. Alors, je me suis lancé dans la voie qui m’était ouverte, j’ai franchi l’espace, j’ai touché au but: malheur à ceux que j’ai rencontrés sur mon chemin!

– Assez! dit Mercédès, assez, Edmond! croyez que celle qui a pu seule vous reconnaître a pu seule aussi vous comprendre. Or, Edmond, celle qui a su vous reconnaître, celle qui a pu vous comprendre, celle-là, l’eussiez-vous rencontrée sur votre route et l’eussiez-vous brisée comme verre, celle-là a dû vous admirer, Edmond! Comme il y a un abîme entre moi et le passé, il y a un abîme entre vous et les autres hommes, et ma plus douloureuse torture, je vous le dis, c’est de comparer; car il n’y a rien au monde qui vous vaille, rien qui vous ressemble. Maintenant, dites-moi adieu, Edmond, et séparons-nous.

– Avant que je vous quitte, que désirez-vous, Mercédès? demanda Monte-Cristo.

– Je ne désire qu’une chose, Edmond: que mon fils soit heureux.

– Priez le Seigneur, qui seul tient l’existence des hommes entre ses mains, d’écarter la mort de lui, moi, je me charge du reste.

– Merci, Edmond.

– Mais vous Mercédès?

– Moi je n’ai besoin de rien, je vis entre deux tombes: l’une est celle d’Edmond Dantès, mort il y a si longtemps; je l’aimais! Ce mot ne sied plus à ma lèvre flétrie, mais mon cœur se souvient encore, et pour rien au monde je ne voudrais perdre cette mémoire du cœur. L’autre est celle d’un homme qu’Edmond Dantès a tué; j’approuve le meurtre, mais je dois prier pour le mort.

– Votre fils sera heureux, madame, répéta le comte.

– Alors je serai aussi heureuse que je puis l’être.

– Mais… enfin… que ferez-vous?»

Mercédès sourit tristement.

«Vous dire que je vivrai dans ce pays comme la Mercédès d’autrefois, c’est-à-dire en travaillant, vous ne le croiriez pas; je ne sais plus que prier, mais je n’ai point besoin de travailler; le petit trésor enfoui par vous s’est retrouvé à la place que vous avez indiquée; on cherchera qui je suis, on demandera ce que je fais, on ignorera comment je vis, qu’importe! c’est une affaire entre Dieu, vous et moi.

– Mercédès, dit le comte, je ne vous en fais pas un reproche, mais vous avez exagéré le sacrifice en abandonnant toute cette fortune amassée par M. de Morcerf, et dont la moitié revenait de droit à votre économie et à votre vigilance.

– Je vois ce que vous m’allez proposer; mais je ne puis accepter, Edmond, mon fils me le défendrait.

– Aussi me garderai-je de rien faire pour vous qui n’ait l’approbation de M. Albert de Morcerf. Je saurai ses intentions et m’y soumettrai. Mais, s’il accepte ce que je veux faire, l’imiterez-vous sans répugnance?

– Vous savez, Edmond, que je ne suis plus une créature pensante; de détermination, je n’en ai pas sinon celle de n’en prendre jamais. Dieu m’a tellement secouée dans ses orages que j’en ai perdu la volonté. Je suis entre ses mains comme un passereau aux serres de l’aigle. Il ne veut pas que je meure puisque je vis. S’il m’envoie des secours, c’est qu’il le voudra et je les prendrai.

– Prenez garde, madame, dit Monte-Cristo, ce n’est pas ainsi qu’on adore Dieu! Dieu veut qu’on le comprenne et qu’on discute sa puissance: c’est pour cela qu’il nous a donné le libre arbitre.

– Malheureux! s’écria Mercédès, ne me parlez pas ainsi; si je croyais que Dieu m’eût donné le libre arbitre, que me resterait-il donc pour me sauver du désespoir!»

