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Le comte de Monte Cristo

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LIX. Le testament

Au moment où Barrois sortit, Noirtier regarda Valentine avec cet intérêt malicieux qui annonçait tant de choses. La jeune fille comprit ce regard et Villefort aussi, car son front se rembrunit et son sourcil se fronça.



Il prit un siège, s’installa dans la chambre du paralytique et attendit.



Noirtier le regardait faire avec une parfaite indifférence; mais, du coin de l’œil, il avait ordonné à Valentine de ne point s’inquiéter et de rester aussi.



Trois quarts d’heure après, le domestique rentra avec le notaire.



«Monsieur, dit Villefort après les premières salutations, vous êtes mandé par M. Noirtier de Villefort, que voici; une paralysie générale lui a ôté l’usage des membres et de la voix, et nous seuls, à grand-peine, parvenons à saisir quelques lambeaux de ses pensées.»



Noirtier fit de l’œil un appel à Valentine, appel si sérieux et si impératif, qu’elle répondit sur-le-champ:



«Moi, monsieur, je comprends tout ce que veut dire mon grand-père.



– C’est vrai, ajouta Barrois, tout, absolument tout, comme je le disais à monsieur en venant.



– Permettez, monsieur, et vous aussi, mademoiselle, dit le notaire en s’adressant à Villefort et à Valentine, c’est là un de ces cas où l’officier public ne peut inconsidérément procéder sans assumer une responsabilité dangereuse. La première nécessité pour qu’un acte soit valable est que le notaire soit bien convaincu qu’il a fidèlement interprété la volonté de celui qui la dicte. Or, je ne puis pas moi-même être sûr de l’approbation ou de l’improbation d’un client qui ne parle pas; et comme l’objet de ses désirs et de ses répugnances, vu son mutisme, ne peut m’être prouvé clairement, mon ministère est plus qu’inutile et serait illégalement exercé.»



Le notaire fit un pas pour se retirer. Un imperceptible sourire de triomphe se dessina sur les lèvres du procureur du roi. De son côté, Noirtier regarda Valentine avec une telle expression de douleur, qu’elle se plaça sur le chemin du notaire.



«Monsieur, dit-elle, la langue que je parle avec mon grand-père est une langue qui se peut apprendre facilement, et de même que je la comprends, je puis en quelques minutes vous amener à la comprendre. Que vous faut-il, voyons, monsieur, pour arriver à la parfaite édification de votre conscience?



– Ce qui est nécessaire pour que nos actes soient valables, mademoiselle, répondit le notaire, c’est-à-dire la certitude de l’approbation ou de l’improbation. On peut tester malade de corps, mais il faut tester sain d’esprit.



– Eh bien, monsieur, avec deux signes vous acquerrez cette certitude que mon grand-père n’a jamais mieux joui qu’à cette heure de la plénitude de son intelligence. M. Noirtier, privé de sa voix, privé du mouvement, ferme les yeux quand il veut dire oui, et les cligne à plusieurs reprises quand il veut dire non. Vous en savez assez maintenant pour causer avec M. Noirtier, essayez.»



Le regard que lança le vieillard à Valentine était si humide de tendresse et de reconnaissance, qu’il fut compris du notaire lui-même.



«Vous avez entendu et compris ce que vient de dire votre petite-fille, monsieur?» demanda le notaire.



Noirtier ferma doucement les yeux, et les rouvrit après un instant.



«Et vous approuvez ce qu’elle a dit? c’est-à-dire que les signes indiqués par elle sont bien ceux à l’aide desquels vous faites comprendre votre pensée?



– Oui, fit encore le vieillard.



– C’est vous qui m’avez fait demander?



– Oui.



– Pour faire votre testament?



– Oui.



– Et vous ne voulez pas que je me retire sans avoir fait ce testament?»



Le paralytique cligna vivement et à plusieurs reprises ses yeux.



«Eh bien, monsieur, comprenez-vous, maintenant, demanda la jeune fille, et votre conscience sera-t-elle en repos?»



Mais avant que le notaire eût pu répondre, Villefort le tira à part:



«Monsieur, dit-il, croyez-vous qu’un homme puisse supporter impunément un choc physique aussi terrible que celui qu’a éprouvé M. Noirtier de Villefort, sans que le moral ait reçu lui-même une grave atteinte?



– Ce n’est point cela précisément qui m’inquiète, monsieur, répondit le notaire, mais je me demande comment nous arriverons à deviner les pensées, afin de provoquer les réponses.



– Vous voyez donc que c’est impossible», dit Villefort.



Valentine et le vieillard entendaient cette conversation. Noirtier arrêta son regard si fixe et si ferme sur Valentine, que ce regard appelait évidemment une riposte.



«Monsieur, dit-elle, que cela ne vous inquiète point: si difficile qu’il soit, ou plutôt qu’il vous paraisse de découvrir la pensée de mon grand-père, je vous la révélerai, moi, de façon à lever tous les doutes à cet égard. Voilà six ans que je suis près de M. Noirtier, et, qu’il le dise lui-même, si, depuis six ans, un seul de ses désirs est resté enseveli dans son cœur faute de pouvoir me le faire comprendre?



– Non, fit le vieillard.



– Essayons donc, dit le notaire; vous acceptez mademoiselle pour votre interprète?»



Le paralytique fit signe que oui.



«Bien; voyons, monsieur, que désirez-vous de moi, et quel est l’acte que vous désirez faire?»



Valentine nomma toutes les lettres de l’alphabet jusqu’à la lettre T. À cette lettre, l’éloquent coup d’œil de Noirtier arrêta.



«C’est la lettre T que monsieur demande, dit le notaire; la chose est visible.



– Attendez», dit Valentine; puis, se retournant vers son grand-père: «Ta… te…»



Le vieillard arrêta à la seconde de ces syllabes.



Alors Valentine prit le dictionnaire, et aux yeux du notaire attentif elle feuilleta les pages.



«Testament, dit son doigt arrêté par le coup d’œil de Noirtier.



– Testament! s’écria le notaire, la chose est visible, monsieur veut tester.



– Oui, fit Noirtier à plusieurs reprises.



– Voilà qui est merveilleux, monsieur, convenez-en, dit le notaire à Villefort stupéfait.



– En effet, répliqua-t-il, et plus merveilleux encore serait ce testament; car, enfin, je ne pense pas que les articles se viennent ranger sur le papier, mot par mot, sans l’intelligente inspiration de ma fille. Or, Valentine sera peut-être un peu trop intéressée à ce testament pour être un interprète convenable des obscures volontés de M. Noirtier de Villefort.



– Non, non! fit le paralytique.



– Comment! dit M. de Villefort, Valentine n’est point intéressée à votre testament?



– Non, fit Noirtier.



– Monsieur, dit le notaire, qui, enchanté de cette épreuve, se promettait de raconter dans le monde les détails de cet épisode pittoresque; monsieur, rien ne me paraît plus facile maintenant que ce que tout à l’heure je regardais comme une chose impossible, et ce testament sera tout simplement un testament mystique, c’est-à-dire prévu et autorisé par la loi pourvu qu’il soit lu en face de sept témoins, approuvé par le testateur devant eux, et fermé par le notaire, toujours devant eux. Quant au temps, il durera à peine plus longtemps qu’un testament ordinaire; il y a d’abord les formules consacrées et qui sont toujours les mêmes, et quant aux détails, la plupart seront fournis par l’état même des affaires du testateur et par vous qui, les ayant gérées, les connaissez. Mais d’ailleurs, pour que cet acte demeure inattaquable, nous allons lui donner l’authenticité la plus complète; l’un de mes confrères me servira d’aide et, contre les habitudes, assistera à la dictée. Êtes-vous satisfait, monsieur? continua le notaire en s’adressant au vieillard.



– Oui», répondit Noirtier, radieux d’être compris.