Monte-Cristo pâlit légèrement et baissa la tête, écrasé par cette véhémence de la douleur.

«Ne voulez-vous pas me dire au revoir? fit-il en lui tendant la main.

– Au contraire, je vous dis au revoir, répliqua Mercédès en lui montrant le ciel avec solennité; c’est vous prouver que j’espère encore.»

Et après avoir touché la main du comte de sa main frissonnante, Mercédès s’élança dans l’escalier et disparut aux yeux du comte.

Monte-Cristo alors sortit lentement de la maison et reprit le chemin du port.

Mais Mercédès ne le vit point s’éloigner, quoiqu’elle fût à la fenêtre de la petite chambre du père de Danglars. Ses yeux cherchaient au loin le bâtiment qui emportait son fils vers la vaste mer.

Il est vrai que sa voix, comme malgré elle, murmurait tout bas:

«Edmond, Edmond, Edmond!»

CXIII. Le passé

Le comte sortit l’âme navrée de cette maison où il laissait Mercédès pour ne plus la revoir jamais, selon toute probabilité.

Depuis la mort du petit Édouard, un grand changement s’était fait dans Monte-Cristo. Arrivé au sommet de sa vengeance par la pente lente et tortueuse qu’il avait suivie, il avait vu de l’autre côté de la montagne l’abîme du doute.

Il y avait plus: cette conversation qu’il venait d’avoir avec Mercédès avait éveillé tant de souvenirs dans son cœur, que ces souvenirs eux-mêmes avaient besoin d’être combattus.

Un homme de la trempe du comte ne pouvait flotter longtemps dans cette mélancolie qui peut faire vivre les esprits vulgaires en leur donnant une originalité apparente, mais qui tue les âmes supérieures. Le comte se dit que pour en être presque arrivé à se blâmer lui-même, il fallait qu’une erreur se fût glissée dans ses calculs.

«Je regarde mal le passé, dit-il, et ne puis m’être trompé ainsi.

«Quoi! continua-t-il, le but que je m’étais proposé serait un but insensé! Quoi! j’aurais fait fausse route depuis dix ans! Quoi! une heure aurait suffi pour prouver à l’architecte que l’œuvre de toutes ses espérances était une œuvre, sinon impossible, du moins sacrilège!

«Je ne veux pas m’habituer à cette idée, elle me rendrait fou. Ce qui manque à mes raisonnements d’aujourd’hui, c’est l’appréciation exacte du passé parce que je revois ce passé de l’autre bout de l’horizon. En effet, à mesure qu’on s’avance, le passé, pareil au paysage à travers lequel on marche, s’efface à mesure qu’on s’éloigne. Il m’arrive ce qui arrive aux gens qui se sont blessés en rêve, ils regardent et sentent leur blessure, et ne se souviennent pas de l’avoir reçue.

«Allons donc, homme régénéré; allons, riche extravagant; allons, dormeur éveillé; allons, visionnaire tout-puissant; allons, millionnaire invincible, reprends pour un instant cette funeste perspective de la vie misérable et affamée; repasse par les chemins où la fatalité t’a poussé, où le malheur t’a conduit, où le désespoir t’a reçu; trop de diamants, d’or et de bonheur rayonnent aujourd’hui sur les verres de ce miroir où Monte-Cristo regarde Dantès, cache ces diamants, souille cet or, efface ces rayons; riche, retrouve le pauvre; libre, retrouve le prisonnier, ressuscité, retrouve le cadavre.»

Et tout en disant cela à lui-même, Monte-Cristo suivait la rue de la Caisserie. C’était la même par laquelle, vingt-quatre ans auparavant, il avait été conduit par une garde silencieuse et nocturne; ces maisons, à l’aspect riant et animé, elles étaient cette nuit-là sombres, muettes et fermées.

«Ce sont cependant les mêmes, murmura Monte-Cristo, seulement alors il faisait nuit, aujourd’hui il fait grand jour; c’est le soleil qui éclaire tout cela et qui rend tout cela joyeux.»