«Que va-t-il faire?» se demanda Villefort à qui sa haute position commandait tant de réserve, et qui d’ailleurs, ne pouvait deviner vers quel but tendait son père.



Il se retourna donc pour envoyer chercher le deuxième notaire désigné par le premier; mais Barrois, qui avait tout entendu et qui avait deviné le désir de son maître, était déjà parti.



Alors le procureur du roi fit dire à sa femme de monter.



Au bout d’un quart d’heure, tout le monde était réuni dans la chambre du paralytique, et le second notaire était arrivé.



En peu de mots les deux officiers ministériels furent d’accord. On lut à Noirtier une formule de testament vague, banale; puis pour commencer, pour ainsi dire l’investigation de son intelligence, le premier notaire se retournant de son côté, lui dit:



«Lorsqu’on fait son testament, monsieur, c’est en faveur de quelqu’un.



– Oui, fit Noirtier.



– Avez-vous quelque idée du chiffre auquel se monte votre fortune?



– Oui.



– Je vais vous nommer plusieurs chiffres qui monteront successivement; vous m’arrêterez quand j’aurai atteint celui que vous croirez être le vôtre.



– Oui.»



Il y avait dans cet interrogatoire une espèce de solennité; d’ailleurs jamais la lutte de l’intelligence contre la matière n’avait peut-être été plus visible; et si ce n’était un sublime, comme nous allions le dire, c’était au moins un curieux spectacle.



On faisait cercle autour de Villefort, le second notaire était assis à une table, tout prêt à écrire; le premier notaire se tenait debout devant lui et interrogeait.



«Votre fortune dépasse trois cent mille francs n’est-ce pas? · demanda-t-il.



Noirtier fit signe que oui.



«Possédez-vous quatre cent mille francs?» demanda le notaire.



Noirtier resta immobile.



«Cinq cent mille?



Même immobilité.



«Six cent mille? sept cent mille? huit cent mille? neuf cent mille?»



Noirtier fit signe que oui.



«Vous possédez neuf cent mille francs?



– Oui.



– En immeubles?» demanda le notaire.



Noirtier fit signe que non.



«En inscriptions de rentes?»



Noirtier fit signe que oui.



«Ces inscriptions sont entre vos mains?»



Un coup d’œil adressé à Barrois fit sortir le vieux serviteur, qui revint un instant après avec une petite cassette.

 



«Permettez-vous qu’on ouvre cette cassette? demanda le notaire.



Noirtier fit signe que oui.



On ouvrit la cassette et l’on trouva pour neuf cent mille francs d’inscriptions sur le Grand-Livre.



Le premier notaire passa, les unes après les autres, chaque inscription à son collègue; le compte y était, comme l’avait accusé Noirtier.



«C’est bien cela, dit-il; il est évident que l’intelligence est dans toute sa force et dans toute son étendue.»



Puis, se retournant vers le paralytique:



«Donc, lui dit-il, vous possédez neuf cent mille francs de capital, qui, à la façon dont ils sont placés, doivent vous produire quarante mille livres de rente à peu près?



– Oui, fit Noirtier.



– À qui désirez-vous laisser cette fortune?



– Oh! dit Mme de Villefort, cela n’est point douteux; M. Noirtier aime uniquement sa petite-fille, Mlle Valentine de Villefort: c’est elle qui le soigne depuis six ans; elle a su captiver par ses soins assidus l’affection de son grand-père, et je dirai presque sa reconnaissance; il est donc juste qu’elle recueille le prix de son dévouement.»



L’œil de Noirtier lança un éclair comme s’il n’était pas dupe de ce faux assentiment donné par Mme de Villefort aux intentions qu’elle lui supposait.



«Est-ce donc à Mlle Valentine de Villefort que vous laissez ces neuf cent mille francs?» demanda le notaire, qui croyait n’avoir plus qu’à enregistrer cette clause, mais qui tenait à s’assurer cependant de l’assentiment de Noirtier, et voulait faire constater cet assentiment par tous les témoins de cette étrange scène.



Valentine avait fait un pas en arrière et pleurait, les yeux baissés; le vieillard la regarda un instant avec l’expression d’une profonde tendresse; puis se retournant vers le notaire, il cligna des yeux de la façon la plus significative.



«Non? dit le notaire; comment ce n’est pas Mlle Valentine de Villefort que vous instituez pour votre légataire universelle?»



Noirtier fit signe que non.



«Vous ne vous trompez pas? s’écria le notaire étonné; vous dites bien non?



– Non! répéta Noirtier, non!»



Valentine releva la tête; elle était stupéfaite, non pas de son exhérédation, mais d’avoir provoqué le sentiment qui dicte d’ordinaire de pareils actes.



Mais Noirtier la regarda avec une si profonde expression de tendresse qu’elle s’écria:



«Oh! mon bon père, je le vois bien, ce n’est que votre fortune que vous m’ôtez, mais vous me laissez toujours votre cœur?



– Oh! oui, bien certainement, dirent les yeux du paralytique, se fermant avec une expression à laquelle Valentine ne pouvait se tromper.



– Merci! merci!» murmura la jeune fille.



Cependant ce refus avait fait naître dans le cœur de Mme de Villefort une espérance inattendue; elle se rapprocha du vieillard.



«Alors c’est donc à votre petit-fils Édouard de Villefort que vous laissez votre fortune, cher monsieur Noirtier?» demanda la mère.



Le clignement des yeux fut terrible: il exprimait presque la haine.



«Non, fit le notaire; alors c’est à monsieur votre fils ici présent?



– Non», répliqua le vieillard.



Les deux notaires se regardèrent stupéfaits; Villefort et sa femme se sentaient rougir, l’un de honte, l’autre de colère.



«Mais, que vous avons-nous donc fait, père, dit Valentine; vous ne nous aimez donc plus?»



Le regard du vieillard passa rapidement sur son fils, sur sa belle-fille, et s’arrêta sur Valentine avec une expression de profonde tendresse.



«Eh bien, dit-elle, si tu m’aimes, voyons, bon père, tâche d’allier cet amour avec ce que tu fais en ce moment. Tu me connais, tu sais que je n’ai jamais songé à ta fortune: d’ailleurs, on dit que je suis riche du côté de ma mère, trop riche; explique-toi donc.»



Noirtier fixa son regard ardent sur la main de Valentine.



«Ma main? dit-elle.



– Oui, fit Noirtier.



– Sa main! répétèrent tous les assistants.



– Ah! messieurs, vous voyez bien que tout est inutile, et que mon pauvre père est fou, dit Villefort.



– Oh! s’écria tout à coup Valentine, je comprends! Mon mariage, n’est-ce pas, bon père?



– Oui, oui, oui, répéta trois fois le paralytique lançant un éclair à chaque fois que se relevait sa paupière.



– Tu nous en veux pour le mariage, n’est-ce pas?



– Oui.



– Mais c’est absurde, dit Villefort.



– Pardon, monsieur, dit le notaire, tout cela au contraire est très logique et me fait l’effet de s’enchaîner parfaitement.



– Tu ne veux pas que j’épouse M. Franz d’Épinay?



– Non, je ne veux pas, exprima l’œil du vieillard.



– Et vous déshéritez votre petite-fille, s’écria le notaire parce qu’elle fait un mariage contre votre gré?



– Oui, répondit Noirtier.



– De sorte que sans ce mariage elle serait votre héritière?



– Oui.»



Il se fit alors un profond silence autour du vieillard.



Les deux notaires se consultaient; Valentine, les mains jointes, regardait son grand-père avec un sourire reconnaissant; Villefort mordait ses lèvres minces; Mme de Villefort ne pouvait réprimer un sentiment joyeux qui, malgré elle, s’épanouissait sur son visage.