Il descendit sur le quai par la rue Saint-Laurent, et s’avança vers la Consigne: c’était le point du port où il avait été embarqué. Un bateau de promenade passait avec son dais de coutil; Monte-Cristo appela le patron, qui nagea aussitôt vers lui avec l’empressement que mettent à cet exercice les bateliers qui flairent une bonne aubaine.

Le temps était magnifique, le voyage fut une fête. À l’horizon le soleil descendait, rouge et flamboyant, dans les flots qui s’embrasaient à son approche; la mer, unie comme un miroir, se ridait parfois sous les bonds des poissons qui, poursuivis par quelque ennemi caché, s’élançaient hors de l’eau pour demander leur salut à un autre élément, enfin, à l’horizon l’on voyait passer, blanches et gracieuses comme des mouettes voyageuses, les barques de pécheurs qui se rendent aux Martigues, ou les bâtiments marchands chargés pour la Corse ou pour l’Espagne.

Malgré ce beau ciel, malgré ces barques aux gracieux contours, malgré cette lumière dorée qui inondait le paysage, le comte, enveloppé dans son manteau, se rappelait, un à un, tous les détails du terrible voyage: cette lumière unique et isolée, brûlant aux Catalans, cette vue du château d’If qui lui apprit où on le menait, cette lutte avec les gendarmes lorsqu’il voulut se précipiter dans la mer, son désespoir quand il se sentit vaincu, et cette sensation froide du bout du canon de la carabine appuyée sur sa tempe comme un anneau de glace.

Et peu à peu, comme ces sources desséchées par l’été, qui lorsque s’amassent les nuages d’automne s’humectent peu à peu et commencent à sourdre goutte à goutte, le comte de Monte-Cristo sentit également sourdre dans sa poitrine ce vieux fiel extravasé qui avait autrefois inondé le cœur d’Edmond Dantès.

Pour lui dès lors plus de beau ciel, plus de barques gracieuses, plus d’ardente lumière; le ciel se voila de crêpes funèbres, et l’apparition du noir géant qu’on appelle le château d’If le fit tressaillir, comme si lui fût apparu tout à coup le fantôme d’un ennemi mortel.

On arriva.

Instinctivement le comte se recula jusqu’à extrémité de la barque. Le patron avait beau lui dire de sa voix la plus caressante:

«Nous abordons, monsieur.»

Monte-Cristo se rappela qu’à ce même endroit, sur ce même rocher, il avait été violemment traîné par ses gardes, et qu’on l’avait forcé de monter cette rampe en lui piquant les reins avec la pointe d’une baïonnette.

La route avait autrefois semblé bien longue à Dantès. Monte-Cristo l’avait trouvée bien courte chaque coup de rame avait fait jaillir avec la poussière humide de la mer un million de pensées et de souvenirs.

Depuis la révolution de Juillet, il n’y avait plus de prisonniers au château d’If; un poste destiné à empêcher de faire la contrebande habitait seul ses corps de garde; un concierge attendait les curieux à la porte pour leur montrer ce monument de terreur, devenu un monument de curiosité.

 

Et cependant, quoiqu’il fût instruit de tous ces détails, lorsqu’il entra sous la voûte, lorsqu’il descendit l’escalier noir, lorsqu’il fut conduit aux cachots qu’il avait demandé à voir, une froide pâleur envahit son front, dont la sueur glacée fut refoulée jusqu’à son cœur.

Le comte s’informa s’il restait encore quelque ancien guichetier du temps de la Restauration, tous avaient été mis à la retraite ou étaient passés à d’autres emplois. Le concierge qui le conduisait était là depuis 1830 seulement.

On le conduisit dans son propre cachot.