«Mais, dit enfin Villefort, rompant le premier ce silence, il me semble que je suis seul juge des convenances qui plaident en faveur de cette union. Seul maître de la main de ma fille, je veux qu’elle épouse M. Franz d’Épinay, et elle l’épousera.»



Valentine tomba pleurante sur un fauteuil.



«Monsieur, dit le notaire, s’adressant au vieillard, que comptez-vous faire de votre fortune au cas où Mlle Valentine épouserait M. Franz?



Le vieillard resta immobile.



«Vous comptez en disposer, cependant?



– Oui, fit Noirtier.



– En faveur de quelqu’un de votre famille?



– Non.



– En faveur des pauvres, alors?



– Oui.



– Mais, dit le notaire, vous savez que la loi s’oppose à ce que vous dépouilliez entièrement votre fils?



– Oui.



– Vous ne disposerez donc que de la partie que la loi vous autorise à distraire.»



Noirtier demeura immobile.



«Vous continuez à vouloir disposer de tout?



– Oui.



– Mais après votre mort on attaquera le testament!



– Non.



– Mon père me connaît, monsieur, dit M. de Villefort, il sait que sa volonté sera sacrée pour moi; d’ailleurs il comprend que dans ma position je ne puis plaider contre les pauvres.»



L’œil de Noirtier exprima le triomphe.



«Que décidez-vous, monsieur? demanda le notaire à Villefort.



– Rien, monsieur, c’est une résolution prise dans l’esprit de mon père, et je sais que mon père ne change pas de résolution. Je me résigne donc. Ces neuf cent mille francs sortiront de la famille pour aller enrichir les hôpitaux; mais je ne céderai pas à un caprice de vieillard, et je ferai selon ma conscience.»



Et Villefort se retira avec sa femme, laissant son père libre de tester comme il l’entendrait.



Le même jour le testament fut fait; on alla chercher les témoins, il fut approuvé par le vieillard, fermé en leur présence et déposé chez M. Deschamps, le notaire de la famille.



LX. Le télégraphe

M. et Mme de Villefort apprirent, en rentrant chez eux, que M. le comte de Monte-Cristo, qui était venu pour leur faire visite, avait été introduit dans le salon, où il les attendait; Mme de Villefort, trop émotionnée pour entrer ainsi tout à coup, passa par sa chambre à coucher, tandis que le procureur du roi, plus sûr de lui-même, s’avança directement vers le salon.



Mais si maître qu’il fût de ses sensations, si bien qu’il sût composer son visage, M. de Villefort ne put si bien écarter le nuage de son front que le comte, dont le sourire brillait radieux, ne remarquât cet air sombre et rêveur.



«Oh! mon Dieu! dit Monte-Cristo après les premiers compliments, qu’avez-vous donc, monsieur de Villefort? et suis-je arrivé au moment où vous dressiez quelque accusation un peu trop capitale?»



Villefort essaya de sourire.



«Non, monsieur le comte, dit-il, il n’y a d’autre victime ici que moi. C’est moi qui perds mon procès, et c’est le hasard, l’entêtement, la folie qui a lancé le réquisitoire.



– Que voulez-vous dire? demanda Monte-Cristo avec un intérêt parfaitement joué. Vous est-il, en réalité, arrivé quelque malheur grave?



– Oh! monsieur le comte, dit Villefort avec un calme plein d’amertume, cela ne vaut pas la peine d’en parler; presque rien, une simple perte d’argent.



– En effet, répondit Monte-Cristo, une perte d’argent est peu de chose avec une fortune comme celle que vous possédez et avec un esprit philosophique et élevé comme l’est le vôtre.



– Aussi, répondit Villefort, n’est-ce point la question d’argent qui me préoccupe, quoique, après tout, neuf cent mille francs vaillent bien un regret, ou tout au moins un mouvement de dépit. Mais je me blesse surtout de cette disposition du sort, du hasard, de la fatalité, je ne sais comment nommer la puissance qui dirige le coup qui me frappe et qui renverse mes espérances de fortune et détruit peut-être l’avenir de ma fille par le caprice d’un vieillard tombé en enfance.



– Eh! mon Dieu! qu’est-ce donc? s’écria le comte. Neuf cent mille francs, avez-vous dit? Mais, en vérité, comme vous le dites, la somme mérite d’être regrettée, même par un philosophe. Et qui vous donne ce chagrin.



– Mon père, dont je vous ai parlé.



– M. Noirtier; vraiment! Mais vous m’aviez dit, ce me semble, qu’il était en paralysie complète, et que toutes ses facultés étaient anéanties?



– Oui, ses facultés physiques, car il ne peut pas remuer, il ne peut point parler, et avec tout cela, cependant, il pense, il veut, il agit comme vous voyez. Je le quitte il y a cinq minutes et, dans ce moment, il est occupé à dicter un testament à deux notaires.



– Mais alors il a parlé?



– Il a fait mieux, il s’est fait comprendre.



– Comment cela?



– À l’aide du regard; ses yeux ont continué de vivre, et vous voyez, ils tuent.



– Mon ami, dit Mme de Villefort qui venait d’entrer à son tour, peut-être vous exagérez-vous la situation?



– Madame…» dit le comte en s’inclinant.



Mme de Villefort salua avec son plus gracieux sourire.



«Mais que me dit donc là M. de Villefort? demanda Monte-Cristo; et quelle disgrâce incompréhensible?…



– Incompréhensible, c’est le mot! reprit le procureur du roi en haussant les épaules, un caprice de vieillard!



– Et il n’y a pas moyen de le faire revenir sur cette décision?



– Si fait, dit Mme de Villefort; et il dépend même de mon mari que ce testament, au lieu d’être fait au détriment de Valentine, soit fait au contraire en sa faveur.»



Le comte, voyant que les deux époux commençaient à parler par paraboles, prit l’air distrait, et regarda avec l’attention la plus profonde et l’approbation la plus marquée Édouard qui versait de l’encre dans l’abreuvoir des oiseaux.



«Ma chère, dit Villefort répondant à sa femme, vous savez que j’aime peu me poser chez moi en patriarche, et que je n’ai jamais cru que le sort de l’univers dépendît d’un signe de ma tête. Cependant il importe que mes décisions soient respectées dans ma famille, et que la folie d’un vieillard et le caprice d’un enfant ne renversent pas un projet arrêté dans mon esprit depuis de longues années. Le baron d’Épinay était mon ami vous le savez, et une alliance avec son fils était des plus convenables.



– Vous croyez, dit Mme de Villefort, que Valentine est d’accord avec lui?… En effet, elle a toujours été opposée à ce mariage, et je ne serais pas étonnée que tout ce que nous venons de voir et d’entendre ne soit l’exécution d’un plan concerté entre eux.



– Madame, dit Villefort, on ne renonce pas ainsi croyez-moi, à une fortune de neuf cent mille francs.



– Elle renoncerait au monde, monsieur, puisqu’il y a un an elle voulait entrer dans un couvent.



– N’importe, reprit de Villefort, je dis que ce mariage doit se faire, madame!



– Malgré la volonté de votre père? dit Mme de Villefort, attaquant une autre corde: c’est bien grave!»



Monte-Cristo faisait semblant de ne point écouter, et ne perdait point un mot de ce qui se disait.



«Madame, reprit Villefort, je puis dire que j’ai toujours respecté mon père, parce qu’au sentiment naturel de la descendance se joignait chez moi la conscience de sa supériorité morale; parce qu’enfin un père est sacré à deux titres, sacré comme notre créateur, sacré comme notre maître; mais aujourd’hui je dois renoncer à reconnaître une intelligence dans le vieillard qui, sur un simple souvenir de haine pour le père, poursuit ainsi le fils; il serait donc ridicule à moi de conformer ma conduite à ses caprices. Je continuerai d’avoir le plus grand respect pour M. Noirtier; je subirai sans me plaindre la punition pécuniaire qu’il m’inflige, mais je resterai immuable dans ma volonté, et le monde appréciera de quel côté était la saine raison. En conséquence, je marierai ma fille au baron Franz d’Épinay, parce que ce mariage est, à mon sens, bon et honorable, et qu’en définitive je veux marier ma fille à qui me plaît.