Il revit le jour blafard filtrant par l’étroit soupirail; il revit la place où était le lit, enlevé depuis, et, derrière le lit, quoique bouchée, mais visible encore par ses pierres plus neuves, l’ouverture percée par l’abbé Faria.

Monte-Cristo sentit ses jambes faiblir; il prit un escabeau de bois et s’assit dessus.

«Conte-t-on quelques histoires sur ce château autres que celle de l’emprisonnement de Mirabeau? demanda le comte; y a-t-il quelque tradition sur ces lugubres demeures où l’on hésite à croire que des hommes aient jamais enfermé un homme vivant?

– Oui, monsieur, dit le concierge, et sur ce cachot même, le guichetier Antoine m’en a transmis une.»

Monte-Cristo tressaillit. Ce guichetier Antoine était son guichetier. Il avait à peu près oublié son nom et son visage; mais, à son nom prononcé, il le revit tel qu’il était, avec sa figure cerclée de barbe, sa veste brune et son trousseau de clefs, dont il lui semblait encore entendre le tintement.

Le comte se retourna et crut le voir dans l’ombre du corridor, rendue plus épaisse par la lumière de la torche qui brûlait aux mains du concierge.

«Monsieur veut-il que je la lui raconte? demanda le concierge.

– Oui, fit Monte-Cristo, dites.»

Et il mit sa main sur sa poitrine pour comprimer un violent battement de cœur, effrayé d’entendre raconter sa propre histoire.

«Dites, répéta-t-il.

– Ce cachot, reprit le concierge, était habité par un prisonnier, il y a longtemps de cela, un homme fort dangereux, à ce qu’il paraît, et d’autant plus dangereux qu’il était plein d’industrie. Un autre homme habitait ce château en même temps que lui; celui-là n’était pas méchant; c’était un pauvre prêtre qui était fou.

– Ah! oui, fou, répéta Monte-Cristo; et quelle était sa folie?

– Il offrait des millions si on voulait lui rendre la liberté.»

Monte-Cristo leva les yeux au ciel, mais il ne vit pas le ciel: il y avait un voile de pierre entre lui et le firmament. Il songea qu’il y avait eu un voile non moins épais entre les yeux de ceux à qui l’abbé Faria offrait des trésors et ces trésors qu’il leur offrait.

«Les prisonniers pouvaient-ils se voir? demanda Monte-Cristo.

– Oh! non, monsieur, c’était expressément détendu; mais ils éludèrent la défense en perçant une galerie qui allait d’un cachot à l’autre.

– Et lequel des deux perça cette galerie?

– Oh! ce fut le jeune homme, bien certainement dit le concierge; le jeune homme était industrieux et fort, tandis que le pauvre abbé était vieux et faible; d’ailleurs il avait l’esprit trop vacillant pour suivre une idée.

– Aveugles!… murmura Monte-Cristo.

– Tant il y a, continua le concierge, que le jeune perça donc une galerie; avec quoi? l’on n’en sait rien mais il la perça, et la preuve, c’est qu’on en voit encore la trace; tenez, la voyez-vous?»

Et il approcha sa torche de la muraille.

«Ah! oui, vraiment, fit le comte d’une voix assourdie par l’émotion.

– Il en résulta que les deux prisonniers communiquèrent ensemble. Combien de temps dura cette communication? on n’en sait rien. Or, un jour le vieux prisonnier tomba malade et mourut. Devinez ce que fit le jeune? fit le concierge en s’interrompant.

– Dites.

– Il emporta le défunt, qu’il coucha dans son propre lit, le nez tourné à la muraille, puis il revint dans le cachot vide, boucha le trou, et se glissa dans le sac du mort. Avez-vous jamais vu une idée pareille?»

Monte-Cristo ferma les yeux et se sentit repasser par toutes les impressions qu’il avait éprouvées lorsque cette toile grossière, encore empreinte de ce froid que le cadavre lui avait communiqué, lui avait frotté le visage.

Le guichetier continua:

«Voyez-vous, voilà quel était son projet: il croyait qu’on enterrait les morts au château d’If, et comme il se doutait bien qu’on ne faisait pas de frais de cercueil pour les prisonniers, il comptait lever la terre avec ses épaules, mais il y avait malheureusement au château une coutume qui dérangeait son projet: on n’enterrait pas les morts; on se contentait de leur attacher un boulet aux pieds et de les lancer à la mer: c’est ce qui fut fait. Notre homme fut jeté à l’eau du haut de la galerie; le lendemain on retrouva le vrai mort dans son lit, et l’on devina tout, car les ensevelisseurs dirent alors ce qu’ils n’avaient pas osé dire jusque-là, c’est qu’au moment où le corps avait été lancé dans le vide ils avaient entendu un cri terrible, étouffé à l’instant même par l’eau dans laquelle il avait disparu.

Le comte respira péniblement, la sueur coulait sur son front, l’angoisse serrait son cœur.

«Non! murmura-t-il, non! ce doute que j’ai éprouvé, c’était un commencement d’oubli; mais ici le cœur se creuse de nouveau et redevient affamé de vengeance.»

«Et le prisonnier, demanda-t-il, on n’en a jamais entendu parler?

– Jamais, au grand jamais; vous comprenez, de deux choses l’une, ou il est tombé à plat, et, comme il tombait d’une cinquantaine de pieds, il se sera tué sur le coup.

– Vous avez dit qu’on lui avait attaché un boulet aux pieds: il sera tombé debout.

– Ou il est tombé debout, reprit le concierge, et alors le poids du boulet l’aura entraîné au fond, où il est resté, pauvre cher homme!

– Vous le plaignez?

– Ma foi, oui, quoiqu’il fût dans son élément.

– Que voulez-vous dire?

– Qu’il y avait un bruit qui courait que ce malheureux était, dans son temps, un officier de marine détenu pour bonapartisme.»

«Vérité, murmura le comte, Dieu t’a faite pour surnager au-dessus des flots et des flammes. Ainsi le pauvre marin vit dans le souvenir de quelques conteurs; on récite sa terrible histoire au coin du foyer et l’on frissonne au moment où il fendit l’espace pour s’engloutir dans la profonde mer.»

«On n’a jamais su son nom? demanda tout haut le comte.

– Ah! bien oui, dit le gardien, comment? il n’était connu que sous le nom du numéro 34.

– Villefort, Villefort! murmura Monte-Cristo, voilà ce que bien des fois tu as dû te dire quand mon spectre importunait tes insomnies.

– Monsieur veut-il continuer la visite? demanda le concierge.

– Oui, surtout si vous voulez me montrer la chambre du pauvre abbé.

– Ah! du numéro 27»

– Oui, du numéro 27», répéta Monte-Cristo.

Et il lui sembla encore entendre la voix de l’abbé Faria lorsqu’il lui avait demandé son nom, et que celui-ci avait crié ce numéro à travers la muraille.

«Venez.

– Attendez, dit Monte-Cristo, que je jette un dernier regard sur toutes les faces de ce cachot.

– Cela tombe bien, dit le guide, j’ai oublié la clef de l’autre.

– Allez la chercher.

– Je vous laisse la torche.

– Non, emportez-la.

– Mais vous allez rester sans lumière.

– J’y vois la nuit.

– Tiens, c’est comme lui.

– Qui, lui?

– Le numéro 34. On dit qu’il s’était tellement habitué à l’obscurité, qu’il eût vu une épingle dans le coin le plus obscur de son cachot.

– Il lui a fallu dix ans pour en arriver là», murmura le comte.

Le guide s’éloigna emportant la torche.

Le comte avait dit vrai: à peine fut-il depuis quelques secondes dans l’obscurité, qu’il distingua tout comme en plein jour.

Alors il regarda tout autour de lui, alors il reconnut bien réellement son cachot.