 



– Eh quoi! dit le comte, dont le procureur du roi avait constamment sollicité l’approbation du regard; eh quoi! M. Noirtier déshérite, dites-vous, Mlle Valentine, parce qu’elle va épouser M. le baron Franz d’Épinay?



– Eh! mon Dieu! oui! oui, monsieur; voilà la raison, dit Villefort en haussant les épaules.



– La raison visible du moins, ajouta Mme de Villefort.



– La raison réelle, madame. Croyez-moi, je connais mon père.



– Conçoit-on cela? répondit la jeune femme; en quoi, je vous le demande, M. d’Épinay déplaît-il plus qu’un autre à M. Noirtier?



– En effet, dit le comte, j’ai connu M. Franz d’Épinay, le fils du général de Quenelle, n’est-ce pas, qui a été fait baron d’Épinay par le roi Charles X?



– Justement, reprit Villefort.



– Eh bien, mais c’est un jeune homme charmant, ce me semble!



– Aussi n’est-ce qu’un prétexte, j’en suis certaine, dit Mme de Villefort; les vieillards sont tyrans de leurs affections; M. Noirtier ne veut pas que sa petite-fille se marie.



– Mais, dit Monte-Cristo, ne connaissez-vous pas une cause à cette haine?



– Eh! mon Dieu! qui peut savoir?



– Quelque antipathie politique peut-être?



– En effet, mon père et le père de M. d’Épinay ont vécu dans des temps orageux dont je n’ai vu que les derniers jours, dit Villefort.



– Votre père n’était-il pas bonapartiste? demanda Monte-Cristo. Je crois me rappeler que vous m’avez dit quelque chose comme cela.



– Mon père a été jacobin avant toutes choses, reprit Villefort, emporté par son émotion hors des bornes de la prudence, et la robe de sénateur que Napoléon lui avait jetée sur les épaules ne faisait que déguiser le vieil homme, mais sans l’avoir changé. Quand mon père conspirait, ce n’était pas pour l’Empereur, c’était contre les Bourbons; car mon père avait cela de terrible en lui, qu’il n’a jamais combattu pour les utopies irréalisables, mais pour les choses possibles, et qu’il a appliqué à la réussite de ces choses possibles ces terribles théories de la Montagne, qui ne reculaient devant aucun moyen.



– Eh bien, dit Monte-Cristo, voyez-vous, c’est cela, M. Noirtier et M. d’Épinay se seront rencontrés sur le sol de la politique. M. le général d’Épinay, quoique ayant servi sous Napoléon, n’avait-il pas au fond du cœur gardé des sentiments royalistes, et n’est-ce pas le même qui fut assassiné un soir sortant d’un club napoléonien, où on l’avait attiré dans l’espérance de trouver en lui un frère?»



Villefort regarda le comte presque avec terreur.



«Est-ce que je me trompe? dit Monte-Cristo.



– Non pas, monsieur, dit Mme de Villefort, et c’est bien cela, au contraire; et c’est justement à cause de ce que vous venez de dire que, pour voir s’éteindre de vieilles haines, M. de Villefort avait eu l’idée de faire aimer deux enfants dont les pères s’étaient haïs.



– Idée sublime! dit Monte-Cristo, idée pleine de charité et à laquelle le monde devait applaudir. En effet, c’était beau de voir Mlle Noirtier de Villefort s’appeler Mme Franz d’Épinay.»



Villefort tressaillit et regarda Monte-Cristo comme s’il eût voulu lire au fond de son cœur l’intention qui avait dicté les paroles qu’il venait de prononcer.



Mais le comte garda le bienveillant sourire stéréotypé sur ses lèvres; et cette fois encore, malgré la profondeur de son regard, le procureur du roi ne vit pas au-delà de l’épiderme.



«Aussi, reprit Villefort, quoique ce soit un grand malheur pour Valentine que de perdre la fortune de son grand-père, je ne crois pas cependant que pour cela le mariage manque; je ne crois pas que M. d’Épinay recule devant cet échec pécuniaire; il verra que je vaux peut-être mieux que la somme, moi qui la sacrifie au désir de lui tenir ma parole; il calculera que Valentine d’ailleurs, est riche du bien de sa mère, administré par M. et Mme de Saint-Méran, ses aïeuls maternels, qui la chérissent tous deux tendrement.



– Et qui valent bien qu’on les aime et qu’on les soigne comme Valentine a fait pour M. Noirtier, dit Mme de Villefort; d’ailleurs, ils vont venir à Paris dans un mois au plus, et Valentine, après un tel affront, sera dispensée de s’enterrer comme elle l’a fait jusqu’ici auprès de M. Noirtier.»



Le comte écoutait avec complaisance la voix discordante de ces amours-propres blessés et de ces intérêts meurtris.



«Mais il me semble, dit Monte-Cristo après un instant de silence, et je vous demande pardon d’avance de ce que je vais dire, il me semble que si M. Noirtier déshérite Mlle de Villefort, coupable de se vouloir marier avec un jeune homme dont il a détesté le père, il n’a pas le même tort à reprocher à ce cher Édouard.



– N’est-ce pas, monsieur? s’écria Mme de Villefort avec une intonation impossible à décrire: n’est-ce pas que c’est injuste, odieusement injuste? Ce pauvre Édouard, il est aussi bien le petit-fils de M. Noirtier que Valentine, et cependant si Valentine n’avait pas dû épouser M. Franz, M. Noirtier lui laissait tout son bien; et de plus, enfin, Édouard porte le nom de la famille, ce qui n’empêche pas que, même en supposant que Valentine soit effectivement déshéritée par son grand-père, elle sera encore trois fois plus riche que lui.»



Ce coup porté, le comte écouta et ne parla plus.



«Tenez, reprit Villefort, tenez, monsieur le comte, cessons, je vous prie, de nous entretenir de ces misères de famille, oui c’est vrai, ma fortune va grossir le revenu des pauvres, qui sont aujourd’hui les véritables riches. Oui, mon père m’aura frustré d’un espoir légitime, et cela sans raison; mais, moi, j’aurai agi comme un homme de sens, comme un homme de cœur. M. d’Épinay, à qui j’avais promis le revenu de cette somme, le recevra, dussé-je m’imposer les plus cruelles privations.



– Cependant, reprit Mme de Villefort, revenant à la seule idée qui murmurât sans cesse au fond de son cœur, peut-être vaudrait-il mieux que l’on confiât cette mésaventure à M. d’Épinay, et qu’il rendît lui-même sa parole.



– Oh! ce serait un grand malheur! s’écria Villefort.



– Un grand malheur? répéta Monte-Cristo.



– Sans doute, reprit Villefort en se radoucissant; un mariage manqué, même pour des raisons d’argent jette de la défaveur sur une jeune fille; puis, d’anciens bruits, que je voulais éteindre, reprendraient de la consistance. Mais non, il n’en sera rien. M. d’Épinay, s’il est honnête homme, se verra encore plus engagé par l’exhérédation de Valentine qu’auparavant; autrement il agirait donc dans un simple but d’avarice: non, c’est impossible.



– Je pense comme M. de Villefort dit Monte-Cristo en fixant son regard sur Mme de Villefort; et si j’étais assez de ses amis pour me permettre de lui donner un conseil, je l’inviterais, puisque M. d’Épinay va revenir, à ce que l’on m’a dit du moins, à nouer cette affaire si fortement qu’elle ne se pût dénouer; j’engagerais enfin une partie dont l’issue doit être si honorable pour M. de Villefort.»



Ce dernier se leva, transporté d’une joie visible, tandis que sa femme